Journal de Mathieu

19 septembre

Je suis arrivé à Alep, et c'est à pleurer. Je ne sais qui ou quoi m'a donné le goût des orientaleries poussiéreuses et sucrées comme des loukoums achetés dans une gare turque. Fallait-il vraiment que je vienne heurter quelques rêves flous, quelques livres de bibliothèque à cet ennui ?
Tournicoti, tournicoton, la ville tournicote autour d'une citadelle dont elle ne sait plus que faire. Impossible de se rendre quelque part sans tourner, dans une impression qui hésite entre le labyrinthe et le manège. Un tour de citadelle, un tour de quartier chrétien. Restaurant. Terminus, tout le monde descend. Un tour de jardin public, quelques ronds-points en pente, hôtel. Stop.
Mon guide, un Français en poste à Alep, est pourtant enthousiaste. Dans la voiture, il m'abasourdit de toujours plus de paroles à mesure que je me renfrogne. Je dois tout savoir, la Grande mosquée, la Citadelle, Abraham et sa vache, le prix des taxis, la police des passeports, les édifices du Mandat français, la poste, les portes, la rivière devenue égout, le goût des plats, le caractère du Consul de France, tout.
Il me raccompagne à l'hôtel après le dîner, visiblement déçu par son effet. Je lâche quelques phrases de remerciement, j'allègue de la fatigue. Je ne voudrais pas qu'il revienne sur sa proposition de m'installer chez lui.
François Vermand n'est pas antipathique. La trentaine, il travaille au Consulat de France et vit ici depuis quatre ans. Il parle arabe comme un autodidacte brouillon, et je crois qu'il en est trop fier pour progresser un jour. Il quittera Alep bientôt, pour d'autres fonctions, et son passé de jeunesse en orient lui laissera sans doute une petite tache de couleur, à peine plus lumineuse qu'un kilim sous le ciel gris de Paris. Il ne fait pas partie des pires, mais je le soupçonne d'être sans grand intérêt.
Une connaissance de Paris m'avait recommandé auprès de lui : « Essaie de te faire inviter, sa maison, la maison des souks, est superbe. » Cela n'aura pas été bien difficile. Il aura suffi de cette référence, d'avoir lu Volney, de connaître Bagdad et de quelques allusions à un livre à écrire. J'ai éveillé la fibre orientaliste frustrée qui, sans doute, vibre depuis les premiers consuls de France dans les Échelles du Levant, chez tout fonctionnaire nommé à Alep.
Je verrai la maison demain. Je tâcherai cependant d'être plus aimable.
0h10

Mathieu Talence
 
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