janvier 2008


vers le mois de février 2008



1 Gustav En 2006, nous avons eu chacun toute une semaine, constituant ainsi une séquence du texte de 2006, pour nous expliquer. Je me suis expliqué la douzième semaine.

Mathieu J'ai expliqué qui je suis, comme personnage, dans la onzième séquence de 2006.

Noëmie Et moi, qui étais apparue en troisième position, je me suis expliquée en troisième position, et cela a constitué la plus grande part de la treizième séquence.
D. Moi enfin, le quatrième personnage, qui ne suis pas apparu dans Diégèse 2006, je me nomme D. en référence, toujours, comme en 2006, à la méthode de Sir Harold Pinter. je serai nommé ou je serai nommée un jour sans doute, ou je me nommerai. On ne saura rien de moi pour commencer, et même pas si je suis un personnage masculin ou un personnage féminin.
2 Gustav Je me rappelle que c'est d'abord les veines de ton cou qui t'ont caractérisé. Je suis arrivé en scène plus tard, avec une autre partie de mon anatomie. Noëmie est arrivée d'abord par sa voix. Je l'avais voulu ainsi.

Mathieu Je ne me rappelle pas. Je ne me rappelle pas les veines de mon cou. Je ne me rappelle surtout pas qu'elles puissent avoir suscité une émotion. Je ne crois pas qu'elles aient pu alors agir comme signes d'une émotion. Les signes ne sont jamais certainement des signes.

Noëmie Je n'en sais rien, je n'étais pas là. Je me préparais à entrer. Je me préparais à venir.
D. Vous pourriez aussi regarder autour de vous. Vous oubliez cet alignement caractéristique des villes reconstruites. Je ne vous connais pas bien encore. Je crois comprendre cependant que toute brève échappée du désir de l'un d'entre-vous se heurte au silence  des autres. Je ne vais pas jouer avec vous à ce jeu-là. Je ne suis pas là pour ça.
3
Gustav
 
Nous commençons aujourd'hui le rite que nous accomplirons si possible tous les jours de toute cette année. Nous nous retrouverons le soir et nous échangerons quelques mots pour caractériser notre journée dans la ville où nous serons arrivés. Nous ne sommes pas obligés de tous nous exprimer. Nous pouvons aussi écouter.

Mathieu Alors je ne fais rien.

Noëmie Je crois que je n'aime pas cette ville. C'est une ville énervée en permanence, une ville qui s'agite et qui joue à être une ville agitée, une ville d'agitation. Je crois que je ne l'aime pas. J'ai porté l'agacement du jour sans fin tout le jour.
D. Je ne suis pas d'accord avec Noëmie. C'est une ville qui joue. C'est une ville qui, au monde, propose le jeu du monde. C'est une ville de départ et une ville d'arrivée. Elle rit et elle pleure en permanence depuis des siècles. C'est une scène.
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Gustav
 
Je me suis demandé toute la journée si quelqu'un allait me reconnaître malgré mon bonnet, malgré mes lunettes de soleil, malgré l'incongruité de mes lunettes de soleil sous la pluie et dans le vent de l'hiver marseillais.
Personne ne m'a reconnu. Dois-je en déduire que je ne suis plus célèbre ?

Mathieu Je pourrais comprendre Gustav. Cela fait beaucoup plus longtemps que lui que l'on ne me reconnaît plus dans les rues et je n'ai plus besoin de déguisement. Pour autant, je sais aussi que c'est la perspective de cette rencontre qui rend la vie supportable.

Noëmie
 
Je ne suis pas restée dans le centre ville. Je me suis éloignée en suivant le tracé de la ligne de tramway. Ce n'est pas n'importe quel tramway qui ferait n'importe quel parcours. C'est ce tramway qui a servi à s'échapper de la ville, à découvrir plus vite les calanques, à construire des cabanes sur les rochers, à suivre l'éloignement continu des îles du Frioul, à rapporter au vieux port des objets de contrebande, des animaux engraissés. Derrière les vitres, j'ai regardé longtemps la mer.
D.
 
Nous ne nous connaissons pas encore, pas encore vraiment. Je vous écoute. Je vous ai écoutés. Je ne sais pas ce que vous dites vraiment. Vous jouez votre rôle, tel que Gustav l'a défini mais vous pourriez tout aussi bien rester silencieux. Vous ne saurez rien de ce que j'ai fait à Marseille aujourd'hui. J'ai peut-être seulement dessiné des mots d'amour à côté des timbres de cartes postales que j'ai envoyées en nombre.
5   Gustav
 
Il ne se passe rien. Je ne suis pas certain que c'était une bonne idée de partir en voyage, de quitter le théâtre et de partir en voyage en plein hiver. Nous n'avons rien à nous dire et peut-être rien à dire. Je ne comprends plus pourquoi nous allons traîner notre silence sur la planète pendant une année.

Mathieu
 
Nous n'avons jamais promis qu'il se passe quelque chose. Nous jouons le rôle de personnages et cela ne suffit pas à promettre qu'il se passe quelque chose. Je vois qu'inlassablement en effet reviennent les opinions accoutumées" et les opinions accoutumées sur la narration sont parmi les plus accoutumées. Nous allons voyager. Il ne se passera rien. Nous ne dirons rien.

Noëmie Je préfère être dans le silence qu'au milieu de conversations auxquelles je suis incapable de m'intéresser vraiment.
D. Était-ce bien nécessaire de me faire venir dans ce voyage qui s'annonce d'un ennui immobile. Vous ne cherchez même pas à faire connaissance avec moi. Et vous savez cependant que je ne vous quitterai pas. Je vais visiter Nice. J'y étais parfois. Je me rappelle une ville verticale.
6   Gustav
 
Je suis déjà venu ici il y a longtemps. Je ne sais plus pourquoi. Il y avait peut-être une idée de tournage. J'étais peut-être en repérage. Je me souviens de ma fatigue, alors. La fatigue était plus vive encore, plus soucieuse. Je me souviens un peu de la Villa Arson mais C'est une scène morcelée.

Mathieu Je n'y étais jamais venu. Je ne sais pas si j'y reviendrai. Je comprends cette idée de tournage. C'est un décor. L'ensemble est un décor et dans ce décor, c'est le jeu qui prend et qui reprend le dessus. Je ne sais pas quel jeu. Je ne sais pas quel pourrait être le jeu. Tu as raison, c'est une scène morcelée.

Noëmie Je suis déjà venue ici. J'étais encore une adolescente. J'étais amoureuse d'un étudiant de l'école d'art. Il m'écrivait des poèmes. Il me disait que ses baisers voyageaient jusque dans mes rêves. Je crois que je le croyais.
D.
 
Votre petite conversation n'a aucun intérêt. Ces mentions biographiques n'ont aucun intérêt. Vous êtes au repos. Vous êtes des personnages au repos. Vous êtes désormais à peine des personnages. Est-ce que vous pensez possible d'égrener pendant toute une année vos souvenirs de voyages ? Regardez le monde. Regardez ce monde à l'image abondante. Il y a pourtant autre chose à dire...
7 Gustav Je me trouve apaisé. Je trouve que cela m'apaise. Je trouve que tout cela m'apaise et je nous vois magiques.

Mathieu Nous sommes magiques dans un lieu magique. Et le temps, de temps en temps, sans doute magique aussi.

Noëmie Mais il y a aussi les inextricables ténèbres qui viennent d'être agitées et que je voudrais continuer d'essayer de dissiper en donnant du sens, en disant le sens, juste un peu de sens.
D. Je voudrais que nous regardions un peu la mer. Je voudrais que nous regardions la mer doucement. Certaines indications ne sont pas nécessaires.
8 Gustav Je déteste cet endroit. Et je n'aime pas la ville. je comprends que Philippe Ramette y ait un temps posé son "espace à culpabilité". Il y avait longtemps que je n'avais pas connu cet état de grand désespoir.

Mathieu Je ne comprends pas. Je ne comprends d'ailleurs pas. je ne comprends vraiment pas ce qui peut provoquer ainsi ton état de désespoir. Il suffit d'accepter de perdre la fraîcheur fanée. Il suffit de ne pas attendre l'attente. Il suffit de ne pas laisser la tendresse jouer au souvenir.

Noëmie Dans quelques jours, ça ira mieux. Nous allons rester ici quelques jours. Nous allons rester ici encore quelques jours.
D. Je ne sais pas si je vais supporter d'être encore ici quelques jours. Je ne sais pas si je vais supporter cette attente de la rencontre, attente impossible, attente de la déception.
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Gustav
Je voudrais rentrer à Paris. Je ne me sens vraiment pas bien dans cette villa tarabiscotée, augmentée, étendue et cependant aveugle. Je ne me sens pas bien. Même le thé léger m'a semblé une mixture épaisse. Je regarde dehors. Je ne vois rien que du faux. Je suppose donc que tout ce que je vois est faux.
Je ne sais pas si j'ai envie, encore toute une année de jouer le jeu de la closure des textes et des rites. Je ne sais pas pourquoi.
D.
 
Tu dois rester, tu vas rester. Tu ne peux pas disparaître après avoir, il y a deux ans, mené la danse, jouer la danse. Le texte à venir te regarde. C'est un drôle de personnage. C'est un cinquième personnage, le texte qui de dit de regarder. Regarde, regarde mes yeux, mes yeux de voyage, mes yeux de rêve. C'est sa réplique préférée. Si tu ne mènes plus la danse, tu va suivre ce personnage-là. Il t'apprendra le jeu, il t'apprendra la fiction, il t'apprendra le réel, il t'apprendra ainsi la pudeur.
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Mathieu
 
 
J'ai beaucoup marché dans la Villa. Je m'y suis assis. Je m'y suis assis aussi. Je me suis levé avant l'aube et j'ai laissé venir les couleurs du réveil. J'ai éprouvé combien les corps peinent à habiter cette architecture de galets et il faut, et il faudrait tellement de jeunesse pour continuer, ici, de se mouvoir dans un désir en vagues aiguës. Je suis resté assis. Quant à moi, j'ai déjà dit n'avoir aucun sens ni aucun corps.

Noëmie C'est toujours toi, Mathieu, qui en premier aime jouer avec Descartes, avec les citations de Descartes. Quant à moi, je sais que tu as un corps, si je ne suis pas certaine que tu as des sens. Ta disparition permanente me fatigue. Mais cette fatigue restera cachée. Je n'en dirai plus rien. Je ne t'aiderai pas à retrouver les jours de fièvre, à retrouver ton corps.
D. Je ne sais pas de quoi vous parlez.
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Gustav
 
Je commence à m'habituer. Je commençais à m'habituer. Je commençais à pouvoir me laisser porter par mes souvenirs dans les rues, dans ces rues, qui ne sont plus inconnues, qui ne sont plus vraiment inconnues. Je commence à m'habituer et plus il fait froid, plus la ville m'appartient. Nous allons partir.

Mathieu Nous allons partir. Je ne sais toujours rien de ce paysage. Je n'en veux rien savoir. Ce paysage est sans souvenir, il est sans souvenir de moi, sans aucun de mes souvenirs, de ce qui me sert de souvenir, de ce que je pense être des souvenirs, de ce qui n'existe pas. Nous allons partir et je ne prendrai rien de ce paysage niçois.
D. Je vais partir avec eux. Noëmie ne dit rien mais elle partira aussi. Elle est du voyage. Mathieu ne prend rien du paysage mais il emporte ses fantômes. Il emporte des fantômes d'un autre temps, il emporte un fantôme du temps passé et il n'oubliera jamais le fantôme de ce temps-là.
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Mathieu
 
Demain, je me lèverai tôt. Je veux retourner à la frontière, juste pour rester là où les gens passent vite. Je visiterai Vintimille un autre jour. Je retournerai à la frontière, fixer la même portion de route, la fixer comme on regarde les étoiles, comme on cartographie les galaxies.

D. Tu vas faire du cinéma. tu fais du cinéma. C'est un gros plan que tu fais, c'est un zoom, c'est un focus. L'image se rétrécit peu à peu. Il n'y aura plus que ton absence, ta propre absence.

Mathieu Tu as raison. Il n'y aura plus que l'absence, et peut-être mon absence et je supposerai donc que tout ce que je vois est faux.

Noëmie Mais Descartes, tu le sais, tu le sais évidemment, tu le sais encore, conclut bien autrement que par son absence : "Mais non ! J'étais, moi, en tout cas, si je me suis persuadé quelque chose".
Gustav Je vous raconterai Vintimille.
13 D. Raconte-nous Vintimille. Raconte-nous la ville. Est-ce que tu as trouvé un peu de calme, un banc pour écrire quelques mots de temps en temps, quelques mots à lire, quelques mots à réciter ?

Gustav Je peux raconter que je ne sais rien raconter, seulement que, parfois, la couleur est plus claire, juste un peu plus claire et que cela suffit à rompre la tristesse de ces mots si monotones.
Mathieu Il ne raconte rien parce qu'il n'attend plus personne. Il ne raconte rien parce qu'il n'a plus la possibilité, cette possibilité de dire l'amour, de dire l'amour avant d'aimer.
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Gustav
 
Je ne sais pas pourquoi je ne raconte rien. Ce sont peut-être ces rendez-vous manqués. C'est peut-être cette solitude forcée dans laquelle je m'enfouis. Je ne sais pas ce qui m'empêche, ce qui me fait taire, ce qui me fait taire entièrement.

D. C'est souvent l'événement qui fait parler, un événement, n'importe quel événement, n'importe quel événement qui apporte le trouble, qui puisse l'apporter et le texte cherche alors la preuve de ce trouble, il l'inspecte, il le dévisage.

Gustav C'est pourquoi je vais maintenant à nouveau méditer ce que j'ai cru être autrefois, avant d'en être venu à ces pensées.
Noëmie Descartes. Encore lui.
15 Gustav Je peux continuer. Je peux continuer Descartes. Je pourrai même le citer pendant tout le voyage, pendant toute l'année, quel que soit le lieu où nous serons, quel que soit le temps qu'il fera, le temps qu'il pourra faire.

Noëmie Mais tu n'es pas seul à pouvoir citer Descartes. Chacun de nous peut le citer. Nous avons les mêmes références, exactement les mêmes références et nous avons les mêmes projets.

Mathieu Qu'est-ce donc, jusqu'à maintenant, que j'ai cru être ?

Gustav Un homme, sans doute.
D. Pendant que vous dialoguez avec Descartes, pendant que vous dialoguez avec lui, nous ne sommes plus à Vintimille et nous n'avons plus grand espoir d'échapper à hier, plus grand espoir de ramener sur nous un peu de souvenirs.
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Gustav
 
Je suis déjà venu à Vintimille. Je suis venu il y a quelques années. Il y avait du soleil. J'étais amoureux, je crois, j'étais encore amoureux et je ne savais plus à quelle nuit me donner. Je suis revenu. Je ne suis plus amoureux. Je vais repartir. C'était peut-être la dernière fois que je venais à Vintimille.

Mathieu Et si tu reviens un jour, ce sera avec la douceur des souvenirs en moins.

Gustav Je sais pourtant que cette année aussi, il y aurait pu avoir l'espoir, un minuscule espoir de fabriquer des souvenirs, de fabriquer des souvenirs de je ne sais quoi, juste le souffle du vent.

D. C'est presque Descartes, mais ce n'est pas Descartes.

Gustav Et puis quoi ?
D. Et puis rien. Tu sais, je peux aussi me taire, je peux aussi ne pas parler.
17 Noëmie Ils sont arrivés à Arma di Taggia.

Gustav Tu as donc décidé de reprendre tes fonctions de didascalienne. Tu n'es pas obligée. Nous avons modifié ton contrat.

Noëmie Ils aiment la façon dont la ville se promène.

Gustav Je me souviens. Je me souviens de tes didascalies et de mon énervement parfois.

Noëmie Ils contemplent les ocres et les ombres, avec l'intensité folle de rester là longtemps.

Mathieu Mais ils ne vont pas rester longtemps. Le magasin de souvenirs ne vend pas de souvenirs.

D. Vous ne pouvez pas tous faire les didascalies, sinon, il ne se passera rien. Encore une fois, il ne se passera rien.

Mathieu Il n'y a aucune certitude qu'il ne se passe rien.

Noëmie Epargne-nous Descartes.

Mathieu Si vous voulez. Comme vous voulez.

Gustav Je concentre mon attention, je pense, je réfléchis, rien ne se présente.
Mathieu Perdu.
18 Gustav Perdu.

Mathieu L'intrigue n'avance pas.

Gustav C'est l'hiver.

Mathieu Et je retrouve l'hiver, toujours la même pose.

Noëmie Ils regardent les souvenirs sur le mur, sur le muretto.
D. Ce n'est pas un souvenir qui est livré ici, c'est un aveu, c'est une confession, c'est un silence qui laisse silencieux.
19 Gustav C'est un jeu facile de faire croire que l'on existe, de faire croire que l'on est vivant, que l'on est un sac à souvenirs, un gros sac à souvenirs.

Mathieu Mais l'intrigue n'avance toujours pas.

D. Faut-il toujours une intrigue ? Il suffit parfois d'une seule idée de forme pour ne pas pleurer.

Mathieu Cela ne suffit pas. Ce n'est pas la vie, ça ne ressemble pas à la vie.
D. Il n'y a aucun bénéfice à se laisser énerver par ces ambiguïtés constantes.
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D.
 
Ils devraient essayer d'écrire quelques lignes de l'histoire, à inventer des mines à des personnages faméliques. Ils devraient s'obstiner. J'ai conduit pendant la centaine de kilomètres qui séparent Alassio de Mondovi. Ils ont dormi. Ils n'ont aujourd'hui presque pas vu le jour. Ce sont les tunnels incessants des autoroutes qui leur ont fait oublier leur rôle.

Noëmie J'ai compris. Tu as été engagé ici comme narrateur. Tu es un narrateur. Tu joues le rôle du narrateur. C'est toi qui dois faire appel à l'imagination. Mais tu es pourtant aussi un personnage.

D. Je suis un narrateur. Cela ne signifie pas que je suis le narrateur. Et je me demande pourquoi, je me demande souvent pourquoi je devrais m'obstiner à assurer la narration d'un récit qui ne vient pas, d'un récit qui n'existe pas.

Noëmie Mais leur conversation, leur jeu, cette fausse conversation et ce véritable jeu, les conduit peut-être à se rencontrer.

Gustav Je voudrais descendre de la voiture. Je voudrais descendre maintenant, sur cette esplanade. J'aime cette impression de vent que donnent toutes les esplanades.
Mathieu Le vent emporte ton oubli.
21 Gustav Mais je dois me souvenir. Mais je ne dois rien oublier.

Mathieu Mais non. Tu dois essayer d'oublier ta mémoire. Il faut que tu te concentres et que tu oublies ta mémoire et que le silence de la montagne devienne ton silence même.

Gustav Je dois me souvenir. Je dois pourtant me souvenir de Frabosa Soprana et de cet après-midi comme dans un film.

Mathieu Si c'est un film, tu dois t'en souvenir artificiellement.

Noëmie Gustav regarde la montagne. Je ne sais pas pourquoi cela me touche autant.
D. Ils devraient repartir.
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Mathieu
 
 
 
Je suis déjà venu à Turin. Je me rappelle les rues. Je me rappelle les rues mais je regarde les rues et je n'ai que des souvenirs de nuit. Je n'ai que des souvenirs de nuit, et aussi de l'hiver, et aussi de la pluie et de l'eau acide de la pluie urbaine sur mon visage dans les rues de Turin, la nuit. Je me rappelle. Je me rappelle que je marchais dans les rues de Turin à la recherche de ce que je suis, moi, ce moi que j'ai reconnu. Je marchais jusqu'au jour, jusqu'au jour orangé du matin de la ville urbaine. Je m'enfonçais ensuite dans la fadeur molle du sommeil et de l'atermoiement. J'arrivais tard, arguant de ce que le sommeil m'avait retardé.

Gustav C'est donc un recommencement.
Mathieu Oui. Il y a le commencement et le recommencement. Puis il n'y a que le recommencement, seulement.
23 Noëmie Gustav et Mathieu ont quitté momentanément la scène.

D. Je croyais qu'il ne s'agissait plus d'une scène. Il s'agit désormais de rues et de vraies rues. Regarde. Nous sommes à Turin et les rues sont agréables et tranquilles. Tu sais ce que Nietzche disait. "Turin est le premier endroit où je suis possible". Soyons possibles aussi.

Noëmie Je ne peux pas répondre. Je suis désolée. Je ne peux jamais te regarder et comprendre en même temps ce que tu dis. Je ne sais d'ailleurs pas si tu devrais vraiment t'adresser à moi.

Mathieu Là, cela ne reprend pas, cela continue.

Gustav Il y a trop de narrateurs pour ces situations ténues. Il y a trop de narrations qui tendent à nous faire exister dans toutes ces images et même dans les rues de Turin, la nuit. Or maintenant je sais avec certitude que je suis et en même temps qu'il se peut que toutes ces images, et généralement tout ce qui est rapporté à la nature du corps, ne soient rien que des rêves.
Mathieu Nous pourrions aussi avoir une lecture politique de notre statut de personnage.
24 Noëmie Vous pourriez avoir une lecture politique de votre personnage si vous pouviez l'incarner.

D. C'est plutôt moi qui devrais dire cela.

Noëmie Toi ou moi, nous pouvons dire cela.

D. Je ne crois pas qu'il me soit vraiment demandé d'incarner un personnage.

Mathieu Vous posez des questions lassantes sur l'incarnation dans la ville du Saint Suaire. Comment s'interroger sur le corps ? L'incarnation, c'est toujours l'autre. C'est toujours l'autre qui soudain s'incarne. C'est un visage. C'est un visage qui s'ouvre doucement au sourire. Et le bruit de la ville entre tout à coup par ce visage ouvert.
Gustav Il y a de la lumière. Alors, il y a de la lumière, mais ce n'est pas le soleil.
25 Noëmie Ce n'est pas le soleil.

D. Ce n'est pas le soleil.

Mathieu Je ne sais pas, je ne peux pas savoir si j'incarne mon personnage et si je suis même un personnage. Mais je sais avec Descartes que je suis une chose qui pense. "C'est bien une chose qui doute, qui connaît, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent". La question de l'incarnation est d'une autre nature.
Gustav Nous pourrions nous contenter de nous promener dans Turin. Nous oublierions un peu la montagne trop proche qui pèse sur la ville.
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Mathieu
 
Et nous pouvons aussi aller nous promener dans les collines. Je voudrais aller à Castelvecchio. Nous passerions par un monastère. Nous écouterions chanter les moines. Leur voix m'apaise et leur norme de vie m'apaise aussi. Ce serait une promenade.

Gustav C'est une promenade. C'est ton silence qui m'accompagne et ta voix, par accoups, me parvient mais ce sont des mots chaotiques qui viennent jusqu'à moi.

Noëmie Ils vont ainsi se promener sans que rien ne les distingue de leur pensée.

D. Ils se promènent.
27 Gustav Je ne sais pas pourquoi je suis si fatigué de ces jours de voyage, de petits voyages courts sur de petites collines d'Italie.

Mathieu Il y a la fatigue, mais il n'y a pas que la fatigue. Il y a aussi tant de liberté donnée dans ces soirs sombres.

Gustav Mais ce soir de nuages m'embrume.

Noëmie Ils sont sur une place d'Asti. Ils parlent de la fatigue. Il y a quelques personnes qui célèbrent la douceur du temps humide retrouvé.

D. J'aimerais comme eux, j'aimerais aller dans une ville italienne. Mais j'aimerais y aller seul, sans partage, sans partager et trouver la liberté donnée dans ces soirs sombres, dans des soirs embrumés.
Mathieu Mais nous sommes à Asti. Tu es donc à Asti aussi. Être avec nous, c'est aussi être seul.
28 Gustav Il n'y avait pas bien loin jusqu'à Casale Monferrato. J'ai regardé la ville quand nous sommes arrivés. Je suis déjà perdu dans des souvenirs d'autres paysages. Je crois que je vais rester là. Je vais traîner dans des pyjamas déformés jusqu'à ce que le soir tombe enfin, que je puisse quelques instants frissonner sur la terrasse et laisser le vent jouer un peu avec mon visage.

D. Ils ne parlent pas ?

Noëmie Ils ne parlent plus. La conversation est morte après une heure ou plus de propos échangés.

Mathieu C'est toujours la même chose avec toi.

Gustav C'est comme ça. Je ne peux plus te voir pendant quelques heures. Je pourrais sans doute encore te voir, mais un peu plus loin.

D. Ils ne veulent plus sortir ?

Noëmie Ils ne veulent plus sortir.

D. Mais il y a dehors, il y a l'extérieur, il y a ce que l'on appelle le monde, il y a le monde entier, ce que l'on imagine être le monde entier, et il faudrait bien l'entendre un peu, ce monde, ce monde-là, tout ce monde-là, il faudrait bien l'entendre si l'on ne peut pas l'écouter, l'écouter un peu, l'écouter vraiment, ce monde-là.
Noëmie Ils ne veulent pas sortir.
29 D. Qu'est-ce que vous avez fait ?

Mathieu J'ai presque travaillé toute la journée.

Gustav Je suis sorti de la lassitude comme après un bain trop chaud, une étuve, un désert abrupt.
J'ai beaucoup regardé la télévision. il y a des images de ville, des images de rues d'une ville ou de rues de plusieurs villes.

Noëmie Ils n'ont pas visité la ville. Ils ne voulaient pas sortir.

D. Je suis toujours étonné par ce qui persévère.
Gustav A peine la journée terminée, je ne m'en souviens déjà plus.
30 D. Ils ne peuvent que revenir à la vie, que revenir au désir, à Vigevano, dans une ville qui se nomme Vigevano, comme une promesse de vigueur, comme une promesse de vitalité.

Mathieu Et tu voudrais te souvenir de quoi ? Et tu voudrais garder quoi dans ta mémoire d'hiver ?

Gustav Je voudrais me souvenir à quel moment, à quel moment précis, le monde, le souvenir du monde, a basculé dans cet indistinct du comme avant. Et je regarde les villes, et je regarde les images.

Mathieu Je vais écrire cela. je vais écrire cela pour toi. J'ai tout ce qu'il faut pour écrire.

Noëmie Ils ne savent rien, ils ne savent encore rien, toujours rien de Vigevano
D. Ils sont trop occupés. Mais rien ne nous interdit de visiter la ville sans eux et d'écouter, un casque de baladeur sur les oreilles, des chansons italiennes et puis de les apprendre vraiment par coeur ces chansons un peu sucrées, un peu sucrées comme du sucre sur de la neige.
31 Gustav Nous venons avec vous.

Mathieu Nous venons avec vous.

Noëmie Nous allons quitter un peu les abords de la place, essayant d'imaginer un Piémont de Dolce Vita, des scooters et des cafés avalés vite debout, comme en Italie dit-on.

D. Ils restent ensemble. Ils ne joueront pas, ils ne joueront pas cette fois, le grand mythe de la séparation.

Gustav Il n'y aurait pourtant ni péril ni réticence de ma part à ce que nous nous séparions.
Mathieu Mais dans notre volonté, cette volonté réitérée de rester ensemble, il y a quelque chose de l'espérance et il y a quelque chose du désespoir.





vers le mois de février 2008