septembre 2008


vers le mois d'octobre 2008



1
D. Nous ne sommes pas loin. Nous ne sommes peut-être pas assez loin pour que je puisse commencer à écrire le nouveau texte de ce nouveau voyage. Il me faudrait peut-être plus de distance et plus de temps.

Mathieu Que le texte soit marqué par le temps, que ce texte soit marqué par le temps n'est pas étonnant, ne m'étonne pas, ne m'étonne pas vraiment et ne m'étonne vraiment pas.

Gustav Nous ne sommes pas loin mais il y a déjà cette irrépressible impression de trop plein.

D. C'est une question de représentation.

Noëmie On ne choisit jamais ce que l'on représente, et surtout pas sa propre métaphore. Sinon, pourquoi est-ce que le crabe ne refuse pas de représenter le cancer ?

Gustav Qu'est-ce que cette comparaison ?

Mathieu La représentation est un rêve. Tu dois pouvoir écrire le texte dès aujourd'hui.

D. J'ai commencé. Je suis resté un peu sur les tables disposées pour l'après-midi devant l'hôtel du plat d'étain où j'avais réservé. J'ai écrit un paragraphe. Il porte en germe toutes les histoires froides qui pourraient me hanter. Fallait-il vraiment qu'il pleuve pour que je me rappelle que c'est l'automne ?
Noëmie Je sais que ce n'est pas vrai. Tout ce que je pense maintenant n'est pas plus vrai que ce qui se présente quand on dort.
2 D. Nous sommes à Verdun. Le rêve a été tué ici. Toute la ville de Verdun est dédiée à la mort et à son souvenir bruyant.

Noëmie C'est l'inverse de Lisbonne en ses pavements.

Mathieu C'est une mort. Je ne sais plus si ce passage de vie a existé vraiment. Je crois rencontrer ceux qui n'ont pas pu partir.

Gustav C'est une ville fatiguée. C'est une ville angoissée. Angoisse et fatigue forment un couple étrange.

D. Nous sommes à Verdun mais je suis arrivé un peu trop tard et il n'y avait pas de brume. Nous devrons partir plus tôt désormais.

Mathieu Partir plus tôt alors qu'il faudrait pouvoir dormir plus longtemps et goûter le bleu frais du matin, dans le même temps, oublier l'après-midi qui se traîne. Il nous faut régler autrement notre voyage.
D. C'est le texte qui réglera le voyage. Ce n'est pas le voyage qui réglera le texte. Si le voyage tente de régler le texte, le texte ne se connaît plus, ne se reconnaît plus mais il ne s'est jamais connu, il ne s'est jamais reconnu.
3 Mathieu Il y a pourtant tant de mots à écrire, tant d'histoires à raconter, tant de moments à relater. Il y a par exemple, ce moment délicieux qui raconte que le soir de la ville commence et que si l'on veut, ce moment-là peut se dilater pendant toute la nuit, dans un désir de ne jamais finir.

Gustav Il y a les villes que l'on peut raconter. Ce soir, ici, à Freyming-Merlebach en Moselle, les rues défilent d'une façon nouvelle. Je suis plus proche des odeurs de la ville et cela va un peu lentement et j'ai un peu peur, encore un peu peur, toujours. Je distingue à peine les lampadaires après la modération de métal des câbles.

Noëmie Je ne sais pas de quelle ville il s'agit, on ne sait pas, je ne sais pas de quelle ville il s'agirait. Mais maintenant je peux avoir d'innombrables connaissances tout à fait certaines. sur beaucoup d'autres choses, qui, dès lors, pourraient aussi être racontées.
D. Il n'y a pas d'histoire à raconter. Vous savez cependant de quel texte il s'agit. Il n'y a jamais d'histoires à raconter. Les journaux le notent. Sans jamais cesser d'en inventer.
4 Mathieu Il advient dans notre histoire des faits qui ne donnent d'ordinaire pas lieu à commentaire.

Noëmie Il n'y a pas de commentaires à notre histoire car ce qui fait le commentaire, d'ordinaire, c'est la chute.

Gustav J'en ai fais l'expérience malgré moi ces derniers temps.

D. Écoute, le soir revient atténué par la musique qui frappe et bat les oreilles. Je te proposerais bien de marcher jusqu'au barrage d'Iffezheim. Mais je sais que tu céderas à ta panique et que tu ne viendras pas.

Gustav Mais tu n'écoutes pas ma folie. Elle virevolte dans les rues d'Iffezheim, comme par magie revenue sans que j'en sache rien. Regarde, il y a des images.
D. Pendant ce même temps, qu'est-ce qu'il y a sur l'écran, sur les écrans ?
5 Mathieu Sur les écrans, il y a un monde mouvant.

Noëmie Cette mouvance, cette incertitude, c'est tout ce que je suis capable, moi, de percevoir de la sorte.

D. Et quels sont les sons qui accompagnent les images sur les écrans ?

Mathieu C'est juste du collage car le silence serait trop angoissant.

Noëmie Donc, j'expérimente ainsi, mieux, ce que l'esprit peut donner au corps.

D. Comment sortir de l'écran ?

Gustav Je verrai bien la lune, comme je l'ai vue hier soir, à peine dessinée puisque elle ne nous dit plus rien. Sans image, ou à peine et sans bruit aucun.

Mathieu Nous sommes à Leonberg. Je suis comme un enfant dans ce pays, à ne rien reconnaître, à ne rien savoir, à ne rien comprendre des toponymes ou si peu. Notre voyage est cependant comme une chanson.

Gustav Une vieille chanson.
D. Tu paraîtras dans ta superbe auto.
6 Mathieu Nous n'avons pas de superbe auto. Nous en changeons souvent, multipliant les agences de location. Nous sommes des fugitifs.

Gustav Mais nous ne sommes pas dans le fouillis de la fuite.

Mathieu Je t'écoute en pensant à mon projet de sommeil qui s'étiole. Regarde. Le paysage reprend des allures détruites.

Noëmie Je marche seule aussi le soir avec l'envie de sentir l'air frais sur mon corps après des journées entières dans cet habitacle.

D. Nous n'avons pas pu nous arrêter sur ce plus haut pont des autoroutes allemandes. Nous n'avons pas pu marcher sur ce pont et expérimenter ainsi un corps qui est intimement présent et donc existant.

Gustav Est-ce que le corps existe vraiment en tant que corps ? Je peux l'imaginer seulement.

Noëmie La faculté d'imaginer, dont j'expérimente l'usage quand je m'occupe de ces choses matérielles, semble indiquer qu'elles existent.

D. Ta voix déguise le plaisir de cette imagination-là.

Mathieu Le temps qu'il fait passe aussi.

Gustav Le temps passe beau ou ne passe pas beau.
D. Le temps qu'il fait, l'orage, le soleil, prennent parfois entièrement le temps de la conversation, le temps du commentaire du temps qui passe.
7 Mathieu La mémoire de ce temps qui passe, ce sont des bribes attrapées aux terrasses, dans les rues, des bribes qui suggèrent des habitudes. C'est parfois une conversation de coton qui me rappelle les dunes et les bois, la lande odorante. Tout cela, c'est déjà l'autre.

Noëmie Pour mettre cela en évidence, j'examine d'abord la différence qu'il y a entre l'imagination et la pure intellection.

Gustav Je ne sais rien de tout cela.

Mathieu J'aurais dû comprendre cette hésitation et ce dépit dans ta voix.

D. Puis il y a le texte, incertain toujours. Il y a le texte qui pourrait s'arrêter. Je ne sais pas vraiment si je suis sur les traces de ce très ancien poète allemand de Zwiefalten. Et puis le texte continue, sans trop savoir comment.
Mathieu C'est sans doute que la vie reprend.
8 D. Si la vie reprend, pourquoi ce texte, ce texte libre, ressasse-t-il toujours, quotidiennement, que les rues de la ville se vident ?

Gustav Rien ne va plus.

Mathieu On saura que rien ne va plus. Il n'y a pas que le texte. Il y a aussi les images. Nous sommes des personnages habités d'images.

Noëmie Quand nous étions trois, nous formions un triangle.

Gustav C'est une figure comprise entre trois lignes.

Noëmie Je ne l'ai pas encore prise en photographie.

Mathieu Nous sommes à Krumbach. Krumbach est ici la planète. Il y a des triangles. Il y a des textes possibles et aussi des photographies.
Noëmie Je préfère manger des sandwichs dans du papier qui craque.
9 D. Vous ne savez rien de ce que vous faites, vous ne savez rien de ce que vous dites. Vous pensez être à l'abri de toutes les surprises. Mais la surprise est une capacité première, une capacité essentielle de l'humanité.

Noëmie Nous ne sommes pas vraiment partie de l'humanité.

Mathieu Tu n'es jamais passé de l'état de personnage à celui d'être humain. Tu ne sais donc pas de quoi tu parles. Toi non plus, tu ne sais rien de ce que tu dis.

Gustav Nous sommes trois contre toi.

Noëmie Je connais que le triangle est une figure composée de trois côtés. Cette figure est dessinée selon une grammaire de l'obsession.
D. Je regarde les personnages. Je ne les vois pas comme présents. C'est sans doute une des dernières fois que je suis seul dans ce jour-là.
10 Mathieu Ne prends pas cet air triste que l'on ne voudrait plus avoir.

Noëmie Je ne te vois pas. Je me représente peut-être alors confusément quelque figure, puisque je ne te vois pas.

D. Moi aussi, je sors dans le soir. Je pourrais même faire des photos de l'air vivifiant.

Gustav Le cache sexe est autorisé.

D. Ce n'est certainement pas un titre.
Noëmie Je ne te vois toujours pas et j'imagine alors tout autre figure d'un très grand nombre de côtés.
11 Gustav Je peux déjà imaginer une figure à cinq côtés. Nous serions alors cinq personnages en voyage. Nous serions un pentagone.

Noëmie Nous pourrions alors appliquer le regard de l'esprit à ses cinq côtés et en même temps à l'aire qu'ils enferment. Nous pourrions ensuite faire une photographie.

Gustav La photographie est parfaite.

D. Vous savez que nous sommes à Dachau.

Mathieu Ce n'est pas une halte, c'est une descente, un obstacle sur la route, une terreur. Tout est si silencieux, cela fait si peu de bruit, on peut quand même s'endormir, un peu seul.

Noëmie Cela se cache, ne se dévoile pas, se voile.

Gustav Comme si tu espérais encore une réconciliation...

Mathieu Je ne comprends pas bien ce qui nous fait durer, ce qui nous fait aller ensemble vers ce nulle part.
D. La vie de personnage, Dachau, c'est peut-être la même chose. Il y est question de la mort.
12 Gustav Pourtant rien n'est joué. Je ne suis pas arrivé au bout de ma patience.

Mathieu Depuis que nous avons quitté Dachau pour Ebensee, la vie reprend pied sur la mort, encore.

Noëmie Serais je un personnage mort que je n'en resterais pas moins sans aucun doute la même que je suis maintenant.

D. On ne doit pas jouer avec les personnages ni avec la mort des personnages car les personnages joueraient alors et si les personnages jouent, le texte ne peut pas s'écrire. Vous êtes des personnages qui n'êtes pas encore présents, pas entièrement, complètement présents.
Mathieu Nous ne sommes pas présents comme les paysages de notre voyage ne sont pas encore déterminés.
13 Gustav Je n'ai jamais laissé traîner de souvenirs sur les autoroutes. J'ai donc peu de choses à y faire.

Mathieu Mais tu gardes le projet de retrouver des souvenirs, qui peuvent être allés n'importe où.

Gustav Le projet n'aura jamais lieu, je crois, dans les troubles de l'automne, dans tous ces troubles dispersés, renversés, appauvris dans tout ce temps de tout ce temps-là.

Noëmie Si quelque corps existe, tu retrouveras tes souvenirs, même sur le bord d'une autoroute.

D. Encore faut-il qu'il se tourne vers le corps...

Mathieu Il faut aller vite maintenant. Toute la journée s'est passée dans le retard.

D. Il ne s'agit pas de prendre sa respiration.
Gustav Et si j'arrête de respirer, est-ce que tu riras encore ?
14 Mathieu Je ne rirai pas de toi si tu arrêtes de respirer. Puis tu respireras et tu me raconteras autre chose. Tu pourrais te lier, encore. Mais ce n'est qu'une probabilité.

Gustav Il faut que je parte. Je suis dans la tristesse avec la tristesse mêlée. Ou alors, je peux aussi ne me souvenir de rien.

Noëmie Nous sommes désormais partis dans ce qui est vraiment le voyage.

D. Cela demeure cependant une fiction. Nous pourrions imaginer une fiction qui prend parti.
Mathieu Est-ce que la fiction ne prend pas nécessairement parti ?
15 D. La fiction, tu as raison, fait parfois semblant d'être neutre. Cependant, elle fait au réel une guerre ancestrale aussi variée et aussi vivifiante que la guerre de la pluie et du soleil.

Gustav Soleil ou pluie. Soleil et pluie. Entre le soleil et la pluie, ce n'est pas la guerre.

D. La couleur de la pluie, c'est aussi la dernière couleur.

Noëmie S'il s'agit de la guerre, j'imagine d'ordinaire beaucoup d'autres choses.

Mathieu Je pense à la circulation automobile. Le temps de saison n'est pas ensoleillé mais les autoroutes sont des autoroutes quel que soit le temps qui n'est jamais de saison. Et sur les autoroutes, quel que soit le temps, il y a souvent la guerre.
Gustav Je ne suis pas là. J'avais autre chose à faire avec ou sans toi. Je me sens bien incapable d'arranger ensemble des rues uniformes.
16 Mathieu Il n'y a rien à craindre. Les rues ne sont pas uniformes, mais toi tu les traverses sans presque un regard.

D. Il n'y a vraiment rien à craindre. La Hongrie se déploie sans catastrophe même si tu ne la regardes pas vraiment.

Gustav Il faut du temps. Il faut nécessairement du temps. Le temps lève le voile.

Noëmie Tout cela, ce sont des mots aussi. Ce sont des mots, comme des choses, que j'ai cru vrais et je me remémorerai ici quelles sont ces choses que j'ai cru être vraies.
Gustav Nous nous répétons. C'est un voyage répété. Si je reste ici désormais, je serai loin de vous.
17 Mathieu Tu ne peux pas rester loin de nous. Tu ne peux pas renoncer à rechercher la trace du sens.

Noëmie Le sens s'échappe toujours. Il est caché entre rien et rien, presque rien et presque rien.

Gustav Je n'aime plus l'exercice que vous me proposez.

Mathieu Ce n'est pas un exercice.

D. Je raconte ta solitude et c'est la solitude que je raconte.

Gustav Je sais déjà que je ne sais pas lire. Je m'ennuie dans ce voyage. J'ai écouté la radio mais ce n'était pas suffisant.

Mathieu Tu as trouvé un prétexte pour ne pas venir.
Gustav J'étais seul puis j'ai senti que ce corps se trouvait en relation avec beaucoup d'autres corps.
18 Mathieu Tu as des formules incroyables.

Noëmie Il les trouve parfois, comme moi, comme nous, dans Descartes, outre la douleur et le plaisir.

Mathieu Ce serait pourtant nécessaire pour aller plus loin, pour donner un peu de liberté.

Noëmie Nous pourrions aller jusque dans tes yeux.

Gustav Nous sommes à Vrbas et je ne me souviens de rien. Je ne connais plus que toute l'indécence de l'oubli. Nous sommes les spectacles du monde, spectateurs du monde.

D. C'est sans doute parce que le nom de la ville de Vrbas est imprononçable, comme une onomatopée d'enfant. C'est pour cela que tu ne te souviens de rien.
Gustav C'est vrai. Je ne me souviens de rien de la journée blanche. Et tu as raison. Ce serait nécessaire pour donner un peu de liberté.
19 D. Pour votre liberté, je vous ai déjà donné des milliers de mots. Nous en avons parlé et nous en avons parlé encore. Dans ces mots, vous n'avez pas le désir de pouvoir entrer. Vous n'avez pas toujours ce désir-là. Gustav, puisque tu ne sais pas lire, tu pourrais toi aussi écrire.

Gustav Puisque je peux parler sans faire, tu penses que je peux écrire sans lire. Mais qu'est-ce que je pourrais écrire ?

Noëmie La lumière, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les sons.
Mathieu L'art. Les yeux que l'on arrive à percevoir derrière la vie.
20 Gustav Je peux écrire comme je peux lire, comme je peux dire aussi et parfois je veux dire des corps. Il faut pour cela choisir le moment, le bon moment.

Mathieu Il dit cela mais il ne fait que dire son texte.

Noëmie Ce n'est pas démontrable, cependant et si c'est un texte, c'est un texte en flammes.

D. Vous êtes nerveux à cause de Barajevo, le pays douloureux.

Mathieu Rien n'est démontrable, ni la douleur, ni l'automne.
Gustav Je pensais justement à l'été, et je pensais aux soirs d'été quand la conversation s'évanouit tard. Sans texte.
21 Mathieu Tu pensais à l'été. Cela est suffisant.

Noëmie L'été est abandonné. La conversation est abandonnée, sans aucun consentement de ma part.

Gustav Tu n'aimais pourtant pas le granuleux de la conversation.

Mathieu C'était l'ennui de trop se voir dans une campagne désertée.

D. Il vous faudra cependant supporter davantage et jusqu'à la destruction avancée de la planète terre.

Gustav Où sommes nous ?

Mathieu Nous sommes à Kragujevac.

Gustav Je ne me souviens de rien.
D. Je me souviens, moi, que Tito, à Kragujevac, avait une Mercedes.
22 Mathieu Prenons une chambre dans ce vieil hôtel qui attend l'automne serbe.

Gustav Je ne me souviens pas de l'automne.

Mathieu Je t'y emmènerai.

Gustav Je me souviens un peu de nuées dans ma tête. Elles se déployaient au dessus de ma fatigue, alors immense. Ces choses-là étaient semblables à ces idées. On ne me dit pas pourquoi.

Noëmie Tu n'es pourtant pas critique. Je me rappelle que tu te rappelais. Tu m'as parlé de la fenêtre ouverte sur le jardin.
D. Il y a un rapport ?
23 Gustav Oui, il y a un rapport. Je n'oublie ainsi jamais que le temps ne passe pas et le temps ne passe pas parce que je me rappelle seulement m'être servi de mes sens plus tôt que de ma raison.

Mathieu Certes le temps ne passe pas, même avec la détermination du voyage, mais le temps, qui ne passe pas, reprend quand même peu à peu tous ses droits impossibles.

Noëmie Le temps ne passerait pas si nous parvenions comme Pessoa à inventer nos propres hétéronymes.

D. J'ai dessiné autrefois l'horoscope des hétéronymes des Pessoa.

Mathieu Bravo.

Noëmie L'applaudissement n'est pas toujours espace de liberté.
Gustav Je n'ai pas oublié, moi, que la journée s'est passée douce dans le temps de la douceur, pour moi et pour tous les hétéronymes que l'on me prête.
24 Mathieu La journée s'est passée douce mais je suis si seul que le temps ne compte plus.

Noëmie Tu dis cela avec une insistance douloureuse comme si tu pouvais décider sans rien faire que tout cela ne reviendrait plus.

Mathieu Cela sera comme ça maintenant, dans une solitude choisie et déterminée.

Gustav Tu es l'horoscope de ta solitude comme je suis, par une sorte de droit spécial, l'horoscope de mon oubli.
D. La solitude, l'oubli, c'est le corps du texte. Mais il suffit d'une phrase de trop pour que la solitude s'efface, que la solitude se peuple et que la littérature sombre.
25 Gustav Je ne comprends rien au paysage bulgare.

Mathieu Moi non plus. Je me suis appliqué tout le jour à n'en rien laisser paraître.

Noëmie Tu ne jugeras point, impose le commandement.

Gustav J'ai voulu comprendre et je n'ai pas compris. Il n'y a peut-être plus de raison de nous voir, pour ne plus rien se dire, pour regarder sans passion tous ces jours passés et ce temps sans espoir, qui revient et qui tournoie autour de nous et de nos pâles conversations.
D. Nous ne pouvons pas être séparés. Regardez les personnages dans les autres textes... ils sont tranquilles, eux. Quand je lisais encore, parfois, j'éprouvais la douleur et le chatouillement du plaisir.
26 Mathieu Moi, quand je lisais encore, j'éprouvais une certaine tristesse de l'esprit, pour le même motif.

D. Je crois que je suis dans la recherche de mots qui ne viendront plus et ce n'est pas dans le bazar des rues bulgares que je pourrai les trouver.

Noëmie Il faut faire attention de ne pas se perdre quand il y a en soi, en permanence, cette envie de partir et de repartir.

Gustav Je peux me rappeler l'orage, plus loin, dans la poussière d'électricité. Il y a aussi une voix.
Mathieu S'il y a une voix, il y a un corps dans ton image. Il y a toujours un corps quand il y a une voix.
27 Gustav Le corps, c'était avant.

Noëmie Il y avait aussi tes éclats de voix. Ces choses étaient telles avant.

Gustav Aujourd'hui, il n'y a plus de rêves, plus de mots et plus de rêves. Je suis reparti mais je m'étais arrêté trop longtemps.

Mathieu Le soir a remplacé les nuages, l'autoroute ne dit rien qui vaille, la ville est encore loin.

Noëmie Et nous sommes sans aucun avis sur tout ce temps passé ensemble. Et l'auteur n'en dit rien, comme s'il n'y avait pas d'auteur.
D. Car il y aurait bien un auteur et cet auteur aurait déjà manipulé cet état de tristesse, cet état de déception pour en faire des lambeaux de textes qu'il s'agissait alors d'agencer.
28 Mathieu Il y a cet auteur qui nous a donné la lenteur de son temps. Il nous a aussi donné la lenteur de son voyage. Je me souvenais de ce matin du premier voyage, avec l'angoisse et le désir de voir Istanbul et de regarder les oiseaux près de la mosquée bleue.

Gustav Tu reconnais de loin la ville du voyage.

Noëmie Comme quand nous nous promenions. Moi aussi je reconnaissais de loin les villes et les corps. Mais par la suite, quelques expériences ont soudain ruiné toute la confiance que j'avais eue dans mon corps.

Gustav J'avais pour mon corps un attachement sans faille.

Mathieu Je crois que c'était évident.
D. Je vous donne un texte, mais de quel texte s'agit-il vraiment ?
29 Mathieu Tu nous donnes un texte qui n'est pas de tout repos.

D. Nous savons déjà que le repos ne peut apparaître ni comme un objectif du texte, ni comme un ressort de la fiction. Cela fait même exactement deux ans que nous nous sommes dit cela.

Noëmie Le repos est une affaire de sens et en d'innombrables autres cas semblables je décelais de l'erreur dans les jugements des sens externes.

Mathieu Mais il fait doux encore. La petite ville de Seymen me donne le temps d'attendre Istanbul. 

Gustav Il fait nuit quand nous arrivons. Les images de la ville, fortes à force d'être faibles, t'emmènent dans leurs brumes convenues et tu te laisse guider par le style, le design, les couleurs et les formes des panneaux publicitaires.
Mathieu Mais il y a l'estuaire.
30 Gustav Mais il y a l'estuaire, comme si c'était une pause. Et la journée s'arrête soudain. Il n'y a plus de plaisir, plus de bonheur, rien, avec le soir qui tombe, avec la pluie un peu, avec tout ce temps qui s'est amoncelé sur moi, qui s'est accumulé, qui se détend, qui se démange, qui s'efforce de ne plus rien penser de tout ce temps-là. Je suis resté à l'hôtel et je n'ai pu dormir de toute la nuit.

Mathieu Pour le sommeil aussi, ce qui résiste est inconnu, et pour le plaisir, c'est la même chose.

Noëmie Est-ce que le plaisir est aussi intime que la douleur ?

D. Le plaisir est une scène de crime, c'est une reconstitution.

Gustav Est-ce que des personnages ont le temps d'accéder à l'intime ?
D. Vous avez le temps. On peut même penser que jamais autant de temps n'a été laissé à des personnages, que jamais des personnages n'ont eu autant de temps pour prendre leur temps, pour prendre le temps d'être des personnages.





vers le mois d'octobre 2008