juillet 2009


Mathieu
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Je vous remercie de votre attention. Il ne me reste plus qu'à vous saluer. Je ne pense pas avoir été un personnage passionnant et je ne pense pas avoir essayé de vous passionner. J'ai fait ce que par contrat je devais faire, comme toujours depuis des années. Nous avions un contrat de proximité et d'écriture. Nous aurons désormais un contrat d'éloignement et de silence. Je suis désolé de ne pouvoir faire davantage, désolé vraiment et avec quelques larmes. Vous m'oublierez vite. Je n'ai quant à moi jamais pensé me souvenir. C'est curieux comme le souvenir oublie. Vous n'avez pas tout compris. Moi non plus. Et, bien plus, cette indifférence ne s'étend pas seulement à ce dont l'entendement n'a absolument aucune connaissance.





Gustav
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Je suis le personnage principal. Dans un certain ordre de la fiction, je suis le personnage principal. Cela ne me donne aucune prérogative particulière sur la fiction. Mon histoire passée a été déjà racontée pendant 182 jours par Noëmie et par Mathieu et moi je ne peux pas la raconter puisque l'on dit que j'ai perdu la mémoire. Mais "perdre la mémoire" n'a pas de sens pour qui l'a perdue. Je suis donc un personnage sans mémoire et cette fiction s'est construite autour de cette absence. Parfois, je me souviens. Je me souviens avoir joué au théâtre Le Balcon de Jean Genet. Je jouais le chef de la police. Je ne me souviens que d'une réplique qu'une femme me lançait : "Que vous voulez confondre votre vie avec de longues funérailles, Monsieur." Je ne me souviens plus de ce que je lui répondais. Je crois que je répondais quelque chose. Et puis ça va... Souvent je ne me souviens plus, et je ne connais plus que Venise qui fait semblant d'attendre.
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Avoir perdu la mémoire me permet de ne rien attendre, de ne plus rien attendre et l'absence de passé devient aussi l'absence de tout avenir. Je peux noter ce qui se passe et ce qui se passe devient ce qui s'est passé mais ce que j'ai noté, dès lors que je l'ai noté, devient une fiction qui n'est pas différente de toutes les fictions qui sont écrites, qui sont notées et qui sont des fictions.  Ce n'est peut-être pas la mémoire que j'ai perdue mais ce que les autres pensent être la réalité. Venise fait semblant d'attendre le bateau de Venise. Ce ne serait pas un vrai bateau. Ce serait l'histoire d'un bateau de Venise.
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Je ne peux vraiment rien raconter. Ils m'ont donné des piles de journaux et de magazines dans lesquels j'ai pu voir quelqu'un qui me ressemblait beaucoup, qui me ressemblait étonnamment, qui ressemblait trait pour trait au reflet inversé dans mon miroir et ils m'ont dit que c'était moi. Je n'ai pas compris ce qu'ils voulaient dire. J'ai écrit ce qu'ils ont dit et je dois juste relire ce qu'ils ont dit hier et reprendre au fil de l'eau, glisser quelques commentaires et partir parce que je ne perçois pas avec assez de clarté et de distinction ce qui est vrai.
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Je n'oublie plus désormais et je me souviens de cette année 2006 sur la scène du théâtre avec Mathieu et Noëmie. Je me souviens aussi des voyages de 2008. Je sais que nous avons repris mes traces, les traces d'un voyage effectué en 2002. Je sais tout cela et je me souviens de ce que nous avons fait, de ce que nous avons dit. Je m'en souviens normalement. Je m'en souviens comme une personne normale se souvient de ce qu'elle a fait en 2008, en 2006... C'est à dire que j'ai presque tout oublié. Je sais aussi ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Je sais désormais que je préfère la mer, non pas la plage, mais la côte, une côte rocheuse.
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Je ne suis pas seul dans mon oubli. On m'y rejoint parfois. On m'y rejoint souvent tant sont nombreux celles et ceux qui souhaitent partager un peu d'oubli et nous passons alors tant de temps à ne pas nous souvenir et tant de temps aussi à oublier ce dont, dans tous les cas, nous ne nous souviendrions pas. Dans cet oubli à deux, dans cet oubli à trois, quatre, cinq, dans l'oubli des multitudes, je peux parfois regarder vraiment. Je regarde alors le ciel.
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Il m'arrive, il m'arrive parfois, par bienséance, par politesse et pour être agréable, il m'arrive d'endosser des souvenirs comme s'ils étaient les miens, comme s'ils étaient vraiment les miens. Je trouve qu'ils me vont bien le plus souvent et je pourrais les garder. Je n'en fais rien. Ce serait du vol. Ce serait de la triche. Alors je quitte ces souvenirs qui ne m'appartiennent pas et je les rends à leur propriétaire quand ils ont encore un propriétaire. Et puis cela n'a aucune importance que je me le rappelle ou que je ne me le rappelle pas.
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Je crois que j'ai compris hier pourquoi j'avais choisi l'oubli. Je me rappelle pourquoi j'ai choisi d'oublier et pourquoi j'ai choisi d'être oublié. Je sais que j'ai choisi d'oublier pour être oublié. J'étais une star. On me l'a expliqué. On me l'a répété. On a essayé de me le prouver. Si j'étais une star, j'étais connu et si j'étais connu, j'étais reconnu dans la rue. Il y avait des photos de moi dans les journaux et je passais à la télévision.  Alors que j'ai oublié tout cela, je mesure l'accablement, l'accablement profond que font peser sur moi et la télévision et les journaux et la rue, aussi, aliénée par les médias. Je n'avais donc que l'oubli pour m'échapper. L'oubli et la folie. Oublier l'aliénation et passer alors pour aliéner. J'ai peut-être joué l'oubli et puis je me suis prêté au jeu et puis j'ai oublié.
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Mais il y a autre chose. Il y a une autre raison, je crois à cet oubli volontaire et involontaire à la fois. Je crois que je commence à apercevoir cette raison secrète après ces années de voyages et de conversations bizarres, en apparence, avec les protagonistes de cette histoire d'oubli.
J'ai aussi traqué cette raison dissimulée dans les livres. J'ai cherché dans les romans de vie. Je n'ai pas cherché dans les biographies mais dans les fictions. Je pourrais dire pourquoi. Et à la fois, je ne sais pas pourquoi. Cette raison qui n'est pas raisonnable, c'est l'émotion. En me débarrassant de mes souvenirs et ainsi d'une partie de ma mémoire, j'ai effacé des émotions. J'ai détruit beaucoup d'émotions passées qui encombraient de remords et de nostalgie un présent désormais épuré. J'ai détruit mon souvenir. Cet oubli est parfois invisible, mais c'est un accident.
Je sais cependant désormais que la vie, toujours, donne de nouvelles dates. De cela, je n'ai pas non plus de raison de me plaindre.
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Sans souvenirs, je vois leurs souvenirs gravés sur le visage des gens que je croise et je vois leurs marques jusque dans leur démarche, jusque dans leur posture. Je vois ce pli qui est né, soudain, lors de cette séparation et puis qui s'est affirmé. Je vois ce léger mouvement de balancier dans l'attente, que faisait aussi sa mère, qui est morte maintenant. Je vois la fatigue et le souvenir de toutes les fatigues. Je repérais des souvenirs, je ne vois plus rien que la peine
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Je pourrais occuper un autre espace que l'espace infini et pourtant exigu décrit pas l'oubli, d'une part, le souvenir, d'autre part. Je pourrais aller visiter un peu, visiter encore, visiter encore une fois, encore une fois peut-être, dans l'hésitation de l'encore une fois, peut-être, peut-être pour la dernière fois, je pourrais aller visiter l'espace décrit par l'amour, d'une part, et l'absence d'amour, d'autre part. Mais c'est aussi cela que j'ai dû oublier, cette information qui n'en est pas vraiment une, l'idée même du temps qui s'arrêterait, la distance.
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Je pourrais aller ailleurs que dans cet oubli. Je pourrais jouer à "Je me souviens" comme Pérec.
Je me souviens du bruit strident que font les oiseaux devant ma fenêtre de chambre.
Les oiseaux, maintenant, font un bruit strident devant ma fenêtre de chambre.
Je pourrais décider maintenant de me souvenir de maintenant pour toujours.
Toujours ne veut rien dire. Maintenant ne veut rien dire non plus et se souvenir non plus.
Je ne me souviendrai pas toujours des oiseaux qui font un bruit strident devant ma fenêtre de chambre.
Je me suis encore laissé prendre.
Je vais aller ailleurs que dans cet oubli. Je vais aller à Venise. Je vais retourner à Venise. J'entends déjà la rumeur, les bruits mêlés des vaporetti qui disent que le temps passe.
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Venise déjoue le souvenir et son idée même. Venise ne demande pas que l'on se souvienne. Venise ne produit pas de souvenirs nouveaux. Venise est un méta souvenir partagé avec une part importante de l'humanité et ce sont les mêmes lieux, et ce sont les mêmes promenades, et ce sont les mêmes paysages. Venise est si proche d'un temps arrêté que les souvenirs ne s'y accrochent pas. Et l'été, quand il fait très chaud, on voit seulement l'air chauffé qui s'échappe vers le ciel et qui trouble la vue.
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C'est pourquoi nous, les comédiens, aimons Venise et qu'il n'y a que Venise qui vraiment nous apaise. Les rues sont presque toutes semblables, mais il y a en quelque façon une plus grande perfection que si elles étaient toutes absolument semblables. Dans cette similitude feinte, nous nous perdons comme nous ne nous perdons jamais. Venise m'a donné l'idée d'un autre théâtre. Venise m'a donné l'idée d'un autre cinéma et Venise m'a donné l'idée d'une autre vie et je n'ai toujours pas besoin d'y avoir des souvenirs et Venise ferme les yeux sur mon absence relative de mémoire.
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Je dois avouer que je me souviens. Je me souviens un peu de Venise. Je me souviens du bruit des pas la nuit à Venise et ce bruit de pas est devenu pour moi le bruit des pas de Venise. Je me souviens du bruit de l'eau de la lagune sur les quais, qui était comme tous les bruits que fait l'eau sur tous les quais, mais qui est devenu, sur tous les quais, le bruit de la lagune de Venise, désormais. J'ai alors la perception évidente de tout ce dont il faut délibérer. Je dois bien me souvenir aussi de promenades en bateau, comme je me souviens de glaces au citron prises à des terrasses malmenées par les touristes. Mais ce sont des intermèdes entre le bruit des pas de Venise et le bruit de la lagune.
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Je dois avouer que j'ai oublié. Je dois aussi avouer que j'ai oublié et que j'ai même oublié Venise et mes souvenirs de Venise. Je ne peux pas dire avec qui j'y suis allé. Je ne peux pas dire si j'y ai tourné un film ou si j'ai reçu une récompense à la Mostra. Je ne peux rien dire de cela. Ce ne sont que des suppositions construites des magazines que l'on m'a donnés et qui montrent bien cette personne qui ressemble à mon reflet, à Venise, entouré, souriant, plastronnant même et ce personnage, qui semble avoir des souvenirs et qui semble aussi avoir de la mémoire, beaucoup de mémoire, qui fait profession d'avoir de la mémoire, ce personnage-là m'est inconnu, m'est étranger et ne m'est pas sympathique. Je dois avouer que je suis content d'avoir oublié. J'ai le sentiment que me souvenir, ce serait oublier le temps. alors qu'oublier, c'est expérimenter l'impossible, expérience nouée au coeur du mystère de l'homme.
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Cette expérience, cette expérience nouée au coeur, cette expérience du mystère s'est condensée pour moi le jour de cette nuit intime de l'éclipse de 1999. Je ne me rappelle pas si j'étais vraiment à Istanbul, comme je peux l'imaginer et comme des photographies le montrent et portent cette légende. Je ne me rappelle pas vraiment l'éclipse totale de soleil sur la mosquée bleue. Je ne me rappelle pas tout cela; Mais mon coeur, dans son intimité, se souvient de son vertige juste translucide pour imaginer J'ai retrouvé l'éclipse et j'estime que le profit de la méditation d'aujourd'hui n'est pas mince.
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Sans souvenirs, sans souvenirs lointains et avec une collecte pauvre de souvenirs pauvres depuis quelques années, je demeure dans la crainte et dans la joie du souvenir de l'éclipse de 1999. et je ne sais plus si ce n'est pas en fait cette scène feinte où la lune et le soleil jouent, acteurs célestes, à s'entrechoquer, qui a provoqué cette amnésie partielle, jouée et entièrement réelle, qui m'a frappé. Mais je n'ai pas le courage de suivre les éclipses tout au long et tout au rond de la terre.  Seul un chant, peut-être, peut réparer le temps. Mais je peux vivre ce temps comme dans un temps de profonde insouciance, comme dans un temps de profonde impatience. Il y a deux temps : le temps de l'éclipse et le temps de l'oubli. Et entre ces deux temps, je m'absente.
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J'ai donc demandé à mes coéquipiers employés, Mathieu et Noëmie ce dont ils se souvenaient de l'éclipse de 1999, où ils étaient alors et avec qui. Je n'ai obtenu que des bribes de leur mémoire. Noëmie était loin de la bande de centralité, en Espagne, en vacances et elle se souvenait avoir cherché un journal en français pour lire les récits des journalistes. Elle avait regardé les photographies. Elle n'avait pas davantage de souvenirs. L'information aussi est un fantasme. Elle était amoureuse et au début de cet amour du milieu de l'été. Mathieu avait voulu aller vers Compiègne pour regarder l'éclipse à son comble. Il n'était jamais arrivé. Il se souvenait de files de voitures sur l'autoroute du Nord, comme dans un film d'apocalypse moderne. Le ciel s'était obscurci lorsqu'il arrivait à la hauteur de l'aéroport de Roissy. Il n'y avait pas d'avion dans le ciel. Je ne pouvais pas retrouver ma mémoire éclipsée à partir de l'éclipse de leurs souvenirs tronqués et déceptifs. L'éclipse était absente, mais il n'y avait pas vraiment d'absence. Pourtant le mouvement fébrile des cartes m'a porté sur un point, en France. Elle était donc présente, encore. Reste à savoir qui ce serait et quelle serait la raison, la raison véritable, la raison inconditionnelle, la raison, la terrible raison de sa présence. Je voudrais aujourd'hui pouvoir interroger encore Mathieu sur l'éclipse. Et on verrait s'il s'avisait de résister.
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Je suis ainsi, depuis près de dix ans, dans un temps qui succède au temps de l'éclipse. Ce temps de presque dix ans sera donc bientôt, dans quelques semaines, divisé en deux parts égales de cinq années. En effet, j'ai eu cette idée folle d'avoir perdu la mémoire le 11 août 2004. Personne n'y avait pensé. Personne de mon entourage. Personne du corps médical. Aucun psychiatre. Moi je ne pouvais y penser puisque j'avais perdu aussi le souvenir de l'éclipse du 11 août 1999.  C'est ensuite. C'est plus tard. Quand la mémoire a recommencé à sédimenter ses jours, et que j'ai recommencé à me souvenir de ce que je lisais et que j'ai lu les récits de l'éclipse de 1999, que j'ai demandé la date exacte de mon absence, de mon éclipse personnelle. C'était bien le 11 août 2004 et j'attends dès lors le 11 août 2009 avec impatience et crainte. Il s'agit certes de psychologie magie mais je crois un peu que mon esprit pourrait se rouvrir dans une lente volte de cinq années, même si je ne reconnais rien de Venise.
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Peut-être devrais-je dire : "même si je ne reconnais rien encore de Venise".  Que s'est-il passé à Venise, qui semble être le point occulté et occulte de mes souvenirs ?  Il ne s'est rien passé sans doute, si ce n'est la capacité de l'homme à construire des fictions jusque sur des lagunes imprécises et fragiles. Il ne s'est rien passé sans doute qu'une collision brutale dans les ruelles enlacées de Venise entre la fiction, toutes les fictions dans lesquelles j'étais apparu au théâtre et au cinéma, et cette ville qui sert au décor du monde depuis des siècles et qui est pourtant bien une ville.  Il suffit d'un décor pour que naisse une histoire. Je me rappelle une histoire comme celle-ci mais je suis bien sûr incapable de savoir si c'est un film, une pièce, un roman ou un épisode de ce que j'appelle même plus "ma vie". C'est encore une histoire à éclipse. C'est une histoire qui n'a plus assez de mémoire virtuelle, plus assez de mémoire vive. Mais je me souviens que toi, tu me racontais d'autres histoires. Tu m'avais raconté ces jours où les pierres pleuraient, les cris, la peur, les hommes blessés entassés dans les hangars noirs et les coups de feu lâchés au hasard.
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Mais tu es une part de ma difficulté. Tu es la meilleure part de mon absence, de cette éclipse. Tu me viens parfois dans la parole ou dans l'écriture, sous la forme d'un "tu", sous la forme d'un "toi", mais je ne sais pas qui tu es. Je n'ai aucun souvenir de toi. Il devait bien y avoir un "toi" dans ma vie d'avant l'éclipse. Il devait bien y avoir un "tu". Il pouvait même y avoir eu plusieurs "tu" et plusieurs "toi", se succédant dans ce que les nécrologies appellent une biographie.  Je ne sais plus qui sont ces "tu" potentiels, ni ces "toi" potentiels, et pourtant avérés puisque tu me reviens en langage. Cela va durer longtemps ? Tu étais avec moi. Les nuages passaient doucement, avec une mollesse estivale.
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Es-tu la cause ou la conséquence de mon absence ?  Gustav et Noëmie, accompagnés de D. qui n'a jamais voulu dire son prénom pour donner preuve de sa neutralité, m'ont emmené pendant toute une année, l'année dernière, sur les routes que j'avais parcourues en 2002. Étais-tu alors avec moi ? Quand j'ai retrouvé un paysage, était-ce ton souvenir qui rôdait ?  Le 23 juillet 2002, j'étais à Vannes, je ne sais pour y faire quoi. J'y suis retourné le 23 juillet 2008, pour chercher ma mémoire. Et cette année, alors que je me rappelle Vannes l'année dernière. Elle s'étend là, vitreuse, entre les maisons, il y a encore peu de monde dans les rues, je pourrais pleurer tranquille en souhaitant un peu plus de paix, un peu d'amour, un peu, juste Est-ce que je me rappellerai, moi qui suis désormais sans mémoire ? Un jour je te retrouverai. Nous trouverons une rue. Nous prendrons cette rue, tout le long de cette rue. et nous préparerons sans fin le soir.
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La plus longue éclipse du 21ème siècle est passée. Ce n'était pas la mienne. C'était un événement planétaire. Je n'en sais rien. Je demeure dans mon éclipse de 2004 et pour moi, mon éclipse serait mon événement. Je ne sais pas qui tu es, je ne le sais plus, le l'ai oublié, je ne m'en souviens plus. Ton souvenir est absent mais cependant rémanent. Cet amour, si c'était un amour, si cela pouvait être un amour, depuis mon absence, depuis cette absence, devient presque métaphysique. Il s'attache au monde, à ses bruits, aux odeurs et aux alignements des rues. Je ne sais pas qui tu es mais le monde me parle de toi. Le temps de la vie continue inlassablement. Je sais désormais que la vie est isochrone.
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Il n'y a pas d'accélération. Il n'y a dans le temps de la vie, aucune accélération. Il n'y a qu'un peu plus ou un peu moins d'attention aux choses de la vie. Sans souvenirs encombrants, je suis parvenu à m'exercer, par une attention accrue à des détails infimes, à me donner une impression de lenteur et parfois, cette lenteur se transforme en un peu de douceur.  Nous pensons souvent être absents. Nous ne sommes pas vraiment absents. Nous sommes seulement souvent en état d'éclipse Cette douceur m'aide dans la douleur de ne pas me souvenir de toi. Une fois seulement, à Quimperlé, je me suis rappelé le jour où tu marchais là-même. Mais ton absence définitive a soudainement repris le contrôle de ma mémoire.
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Être sous le contrôle de l'absence, est-ce encore vivre vraiment ? Cela ne fait pourtant pas de doute. Cette absence ne m'empêche pas de vivre, et de vivre vraiment. Je peux encore aller sur les lieux indiqués par mes agendas des années précédentes. Je peux encore chercher les paysages que tu as aimés. Je sais parfois les reconnaître. Je reconnais alors leur vibration. Mais je passe ainsi en un instant de l'absence de toi au manque de toi, et ton absence s'éparpille au temps.
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C'est à Lesconil qu'il m'a semblé être au plus près de ma mémoire et de mes souvenirs dissous, comme si l'on avait marqué de granit la place d'une dissolution rituelle. Des pierres empilées sur les rochers formaient des silhouettes d'elfes et de génies bienveillants dans la vibration jaune de l'air Tu pourrais être l'une d'entre-elles. Je n'ai pas cherché laquelle. Il m'a suffit de savoir que tu aurais pu être l'une d'entre-elles. Je ne me suis pas approché, de crainte de déranger les pierres. Je veux que mon absence de souvenirs laisse au calme les fantômes, les elfes et les génies des lieux, et donne place au regard de mon esprit.
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Dans l'inventaire des souvenirs disparus, un souvenir demeure présent. Je n'en connais ni les détails, ni les circonstances. Je n'en connais ni les raisons apparentes ni les raisons secrètes. Je sais cependant parfaitement, avec toute la certitude imaginable, que nous sommes allés ensemble au Pardon de Tronoën Je peux retourner à Tronoën et tourner autour du calvaire. Je regarde les sculptures reluisant au soleil tous les péchés du monde. Le Pardon de Tronoën est toujours avec toi, qui m'accompagne dans cette danse inquiétante, au plus près de la mort, ce que je crois devoir ici considérer avant tout. Mais les statues de Tronoën marquent aussi pourtant un peu de tendresse dans le temps qui passe.
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Et si nous étions à Tronoën, nous avons suivi le chemin jusqu'à la mer et nous sommes arrivés à la mer. Nous avons fait plusieurs fois ce chemin qui conduit à travers la lande de la chapelle aux dunes de la pointe de la Torche. J'ai suivi ce chemin l'année dernière, encore, pour tenter de me souvenir davantage que ce qui me revenait lentement en mémoire : une promenade, des odeurs de poivre, un peu de soleil tremblé. Cela ressemble à un roman de Julien Gracq mais peu importe que ce soit un roman ou non et peu importe même que ce soit une histoire.
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Je ne parle pas de l'enfance. Je ne dis pas si l'éclipse de ma mémoire va jusqu'à l'enfance ou non. Je ne le dis pas parce que je ne le sais pas. Je crois que je n'ai jamais eu de souvenirs d'enfance. Je crois que depuis l'enfance je n'ai pas de souvenir d'enfance. Depuis l'enfance, je n'ai plus de souvenir d'enfance. Et pourtant, il y a la plage pleine d'algues et le sable qui vient dans les cheveux et dans la bouche Si je parvenais encore à me souvenir de toi, après tous ces pas sur les landes bretonnes, je promets de ranger tes souvenirs là où l'on range habituellement les souvenirs d'enfance, au plus près de la pureté.
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Cela fait déjà un mois, ou presque, que je viens écrire chaque jour et je n'ai presque rien écrit de moi, je n'ai donné aucune explication, aucune explication sérieuse sur la disparition de ma mémoire. Il n'est cependant pas certain que je sois pour cela le mieux placé. Je peux aller, grâce aux journaux et aux magazines, en deçà de mon absence mnésique. Je regarde ainsi souvent une image reproduite en noir et blanc dans un quotidien suisse. J'y vois un visage qui ressemble au mien aujourd'hui, bouffi de contentement. Si je devais retrouver la mémoire, devrais-je aussi reprendre la charge de cette vanité ?  Il a fallu le jour entier et le début de la nuit pour arriver à sortir mon esprit de ce dilemme. Et le soir passe, la soirée entière, douce et doucement, sans vraiment attendre et en t'attendant doucement, sans peine.