juin 2009


Mathieu
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Passer tout ce temps avec un mutilé du souvenir n'a pas été sans conséquence sur mes relations avec mes propres souvenirs. Si j'allais chez un ami, dont j'admire la culture et l'intelligence, et que je n'y trouvais pas de livres, je ne pourrais que m'interroger, de retour chez moi, sur ces livres entassés dont certains n'ont pas été ouverts depuis l'adolescence ou les études à l'Université. Pourtant, le flot de livres ne tarit pas et l'impossibilité d'en jeter est entière. C'est ainsi que j'ai décidé d'oublier. J'ai décidé d'oublier des souvenirs encombrants, des souvenirs gênants, des souvenirs inutiles, des souvenirs dont je ne me souvenais déjà presque pas. Mais je ne connaissais pas la méthode de l'oubli. Je pourrais m'en remettre à la société qui nous fournit de la mémoire lyophilisée, formatée mais je suis effaré par les essais de mémoire de cette société.
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Je me suis donc entraîné à oublier. J'ai commencé par prêter attention à ce que j'avais déjà oublié quand, la plupart des gens que je connaissais, se le rappelait. J'ai oublié ou presque les noms de tous mes collègues de travail du début de ma carrière. Je ne me souviens d'aucun. Parfois, une image un peu floue et estompée revient presque mais elle n'est pas suffisante pour faire retrouver les noms ni même des situations. J'ai donc décidé d'oublier une personne par jour et j'ai inventé une technique. Le matin, j'évoquais pour moi même quelqu'un dont je me rappelais le nom et tout au long de la journée, j'affublais son image de tous les noms qui me venaient à l'esprit. Le soir, son image était un tourbillon et tous ces noms une nausée. Il y avait alors fort à parier que mon esprit refuserait suffisamment longtemps d'évoquer en nom ou en image cette personne pour qu'elle s'efface de ma mémoire et ne surgisse jamais à nouveau, demeurant dans la bande de centralité de l'éclipse.
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J'ai mis plus longtemps à trouver une méthode pour effacer les souvenirs, surtout les souvenirs qui viennent et qui reviennent sans qu'on les cherche, sans qu'on les veuille et qui parfois sont les souvenirs d'autre chose que l'on ne se rappelle pas, autre chose qu'ils masquent. J'ai d'abord essayé de me les raconter autrement, de changer les lieux, de changer les personnes et les personnages, de changer les époques et de me donner un rôle que je n'avais pas eu. Mais ces faux souvenirs devenaient aussi prégnants que les vrais souvenirs supposés et ne les effaçaient d'ailleurs pas, ou de manière très incomplète et provisoire. De souvenirs, ils étaient devenus fantasmes. De ces souvenirs, je cherchais les éclipses, en vain car l'éclipse est la fiction par excellence puisqu'elle n'est qu'un point de vue.
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Malheureusement, je me suis aperçu qu'il était plus facile d'effacer, d'effacer un peu, d'effacer à demi les souvenirs agréables. Si je prends, par exemple, l'expression commune "déjeuner de soleil" qui évoque des repas de printemps ou d'été dans des jardins, avec des nappes fleuries, à des terrasses de brasserie, et du vin frais, et des rires, et ce sentiment de connivence amicale, et le regard qui s'échappe vers la douceur du temps, si je prends ces moments, je peux me concentrer jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que l'idée de bonheur. Il est toujours beaucoup plus facile d'oublier un de ces moments alors qu'un impair, même le plus ténu, même le plus léger, même sans aucune conséquence, reste gravé, pesant, et peut revenir de façon obsédante.
Mais le voyage aide à cette opération d'oubli. le voyage, ce monologue du souvenir, de la mémoire, de ce mixte entre l'espace, le temps, la fiction, le réel, le réel jamais réel, le souvenir jamais fixé.
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C'est aussi qu'un souvenir agréable n'est pas vraiment un souvenir. Un souvenir agréable mobilise davantage que le mouvement de l'esprit qui fait que l'on se souvient. C'est une sensation, un frisson, un mouvement de joie du coeur et de la peau, une larme parfois. C'est aussi vrai pour les souvenirs tristes mais les souvenirs tristes sont sans doute un peu des souvenirs agréables. C'est pourquoi mon plus beau souvenir est celui de l'éclipse totale de 1999 mais il n'y a aucune conclusion à cette tristesse ni à cette joie.
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Gustav n'avait aucun souvenir de l'éclipse de 1999. Il ne savait pas où il était alors et je ne pouvais donc pas savoir s'il avait pu la voir. J'ai demandé à son agent si lui pouvait se rappeler son agenda de ce début de mois d'août mais il m'a dit n'en rien savoir. J'ai alors montré à Gustav des images prises tout au long de la bande de centralité. Il les a regardées attentivement et tout particulièrement celles qui avaient été prises à Istanbul. Mais quand nous sommes arrivés à Istanbul, plus tard, il a dit ne pas s'en souvenir mais affirmait se rappeler celle du 22 mai 1724. C'était un jeu.
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C'était un jeu mais Gustav avait raison. Ne se souvenant pas de l'éclipse de 1999, celle de 1724 était équivalente pour lui. Le fait qu'il ne fût alors pas en vie importait peu. Ainsi, après un temps, toutes les éclipses se valent. Il y a celles qui ont surgi avant nous. Il y a celles que l'on n'a pas pu voir. Il y a celles qui sont annoncées plus tard, bien plus tard. Elles se valent toutes dans nos mémoires poreuses. Elles se valent toutes dans mon esprit et c'est le signe du manque d'une certaine connaissance qui d'une certaine façon devrait être en moi.
Pendant ce temps les jours vont toujours vers le solstice ou bien vers l'équinoxe.
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C'est sans doute ainsi que la question de la mémoire peut être résolue provisoirement, par l'idée que ce dont on ne se souvient pas rejoint tout ce que l'on n'a pas vécu et que c'est infiniment plus grand que ce que l'on a vécu et ce dont on se souvient. Ainsi, se souvenir ou pas n'a que peu d'importance et l'on peut alors laisser s'imprimer ou non les souvenirs, sans choisir, sans chercher à se rappeler et mêler de temps en temps quelques impressions du passé avec ce qui n'est jamais complètement présent. et puis un souvenir inventé vaut bien un souvenir réel. j'invente une foule en colère, avec la foule arrive le bruit et vient ensuite une déflagration. Je n'ai jamais vécu cette scène. cela entrera cependant dans mes souvenirs.
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Je n'ai jamais connu cette scène et pourtant j'y pense souvent. Ce faux souvenir a peut-être été alimenté par des films ou des séries télévisées. Je ne le pense cependant pas. Il s'est construit à partir de scènes de foules calmes, de foules en colère dans des manifestations et parfois de foules joyeuses, de foules en fête. L'imagination et un certain goût du désastre ont fait le reste, ont fait l'image et le son. C'est en quelque sorte un souvenir littéraire. Et puis vous laissez passer un instant et la foule a encore déserté les rues, les rues de votre mémoire, de votre mémoire triste, déserté les rues de votre mémoire triste. Alors je pense à l'insouciance.
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L'insouciance est aussi une pratique d'oubli. Mais la véritable insouciance est difficile à atteindre. Il ne s'agit pas de cette fausse insouciance qui fait marcher le nez en l'air dans des rues indistinctes pendant que l'esprit se promène dans un passé confus ou dans un avenir incertain mais de cette insouciance rare qui n'est ni d'ici ni de là et qui est une profonde absence au monde pour une meilleure présence au monde. C'est le point de passage de l'ombre vers le soleil, du soleil vers l'ombre, à l'infini, à l'infini des jours, et rendu au calme, ce jour parmi les jours.
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Cet état de réelle insouciance, c'est cela que je ne devrais pas oublier et que pourtant j'oublie. Je cherche dans ma mémoire et je ne trouve pas. Je me rappelle bien cette marche, seul, un matin d'été dans la ville, jeune, avec soudain le sentiment d'une grâce, d'une grâce de l'été, du matin et de la jeunesse. Mais je me rappelle aussi la crainte instantanée à l'idée, immédiate, de la fugitivité de l'instant, de sa disparition irrémédiable. L'insouciance, si elle a existé, n'a pas duré assez longtemps pour être mentionnée. Peut-être faudrait-il seulement savoir un jour, dans le jour, ce qu'est la fête, ce qui fait la fête...
Je peux aussi faire venir à moi l'angle de ton visage, l'ombre de l'arcade sourcilière et ton sourire, qui te rend timide et te donne cet éclat et sans doute dans mon regard, parfois, y avait-il une pointe d'insouciance.
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Je ne suis plus insouciant depuis que je te fuis. Cela, tout d'abord, n'a pas été une fuite mais un éloignement. Plus tard, j'ai compris que cet éloignement était une fuite et que cette fuite ne cessait de s'accélérer. J'ai su enfin que j'avais commencé à te fuir alors même que tu étais encore là mais je ne sais toujours pas ce qui a motivé cette trajectoire vers le lointain. Elle a commencé un jour où tu pensais me donner rendez-vous. Je ne sais toujours pas pourquoi.
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Tu es mon seul oubli. Tu es mon oubli principal. Tu es la démonstration paradoxale de la mémoire et de l'oubli mêlés. Quand je veux me rappeler, je n'y parviens pas et lorsque je voudrais oublier, un souvenir, un souvenir ou deux arrive jusqu'à moi, arrive vers moi. Il n'y a pas vraiment d'autre nostalgie que celle d'un amour perdu, d'un amour quitté, d'un amour abandonné à son histoire inachevée. 
Tout cela est d'une banalité terrible. C'est peut-être la crainte de cette banalité qui me fera un jour oublier. Alors, je ne fais rien, dansant, sans qu'il soit jamais possible de m'arrêter.
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Il y a aussi ce que je n'oublie pas et que je ne veux pas oublier. Ce sont toujours des lieux et ces lieux sont attachés à de micro souvenirs qui sont eux-mêmes liés à des personnes que, le plus souvent, je ne vois plus depuis longtemps. Quand je m'ennuie, je peux convoquer un décor, une image, une image projetée et je ne sais pas ce que ça va faire, je ne sais jamais ce que ça va faire. Il y a cet immeuble en construction, qui n'en finit pas de se construire et qui me rappelle les palissades du chantier qui me rappellent une rencontre et quelques mots alors échangés. Il y a aussi ce pan de mur disparu depuis longtemps mais qui était resté longtemps dans son inactivité de pan de mur délaissé. Il y a des bouts d'autoroute, toujours les mêmes, qui rythment invariablement le voyage vers le Sud en voiture. Ces souvenirs-là ne sont pas dérangeants et curieusement plus proches de la vie car dénués de toute nostalgie.
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Il m'est bien impossible de savoir si je vais me souvenir pendant 5, 10 ou 15 ans ou davantage de ce qui vient de se passer. Rien ne peut mettre sur la voie. Rien ou presque. Mais je sais que ce sentiment de culpabilité qui m'étreint parfois, qui m'a étreint par le passé, celui-là est un formidable vecteur de souvenir et fait en sorte que je n'oublie pas, que je n'oublie rien de ce qui me rend coupable. Et comme dit Descartes, "Venant ensuite à me considérer moi-même de plus près, et recherchant de quelle nature sont mes erreurs...", il y trouve l'entendement et la volonté et j'y trouve quant à moi une troisième composante qui est le sentiment de culpabilité.
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Qu'est-ce qui alimente le souvenir, à part la culpabilité ? Un paysage, et un corps dans le paysage, une ville, et je marche au hasard des couleurs de la ville, me demandant pourquoi tous ces rendez-vous manqués. Je marche au hasard, dans le paysage, je marche avec des souvenirs qui produiront peut-être d'autres souvenirs. C'est la marche souvent qui produit les souvenirs. C'est la marche qui en est le principal ferment et le liant la couleur de l'air.
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Et si je ne marche plus, je ne me souviens plus. Et si je ne marche plus, je ne suis plus me souvenant. Il suffit d'une chambre, une chaise, un lit, un peu d'immobilité, un peu d'immobilité silencieuse et la fabrique de souvenirs est interrompue. Aucun nouveau souvenir ne vient s'ajouter aux souvenirs anciens et aux souvenirs anciens, il suffit d'opposer la chambre, le lit, ce peu d'immobilité et le silence. Et le temps tarde alors.
Et puis je me souviens... Alors tu étais là et tu as fait pour moi un geste, un geste tendre, un geste de tendresse.
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Dans quelques jours, je céderai la parole à Gustav et il faut donc que je sache, il faudrait bien que je sache ce que je dois dire, ce que je dois écrire, ce que je dois livrer d'essentiel, qui doit être livré. Qu'est-ce que je n'ai pas dit qu'il faudrait pourtant dire ? Rien, sans doute. Rien de plus que le ciel nuageux puis sans nuages et puis nuageux encore avant d'être encore sans nuages. Rien que cette petite réserve de souvenirs qui servent à étayer une vie, à feindre l'épaisseur d'une vie. Je ne sais pas si nous pouvons encore choisir notre rôle. Je dois préparer un autre voyage.
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Je vais revenir au début, au commencement de cette histoire dont on ne sait quand elle a commencé. Ce qui est troublant, c'est qu'il y a bien quelqu'un qui regarde et qui raconte et qui ne parle pas, et qui n'intervient pas et qui joue ici le rôle attribué à Dieu par Descartes, qui est la chose parfaite. Qui regarde ? Qui nous regarde ? Qui nous regarde et se souvient et nous construit par la seule force de son souvenir et qui sait bien qu'il y a la mémoire et qu'il y a l'oubli, qui est l'éclipse de la mémoire comme l'éclipse du monde ? Et pour lui, il n'y a pas de ligne rouge pour nos mémoires.
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J'ai failli à ma mission. Gustav n'a pas retrouvé la mémoire et il ne sait même plus ce qu'est la mémoire et à quoi cela peut bien servir. Noëmie se souvenait de l'amour et je ne me souvenais de moi, de temps en temps, dans des circonstances différentes. Mon temps passe dans cette absence de souvenirs et dans cette absence d'intérêt, avec trop de vent et le souffle sur moi. Il n'y a pas de pause, aucune minute, aucune seconde des heures, aucune seconde à distraire du travail pour rêver à l'amour.
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J'ai failli à ma mission auprès de Gustav et je n'ai pas vraiment failli. J'ai mené à bien, par deux fois, deux années entières, le contrat d'amitié que j'avais signé avec son agent. J'ai accepté de voyager pendant toute une année. J'ai pris le risque de perdre une partie de ma clientèle, à qui j'avais annoncé que je prenais une année sabbatique. J'ai donc accompli ma tâche et Gustav n'a pas retrouvé la mémoire. L'amitié, vraie ou tarifée, ne rend pas la mémoire, ni pour celui qui la donne ni pour qui la reçoit. 
Et je n'ai pas encore appris l'oubli. Je vais continuer ainsi, expérimentant que ma volonté et ma liberté de décision sont immensément entravées par la mémoire et tentant d'apprendre auprès de Gustav l'oubli discret de moi-même.
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Je n'ai plus rien à dire ou bien je n'ai plus envie. Je n'ai jamais aimé les fins et même s'il n'y a pas vraiment d'histoire, cette dernière semaine est la fin de cette histoire. Je vais bientôt m'éclipser et un autre personnage va prendre ma place et c'est Gustav qui va prendre ma place. Je m'aperçois que je me suis sans doute identifié à lui et que j'ai dit pendant ces jours ce qu'il aurait pu dire sur la mémoire et sur le jeu de la mémoire et de l'oubli. J'avais l'impression de jouer un rôle. J'avais l'impression de jouer son rôle. Mais Gustav dira certainement tout autre chose.
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Alors, puisque c'est bientôt fini, puisqu'il n'y a plus qu'une semaine avant de finir vraiment le monologue, je peux me laisser aller à la mémoire gratuite, à la mémoire pour rien, à l'association libre et dans ce cas, je me rappellerai quoi ? Est-ce que je me rappellerai encore une fois l'église de Bain de Bretagne ?
Je me souviens de toi. Je sais que tu crois que tu pourrais me tuer.
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Puisque le passé est impossible, puisqu'il est inutile de regarder vers le passé en tournant la tête, juste en tournant la tête, comme pour se retourner, comme on tourne la tête pour vérifier que l'on est bien suivi, comme pour vérifier que l'on a bien fait le chemin, que l'on a bien fait son chemin, comme pour vérifier que l'on n'est pas suivi, comme pour vérifier que l'on n'a plus tout ce chemin à faire, puisqu'il est déjà fait, puisqu'il est déjà parcouru, ce chemin-là. Puisque la mémoire est impossible je pourrais un peu laisser monter ici le bruit médiatisé du quotidien, de ce qui se présente comme le quotidien dans les médias du quotidien. Le quotidien commenté par les médias ne sert qu'à meubler le temps exempt de souvenirs et propose indéfiniment d'éviter d'être au monde. Quel est le quotidien aujourd'hui en France ? Un nouveau gouvernement et encore d'autres choses. Pourquoi cependant devrais-je évoquer cela et m'en souvenir ensuite ? Ce sont de fausses histoires. Il y a longtemps maintenant que j'ai transformé la dialectique politique marchande en argumentaire commercial. C'est ainsi que je suis devenu un personnage et c'est ainsi que je parle, que j'existe, que j'existe pour vous, comme vous existez sans exister pour moi.
Alors il ne reste que la fatigue, la fatigue et le sommeil, et le sommeil aussi.
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Qu'est-ce qui se passe encore dans le monde aujourd'hui dont il faudrait se souvenir, se souvenir vraiment, se souvenir durablement ?
Il y a eu un attentat au marché aux oiseaux de Bagdad. La phase est tragiquement belle. On imagine Bagdad pendant mille et une nuits et des oiseaux multicolores dont les plumes auront été dispersées par la violence de l'explosion. On voit très bien ces plumes déjà ensanglantées tourbillonner un long instant au dessus du marché et l'image donne aussi, à gauche ou à droite, un minaret hautain. 
C'est la scène, la même scène, la même scène qu'avant, mais le marché aux oiseaux vend surtout des poules, je crois.
Il sera plus facile de se rappeler les aras et les colibris éventrés que des poules apeurées, déjà mortes avant d'être saignées.
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Et puis les images s'évanouissent au profit d'autres images. Et s'il faut encore laisser venir le brouhaha du monde médiatisé jusqu'ici, dans ce silence, dans cette absence, je retiendrai que le gouvernement japonais, par la voix du ministre de l'intérieur et de la communication et celle du ministre de la défense, a exprimé sa tristesse à l'annonce de la mort de Michael Jackson.
Et puisque c'est le matin, j'imagine déjà, en boucle, dans tous les médias et toute la journée, l'annonce commentée de la mort de Michael Jackson. 
Est-ce que cela peut prendre une quelconque importance ici alors que je pourrais te rendre le récit de ta mémoire, pour que l'on puisse enfin rêver à un monde qui ait le sens du monde ? Alors je ne sais plus qui est Michael Jackson. Je ne le sais pas. Je ne l'ai jamais su.
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Je regrette déjà de n'avoir pas dit tout ce que je n'ai pas dit et qui, par définition, est sans commune mesure avec ce que je peux avoir dit. Ces quelques semaines, allant dans les mots, perpétrant un voyage langagier piqueté d'absence de souvenirs et de souvenirs, je n'ai rien dit de la solitude. Je regrette ces deux années passées avec Gustav et Noëmie mais, de ce regret, je n'ai rien dit. Mais je n'ai rien dit non plus du regret d'un bout de trottoir de l'enfance. Je n'ai rien dit du tout et je me suis laissé envahir par le monde.
Mais c'est ainsi l'état dans lequel vous êtes. C'est sans doute irresponsable.
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"Examinant ces jours derniers si quelque chose existait dans le monde et remarquant que, du fait même que je faisais cet examen, il s'ensuivait évidemment que j'existais...". J'existais, disait Descartes, mais je vais moi me retirer du monde. Je vais bientôt me retirer du monde. Ce ne sera pas triste. Ce ne sera pas gai. Ce ne sera pas dramatique. Ce ne sera pas guilleret. Ce ne sera rien. Un peu de vide et de silence et de silence et de vide. Ce sera la fin du texte et la fin de la douleur du texte. Ce sera la fin de l'amour et la fin de la joie de l'amour et de la tristesse de l'amour. Ce seront quelques chants, juste au moment de la disparition, de l'extinction, de l'évanouissement.
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J'existais, donc j'existe. Ou encore : j'ai existé, donc j'existe. C'est le sort qui est dévolu aux personnages d'avoir existé et d'exister encore. Certes certains personnages ne sont plus jamais réactivés, tout comme la mémoire de certaines personnes dont le nom même est effacé sur leur tombe. Et puis il y a tous ceux qui n'ont pas de tombe et qui n'ont pas de nom et qui, ayant existé, n'existent plus. Je serai peut-être un jour un personnage qui n'existera plus.
Je sais que peu à peu, je ménage la transition du texte, de mon texte, avec celui de Gustav, qui commencera dans quelques jours. Je ne peux pas m'empêcher de faire des transitions. Et puis je partirai mais ce n'est pas moi qui ai gardé le secret le plus lourd. Peu importent les souvenirs. Je suis seul. Je regarde autour de moi. La lampe dessine les astres de la nuit électrique. Je ne suis plus certain que j'existe. Je me le rappellerai plus tard, dans la nuit, juste quand la pluie arrive.
30
C'est mon avant-dernier jour et demain sera donc mon dernier jour. Et mon avant-dernier jour est le dernier jour du mois de juin quand mon dernier jour sera le premier jour du mois de juillet. Mon avant-dernier jour sera le jour des évidences. Qu'est-ce que j'ai appris ? Sans doute que dans la réalité comme dans la fiction, il n'y a rien d'autre à faire que partir. Pourtant, il pourrait y avoir l'ébauche d'une accalmie. Il pourrait y avoir un sourire, un petit sourire, un commencement de sourire. Arrêt sur cette image. Je ne sais plus comment sortir, clôturé de la vie.