novembre 2009


Daniel
1
J'étais avec eux et je ne savais pas ce qui se passait entre eux. Ils faisaient parfois référence à l'année 2006, quand ils étaient sur la scène du théâtre et que je n'étais pas là. Ils faisaient parfois référence à des images et aussi à des sons et je notais ces références sans les connaître et sans les comprendre. Ils faisaient parfois référence à leur amour et je ne savais pas qui était leur amour et parfois, encore, ils parlaient de toi et je faisais semblant de ne pas savoir qui tu étais. Je savais ce qui allait se passer. 
La douceur malgré tout de la mer, proche, apaise novembre, le met à genoux.
2
Nous quittions l'Italie pour la Sicile, qui est encore l'Italie et bien davantage que l'Italie. L'enfermement du texte sied aux îles closes et la Sicile se fait propice à ces mots d'automne qui cherchent encore leur voie pour d'autres villes irréelles. Je quitte encore l'Italie et je retrouve la Sicile qui fait semblant d'ignorer l'hiver. La nuit sicilienne s'ébroue et lorsque je pense à toi, je me souviens que tout cela est dramatique. Et le soir, quand je suis seul, c'est bien ton corps qui vient avec la nuit, ce sont ses formes et son toucher, qui viennent la nuit caresser le souvenir.
3
L'île sicilienne se tapit plus au sud. Elle attend et je me fais pour elle cargaison humaine, je me dédie, je me voue, je la personnifie à notre rendez-vous. Je sais déjà qu'une fois passé le détroit de Messine, je serai mythologie et volcan. Je serai ces cendres qui recouvrent souvent les champs devenus gris et je serai aussi cette roche noire mais légère que tu pourrais emporter avec toi. La Sicile m'attend. Je vais à sa rencontre. Je vais la retrouver et tu sais que là-bas, si tu étais là, je te reposerais comme une terrasse ombragée un jour de soleil.
4
Tous les jours je voyage et tous les jours raccourcissent et tous les jours je remarque que les jours raccourcissent. L'éphéméride me dit qu'il ne s'agit que de quelques minutes et je m'attache à vivre plus intensément chaque soir de chaque jour ces quelques minutes de nuit qui sont encore toutes neuves, qui sont encore nouvelles et nouvellement arrivées. Il fait encore plus froid et le froid demeure une sensation fiable, une sensation qui donne confiance. Cependant, j'oublie le froid, je nie le froid qui vient car comme Descartes, "je vois que dans ces cas et dans beaucoup d'autres j'ai pris l'habitude de subvertir l'ordre de la nature."
Je ne sais plus, et je ne suis plus certain des dates qui sont données pour mon solstice intime, le solstice de ce manque de toi qui m'accompagne vers la Sicile.
5
Des quatre personnages, j'étais ainsi le plus solitaire et j'étais même le plus seul. Seul dans le texte, seul dans ce voyage de fin d'année, ce voyage de fin de texte. Seul dans la fin de ce texte et dans la fin de ce voyage, réduit à parler de toi comme on parle d'un paysage revu l'hiver sur une carte postale de l'été. 
Tu étais l'été et tu ne souhaitais pas changer de saison. Tu voulais bien avancer en âge à la condition que ce soit l'été, mais pas un été tropical, un été de Bavière ou de Champagne qui durerait les quatre saisons. Et tu voulais pour toi un texte de l'été qui raconte cela, un été qui ne finirait pas. Je pensais que ce n'était pas si difficile mais que c'était banal et certainement sans intérêt. Mais je ne le disais pas. Pourtant je ne l'écrivais pas. Je prolongeais seulement ta présence. Et puis j'ai décidé de t'expulser de ces mots, et en définitive, de te remplacer par d'autres musiques, par d'autres silences, par des espoirs nouveaux de soleil et de mer. Mais tu étais l'été.
6
C'est donc toi qui nous relies. C'est donc toi qui est notre centre, notre point d'équilibre et notre point de retournement. Tout au long de ces jours, nous évoquions des paysages, des villes et parfois même nous nous engagions sur la voie de la pensée. Puis tu venais nous rappeler ton absence et avec l'absence le temps de l'absence et avec le temps de l'absence ces lieux désertés. Le texte révélait alors sa destination première et sans doute sa seule destination : parler de toi, penser à toi et ne plus savoir t'aimer, penser à toi qui me suivrais, qui lirais pas à pas tous ces mots et ce serait cela, qui t'attirerait aussi, te ferait proche, si proche, avec moi, doucement.
Je tremble parfois d'angoisse à mesure que ton absence se fait définitive.
7
Pourras-tu encore imposer ton absence alors que je serai en Sicile ? Pourrai-je en Sicile, comme Gustav, faire de ton absence de l'oubli et tenter de faire de la douleur de ton absence, de l'oubli et encore de l'oubli et jusqu'à l'oubli de la douleur ? Mais le souvenir, cette manie, ne lâche pas facilement. Le souvenir, support de passé qui se veut aussi support d'avenir, comme s'il était nécessaire de prédire l'avenir quand il était juste si évident, si présent, si pesant, de voir ce qui venait, ce qui allait venir, ce qui allait se passer.
Je suis à Messine et je pense à Corinthe et je pourrais aussi penser à tous les détroits de la terre et même aux détroits imaginaires. Alors que je suis à Messine et que cela suffit pour ma rêverie, alors que cela devrait suffire à toute rêverie. Je suis à Messine et je nous imagine nous tenant par le bras, croisant des couples qui s'étonnent de tes regards sur eux, sur leurs jambes, sur leur corps, de tes rires enjôleurs qui sont si loin de moi.
8
Je suis donc arrivé en Sicile. Il n'y a pas de surprise puisque j'allais en Sicile, puisqu'il était décidé depuis plusieurs mois que j'irais en Sicile et que j'y arriverais le 8 novembre exactement, comme nous étions en Sicile le 8 novembre de l'année dernière et comme Gustav était en Sicile le 8 novembre de l'année 2002. Je suis encore à Milazzo, ville soudainement amusée par un peu plus de vent et la mer se souvient. Je traverse la ville. Je dis que c'est fini, que ce n'est pas entièrement fini mais que ça va finir, que ce n'est pas possible que ça dure. Ai-je encore assez de goût pour ces voyages sans surprise ? Ne pourrai-je donc jamais faire un autre voyage, ce probable évanouissement ? 
9
Il y a un peu de soleil, qui voudrait que je cesse de pleurer. Il y a un peu de soleil sur la Sicile qui voudrait que je cesse de pleurer ton absence. Il y a encore un peu de soleil et je regarde la mer au Capo d'Orlando. J'entends quelques mesures de l'opéra de Haendel qui porte le nom de cet Orlando furieux de jalousie. Je me rappelle les jours et les nuits où le manque se disputait avec la jalousie et célébrait ton absence dans des messes sombres. Tu passais alors beaucoup de notre temps à répéter qu'il n'y avait aucune promesse entre nous, et que j'étais bien fou de construire un avenir déçu, une vie de dommages sans toi. Je me rappelle tout cela et j'avance quand face à l'amour de toi, violent, qui ne me donne aucun mot, je ne trouve que l'amour de toi.
10
Dans ce voyage recommencé, dans cette histoire qui ressemble à la vie, qui ne se raconte pas, qui n'a pas de sens, qui n'a pas vraiment de sens, dans toute cette histoire qui ne finit pas, qui n'en finit pas, dans toute cette histoire qui n'est même pas notre histoire, il y a donc un cinquième personnage dont on ne sait rien. Car on ne sait rien de toi, n'est-ce pas ? On ne peut rien savoir de toi sinon que dans le jeu de cartes de la fiction, tu représentes l'amour et que tu es peut-être le seul spectateur. On ignore même combien de cartes ce jeu de la vie peut bien comporter. On sait seulement que tu viens ponctuer un texte qui pourrait être dit.
11
J'ai trouvé un hôtel où les chambres sont des oeuvres d'art. Je ne suis pas certain que l'écriture y soit plus facile, plus apaisée. Je ne voudrais pas ajouter de l'art à l'art. Une des chambres de l'Atelier sul Mare à Castel di Tusa célèbre Pasolini. Je vérifierai un autre jour s'il est passé par ici quand il suivait la longue route de sable. Je vérifierai tout un autre jour et même si je peux encore écrire et même si je me souviens encore de toi. Pour l'heure, et pour le jour entier, je m'appliquerai à regarder sans écrire, à regarder en repoussant le langage, à regarder la mer sans couleur. Et si je ne dis pas la couleur de la mer, c'est parce que je n'en sais rien.
Plus tard, dans la ville endormie, je reviens ensuite dans le froid glacé, martelé de fatigue.
12
Il pleut aujourd'hui sur la Sicile folle. Comme l'année dernière, je vais rester plusieurs jours à Castel di Tusa à l'Atelier sul mare et je changerai de chambre chaque nuit. Ce sera ce soir la chambre jaune ou ce sera la chambre rouge et je ne dormirai pas. La mer est trop proche et le bruit de la mer trop présent et l'odeur de la mer trop forte pour que je trouve le sommeil. Ce serait un bon endroit pour donner un rendez-vous amoureux. Ce serait une bonne destination pour un couple épris, quelques jours impromptus donnés à l'amour, quelques nuits sans sommeil à faire l'amour. Seul dans l'hôtel presque fermé, je peux mesurer la nuit entière la solitude de la nuit entière. Alors tout peut se passer, même l'extinction de ma tristesse.
13
Mais c'est une mauvaise idée de revenir dans cet hôtel artistique. C'est aussi une mauvaise idée d'y rester trois jours et trois nuits. C'est aussi une bonne idée. C'est une mauvaise idée car la proximité des oeuvres ne laisse aucune place au texte. Et c'est une bonne idée parce que la proximité des oeuvres, ne laissant aucune place au texte, repose du texte et me repose du souvenir de toi, de ce que tu voulais bien mettre parfois de désirs ou de paroles dans des rencontres vides que je ne décrirai pas. Et je repars demain. Et je repartirai, sans rien penser, sans rien dire, chuchoter.
14
Ces trois jours de pause dans le voyage sicilien ont interrompu le cours de l'écriture et je suis dès lors en morceaux comme le texte que j'écris. Je crois même que je suis morcelé comme un texte morcelé. En cela, ce travail d'écriture s'oppose à ce que l'écriture devrait produire : la reconstitution approximative d'une continuité. Je crois savoir que cette continuité n'est que fantasme et je sais que le réel est par essence discontinu. "Car en vérité, lorsque je considère celui-ci, c'est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense" commence Descartes, "je comprends que je suis une chose qui pense des fragments et qui tente de les écrire", pourrais-je continuer.
Je me rappelle aussi les voyageurs que je côtoyais dans le métro, les lecteurs de romans, ces histoires longues où la vie des personnages semble avoir un sens. Je n'écris pas de roman et j'essaye de limiter le caractère mensonger de ce texte, de ces morceaux de texte, de cela. Je fais suivre les moments d'écriture d'une lecture rapide, presque fébrile, une lecture impatiente pour vérifier encore une fois si tu hantes bien le coeur du texte, toujours.
15
J'ai eu par hasard des nouvelles de Gustav. J'ai d'abord vu son visage en couverture d'un magazine italien, que j'ai donc acheté. J'ai craint qu'il ne fût mort et j'ai pensé que l'article allait me donner les détails de ses funérailles. Il n'est pas mort. Il aurait retrouvé la mémoire. Il va bientôt, sans doute, mais le magazine italien n'est pas très précis, tourner un film autobiographique où le personnage principal sera un comédien qui perd la mémoire. Il ne m'a rien demandé pour le scénario. Je peux me reposer. Il n'y a peut-être pas encore de scénario. La production aurait-elle imposé un autre auteur que moi ? Je ne peux pas me résoudre à cela.
Je me couche pensif. Dans les draps qui ne me disent plus rien depuis longtemps, qui ont épuisé ton parfum depuis si longtemps, ces draps qui ne servent presque plus qu'à dormir sans souci et sans rêve, dans ces draps, je pense à toi et je sombre dans un sommeil triste. Je pourrais aussi retrouver la mémoire.
16
J'ai pu parler à Gustav. Il n'a pas vraiment retrouvé la mémoire. Il ne sait d'ailleurs plus s'il l'a vraiment perdue. Nous lui avons raconté tant de ses souvenirs qu'ils sont devenus comme ces souvenirs de la petite enfance dont on ne sait pas si l'on se les rappelle ou si, tant de fois racontés, le récit s'et substitué à un souvenir qui n'a jamais vraiment existé. Mais il se souvient parfaitement de notre voyage de l'an passé. Je l'ai appelé de Bagheria. Il m'a parlé de cette porte verte que nous avions photographiée ensemble en plaisantant sur "la porte étroite". Il se souvient de toutes nos étapes siciliennes. Il ne sait cependant pas si la production a besoin d'un auteur. Il ne sait cependant pas s'il y a vraiment un projet de film et n'est plus certain de savoir ce qu'est un film et quel sera son rôle.
C'est la nuit de Sicile, le pays où la nuit noire devient bleue.
17
Je crois donc que Gustav ment. Je sais qu'il ment. Il n'a pas plus retrouvé la mémoire que l'an passé et peut-être n'a-t-il jamais vraiment perdu la mémoire non plus. Il ne se souvenait plus de son rôle. Il m'arrive aussi de ne plus me souvenir du mien. Cette amnésie sociale peut durer quelques instants ou plus longtemps. Si elle durait plusieurs jours, on dirait que j'ai perdu la mémoire ou que je suis entré dans une phase maniaque. Et pourtant, suis-je jamais certain d'être parfaitement et en permanence dans mon rôle avec ma mémoire qui me désole ? Ce serait d'ailleurs aussi confiner à la folie. Ainsi la mémoire, comme le disait Descartes, n'est peut-être que cette partie du cerveau "où l'on dit qu'est le sens commun, laquelle, toutes les fois qu'elle est disposée de la même manière, donne à voir la même chose à l'esprit, quoique les autres parties du corps puissent pendant ce temps se comporter de diverses manières, comme le prouvent d'innombrables expériences qu'il n'est pas besoin de recenser ici."
18
De quoi pourrais-je me souvenir si j'avais perdu la mémoire ? Cela dépend sans doute de l'intensité de la perte. Me souviendrais-je de mon nom ? Et me souviendrais-je aussi du nom des arbres et des fleurs ? Comprendrais-je encore la nécessité des gestes quotidiens les plus élémentaires qui assurent la survie ? Aurais-je encore la mémoire des convenances, du jour qui se lève et du jour qui se lèvera ? Perdre la mémoire, ce serait donc aussi savoir exactement ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas. Ce serait enfin pouvoir fixer une définition d'un terme qui, somme toute, est peu opérationnel.
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Et je crois comprendre enfin, approcher enfin de la compréhension d'une évidence qui serait que la mémoire n'existe pas. Si elle n'existe pas, l'oubli n'existe pas non plus. Gustav n'a donc aucune possibilité ni d'avoir perdu ni d'avoir retrouvé la mémoire et je n'ai aucune possibilité non plus, ni de t'oublier ni de te retrouver. Ce que l'on nomme ainsi communément "mémoire" évoque le temps qui passe et ne s'embarrasse pas de savoir s'il s'agit du passé ou du futur. Il n'est question que de temps et tout le reste n'est que fiction.
Et la Sicile continue. J'ai enfin rejoint la villa de Scopello, qui pourrait être si belle, qui se cache un peu sous les cheveux des arbres plantés trop drus, et la mer se cache aussi, et les cachettes regardent les cachettes. Dans le soir, c'est ta voix que j'entends et je ne m'y ferai jamais.
20
Je suis aujourd'hui à Trapani. Que dois-je me rappeler de la ville ? Je suis seul aujourd'hui à Trapani. Que dois-je me rappeler de ma solitude ? Si je me concentrais davantage, je pourrais choisir mes souvenirs comme on choisit de mémoriser une règle de grammaire ou un théorème mathématique. Je ne dois cependant pas être assez concentré. J'ai essayé pour m'aider de prendre des photographies. Je me rappellerai ainsi cet alignement des rues de Trapani. Je me rappelle l'alignement mais le souvenir, quand il persiste, me porte vers l'au delà de la photographie, l'au delà de ce qu'est l'image, me porte vers ce qui serait une impression et parfois je ne me rappelle plus de Trapani qu'un frisson inopiné. Alors, je me rappelle avoir cherché d'autres sources d'espoir et avoir espéré un amour infini.
Je suis aujourd'hui à Trapani alanguie sous une brise d'automne qui lui rappelle l'Afrique, proche, avec la pluie qui viendrait inonder le littoral gris.
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Je parcours avec envie la ville détruite de Gibellina recouverte de béton, qui joue à l'Assyrie et se donne des teintes bleutées de l'antique. J'aime cette ville toute entière tendue vers la mémoire de son passé et vers l'oubli de son passé détruit. Je trouvais que la ville allait bien à Gustav et je me le rappelais ne comprenant pas ou feignant de ne pas comprendre ce que signifiait le monument de commémoration de la catastrophe de 1968. Cette année, c'est moi qui ne comprends pas et qui ne vois qu'une continuité entre le monument, construit et reconstruit, et la ville construite et reconstruite, comme la mémoire et le souvenir mêmes unis en un seul sentiment. Je ne laisserai pas le temps faire le temps. J'ai donc acheté et emporté une de ces oeuvres à souvenir éparpillées dans la ville nouvelle.
Dans le soir, je repense à nos conversations et à nos rires qui donnent à rire, je repense à ton sourire qui me donne à pleurer, à ton port de tête et à ta taille. Encore une fois je choisis de pleurer.
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C'est peut-être cela le goût de l'amnésie partielle de Gustav, le goût de ne plus pleurer en ne se souvenant plus. C'est peut-être cela mon goût pour l'amnésie partielle de Gustav, cette recherche indécise qui va de ma curiosité pour son absence de souvenirs au souvenir intime de cet amour déchu. C'est peut-être cela, la mémoire. C'est peut-être cela le souvenir. Ce n'est peut-être que cela. Et le plus infime d'entre eux, le souvenir d'un bout de bitume sale du trottoir d'une ville sicilienne est le souvenir d'un amour revenu là, resté là, qui revient là dans l'enlisement permanent du temps. Je ne veux plus me souvenir de ce que je pourrais oublier.
Si tu m'avais dit que tu ne venais pas, j'aurais préparé une autre déception, moins brutale, plus polie, plus douce, plus adoucie. Et ce sera en fait si facile, ce sera si facile d'oublier ces personnages pour aller vers d'autres textes qui pourront même se passer de personnages, qui sauront même s'en passer.
23
Je suis au bord du paysage. Je regarde la plaine et la mer plus loin que la plaine. Je ne regarde aucun passé et je ne pense à aucun avenir. Mais le mot "passé" fait entrer le passé et le mot "avenir" dessine des avenirs divers et cependant indistincts. Je retourne alors à la plaine et à la mer plus loin que la plaine. Je m'exerce à ce mépris de la mémoire. Je m'exerce à briser les conjectures intimes. Et j'y parviens presque jusqu'à ce que la pensée de toi revienne et détruise la mémoire et l'avenir comme dans mes rêves où je ne peux plus rêver de toi sans rêver même dans mes nuits que tu pars, que tu me laisses et mes rêves se cassent. 
Je ne soupçonnais pas combien la pluie sicilienne pouvait être triste.
24
Je suis à Sciacca et je crois me souvenir de ce creux de novembre où tout devient silencieux, même la fatigue. J'ai failli à ma mission. Je devais être la mémoire du voyage de l'année dernière et c'est l'amnésie qui m'a gagné. Je n'ai peut-être cependant pas failli et j'ai découvert que la fiction est le souvenir et que le souvenir est une fiction et que tout cela est d'une grande évidence. De Sciacca, je ne me souvenais que d'un canapé dans le hall de l'hôtel, canapé, qui garde les formes de corps humains, qui garde marquées les formes de corps, de ces corps que l'on a accompagnés jusqu'en Sicile sans autre but que d'aller en Sicile. Je suis de retour dans ce même hôtel et je vois le même canapé et je ne vois plus la marque de corps mais un tissu défraîchi et un rembourrage bosselé et j'entends Descartes me dire que "Dieu aurait pu donner à la nature de l'homme une constitution telle que ce même mouvement dans le cerveau fît voir à l'esprit n'importe quelle autre chose".
25
Il me reste encore plus d'un mois pour reprendre le fil de la fiction et pour expliquer. Je peux me fixer des objectifs. Je peux lever des énigmes. Je peux dire si Noëmie est tombée amoureuse de Gustav. Je peux aussi dire si je les ai vu s'embrasser ou si je ne les ai pas vu s'embrasser. Je peux dire si Mathieu est tombé amoureux de Gustav ou s'il et tombé amoureux de Noëmie. Je peux raconter une histoire. Je peux raconter leur histoire. Les personnages vont revenir et ce sont les mêmes personnages et ce seront les mêmes personnages et seule la rédaction d'un texte pourrait leur donner un peu de nouveauté. Il me reste encore plus d'un mois pour cela. 
Mais je sais que je n'y parviendrai pas parce que tu n'es pas dans cette histoire-là et que je devrais alors renoncer à t'évoquer, parfois, dans le soir sicilien, soupirant dans les palmiers d'Agrigente.
26
C'est ainsi que la Sicile est devenue le but consciencieux de tout le voyage et quand je partirai de Sicile, je rentrerai de Sicile. C'est ainsi que je comprends que le voyage de Gustav, ce voyage même que nous avons reproduit, ce voyage même que nous reproduisons est resté sans aucun but, est demeuré sans aucun but et sans aucune destination. 
J'aime le mot destination. Mais parfois, je me demande vraiment s'il faut continuer, s'il faut continuer vraiment. Puis je pense au mot destination, qui n'est pas le mot destinée, qui n'est pas le mot destin. Je pense à ce mot destination qui est l'ailleurs et qui est aussi l'autre à qui je me destine. Et puis, je me rappelle qu'il ne se passe rien encore, le soir, la nuit, dans le sombre d'un désir sans nulle trace, sans espoir et le temps qui se retourne ne dit plus rien de nous. Alors, je ne sais pas s'il faut persister. 
Je devrais arrêter mais la voiture m'entraîne.
27
Je sais désormais pourquoi j'aime les îles et ainsi pourquoi j'aime la Sicile. Je ne sais pas où tu es et je ne sais pas dire où tu es. Je ne sais donc jamais si je m'éloigne ou si je me rapproche et si, dans le souvenir, je pars ou je reviens. Je fais le tour de l'île. Je mesure ton absence et j'ajuste ton absence au manque absolu de toi mais le voyage n'est alors ni départ, ni retour. Il s'accomplit dans le temps indéfini de la boucle. Et pourtant, je cherchais encore hier le belvédère dont tu m'avais parlé un temps, avec la magie de ta voix se mêlant à la magie du lieu, et l'unique du souvenir, un baiser sur la vie. Dès lors, la Sicile, comme ces mots soignent encore, contiennent, une blessure un peu différente, avec le temps sans mesure.
28
Je ne sais pas bien ce que j'ai écrit jusqu'à présent et je n'ai plus beaucoup de temps. Je devais délivrer le secret des personnages mais j'étais aussi un personnage. Il me reste un mois ou presque pour raconter l'histoire et je n'ai pas encore commencé. Ce serait plus simple d'abattre des cartes, d'abattre ses cartes et de fixer le cadre de déploiement du texte.
Nous étions quatre, trois hommes et une femme, l'année dernière dans une voiture de location sur les routes siciliennes à l'approche du mois de décembre. Nous dialoguions de façon assez équilibrée. Deux ans auparavant, en 2006, deux de ces hommes et la même femme étaient restés toute l'année sur une scène de théâtre sans qu'il leur soit jamais donné la possibilité de savoir s'il y avait des spectateurs dans la salle.
En 2002, l'un de ces hommes, dès lors défini comme le personnage principal, avait fait plusieurs voyages dans une vieille Peugeot et c'est ce voyage que les personnages reprennent et que reprend encore cette année le narrateur, "puisqu'en effet ce même mouvement dans le cerveau ne peut qu'apporter en l'esprit toujours le même sentiment". 
En 2000 et en 2001, quelqu'un avait eu des histoires. Avant, personne ne sait. Tu crois qu'il y avait ma mémoire sur ces documents perdus ?
Tu ne sauras jamais si je pense encore à toi.
29
Je sais désormais que j'ai perdu la mémoire. Je sais désormais que nous avons perdu la mémoire. Gustav, l'avouant, a été plus courageux ou plus lucide. Il a accepté de dire qu'il ne se souvenait de rien comme nous même nous ne souvenons de rien. Ce qui reste et que l'on appelle "mémoire", n'est qu'un ragoût de sentiments effilochés, un surplus d'émotion dont on ne sait que faire et quelques trucs pour survivre et prendre le métro ou conduire une voiture. Je suis encore une fois à Caltagirone, aux escaliers enfantins, colorés de tesselles. Caltagirone est la ville des mosaïques, et les escaliers et les églises me mènent sous la pluie jusqu'à la nuit. 
Demain, je ne m'en souviendrai pas. Nous sommes des personnages et ce qui nous différencie des gens dans la rue c'est que personne ne suppose que l'on dort parfois, personne ne suppose que l'on aime vraiment parfois et que l'on souffre vraiment parfois.
30
Tous les jours de Sicile, cependant, remettent en ma mémoire les couleurs des salles de classe du collège et la brillance colorée du nom de Syracuse, mythologie nacrée dans l'automne. Tous les jours de Sicile, cependant, reprennent de ma mémoire les jours de l'an passé pour les mêler avec un souvenir, ça et là, un peu d'émotion, parfois et de temps en temps, le vent en souffle sur l'horizon. Tous les jours de Sicile se ressemblent ainsi comme tous les jours. Et c'est quand je renonce à me souvenir que tu reviens et je me souviens soudain de ta douceur. "Je ne dois plus redouter que soient fausses les choses que tous les jours les sens me donnent à voir, et il faut rejeter comme dignes de risée les doutes hyperboliques des jours derniers."