septembre 2009


Gustav
1
Je ne suis pas loin de Paris. Je ne suis pas encore très loin. Le voyage n'a pas vraiment commencé. Je ne suis pas assez loin. 
Cependant, tout peut toujours commencer demain et pourtant le texte n'est que le texte d'aujourd'hui. 
La pluie du matin n'a pas duré.
Je ne serai en fait jamais très loin de Paris pendant le mois qui vient. J'aurai beau chaque jour m'en éloigner davantage, il restera toujours possible d'y revenir en une ou deux journées. Je n'ai pas pris de téléphone mobile. Je n'ai pas pris d'instrument de navigation. Sur une feuille, j'ai noté la liste des étapes et je me fais fort de trouver les panneaux indicateurs qui me guideront comme ils m'ont guidé aujourd'hui de Paris à la Ferté-sous-Jouarre.
2
Dans ses premières étapes, la route de l'Est est une commémoration continue de batailles et de morts, jusqu'à Verdun sur la Meuse endormeuse de Péguy, Verdun, ville angoissée enchâssée dans le souvenir. En 1999, l'éclipse de soleil était entièrement visible à Verdun, commémoration spectaculaire et parfaite de toutes ces nuits de guerre. Je suis à Verdun. Je voyage. Je refais ce même vieux voyage. Il fallait que je reprenne une autre vie.
A verdun, je lis le nom de toutes les rues. Je ne les retiendrai pas. J'aurais sans doute pu le faire il y a quelques années. Aujourd'hui, je me donne le plaisir de regarder le nom de toutes les rues, de laisser aller librement ma capacité d'associer et d'oublier ensuite et les noms et ces associations mêmes.
3
Je continue mon voyage vers l'Est.
Il n'y a pas d'histoire à raconter pour expliquer ce voyage et son itinéraire, ce même itinéraire depuis 2002. Il s'agit peut-être de constater que les villes et les campagnes désormais vieillissent plus vite que les hommes. Pendant des siècles, les campagnes puis les villes ont donné aux hommes l'idée de l'éternité. Elles leur rendent aujourd'hui l'image en miroir de la fugitivité de la vie, de la dégradation de l'âge, de la banalité croissante de désirs normalisés. Elles oublient la douceur violente de leur histoire, de leur passé qui ne dit vraiment plus rien, comme j'ai oublié ma propre histoire, mon propre passé, le temps qui passe sans toi, la vie qui passe sans toi. 
C'est sans doute pour cela que je voudrais moi retrouver un soir la douceur des choses corporelles.
4
Rencontrer l'autre est-il encore possible quand on ne possède plus sa propre mémoire ? L'autre est-il autre chose que le souvenir de l'autre et la rencontre de l'autre est-elle autre chose que la lente élaboration du souvenir de cet autre ? Sans mémoire, ce ne sont qu'instantanés sur instantanés et les relations se passent ainsi de coups en coups dans une prostitution saccadée du temps sans aucune possibilité d'approfondissement. Dans ces instantanés, dans ces jours qui attendent, qui s'empoisonnent, énervés, déçus, il resterait bien les émotions, mais les émotions font-elles jamais l'objet d'une équation ?
5
Je ne peux pas savoir à quoi j'attachais mon regard quand j'avais encore des souvenirs. Je ne peux pas savoir, même, sur qui s'attachait mon regard quand j'avais des souvenirs. Je mesure, par défaut, la part du souvenir dans le désir, dans l'intérêt, dans la construction du désir, dans la construction de l'intérêt pour l'autre, pour autre chose, pour le tout autre et pour aussi le tout autre chose.
Je regarde le soleil. Sans souvenir le soleil n'est que le soleil. Je remarque que la rue est plus tranquille. Les gens ne travaillent pas aujourd'hui et la rue est plus tranquille. Je regarde, je ne sais pas bien ce que je vois et la rue tranquille, cette mouvance, cette incertitude, et les soleils fabriquent pour moi des taches colorées. Et qu'est que je pourrais faire d'autre ?
6
Je pourrais regarder les choses puisque les gens se dérobent. Mais les choses, elles aussi, paraissent avoir plus de mémoire que moi. Pas toutes les choses, certaines choses. Je ne pense pas à la mémoire encaustiquée des objets précieux conservés par les familles et qui ne sont que des objets de mémoire. Je pense à la mémoire des bancs sur lesquels des noms sont gravés. Je pense aux bornes du bord des routes, abîmées, griffées, aux couleurs passées, et qui n'indiquent plus vraiment le nombre de kilomètres parcourus, le nombre de kilomètres à parcourir. Je pense aux murs des villes qui laissent réapparaître d'anciennes publicités pour des produits disparus, à la faveur d'un ravalement, d'une démolition prochaine. Je pense à tout cela et je tiens mon serment de ne plus te chercher car avec toi, je suis dans le renoncement. 
En quoi est-ce que l'existence de la réalité est nécessaire à l'exercice de l'imagination ?
7
Ni l'existence, ni l'expérience d'une réalité qui se dérobe, qui se dérobera pendant tout le temps du monde, le temps des vies dans ce monde, ne sont nécessaires, ne me sont plus nécessaires. Sans souvenirs, sans mémoire, je n'en ai plus besoin. J'ai ainsi arrêté de commercer avec les fictions, de créer des fictions et d'entrer dans les fictions des autres. Je ne comprends par exemple plus rien aux publicités sur les murs des villes qui sont toutes des extraits de romans de la rentrée littéraire que je ne lirai pas, qui font toutes appel à des fictions, à du récit, à du récit avec des personnages et qui demandent, pour être comprises, que l'on mobilise ses souvenirs et ces souvenirs particuliers qui sont des fantasmes. Je ne sais rien de tout cela. Je retourne vers des textes anciens. Les vieilles légendes allemandes fonctionnent par ma peau, dans l'air du vent, à la musique des feuilles, à leur rythme, sans encombre. Je n'ai plus de souvenirs. Je n'ai plus de fantasmes. Il me reste les formes. Le soleil revient et je me soucie enfin du soleil. Cela s'installe.
8
Quels sont les sentiments que je peux conserver en l'absence de souvenirs ? Il y a la colère qui, dans son instantanéité, n'a pas besoin de souvenirs,  qui n'use pas de la mémoire. C'est une sensation qui tente de se penser et de s'imaginer mais qu'en est-il de l'imagination des sensations ? Quand je suis en colère, quand je tombe en colère, je suis comme les autres hommes qui comme moi, en colère, sont sans histoire. Je ne connais rien de l'histoire du monde et je ne connais plus rien de mon histoire. La colère oublie les souvenirs. La colère abandonne le temps, un instant. Et quand la colère s'efface, elle efface avec elle son propre souvenir et très vite, je ne sais plus ce dont il s'agissait, la vie reprend. Pourtant, alourdir le temps, augmenter son poids, augmenter son poids à l'infini, ne semble avoir aucun effet sur la colère des hommes.
9
Quand il n'y a plus la colère, la fatigue demeure. La colère cache la fatigue. Elle la chasse. Quand il n'y a plus la colère, la fatigue, une fatigue lasse, cette fatigue qui naît de toutes les fatigues passées, des fatigues à venir, la fatigue douce reprend ses droits. Les souvenirs fatiguent. Pour autant je peux témoigner qu'un homme sans souvenirs connaît cependant la fatigue. Elle vient de ses rêves et des conversations. Elle vient de l'absence de rêves et parfois même du silence des conversations. Je ne parviens jamais à décrire ni à cerner cette fatigue. C'est une figure composée de mille côtés.
10
Je suis arrivé au Danube. Je pourrais décider que le fleuve était ma destination. Je pourrais m'arrêter là, à Dillingen, et je regarderais le Danube, et j'imaginerais le cours du Danube sur chacun des 2500 kilomètres qu'il doit parcourir jusqu'à la mer Noire. Rien ne m'en empêche. Rien ne m'oblige à continuer ce voyage vers l'Est. Rien ne m'oblige à rien puisque je n'ai pas de mémoire et que j'ai désormais renoncé à la retrouver. Pourtant, à mesure que le temps passe et que la matinée avance, je sais que je vais continuer vers l'Est vers des rendez-vous de mémoire collective. Je peux remplacer ma mémoire évanouie par un peu de la mémoire du monde, et pleurer avec les autres.
11
C'est ainsi que nous sommes le 11 septembre et que je suis à Dachau. Sans mémoire, je redouble les commémorations comme d'un médicament on double parfois la dose en espérant se soigner plus rapidement. Que faire à Dachau un 11 septembre ? Je ne ferai rien. Je resterai silencieux dans une sorte de tension particulière de l'esprit. Je ne méditerai même pas sur la folie des hommes ni sur la douleur, ni sur la peine. Je vais tenter patiemment, lentement, profondément d'arrêter en moi ce monde où il n'est question que de la mort.
12
Que serait un monde où il n'y aurait que de la vie ? Ce serait le monde. C'est une indication suffisante. 
Il n'y a bien que de la vie dans le monde. A chaque instant, ce que l'on peut mesurer, c'est la vie. Si je suppose, un instant, que je n'ai plus aucun souvenir et si je réduis cet instant au dixième de cet instant et le résultat au dixième du résultat, puis-je encore certifier que la mort est à l'oeuvre ? A chaque instant, il n'y a que la vie et si je demeure en cet instant, pour me rendre ensuite vers un autre instant, sans me souvenir du précédent ou, tout au moins, sans accorder aucune valeur de signification rétrospective à cet instant désormais pour toujours passé, il n'y a plus que la vie, quand bien même le monde bruisse de la peine récente, et cette vie continue dans ce toujours qui sera en un instant fini et qui est ma vie.
13
Le monde ne parle pas de la mort. Ce sont les productions humaines qui tentent de cerner ce concept étrange qui n'est pas de ce monde. L'art tente toujours, et par tous les moyens, d'approcher au plus près quelque chose qui pourrait définir ce qu'est la mort et porter cette définition à l'entendement humain. L'art ne se cache pas dans son projet d'étaler des choses mortes afin de faire sentir ce que ce pourrait être "vraiment", et cela même dans ses compositions les plus heureuses en apparence. Mais les choses mortes ne sont pas la mort et l'art échoue dans son projet. 
Et puis il y a toutes les entreprises humaines qui déguisent ce projet véritable et voudraient faire croire qu'elles proposent, qu'elles distribuent, qu'elles vendent de la vie et qui n'acceptent qu'une mort en douce, une faiblesse, pour le dîner du soir, pour le dîner en ville du soir. C'est cela que l'on appelle la publicité et j'ai donc peu de choses à y faire.
14
Je continue mon voyage en essayant d'échapper à l'uniformisation croissante du monde. Il faut aller au plus près des détails pour parvenir à distinguer ce qui fait qu'une ville slovène n'est pas une ville autrichienne. Les affiches sur les murs, sur les panneaux d'affichage, ne diffèrent que par la qualité de l'encre des imprimeurs. La route traverse les nuances de l'asphalte. Les trottoirs sont comme les trottoirs de toutes les villes du monde où je ne vais pas. Le paysage obéit à la saison qui file vers l'automne plus qu'aux géographies des hommes. Je suis ainsi voyageur amnésique dans un paysage amnésique et le paysage et moi nous regardons incrédules, dans l'absence.
15
Je peux aussi remplacer mes souvenirs perdus, mes souvenirs personnels perdus, ces anecdotes biographiques effacées, par des souvenirs communs, des souvenirs culturels, des souvenirs civilisationnels. C'est sans doute ce que les journalistes et les sociologues pourraient nommer des pratiques mémorielles. Je suis aujourd'hui à Nagykanisza, qui mêle en moi son nom avec celui de Nagasaki. Quels souvenirs puis-je inventer entre Nagykanisza et Nagasaki, qui ne soient pas un souvenir de guerre ? Les couleurs, les sons, les saveurs, la douleur et choses semblables aurait dit Descartes. 
Je suis venu ici, il y a quelques années. C'était déjà le début de l'automne. Il pouvait pleuvoir. Les rues ne me disaient rien de plus que ce début d'automne sous la pluie. La saison n'est même pas un mode du penser. La fiction fait parfois semblant d'être neutre. 
Ai-je vraiment besoin de ce souvenir quand je ne peux plus savoir si tu étais là ? Je sais maintenant que tu me suis encore, comme un enfant pervers, qui ne veut pas dire bonjour au monsieur, qui se cache derrière l'armoire et qui, une fois qu'il a été attrapé, se colle au visiteur dans un désir soudain irrépressible, puis pleure quand on le détache, pour retourner se cacher.
16
Cependant, l'absence de souvenirs, la disparition des souvenirs, n'immunise ni contre le manque, ni contre la douleur. C'est à croire que les souvenirs, parfois considérés comme la source et le motif de la tristesse, dans une rétrospection doucement compassée, sont en fait des atténuateurs qui viennent fixer sur des chimères ce manque et cette douleur de la vie, congruents à la condition de ludion dans le temps qui passe et il faut nécessairement du temps.
17
Je m'ennuie dans ce voyage. Je traverse la Bosnie et je croise dans les villes et dans les villages, certainement, des gens qui voudraient bien, qui aimeraient bien avoir le même trouble que moi et se débarrasser ainsi de leurs souvenirs. Seraient-ils prêts cependant à sacrifier leurs souvenirs d'enfance, les souvenirs de leurs amours, pour effacer, en bénéfice, les souvenirs de guerre ? 
Je traverse la Bosnie, et moi qui n'ai pas de souvenirs, je retrouve en Bosnie, comme une tempête rigoureuse, des souvenirs de guerre, avec patience, et douceur.
18
Je pourrais facilement calculer où va s'arrêter mon voyage. Je ne parlerai plus ici que quelques jours encore. Il me faudra ensuite demeurer au moins une année entière là où je serai arrivé, comme un arrêt imaginaire. Que vais-je bien pouvoir y faire ? Je pourrai chercher à te rencontrer et je pourrai faire mieux encore. Je pourrai te laisser me rencontrer. Sans attendre, sans préjugé de ta forme ni de ta conversation, je te laisserai m'approcher, je ne te regarderai même pas venir et je ne te reconnaîtrai pas, moi qui ne reconnais personne. Un jour, j'admettrai que tu es là. Ce sera donc possible. Et je t'embrasse comme on ne sait plus embrasser, comme une vie qui donne du plaisir, qui s'envole, qui danse.
19
Ainsi, tu reviens vers moi, tu reviens près de moi et je peux envisager que tu sois au plus près. Tu seras du voyage, tu seras du même voyage mais tu verras d'autres paysages, tu verras l'autre côté du paysage. Nous échangerons nos places et tu verras alors le paysage que j'aurais pu voir. 
La seule façon pour nous de voir la même chose, au même moment, d'avoir les mêmes impressions et les mêmes sentiments, c'est que tu demeures dans ton absence, ton retard et ta disparition, ou mieux encore, que tu n'existes pas.
Sans souvenir de toi je peux cependant croire à ton existence et tu deviens alors la représentation instantanée du parfait amour, et de cette douleur, et encore. Mais le désir alors se dérobe, le ciel, la terre, les mers et tous les autres corps.
20
Combien de jours encore ? Une dizaine... onze peut-être. Aurai-je le temps d'ici là de quitter les Balkans. Je pensais que cela me serait égal. Pourtant, je ne voudrais pas devoir rester toute une année dans les Balkans. 
Je voudrais être en Turquie. Je pense que tu m'attends en Turquie et que je ne te trouverai jamais dans les Balkans. 
Je pense ce qui m'arrange. Ce n'est pas même de la pensée. Ce ne sont pas même vraiment des mots. C'est une petite musique d'attente, un interlude. Ce n'est vraiment pas démontrable. Je connais les étapes de mon voyage. Je connais mon temps de texte mais je ne connais pas mon texte.
21
Le passage des saisons rappelle que le temps qui passe n'a pas besoin de nos souvenirs pour s'écouler. C'est l'automne et l'automne n'a pas besoin des souvenirs d'été pour être pleinement automne. Il n'a pas besoin non plus d'évoquer l'hiver à venir, qui sera le prochain hiver et qui n'aura lui non plus pas besoin des souvenirs d'été ni des souvenirs d'automne. Tout cela demeure si tendre, si grave.
C'est l'automne. L'été est abandonné. Je ne me rappelle rien de ce que cela peut vouloir dire communément, sinon que les jours deviennent plus courts. 
22
Je ne sais que choisir de la longueur des nuits ou de la brièveté des jours. Je ne veux utiliser aucune métaphore, aucune image, aucune figure. Je ne "m'enfoncerai" pas dans la profondeur de l'hiver... et la neige n'étendra pas " son manteau blanc ". Je resterai là, juste là, à cet endroit qui fait que les nuits deviennent plus longues et que par conséquent, les jours deviennent plus courts. C'est ainsi. C'est l'automne. J'ai déjà laissé passer plusieurs automnes et je ne disposais de rien d'autre, pour connaître ces choses, que de ces idées mêmes. Il n'y a rien à ajouter à cela. 
Je ne me souviens pas de l'automne.
23
Je ne me souviens pas de l'automne et pourtant... toute la vie autour de moi est organisée pour le souvenir, par lui, avec lui. Les arbres se souviennent feuille à feuille de l'été et se souviennent feuille à feuille du printemps. Les enfants répètent des jeux qui viennent des jours ensoleillés. Je croise encore dans les rues des visages brunis patiemment. Il s'agit de conserve de temps, il s'agit de confiture de temps, qui montre, en accéléré, la vieillesse et la mort, l'ineptie et la beauté, si mêlées que l'on en perd la raison. Je suis dans la douceur retrouvée, je suis là, et le temps passe avec la tendresse mature qui va vers octobre. 
Et moi sans souvenirs, que puis-je faire d'autre que de décrire les scènes du monde en espérant y révéler autre chose que le temps qui passe, un secret bien gardé qui donne sens aux formes sans les précipiter d'emblée dans la durée ?
24
Je regarde la journée à venir et la journée est terminée. Elle s'est passée douce et doucement. Elle s'est passée. Dans le temps immobile de l'absence de souvenirs, le paysage qui défile, ce paysage en voyage, ne parvient pas à donner à la vie l'idée du mouvement. Je suis ici, puis je suis là. Ici et là, sans se confondre, sont deux instants dans le disjoint des souvenirs absents qui s'échauffent des couleurs de l'automne et décrivent les rapports ambigus entre la fiction et le réel, et la réalité, qui n'est jamais réelle puisqu'elle est elle-même décrite, mise en langage.
25
Dès lors, cette "mise en langage", extraite de la gangue du temps qui passe, retirée du fil mémoriel et de ses fausses émotions ne peut que devenir, sans que l'on y prenne garde, pure poésie et poésie pure. Mais la poésie exige des filets de protection, des garde fous, surtout quand, débarrassée du temps, elle frôle, elle s'approche, elle s'immisce dans la profération et dans la prophétie.
Et, déjà, je ne sais plus pourquoi je dénonce cette angoisse, et je ne sais rien du sommeil qui m'enlèvera tout à l'heure, dans l'oubli.
26
Je commence aujourd'hui la dernière semaine de mon texte et aussi la dernière semaine de mon voyage européen. J'éprouve une crainte irraisonnée à l'usage du mot "dernier". La crainte est irraisonnée et l'usage est tout aussi irraisonné que la crainte. Cet usage contredit tout ce que j'ai écrit les semaines passées, qui ne sont pas les dernières semaines. Si je m'arrête un instant, rien n'est jamais dernier, tout est toujours premier. Ce sera bientôt le premier jour d'automne où je n'écrirai pas d'une ville inconnue. Ce sera bientôt le premier jour que je passerai dans le meublé que j'aurai trouvé dans une ville que j'avais oubliée. Rien n'est ainsi "dernier", du moins que mon entendement reconnaisse.
27
Il paraît qu'au moment de la mort, on voit défiler toute sa vie en un instant. La promesse est trompeuse puisque personne ne peut l'attester, ne peut l'attester vraiment. Je ne connais aucune des raisons qui pourraient le prouver. Il est tout aussi possible qu'au moment de la mort, on voit s'effacer sa vie, toute sa vie en un instant, en un seul instant. Il se peut aussi, et c'est le plus probable, qu'au moment de la mort, il ne se passe rien.
Je suis en Turquie. Je vais donc rester en Turquie, mais je ne suis arrivé que le soir à Edirne.
28
Je suis en Turquie et de Turquie j'invente encore le souvenir de toi. J'entends ta voix, éperdue, angoissée, fatiguée, qui dit qu'il n'y a aucune raison de souffrir ainsi, que ce n'est pas le moment. Tu ne viendras plus prendre ce thé avec moi, ce thé oriental, noir, âcre comme le souvenir.
Je regarde les passants. Il y avait un temps où je reconnaissais de loin les villes et les corps. Mais, comme Descartes, je confesse que "par la suite de nombreuses expériences ont peu à peu ruiné toute la confiance que j'avais eue dans les sens".
29
Est-ce que c'est déjà le Bosphore ?
Je vais donc rester une année entière sur cette brèche, qui est une brèche géographique, qui est une faille symbolique. Je suis là où l'Orient et l'Occident font la preuve qu'ils ne portent de différences que dans l'esprit des hommes qui n'ont pas d'imagination et qui ont donc besoin de mythes. Ceux-là ne vivent que par le passé quand tous leurs propos évoquent l'avenir. 
Il ne faut pas s'y laisser prendre. S'ils n'avaient aucune mémoire, ils pourraient constater que le Bosphore ne porte en lui-même aucune distance culturelle.
30
C'est terminé. J'en ai terminé. Je n'ai aucune idée de ce que j'ai pu écrire pendant ces quatre-vingt onze jours. Tu le sauras peut-être si tu lis ces lignes. Tu me diras peut-être alors si tu retrouves ton absence et mon éclipse, alternées, dessinées par les mots.
Je vais rester là, à Küçükçekmece, à quelques kilomètres d'Istanbul, à proximité immédiate du péage autoroutier, dans ce quartier quadrillé où j'imagine des promenades répétitives et protocolaires. L'automne me prend.
Il n'y a pas de raison particulière à ce que tu tu sois là, toi aussi, près de l'Orient. Mais il n'y a pas plus de raison particulière à ton absence, ni même à mon absence définitive. Je suis un personnage et les personnages passent le temps qui leur est donné, qui leur est donné en abondance et cela leur va bien, et cela leur va mieux, et cela leur va très bien.