Diégèse




mardi 5 août 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre du vieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que ses promesses, sur l'engagement formel du jeune homme de les laisser tranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et des chaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils ; elle était condamnée à plus de trois mois de pain et d'eau par le court séjour qu'il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé les deux cents francs. Il n'avait pas songé un instant à les mettre dans quelque petit commerce qui l'eût aidé à vivre. Quand il fut de nouveau sans le sou, n'ayant aucun métier, répugnant d'ailleurs à toute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse des Rougon. Mais les circonstances n'étaient plus les mêmes, il ne réussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasion pour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre les pieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations : la ville qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicité avait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant. Cependant, la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandier comme son père, et de commettre quelque mauvais coup qui déshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules ; ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d'une rage sourde contre ses proches et contre la société tout entière, Antoine se décida à chercher du travail.
Il avait fait connaissance, dans un cabaret
du faubourg, d'un ouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit de l'aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et des paniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d'une vente facile. Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant lui plaisait. Il restait maître de ses paresses, et c'était là surtout ce qu'il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu'il ne pouvait plus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeilles qu'il allait vendre au marché. Tant que l'argent durait, il flânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil ; puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brins d'osier avec de sourdes invectives, accusant les riches qui, eux, vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, est fort ingrat ; son travail n'aurait pu suffire à payer ses soûleries, s'il ne s'était arrangé de façon à se procurer de l'osier à bon compte. Comme il n'en achetait jamais à Plassans, il disait qu'il allait faire chaque mois sa provision dans une ville voisine, où il prétendait qu'on le vendait à meilleur marché.
La vérité était qu'il se fournissait dans
les oseraies de la Viorne, par les nuits sombres. Le garde champêtre l'y surprit même une fois, ce qui lui valut quelques jours de prison.
Ce fut à partir de ce moment qu'il se posa dans la ville en
républicain farouche. Il affirma qu'il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière, lorsque le garde champêtre l'avait arrêté. Et il ajoutait :
« Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu'ils savent quelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas
, ces gueux de riches ! » Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu'il travaillait trop. Son continuel rêve était d'inventer une façon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pas contentée de pain et d'eau, comme celle de certains fainéants qui consentent à rester sur leur faim, pourvu qu'ils puissent se croiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de belles journées d'oisiveté. Il parla un instant d'entrer comme domestique chez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier de ses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de ses maîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jour où il lui faudrait acheter l'osier nécessaire, allait se vendre comme remplaçant et reprendre la vie de soldat. qu'il préférait mille fois à celle d'ouvrier, lorsqu'il fit la connaissance d'une femme dont la rencontre modifia ses plans.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Quelque chose était fêlé chez le jeune homme et la fêlure, loin de se réparer au fil du temps, ne faisait que s'écarter davantage. Fort, et en bonne santé, ayant réussi à s'établir, et habile de ses mains, la vie pouvait lui offrir de nombreuses chances pour peu qu'il réussît à former un projet et à s'y tenir un peu. Mais il semblait en être empêché par quelque force obscure qui l'aurait enchanté dès après sa naissance. Les contes ancestraux nés de la sagesse populaire ont remarqué ces destins qui, quoi qu'il advienne, sont contrariés par le sort. Antoine se plaignait souvent de visites nocturnes de formes maléfiques qui l'oppressaient en se couchant contre lui avant de repartir comme par magie. Il attribuait sa paresse, qu'il nommait aussi fatigue ou lassitude, à ce sommeil contrarié et n'était pas loin de croire que quelqu'un lui avait envoyé ces succubes. Il alla même jusqu'à penser qu'il pouvait s'agir de sa mère que les enfants, dans le faubourg, craignaient comme étant une sorcière. Ses camarades de beuverie écoutaient ses histoires avec l'air de gravité des ivrognes qui savent que leur écoute attentive pourrait leur valoir une tournée. Dès qu'Antoine avait le dos tourné, cependant, ils riaient ouvertement de ses terreurs nocturnes, et envisageaient pour l'en guérir quelques remèdes qu'eux-mêmes avaient expérimentés. Il y avait, même à Plassans la sage, des filles qui se vendaient. Elles ne travaillaient pas en ville mais à sa périphérie. Le climat clément du midi leur permettait, le plus souvent, d'exercer leur profession à l'extérieur sur les bords de la Viorne. La rivière accueillait toutes les marges de la société, au point que l'on aurait pu croire que son cours était le transport des elfes, des lutins et autres esprits bienfaisants ou maléfiques. Mais les camarades de Macquart se trompaient. Ce dernier fréquentait assez assidument les bords de la Viorne, y volant de l'osier, pour savoir qu'ils accueillaient des filles. Son impécuniosité n'était pour rien dans le désintérêt qu'il manifestait à leur égard. C'est que la vie de soldat et ses visites organisées dans les bordels des villes de garnison l'avait guéri définitivement de ce genre de pratiques. Ce qui étouffait Antoine, la nuit, était peut-être d'un autre ordre. L'homme affichait un parfait cynisme et une absence totale de sentiments qui était trop démonstrative pour être parfaitement sincère. Orphelin de père, éloigné de sa mère lunatique, éloigné tout autant de sa sœur pour laquelle il aurait pu garder un peu d'affection, méprisé comme bâtard par Pierre Rougon, Antoine Macquart éprouvait la nuit ce qu'éprouvent en secret ceux qui manquent cruellement d'amour.
Il n'en reste pas moins que les bonnes gens de Plassans réprouvaient sa paresse et surtout qu'il prétendît en vivre grassement. C'est à bien y regarder un fait assez curieux que les bourgeois qui vivent de leur rente et considèrent que c'est bien légitime, refusent à ceux nés sans fortune ni biens l'envie et le goût d'en faire autant. La société, qui se flatte toujours de détenir le bon sens, accepte sans ciller cette contradiction qui fait que l'un est rentier, de rentes lointaines qui lui servent au trimestre de quoi entretenir sa maison, quand l'autre qui ne reçoit rien, est taxé de paresse, et finira parfois en prison, pour avoir voulu vivre la vie de son voisin. Il faut bien tous les arguments de l'ordre social, et parfois même un peu de religion, pour accepter comme allant de soi un fait qui, observé à l'aune de la seule logique et de la déclaration qui veut que les hommes soient égaux en droit, confine à l'absurdité la plus complète. En s'affirmant républicain, sans le savoir peut-être, Macquart dénonçait cette marche ancestrale des affaires du monde. Il ne le faisait pas par raisonnement et n'en tirait aucune conséquence sur le régime qu'il aurait fallu mettre en place pour pallier ces inégalités. Il se disait républicain comme on se dit d'un pays de naissance que l'on a quitté dans les langes. La République, bonne mère, accepte ces enfants perdus, apeurés par la dureté du monde, englués dans leurs incapacités, qui font mine de la chérir en dernier secours.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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