Diégèse




mardi 19 août 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Tous ses parents, jusqu'à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d'eux.
« Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraient crever comme un chien. »
Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille, disait parfois timidement :
« Pourtant, papa, mon cousin
Pascal a été bon pour nous, l'année dernière, quand tu étais malade.
– Il t'a soigné sans jamais demander
un sou, reprenait Fine, venant au secours de sa fille, et souvent il m'a glissé des pièces de cinq francs pour te faire du bouillon.
– Lui ! il m'aurait fait crever, si je n'avais pas eu une bonne constitution ! s'exclamait
Macquart. Taisez-vous, bêtes ! Vous vous laisseriez entortiller comme des enfants.
Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai malade, je vous prie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n'étais déjà pas si tranquille que ça, de me sentir entre ses mains.
C'est un médecin de
quatre sous, il n'a pas une personne comme il faut dans sa clientèle. »

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Ainsi, les raisons qui faisaient que Pascal soignait Macquart sans le faire payer étaient les mêmes qui faisaient que ce même Macquart le méprisait. S'il avait eu véritablement l'esprit républicain, ce dernier aurait pu s'enorgueillir d'avoir un cousin qui était le médecin des pauvres et des déshérités. Mais la forme de dérèglement mental qui avait pris Macquart, et que l'on retrouve chez beaucoup d'individus, faisait au contraire que le dévouement du docteur Pascal pour les pauvres était perçu comme le signe d'une honte indélébile. Être soigné gracieusement par un médecin qui soignerait les riches aurait à l'évidence un prix plus grand que de l'être par un médecin qui soigne les pauvres. Ce sont d'ailleurs les jugements de cette sorte qui font que deux objets identiques valent ou ne valent pas le même prix selon à qui ils appartiennent ou à qui ils ont appartenu. On regarde ainsi avec attendrissement la cuillère de bois que le roi a touchée, quand on n'y prête aucune attention quand elle se trouve dans les mains de la servante. De la même façon, l'Église a inventé les reliques et les reliquaires, qui ne contiennent que quelques bouts d'os plus ou moins authentifiés, et qui, sur la foi de l'Église, sont sans prix, de par le Saint ou la Sainte dont ils seraient la trace ultime.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Puis Macquart, une fois lancé, ne s'arrêtait plus.
« C'est comme cette petite vipère
d'Aristide, disait-il, c'est un faux frère, un traître. Est-ce que tu te laisses prendre à ses articles de l'Indépendant, toi, Silvère ? Tu serais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français, ses articles. J'ai toujours dit que ce républicain de contrebande s'entendait avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verras comme il retournera sa veste… Et son frère, l'illustre Eugène, ce gros bêta dont les Rougon font tant d'embarras ! Est-ce qu'ils n'ont pas le toupet de prétendre qu'il a à Paris une belle position ! Je la connais, moi, sa position. Il est employé à la rue de Jérusalem ; c'est un mouchard…
– Qui vous l'a dit ! ?
Vous n'en savez rien », interrompait Silvère, dont l'esprit droit finissait par être blessé des accusations mensongères de son oncle.
« Ah ! je n'en sais rien ? Tu crois cela ? Je te dis que c'est un mouchard… Tu te feras tondre comme un agneau, avec ta bienveillance. Tu n'es pas un homme. Je ne veux pas dire du mal de ton frère
François ; mais, à ta place, je serais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à ton égard ; il gagne de l'argent gros comme lui, à Marseille, et il ne t'enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pour tes menus plaisirs. Si tu tombes un jour dans la misère, je ne te conseille pas de t'adresser à lui.
– Je n'ai besoin de personne, répondait le jeune homme d'une voix fière et légèrement altérée. Mon travail nous suffit à moi et à
tante Dide. Vous êtes cruel, mon oncle.
– Moi je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t'ouvrir les yeux. Notre famille est une sale famille ; c'est triste, mais c'est comme ça
.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Parmi tous les mensonges à la file que proférait Macquart, cette dernière parole avait le mérite de ne pas être entièrement fausse. La famille des Rougon-Macquart était bien une sale famille, mais ce qu'il ne disait pas, et ce qu'il ne voyait sans doute pas, c'était qu'il en était un des éléments les plus sales, et qui s'adressait de surcroît à l'un des éléments les plus purs. L'adage populaire veut que l'on regarde d'abord la poutre qui est dans son œil avant d'aller gourmander son voisin pour la paille qui est dans le sien. Macquart, comme beaucoup de ses semblables, sur la poutre dans son œil, était entièrement aveugle. Ce n'est pas très étonnant, car, d'ailleurs, la sagesse populaire, sans le dire vraiment, laisse entendre que, justement, une poutre dans un œil rend celui-ci aveugle.
En alignant toute sa famille contre un mur imaginaire, Macquart révélait cependant sa grande solitude. Il avait beau être entouré de sa femme et de ses deux enfants, boire des petits verres avec  tous les pochards de la ville et, dans le faubourg, être salué par les passants, il était seul. Il n'était plus possible de distinguer si sa solitude le rendait méchant ou si c'était sa méchanceté qui l'esseulait. Silvère aussi, d'une autre façon, était seul, mais d'une solitude choisie et désirée. Silvère ne rêvait pour lui-même d'aucune forme de tribune et s'il se voyait au combat, ce n'était jamais en tête de la colonne, mais bien dans les rangs, au milieu de ses camarades. Son dévouement pour sa grand-mère abandonnée de toute la famille se faisait sans ostentation aucune et il ne pensait pas à se gratifier lui-même des commentaires élogieux des commères à son passage qui, depuis sa petite enfance, disaient de lui qu'il était un brave garçon. Mais Macquart continuait.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
« Il n'y a pas jusqu'au petit Maxime, le fils d'Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me tire la langue quand il me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et ce sera bien fait. Va, tu as beau dire, tous ces gens là ne méritent pas leur chance ; mais ça se passe toujours ainsi dans les familles : les bons pâtissent et les mauvais font fortune. » Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisance devant son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il aurait voulu remonter dans son rêve. Dès qu'il donnait des signes trop vifs d'impatience, Antoine employait les grands moyens pour l'exaspérer contre leurs parents.
« Défends-les ! défends-les ! disait-il en paraissant se calmer. Moi, en somme, je me suis arrangé de façon à ne plus avoir affaire à eux. Ce que je t'en dis, c'est par tendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique traite vraiment d'une façon révoltante.
– Ce sont des misérables ! murmurait
Silvère.
– Oh ! tu ne sais rien, tu n'entends rien, toi. Il n'y a pas d'injures que les
Rougon ne disent contre la brave femme.
Aristide a défendu à son fils de jamais la saluer. Félicité parle de la faire enfermer dans une maison de folles. » Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquement son oncle.
« Assez, criait-il, je ne veux pas en savoir davantage. Il faudra que tout cela finisse.
– Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieux coquin en faisant le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu ne dois pas ignorer, à moins que tu ne veuilles jouer le rôle d'un imbécile. »
Macquart, tout en s'efforçant de jeter Silvère sur les Rougon, goûtait une joie exquise à mettre des larmes de douleur dans les yeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres, parce qu'il était excellent ouvrier et qu'il ne buvait jamais. Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensonges atroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon ; il jouissait alors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regards navrés, avec la volupté d'un esprit méchant qui calcule ses coups et qui a touché sa victime au bon endroit.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Macquart retrouvait dans l'émotion du jeune homme celle qu'il avait provoquée chez son défunt père lorsqu'il avait grossièrement évoqué devant lui la mort de sa femme. Silvère avait hérité de cette forme de pureté qui fait que l'on ne peut supporter de voir ceux que l'on chérit mis en cause, diffamés ou même seulement critiqués. Sa réaction, dès lors, était sans ambiguïté : il fallait que ceux qui clabaudaient sur sa grand-mère et qui, de la même façon, lui manquaient de respect, fussent punis et punis durement. Mais Silvère, fidèle à ses idéaux, laissait le soin de cette punition à d'autres. Il n'échafaudait aucun plan contre les infâmes qui, selon Macquart, torturaient sa chère tante Dide ; il sentait seulement son cœur qui lui faisait de la peine ; ses joues rosissaient ; son pouls s'accélérait ; tout son être frémissait et ce frémissement était un frémissement d'amour. À une autre époque, Silvère aurait pu devenir un Saint. Il se serait forgé, sans la conduite de quiconque, une solide foi en la Révélation. Il aurait, avec intransigeance, défendu, seul contre tous, ses frères chrétiens contre toutes les adversités. Il serait très probablement mort dans une prison ou sur le bûcher. Il avait en lui cet alliage de force et de tendresse que l'on retrouve chez les grands personnages de notre histoire. Il était un lointain petit frère de Jeanne d'Arc, la Pucelle. Les voix qu'il avait entendues n'étaient pas celles de l'archange, mais celles que l'ont trouve dans les livres des philosophes de l'Encyclopédie. Silvère avait l'étoffe d'un Saint laïc. Ce qui distingue et sépare le Saint en religion du Saint en République, est en fait peu de choses. Ils croient tous deux en la dignité de l'homme et en la nécessité absolue de défendre cette dignité contre tout et contre tous et ce, jusqu'à la mort. Pour le reste, l'un va croire en la résurrection quand l'autre n'y croira pas, si ce n'est en la résurrection, à chaque génération et à chaque époque, du sentiment collectif de la résurrection des droits humains, c'est à dire dans le rétablissement de leur état premier.
Macquart quant à lui, ne croyait en rien, ni en Dieu, ni en la République, ni en lui-même, ni en sa famille. Il croyait seulement qu'il était injuste, s'il y avait un Dieu, de ne pas être Dieu, et s'il y avait une République de ne pas en être le maître.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
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Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait la politique.
« On m'a assuré, disait-il en baissant la voix, que les
Rougon préparent un mauvais coup.
– Un mauvais coup ? interrogeait
Silvère devenu attentif.
– Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tous les bons citoyens de la ville et les jeter en prison. » Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait des détails précis : il parlait de listes dressées, il nommait les personnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quelle façon, à quelle heure et dans quelles circonstances s'exécuterait le complot. Peu à peu, Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la
République.
« Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire à l'impuissance, s'ils continuent à trahir le pays. Et que comptent-ils faire des citoyens qu'ils arrêteront ?
– Ce qu'ils comptent en faire ! répondait
Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons. » Et comme le jeune homme, stupide d'horreur, le regardait sans pouvoir trouver une parole :
« Et ce ne sera pas les premiers qu'on y assassinera, continuait-il. Tu n'as qu'à aller rôder le soir, derrière le palais de justice, tu y entendras des coups de feu et des gémissements.
– O les infâmes ! » murmurait
Silvère.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Des images sanglantes, insoutenables, parcouraient l'esprit du jeune homme. Il se figurait les corps parcourus de spasmes comme l'étaient les animaux que l'on tuait sur le marché. Il entendait des cris, de ces cris si caractéristiques de la mort. Peu à peu, ils se voyait parmi eux, faisant face bravement et bombant la poitrine au moment de la salve et, au dernier moment, juste avant que son esprit ne s'embrume et que le voile de la mort imaginaire ne s'abattît sur ses yeux, il voyait s'avancer sa bonne vieille tante Dide, qui se penchait sur lui comme elle se penchait sur son petit lit d'enfant. La vieille pleurait, gémissait, suppliait et Silvère, les larmes aux yeux, dans un hoquet, revenait à lui et regardait Macquart, narquois devant son trouble.
« Où étais-tu garçon, lui disait-il ? Craindrais-tu donc ton oncle et sa clique ? Ils ne pourront rien contre quelques hommes déterminés et épris de la liberté. Reste à savoir si tu veux te faire égorger et attendre que la troupe vienne te chercher ou si tu veux prendre les devants et les attaquer avant qu'ils ne soient prêts ! »
Tout cela n'était bien sûr que rodomontades car, Macquart n'avait aucun plan et n'était le chef d'aucun parti. Il aurait été bien incapable de s'enrôler dans un comité de Salut public, en fût-il le chef. En effet, à ses multiples défauts, Macquart ajoutait celui de n'avoir aucun courage physique. Plusieurs fois, dans un café, la conversation s'étant échauffée et alors qu'il devait faire face à un ouvrier aviné qui voulait en découdre, il battit en retraite prétextant quelque indisposition qui l'empêchait de rosser ce malotru. Personne n'était dupe et on en riait même.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
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