Diégèse | |||||||||
dimanche 31 août 2014 | 2014 | ||||||||
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ce qui représente 27,0419% de la vie de l'auteur | deux mille huit cent trente semaines de vie | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver ; ils ne distinguaient plus ni la vallée ni les coteaux ; ils entendaient seulement les plaintes sèches des cloches, battant au fond des ténèbres, comme des tambours invisibles, cachés ils ne savaient où, et dont les appels désespérés les fouettaient sans relâche. |
Émile Zola 1870
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C'était l'heure où la campagne s'éveillant semble naître du néant et se pare pour dissimuler ce travail de naissance des voiles des brumes matinales. Tous les matins du monde sont le premier matin du monde et le cri de l'oiseau qui s'éveille est le cri du premier jour de l'homme déchu du paradis terrestre, mais qui se souvient encore, pour un temps, des délices passés. |
Daniel Diégèse 2014
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Cependant Miette et
Silvère allaient dans
l'emportement de la bande.
Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Elle ne marchait
plus qu'à petits pas pressés, ne pouvant suivre les grandes enjambées
des gaillards qui l'entouraient. Mais elle mettait tout son courage à
ne pas se plaindre ; il lui eût trop coûté d'avouer qu'elle
n'avait pas
la force d'un garçon. Dès les premières lieues, Silvère lui avait donné
le bras ; puis, voyant que le drapeau glissait peu à peu de ses
mains
roidies, il avait voulu le prendre, pour la soulager ; et elle
s'était
fâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir le drapeau d'une
main, tandis qu'elle continuerait à le porter sur son épaule. Elle
garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant,
souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard de
tendresse inquiète. Mais quand la lune se cacha, elle s'abandonna dans
le noir. Silvère la
sentait devenir plus lourde à son bras. Il dut
porter le drapeau et la prendre à la taille, pour l'empêcher de
trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas. « Tu es bien lasse, ma pauvre Miette ? lui demanda son compagnon. – Oui, un peu lasse, répondit-elle d'une voix oppressée. – Veux-tu que nous nous reposions ? » Elle ne dit rien ; seulement il comprit qu'elle chancelait. Alors il confia le drapeau à un des insurgés et sortit des rangs, en emportant presque l'enfant dans ses bras. Elle se débattit un peu, elle était confuse d'être si petite fille. Mais il la calma, il lui dit qu'il connaissait un chemin de traverse qui abrégeait la route de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure et arriver à Orchères en même temps que la bande. |
Émile Zola 1870
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Dans
les villes, les chemins possibles pour rallier un point à
un autre son en nombre fini et, peu ou prou, on prend toujours la même
route. Il n'en va pas de même dans la campagne où, le plus souvent, il
existe toujours un autre chemin pour se rendre là où on doit aller.
C'est que les chemins tiennent compte de beaucoup d'éléments
qu'ignorent les rues des villes. Il y a d'abord le chemin et la
chaussée, qui parfois se rejoignent, mais parfois s'éloignent. Il y a
les chemins que l'on prend quand on est jeune, puis ceux qui semblent
faits pour les vieux. Il est frappant de constater qu'il est rare de
trouver dans un village une pente ardue pour rejoindre le cimetière.
C'est que celui-ci est fréquenté par les vieilles personnes et qu'il ne
faut pas hâter le moment où ils devront s'y rendre définitivement.
Était-ce l'ascendance du contrebandier Macquart, mais Silvère
connaissait tous les chemins des garrigues, des collines et de la
Viorne, comme s'il y était né. Arrivé de Marseille, dès qu'il en avait
eu l'âge, il les avait parcourus consciencieusement comme s'il devait
dessiner une carte ; et c'est en quelque sorte ce qu'il avait fait,
superposant la topographie à un pays imaginaire dont son grand-père
était le maître incontesté. Silvère aimait la campagne et la campagne
le lui rendait bien. Par un fait étrange, les animaux semblaient ne pas
le craindre et il avait ainsi pu les observer, patiemment, comme s'il
voulait les dessiner. Cette attention à la nature avait alerté son
oncle Pascal, qui voyait dans le jeune Silvère un assistant solide,
courageux et fidèle. Dans la rosée du matin, les brumes semblaient se dissiper devant eux, les guidant doucement vers le lieu de leur repos, attentives à leur secret et à leur jeunesse, les entourant d'une ouate moirée. |
Daniel Diégèse 2014
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Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devait monter de la Viorne. La nuit semblait s'épaissir encore. Les jeunes gens grimpèrent à tâtons le long de la pente des Garrigues, jusqu'à un rocher, sur lequel ils s'assirent. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme perdus sur la pointe d'un récif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le roulement sourd de la petite armée se fut perdu, ils n'entendirent plus que deux cloches, l'une vibrante, sonnant sans doute à leurs pieds, dans quelque village bâti au bord de la route, l'autre éloignée, étouffée, répondant aux plaintes fébriles de la première par de lointains sanglots. On eût dit que ces cloches se racontaient, dans le néant, la fin sinistre d'un monde. |
Émile Zola 1870
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Car, le matin, bien que renaissance, est aussi la mort de la nuit. Les cœurs sensibles des enfants connaissent cela, qui peut les emplir d'une angoisse indescriptible. Puis, l'âge venu, c'est le moment où le corps se demande s'il est bien nécessaire de continuer à vivre et à mener une vie qui le contraint à se mouvoir. Même lorsque l'on est dans son lit, protégé par une chambre bien close aux rideaux tirés, avec, à portée de la main, une lampe et de l'eau pour la soif, le matin, étouffé par les draps, demeure un moment critique, presque périlleux. Pour deux enfants perdus dans les garrigues, perchés sur un rocher qui leur semblait le seul point solide dans l'océan mouvant de la nuit qui ne voulait pas mourir, ce matin était une épouvante. |
Daniel Diégèse 2014
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Miette
et Silvère, échauffés
par leur course rapide, ne sentirent pas
d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec une tristesse
indicible ces bruits de tocsin dont frissonnait la nuit. Ils ne se
voyaient même pas. Miette eut peur ; elle
chercha la main de Silvère et
la garda dans la sienne. Après l'élan fiévreux qui, pendant des heures,
venait de les emporter hors d'eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt
brusque, cette solitude dans laquelle ils se retrouvaient côte à côte,
les laissaient brisés et étonnés, comme éveillés en sursaut d'un rêve
tumultueux. Il leur semblait qu'un flot les avait jetés sur le bord de
la route et que la mer s'était ensuite retirée. Une réaction invincible
les plongeait dans une stupeur inconsciente ; ils oubliaient leur
enthousiasme ; ils ne songeaient plus à cette bande d'hommes
qu'ils
devaient rejoindre ; ils étaient tout au charme triste de se
sentir
seuls, au milieu de l'ombre farouche, la main dans la main. « Tu ne m'en veux pas ? demanda enfin la jeune fille. Je marcherais bien toute la nuit avec toi ; mais ils couraient trop fort, je ne pouvais plus souffler. – Pourquoi t'en voudrais-je ? dit le jeune homme. – Je ne sais pas. J'ai peur que tu ne m'aimes plus. J'aurais voulu faire de grands pas, comme toi, aller toujours sans m'arrêter. Tu vas croire que je suis une enfant. » Silvère eut dans l'ombre un sourire que Miette devina. Elle continua d'une voix décidée : « Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta femme. » Et, d'elle-même, elle attira Silvère contre sa poitrine. Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant : « Nous allons avoir froid, réchauffons-nous comme cela. » |
Émile Zola 1870
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Au
milieu des pires guerres, pris dans les tourmentes les plus
insensées, on trouvera toujours des jeunes gens qui s'aiment, et dont
la virginité sera souvent le prix de la paix qu'il faudra plus tard
retrouver. Les Grecs connaissaient bien cela, qui ont construit des
mythes qui font de ces jeunes gens des dieux qui, malgré leur divinité,
rencontrent des embuches, des périls et des déconvenues. Cette nuit-là,
Miette et Silvère étaient le couple virginal du soulèvement contre le
coup d'État. Nul ne saurait dire si, dans d'autres villes, dans
d'autres lieux, d'autres jeunes gens accomplissaient aussi les rites du
destin, servant avec ferveur le dieu exigeant de l'amour. Peu leur
importait. Ils étaient seuls comme sont seuls, toujours, les jeunes
gens qui se découvrent des tendresses jusqu'alors inconnues. D'où Miette tenait-elle ce mouvement décidé qui avait mis Silvère tout contre elle ? Elle n'aurait su le dire. C'était à la fois le geste impérieux de l'amante et celui, tout aussi déterminé, d'une mère qui attire son enfant contre son sein. Les femmes, en tout point, dès qu'il s'agit du corps, sont bien plus savantes que les garçons. Les jeunes femmes retrouvent sans les avoir appris les gestes ancestraux, quand les garçons, abasourdis de leu virilité naissante, demeurent gourds et maladroits, comme embarrassés de ce qui leur arrive. Cela se remarque au tournant de l'âge adulte. Alors que la petite fille qui devient femme semble éclore, devenir fleur pour éclore, le garçon voit des poils recouvrir son visage et ses membres, sa voix croasse, des boutons disgracieux viennent ternir son teint, tout en lui devient gauche. Ces règles de l'espèce n'étaient pas, cette nuit-là, bafouées. Miette savait dans l'obscurité ce qu'elle allait faire, sans même l'avoir pensé, sans l'avoir décidé, alors que Silvère se laissait faire, dans cette passivité première de la gent masculine. |
Daniel Diégèse 2014
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Il y eut un silence. Jusqu'à cette heure trouble, les jeunes gens s'étaient aimés d'une tendresse fraternelle. Dans leur ignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vive l'attrait qui les poussait à se serrer sans cesse entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne se gardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amours naïves, grondaient, plus hautement, chaque jour, les tempêtes du sang ardent de Miette et de Silvère. Avec l'âge, avec la science, une passion chaude, d'une fougue méridionale, devait naître de cette idylle. Toute fille qui se pend au cou d'un garçon est femme déjà, femme inconsciente, qu'une caresse peut éveiller. Quand les amoureux s'embrassent sur les joues, c'est qu'ils tâtonnent et cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cette noire et froide nuit de décembre, aux lamentations aigres du tocsin, que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur. |
Émile Zola 1870
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Miette et Silvère étaient souffle contre souffle, avides de leur odeur qu'ils semblaient humer pour la première fois. Deux amants qui s'embrassent pour la première fois, libérant un désir trop longtemps contenu, mettent dans ce baiser tous les attributs de la dévoration. Il semble alors à chacun qu'il ne pourra jamais se rassasier de l'autre. C'est alors que leur vient l'idée qu'ils pourraient en mourir, que ce baiser ne pourra les conduire qu'à s'éteindre en se fondant l'un en l'autre pour l'éternité. Le baiser d'amour est la voie par laquelle les amants entrevoient l'unicité originelle et cela les effraie tant qu'ils cessent alors brusquement, reprenant leur souffle, avant de s'enhardir et de recommencer. Il est faux de penser que le baiser précède l'acte qui scelle définitivement le sort des amants. Le baiser est en lui-même, pour lui-même, un acte d'amour sans lien nécessaire avec ce qui peut leu suivre, ou ne pas le suivre. C'est par le baiser que l'on dit que l'on aime et que l'on aime. |
Daniel Diégèse 2014
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Ils restaient muets,
étroitement serrés l'un contre l'autre. Miette avait dit : « Réchauffons-nous comme cela », et ils attendaient innocemment d'avoir chaud. Des tiédeurs leur vinrent bientôt à travers leurs vêtements ; ils sentirent peu à peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines se soulever d'un même souffle. Une langueur les envahit, qui les plongea dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaud maintenant ; des lueurs passaient devant leurs paupières closes, des bruits confus montaient à leur cerveau. Cet état de bien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur parut sans fin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla que jamais ils ne s'étaient embrassés. Ils souffraient, ils se séparèrent. Puis, quand le froid de la nuit eut glacé leur fièvre, ils demeurèrent à quelque distance l'un de l'autre, dans une grande confusion. |
Émile Zola 1870
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C'est que le baiser laissant entrevoir le paradis originel, il laisse aussi voir, et même plus clairement encore, la chute, non pas cette culpabilité que les règles humaines ont voulu faire croire divines, mais la chute qui décillant l'homme et la femme et leur montrant crument leur condition d'êtres de chair, les fit mortels. Deux amants qui s'embrassent vivent en un instant tout leur amour, celui-ci dût-il durer quelques minutes ou de nombreuses années. Il y a dans chaque baiser la naissance de l'amour et la mort de l'amour, la naissance et la mort de l'humanité réunies dans une collision. Parfois, les amants se regardent et jettent un petit rire de gêne qui dévoile tout à la fois qu'ils ont compris sans comprendre et qu'ils ne sauraient traduire vraiment ce qui leur arrive. Que l'on empêche un jour les jeunes gens de s'embrasser et l'on aura exténué l'espèce humaine bien plus sûrement qu'en la stérilisant. C'est le baiser qui fait l'humain, tout autant que la parole. |
Daniel Diégèse 2014
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31 août | |||||||||
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