Diégèse




samedi 20 décembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Pascal suivait la crise d'un œil attentif. Les deux frères, très effrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s'étaient réfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot de gendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amant à la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contre les gendarmes et les douaniers, qu'elle confondait dans une même pensée de vengeance.
« Mais c'est l'histoire du
braconnier qu'elle nous raconte là », murmura-t-il.
Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevait péniblement. Elle regarda autour d'elle, d'un air de stupeur.
Elle resta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, comme si elle se fut trouvée dans un lieu inconnu.
Puis, avec une inquiétude subite :
« Où est le fusil ? » demanda-t-elle.
Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa un léger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voix basse, d'une voix chantante de petite fille :
« C'est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toute tachée de sang. Aujourd'hui, les taches sont fraîches… Ses mains rouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah ! pauvre, pauvre
tante Dide ! » Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.
« Le
gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l'ai vu, il est revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins ! » Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elle s'avança vers ses deux fils, acculés, muets d'horreur. Ses jupes dénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu, affreusement creusé par la vieillesse.
« C'est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J'ai
entendu l'or… Malheureuse ! je n'ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n'y avait qu'un pauvre enfant, et ils l'ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! maudits ! maudits ! » Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruit déchirant d'une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la prit entre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme une enfant.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Il est assez habituel de considérer que les vieillards peuvent retomber en enfance et se comporter soudain, de façon momentanée ou parfois durablement, comme de très jeunes enfants. Leur voix se transforme ainsi que leur élocution pour revenir à cette forme reconnaissable de l'hésitation fébrile du plus jeune âge. Certains vont parfois jusqu'à perdre la parole et s'enfoncent alors dans une aphasie bredouillante qui les fait considérer avec commisération. Mais il serait erroné de croire que cela n'arrive qu'aux vieillards. C'est seulement qu'ils se cachent moins, car ils deviennent vulnérables ou bien qu'ils sont las de cacher ce qu'ils sont en vérité et qu'ils n'ont jamais cessé d'être : des enfants. C'est une des caractéristiques de l'être humain qui n'est jamais suffisamment prise en compte pour analyser les comportements individuels et collectifs : nous sommes tous des enfants plus ou moins grimés en adultes. L'âge venant, il est de plus en plus difficile, sous une enveloppe avachie, de déceler la jeunesse des traits. Certes, mais cela ne change rien. Nous demeurons des enfants, et même, de tout jeunes enfants. Voici cet homme, jugé comme un homme respectable, qui exerce des responsabilités, à qui l'on donne du Monsieur, et que l'on salue gravement. Le voilà ce même homme qui voit soudain lui échapper un bien, une place, une faveur même qu'il convoitait, pour laquelle il s'était entremis. Il rentre chez lui. Il s'enferme dans son cabinet. Il pleure. Il pleure avec cette gravité que les enfants savent donner à leur chagrin, ces chagrins que les adultes moquent et qui seront pourtant toute leur vie durant les mêmes chagrins. Et voici ce même homme qui, dans la rue, croise son rival qui a obtenu gain de cause contre lui et malgré lui. Alors, le rouge lui monte aux joues. Son pouls s'accélère et ses poings se crispent. Il lui sauterait volontiers à la gorge pour s'engager dans un pugilat qui ne laisserait plus rien de correct à sa mise. Il n'en fait rien, dans la plupart des cas, mais il en rêvera la nuit, s'engageant dans des luttes homériques. Mais les vieillards n'ont plus le temps d'avoir de ces pudeurs. Ils savent qu'il est temps pour eux de pleurer doucement quand ils ont envie de pleurer doucement, car, cette joie-là aussi, de pleurer doucement ou de hurler à tue-tête leur sera bientôt enlevée, la mot venant.
Tante Dide, toute prise par sa crise nerveuse, se livrait sans tenter de se brider à ce jeu que le sommeil seul pourrait dès lors arrêter.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
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