Diégèse | |||||||||
mardi 23 décembre 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
La société habituelle
du salon, quand elle fut réunie, ne put cacher
l'admiration que lui causa un pareil spectacle. Ces messieurs souriaient d'un air embarrassé en échangeant des regards sournois qui signifiaient clairement : « Ces Rougon sont fous, ils jettent leur argent par la fenêtre. » La vérité était que Félicité, en allant faire les invitations, n'avait pu retenir sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré et qu'on allait le nommer quelque chose ; ce qui allongeait les nez singulièrement, selon l'expression de la vieille femme. Puis, disait Roudier : « Cette noiraude se gonflait par trop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois qui s'étaient rués sur la République expirante, en s'observant les uns les autres, en se faisant gloire chacun de donner un coup de dent plus bruyant que celui du voisin, trouvaient mauvais que leurs hôtes eussent tous les lauriers de la bataille. Ceux mêmes qui avaient hurlé par tempérament, sans rien demander à l'Empire naissant, étaient profondément vexés de voir que, grâce à eux, le plus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à la boutonnière. « Encore si l'on avait décoré tout le salon ! Ce n'est pas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu'il avait entraîné dans l'embrasure d'une fenêtre. Je l'ai refusée du temps de Louis-Philippe, lorsque j'étais fournisseur de la cour. Ah ! Louis-Philippe était un bon roi, la France n'en trouvera jamais un pareil ! » Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l'hypocrisie matoise d'un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré : « Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban ne ferait pas bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avez sauvé la ville autant que Rougon. Hier, chez des personnes très distinguées, on n'a jamais voulu croire que vous ayez pu faire autant de bruit avec un marteau. » Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme une vierge à son premier aveu d'amour, il se pencha à l'oreille de Roudier, en murmurant : « N'en dites rien, mais j'ai lieu de penser que Rougon demandera le ruban pour moi. C'est un bon garçon. » L'ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d'une grande politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de la récompense méritée que venait de recevoir leur ami, il répondit très haut, de façon à être entendu de Félicité, assise à quelques pas, que des hommes comme Rougon « honoraient la Légion d'honneur ». Le libraire fit chorus ; on lui avait, le matin, donné l'assurance formelle que la clientèle du collège lui était rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d'abord un léger ennui à n'être plus le seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n'y avait que les militaires qui eussent droit au ruban. Le courage de Pierre le surprenait. Mais, bonhomme au fond, il s'échauffa et finit par crier que les Napoléon savaient distinguer les hommes de cœur et d'énergie. |
Émile Zola 1870
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Pascal, qui les avait
rejoints dans le salon jaune, regardait
comme à son habitude cette société comme s'il avait regardé des
insectes ou un troupeau d'animaux dans un pré. Il constatait ce que
l'on constate toujours quand on observe un groupe constitué, que ce qui
semblait conduire tout ce petit monde devait pouvoir prendre le nom de
mimétisme. Les sociétés animales, et par conséquent les sociétés
humaines, fonctionnent toutes selon le principe commun de la
distinction. Chez les animaux, il faut que les femelles puissent
reconnaître aisément le mâle dominant, qui, dès lors, se pare de
couleur, fait la roue comme le paon, ou brame à ne savoir que faire.
Et, de la même façon, les femelles se font reconnaître des mâles par
différents artifices. Dans les sociétés archaïques, il était vital de
pouvoir reconnaître le chef et, pour le chef, de se faire reconnaître
comme tel. C'est certainement ainsi que se sont inventés inventé le
costume et la parure, la panoplie et les insignes. Il n'y a pas de
groupe humain dont le chef ne détienne les insignes de chef.
Selon les
groupes, cela se détermine de façon plus ou moins ostentatoire mais
n'en demeure pas moins constant. Cependant, ce qui justifiait dans les
temps les plus reculés, et jusqu'aux temps modernes, la distinction
accordée au chef relevait principalement de la force physique, du
courage, de l'ardeur au combat. Ainsi, les décorations et les insignes
étaient principalement militaires et le roi lui-même ne portait celles
qui lui étaient dévolues que parce qu'il était le chef incontesté des
armées du royaume. C'est alors que parut Bonaparte. Son génie lui
permit de comprendre et de concevoir qu'il fallait enrégimenter toute
la société et organiser pour cela dans la société civile l'ordre des
décorations, de la même façon qu'il était organisé pour la société
militaire. C'était sans conteste un coup de génie qui n'a pas fini de
prospérer et il y a même fort à parier que l'on inventera dans les
temps futurs de nouveaux colifichets à accrocher à la boutonnière des
bourgeois, si bien que même le peuple n'en sera pas épargné. Que celui
qui arbore le ruban rouge à sa boutonnière sache ou ne sache pas que,
ce faisant, il perpétue le temps où l'un de ses très lointains ancêtres
plantait dans une chevelure fournie une plume rouge volée à un oiseau
de passage, n'a aucune importance. Il le fait pourtant et le plus
souvent en toute innocence. Pascal était dans une volière. Il déplorait une nouvelle fois son peu de talent pour le dessin, et surtout pour la caricature. Il eût fait sinon une véritable ménagerie qui eût régalé les gazettes. Félicité, quant à elle, regardait ce petit monde comme la bergère regarde son troupeau. Elle connaissait ses bêtes une à une, en distinguant chaque travers tout en sachant parfaitement ce qu'elle pouvait tirer de celle-ci ou de celle-là. Elle avait le sentiment particulièrement satisfaisant qu'ont ceux qui ont organisé une situation et qui, dès lors, peuvent en jouir parfaitement. Que les animaux s'ébrouent dans l'enclos était son profond contentement. |
Daniel Diégèse 2014
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23 décembre | |||||||||
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