Diégèse




vendredi 26 décembre 2014



2014
ce travail est commencé depuis 5474 jours (2 x 7 x 17 x 23 jours) et son auteur est en vie depuis 19927 jours (19927 est un nombre premier)
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La Fortune des Rougon2




Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant du drame qui venait d'ensanglanter l'aire Saint-Mittre. Le retour des troupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué par d'atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups de crosse derrière un pan de mur, d'autres eurent la tête cassée au fond d'un ravin par le pistolet d'un gendarme. Pour que l'horreur fermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. On les eût suivis à la trace rouge qu'ils laissaient. Ce fut un long égorgement.
À chaque étape, on massacrait quelques
insurgés. On en tua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand la troupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il fut décidé qu'on fusillerait encore un des prisonniers, le plus compromis. Les vainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce nouveau cadavre, afin d'inspirer à la ville le respect de l'Empire naissant. Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne se présenta pour la sinistre besogne. Les prisonniers, jetés sur les poutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par les poings, deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur lasse et résignée.
À ce moment, le
gendarme Rengade écarta brusquement la foule des curieux. Dès qu'il avait appris que la troupe revenait avec plusieurs centaines d'insurgés, il s'était levé, grelottant de fièvre, risquant sa vie dans ce froid noir de décembre. Dehors, sa blessure se rouvrit, le bandeau qui cachait son orbite vide se tacha de sang ; il y eut des filets rouges qui coulèrent sur sa joue et sur sa moustache.
Effrayant, avec sa colère muette, sa tête pâle enveloppée d'un linge ensanglanté, il courut regarder chaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi les poutres, se baissant, allant et revenant, faisant tressaillir les plus stoïques par sa brusque apparition. Et, tout d'un coup :
« Ah ! le bandit, je le tiens ! » cria-t-il.
Il venait de mettre la main sur l'épaule de
Silvère. Silvère, accroupi sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devant lui, dans le crépuscule blafard, d'un air doux et stupide. Depuis son départ de Sainte-Roure, il avait eu ce regard vide. Le long de la route, pendant les longues lieues, lorsque]es soldats activaient la marche du convoi à coups de crosse, il s'était montré d'une douceur d'enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et de fatigue, il marchait toujours, sans une parole, comme une de ces bêtes dociles qui vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Il songeait à Miette. Il la voyait étendue dans le drapeau, sous les arbres, les yeux en l'air. Depuis trois jours, il ne voyait qu'elle. À cette heure, au fond de l'ombre croissante, il la voyait encore.
Rengade se tourna vers l'officier, qui n'avait pu trouver parmi les soldats les hommes nécessaires à une exécution.
« Ce gredin m'a crevé l'œil, lui dit-il en montrant
Silvère. Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pour vous. » L'officier, sans répondre, se retira d'un air indifférent, en faisant un geste vague. Le gendarme comprit qu'on lui donnait son homme.
« Allons, lève-toi ! » reprit-il en le secouant.
Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnon de chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, un nommé Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils et le dur métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, les mains roidies, la face plate, il clignait des yeux, hébété, avec cette expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il était parti, armé d'une fourche, parce que tout son village partait ; mais il n'aurait jamais pu expliquer ce qui le jetait ainsi sur les grandes routes. Depuis qu'on l'avait fait prisonnier, il comprenait encore moins. Il croyait vaguement qu'on le ramenait chez lui. L'étonnement de se voir attaché, la vue de tout ce monde qui le regardait, l'ahurissaient, l'abêtissaient davantage. Comme il ne parlait et n'entendait que le patois, il ne put deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa face épaisse, faisant effort ; puis, s'imaginant qu'on lui demandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :
« Je suis de
Poujols. » Un éclat de rire courut dans la foule, et des voix crièrent ! « Détachez le paysan.
– Bah ! répondit
Rengade ; plus on en écrasera, de cette vermine, mieux ça vaudra. Puisqu'ils sont ensemble, ils y passeront tous les deux. »
Il y eut un murmure
.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
On ne pouvait pas imaginer plus dissemblables que ces deux hommes, dont un était encore un enfant, attachés l'un à l'autre comme des animaux à la peine.
Mourgue était de ces hommes qui n'ont jamais vu un miroir, qui ne savent en conséquence rien de leur image, et vont jusqu'à ne pouvoir concevoir ce que les autres voient quand ils les voient. Ainsi, être regardé comme il l'était en ce moment ne suscitait en lui aucun écho. Il ne savait rien de la scène qui était en train de se jouer, et n'en saurait rien jusqu'au moment de sa mort. Pourtant, Mourgue n'était pas sans regard. On aurait même pu dire qu'il n'était que regard. Il savait se poster immobile sur un rocher au dessus de Poujols, et rester ainsi pendant des heures, regardant comme seuls les paysans de cette époque savaient encore regarder. C'est que nous, lorsque nous faisons mine de regarder, alors que nous voyons à peine, pouvons dire ce que nous voyons. En un sens, le regard a été remplacé par le vocabulaire. Mourgue n'avait, ni en patois, ni, a fortiori en français, le vocabulaire pour dire ce qu'il voyait et pourtant il voyait. Il avait ce regard d'instinct qui lui laissait apercevoir le moindre animal bougeant sous un rocher. Il pouvait presque suivre les mulots au fond de leur terrier. Là où nous tentons de voir un paysage, avec des rochers, des arbres, des collines, Mourgue voyait toute une cosmogonie. Il voyait la vie même, il était un voyant. Ainsi, pour lui, rien n'était immobile. Il savait, comme le savaient les plus anciens que l'immobilité est un leurre. Rien n'est immobile dans ce bas monde, car rien n'est éternel. Le rocher immense qui domine la vallée est à la merci d'un coup de gel, et se retrouve fendu, un beau jour clivé sans avoir prévenu. Les arbres majestueux meurent aussi vite et parfois davantage que les jeunes pousses du printemps. Les espèces entre elles se livrent à une guerre sans trêve, et les mauvaises herbes ne sont pas en reste. Mourgue voyait tout cela, même s'il ne le savait pas et s'il ne le comprenait pas. Le fait de comprendre est somme toute une invention récente. La compréhension du monde, que les Grecs, et avant eux les Babyloniens, ont érigé en principe suprême, est toujours une simplification du monde. Pour le comprendre, c'est à dire au sens propre, pour le prendre avec soi, il faut nécessairement en laisser un peu, et très certainement même en laisser beaucoup. Regarder le monde sans essayer de la comprendre est le privilège du simple et du sage et quelques artistes seulement sont assez simples et assez sages tout à la fois pour se livrer à un exercice qui renvoie à la toute jeunesse de l'être. Mourgue était de ces êtres-là, si frustres, qu'ils en deviennent purs.
Silvère, son compagnon d'infortune était d'une autre forme de pureté, qui est la pureté des sentiments. Il n'y avait rien en lui qui pût ternir l'éclat de sa candeur. Contrairement à Mourgue, Silvère était empli de vocabulaire, dont il ne maîtrisait pas, le plus souvent, parfaitement les termes. Peu importait, car avec ses mots, il inventait des récits fabuleux qui n'avaient comme dénouement que de faire grandir l'humanité jusqu'au sublime. Car, c'est être aussi parfaitement dans le monde que de vouloir dépasser l'essence du monde, que de vouloir le doubler d'un monde idéal où la justice règnerait tout autant que l'amour. À l'évidence, un tel monde n'a jamais existé sur cette pauvre terre, et n'existera très certainement jamais. C'est pourquoi cela demeure un très grand mystère que les hommes puissent l'inventer, le décrire, le vouloir et le désirer et se battre et lutter pour ce monde chimérique, et aller jusqu'à en mourir.
Ainsi, entre celui qui vivait entièrement dans le monde sans tenter de le comprendre et qui s'était retrouvé prisonnier sans saisir en aucune façon ce qui lui arrivait, et celui qui vivait pour l'avènement d'un monde imaginaire, dont il venait de perdre cependant la raison première, l'amour, il y avait en commun la beauté de ce qui fait l'humanité, la pureté de ce qui laisse, malgré tout, à travers les turpitudes humaines, croire à l'homme. Les deux étaient donc promis à la mort la plus brutale, celui qui ne savait pas, et celui qui croyait savoir, celui qui était de ce monde et celui qui n'en était pas. En les emmenant tous les deux, malgré les murmures de la foule, toute à ses habitudes de lâcheté, Rengade éborgné se faisait l'instrument d'un ordre qui le dépassait. Il croyait venger son œil et la perte de sa maigre pension. Il croyait céder à cet esprit de rancune que l'on considère naturel, sans savoir pour autant s'il est bien naturel. Il n'était lui aussi que l'agent du monde machinal qui était en train de s'imposer et qui devait aboutir tout aussi bien à l'éradication des paysans entièrement au monde que des jeunes révolutionnaires idéalistes qui n'y appartenaient point.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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