Diégèse




mercredi 30 juillet 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




L'annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :
« Que font donc ces hommes des gens qu'ils arrêtent ?
– Mais ils les emmènent à leur suite, répondit
M. de Carnavant. Ils doivent les regarder comme d'excellents otages.
– Ah ! » répondit la vieille femme d'une voix singulière.
Elle se remit à suivre d'un air pensif la curieuse scène de panique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s'éclipsèrent ; il ne resta bientôt plus que
Vuillet et Roudier, auxquels l'approche du danger rendait quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes lui refusant tout service.
« Ma foi ! j'aime mieux cela, dit
Sicardot en remarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m'exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et aujourd'hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d'un sou. » Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.
« Voyons, continua-t-il, le temps presse…
Venez, Rougon. » Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son mari, qui, d'ailleurs, ne s'empressait guère de suivre le terrible Sicardot.
« Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient. » Le
commandant s'arrêta, étonné.
« Sacrebleu ! gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.
– Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en plus croissante, il ne
vous suivra pas ; je m'attacherai plutôt à ses vêtements. » Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l'heure, causait si gaiement ? Quelle comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.
« Je te dis que tu ne sortiras pas », répétait la vieille, qui se cramponnait à l'un de ses bras.
Et, se tournant vers le
commandant :
« Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger inutilement.
– Eh ! c'est notre devoir », dit
Sicardot impatienté.
Félicité éclata en sanglots.
« S'ils ne le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée ?
– Mais, s'écria
le commandant, croyez-vous que nous n'en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d'entrer tranquillement chez nous ! ? Je jure bien qu'au bout d'une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitants de ce salon. » Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu'elle répondait d'un air épouvanté :
«
 Vous croyez ! ?
– Pardieu ! reprit
Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens. » À ces paroles, qu'elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d'ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d'entrevoir tout un plan de campagne.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Ainsi, un homme sachant une cause perdue et se sentant homme à renverser la situation le jour venu, devait-il mourir bravement sur une barricade ou attendre des jours meilleurs pour sauver ensuite ses frères et faire triompher son parti ? Il en arriva à la première conclusion que si le devoir pouvait se raisonner, il n'en était pas de même de l'honneur, dans lequel entrait beaucoup d'autres considérations. Il en conclut provisoirement que se comporter en homme d'honneur n'était certes pas raisonnable mais répondait à un ordre supérieur qui, selon les cas, pouvait être atavique ou eschatologique. S'agissant de l'aristocratie française, il considérait ardemment que les deux hypothèses étaient intimement liées. et c'est d'ailleurs pourquoi lui et ses semblables avaient toujours considéré la noblesse d'Empire Le marquis, que cette conversation avait fini par ennuyer, partit dans l'une de ses longues rêveries dont il était coutumier. Cette capacité qu'il avait de se taire et de méditer était l'un des rares pans de son héritage qui ne lui avait pas été enlevé. Ses ancêtres, une fois leur fief établi et leurs paysans mis sous servitude, n'avaient, l'âge venu, rien d'autre à faire que de se trouver un point d'observation, de regarder et de penser. Et c'est sans doute pour cela que pendant longtemps, les philosophes ne furent jamais des marchands qui, eux, n'arrêtaient leurs besognes que pour compter et pour recompter. Sa rêverie le porta, à l'écoute de l'échange entre Sicardot le vieux grognard et Rougon, l'intrigant de province, à délibérer sur le devoir et sur l'honneur. Il n'était en effet plus convaincu, à voir tempêter le soldat de l'Empire, que le devoir conduisît à coup sûr à l'honneur. Faire son devoir pour un pouvoir félon et corrompu, pouvait bien conduire au déshonneur ; la chose était entendue. Mais était-il pour autant possible de se conduire en homme d'honneur en refusant de faire son devoir, comme une singerie qui n'avait d'autre sens que d'insulter le temps ? Tous ces barons et ces princes qui s'empressaient de procréer pour assurer leur lignée bâtarde ne provoquaient chez lui que de l'amusement mêlé d'un peu de dégoût. Mais il éprouvait le même sentiment pour les officiers roturiers, intimement convaincu qu'il fallait être né noble pour pouvoir conduire des hommes à la victoire, de même qu'il fallait quatre quartiers de noblesse pour pouvoir conduire avec succès une ambassade. Et le marquis de Carnavant cachait derrière ses yeux pensifs et son sourire à peine esquissé ces convictions réactionnaires qui l'empêchaient de nourrir une pointe de rancœur de se trouver à ce point déclassé qu'il était obligé de subir une compagnie aussi commune.
Si le marquis avait pris le parti de ne pas intervenir dans la scène qui se déroulait devant ses yeux, il espérait secrètement que Félicité parviendrait à ses fins et qu'elle ne laisserait pas le gros Rougon risquer de se faire tuer par devoir, ne lui prêtant par ailleurs aucun sens de l'honneur. C'était une chose en effet que de visiter le couple par une sorte de fidélité à sa jeunesse et, à travers le temps, à la mère de Félicité, sans être cependant intimement convaincu que leur relation avait produit ce fruit sec désormais fripé et ridé. Tout cela avait été si bref et presque furtif qu'il ne s'en souvenait plus. Mais Félicité fût-elle restée seule et veuve qu'il en aurait conçu de la gêne et qu'il aurait alors douté de ce que son devoir allié à son sens de l'honneur aurait dû le conduire à faire. Tant qu'elle était sous la protection de son mari comme elle avait été enfant, puis jeune fille, sous la protection de son père légitime, il n'avait pas à délibérer sur sa conduite, ni même sur sa conduite passée.
Il en était là quand Rougon qui, pendant toute la scène jouée par Félicité, était resté entièrement silencieux, comme pétrifié par un tour de magie fabriqué par la vieille sorcière, se décida à sortir de son mutisme dans un long raclement de gorge feint.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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