Diégèse 2014


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La Fortune des Rougon / Zola augmenté
Émile Zola - 1870 / Daniel Diégèse - 2014


Lorsqu'on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d'aire Saint-Mittre. L'aire Saint-Mittre est un carré long, d'une certaine étendue, qui s'allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d'herbe usée la sépare. D'un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac, la borde d'une rangée de masures ; à gauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus bas dans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l'aire est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls traversent.
1er janvier Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous la protection de Saint-Mittre, un saint provençal fort honoré dans la contrée. Les vieux de Plassans, en 1851, se souvenaient encore d'avoir vu debout les murs de ce cimetière, qui était resté fermé pendant des années. La terre, que l'on gorgeait de cadavres depuis plus d'un siècle, suait la mort, et l'on avait dû ouvrir un nouveau champ de sépultures à l'autre bout de la ville. Abandonné, l'ancien cimetière s'était épuré à chaque printemps, en se couvrant d'une végétation noire et drue. Ce sol gras, dans lequel les fossoyeurs ne pouvaient plus donner un coup de bêche sans arracher quelque lambeau humain, eut une fertilité formidable. De la route, après les pluies de mai et les soleils de juin, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs ; en dedans, c'était une mer d'un vert sombre, profonde, piquée de fleurs larges, d'un éclat singulier. On sentait en dessous, dans l'ombre des tiges pressées, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève.

Les promeneurs avaient pris l'habitude, les étés de canicule, de se retrouver le soir, à la fraîche, pour deviser gravement de l'état de la ville et du pays, du gouvernement lointain dans ses effets et si proche dans dans son oppressante surdité. Les yeux brillaient et attrapaient des rayons de lune. Les barbes jeunes, douces encore et jamais rasées répondaient à la mousse des murs qui semblaient murmurer des serments réprobateurs. Les voix étaient une source et l'on s'enivrait de l'éclat de jeunes dents, ou d'un sourire sacré. La jeunesse parcourait sans cesse l'Europe dans des récits de bataille, de places à prendre, de monarques à renverser. Elle était de toutes les nations. Elle ne craignait certainement rien alors, sinon, vaguement, le désir qui pouvait naître de son exaltation commune, et qu'elle réfrénait.
2 janvier Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus, aux nœuds monstrueux, dont pas une ménagère de Plassans n'aurait voulu cueillir les fruits énormes.
Dans la ville, on parlait de ces fruits avec des grimaces de dégoût ; mais les gamins du faubourg n'avaient pas de ces délicatesses, et ils escaladaient la muraille, par bandes, le soir, au crépuscule, pour aller voler les poires, avant même qu'elles fussent mûres.
La vie ardente des herbes et des arbres eut bientôt dévoré toute la mort de l'ancien cimetière Saint-Mittre ; la pourriture humaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu'on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées sauvages. Ce fut l'affaire de quelques étés.


Les jeunes se promettaient d'y entrer de nuit, pour rien, pour se faire peur, pour rejouer à l'enfance et aux gamineries excitantes. Quels fantômes aurait trouvés cette jeunesse dans ce cimetière d'antan, sinon des fantômes de pauvres gens, malhabiles et discrets, encombrés de soucis sans grande importance ni grande cruauté. Elle aurait peut-être croisé un jeune fusillé de 1848, et certainement aussi un ou deux prêtres réfractaires, même si Plassans n'a jamais été un haut lieu des révolutions, ni même des révoltes. La ville aime les dévotions et se soucie peu du clergé qui les lui propose. Elle a ses cercles et ses loges, ses messes et ses rites laïcs et proclamés. Elle entretient la componction plutôt que la ferveur, quels que soient les temps, les modes et les régimes. Paris est loin, comme le sont Madrid ou même Nice. Dans le cimetière, il était certain que les morts parlaient provençal et dansaient les danses de là-bas. On entendait parfois des gémissements, que l'on attribuait un peu rapidement au vent se glissant dans les frondaisons bruissantes.
3 janvier Ce sont ces étés qui mangeaient l'enfance, modifiant aussi rapidement la voix, que le corps et le sentiment. La veille, on avait l'âge encore de suivre les gamins dans l'antique cimetière et celui de se jeter aux bras des poiriers maléfiques. Puis on regardait rieur les bandes affairées de la hauteur de ses seize ans, la brume s'emmêlant dans le duvet soudain dru des mentons. C'en était fait. on était homme. Les odeurs musquées de l'aire Saint-Mittre pouvaient laisser songeurs et les souffles croisés dans le soir accentuaient le rauque des voix. On regardait le cimetière qui semblait rappeler que la vie n'était jamais l'affaire que de quelques étés. La conversation repartait au galop vers le monde, avide, elle aussi, de jeunesse et ne laissant rien au silence, pas même le trouble.
4 janvier Vers ce temps, la ville songea à tirer parti de ce bien communal, qui dormait inutile. On abattit les murs longeant la route et l'impasse, on arracha les herbes et les poiriers. Puis on déménagea le cimetière. Le sol fut fouillé à plusieurs mètres, et l'on amoncela, dans un coin, les ossements que la terre voulut bien rendre. Pendant près d'un mois, les gamins, qui pleuraient les poiriers, jouèrent aux boules avec des crânes ; de mauvais plaisants pendirent, une nuit, des fémurs et des tibias à tous les cordons de sonnette de la ville. Ce scandale, dont Plassans garde encore le souvenir, ne cessa que le jour où l'on se décida à aller jeter le tas d'os au fond d'un trou creusé dans le nouveau cimetière. Mais, en province, les travaux se font avec une sage lenteur, et les habitants, durant une grande semaine, virent, de loin en loin, un seul tombereau transportant des débris humains, comme il aurait transporté des plâtras. Le pis était que ce tombereau devait traverser Plassans dans toute sa longueur, et que le mauvais pavé des rues lui faisait semer, à chaque cahot, des fragments d'os et des poignées de terre grasse. Pas la moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal.

Jamais ville ne fut plus écœurée.

Il en était de cet écœurement qui prépare les révoltes. Chacun connaissait parfaitement, sur plusieurs générations, les ouvriers, les contremaîtres, tous ceux qui, de loin, de près, avaient participé à la macabre procession, et chacun les connaissait comme étant de Plassans. De les connaître et de connaître leurs pères et leurs grands-pères les faisait regarder comme des profanateurs insultant leurs propres morts, et cela faisait naître une sourde colère. La ville mesurait confusément les engrenages d'incurie huilés de paresse qui avaient permis et fourni ce cortège. Les femmes se signaient au passage de ce char de la mort. D'autres se croyaient maudites ou envoutées. Les esprits se moquaient bien pourtant des os qui les avaient abrités. Ils continuaient leur sarabande provençale sur l'aire Saint-Mittre et ne la quitteraient pas avant longtemps.
La jeunesse, quant à elle, voulait quitter Plassans, rejoindre Paris dans un espoir de barricades, de harangues et de serments. Elle pensait même à Londres, à Rome, à Berlin, dans un grand tour révolutionnaire du siècle passé. Elle n'avait rien lu encore, mais ces ouvriers mortuaires lui apparaissaient comme le comble de ce qu'elle considérait déjà comme une aliénation.
5 janvier Pendant plusieurs années, le terrain de l'ancien cimetière Saint-Mittre resta un objet d'épouvante. Ouvert à tout venant sur le bord d'une grande route, il demeura désert, en proie de nouveau aux herbes folles. La ville, qui comptait sans doute le vendre et y voir bâtir des maisons, ne dut pas trouver d'acquéreur ; peut-être le souvenir d'un tas d'os et ce tombereau allant et venant par les rues, seul, avec le lourd entêtement d'un cauchemar, fit-il reculer les gens ; peut-être faut-il plutôt expliquer le fait par les paresses de la province, par cette répugnance qu'elle éprouve à détruire et à reconstruire. La vérité est que la ville garda le terrain et qu'elle finit même par oublier son désir de le vendre. Elle ne l'entoura seulement pas d'une palissade ; entra qui voulut.

Puis, la jeunesse reprit ses promenades. D'autres jeunes gens venaient se souvenir de leurs chapardages d'enfance. On croisait des ombres parfois. On s'éloignait alors par pudeur et par discrétion et on ne distinguait pas, alors, dans la semi obscurité, le rouge au front des jeunes filles lorsque des gémissements se laissaient entendre. Les conversations se faisaient plus sérieuses encore et chacun gardait pour soi les rêves et l'agitation nocturnes que la vie secrète de l'aire Saint-Mittre pouvait provoquer sur ces sangs jeunes et abstinents. Parfois, une main cherchait une main. Parfois, à la faveur d'un cercle qui se formait, du passage d'un nuage, de l'absence de la lune, un genou rencontrait un autre genou. Personne ne saurait dire si ces approches s'étaient poursuivies. C'est aussi un fait de la province que de garder longtemps le secret de ses premiers émois.
6 janvier Et, peu à peu, les années aidant, on s'habitua à ce coin vide ; on s'assit sur l'herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. Quand les pieds des promeneurs eurent usé le tapis d'herbe et que la terre battue fut devenue grise et dure, l'ancien cimetière eut quelque ressemblance avec une place publique mal nivelée. Pour mieux effacer tout souvenir répugnant, les habitants furent, à leur insu, conduits lentement à changer l'appellation du terrain ; on se contenta de garder le nom du saint dont on baptisa également le cul-de-sac qui se creuse dans un coin du champ : il y eut l'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre.

Le cimetière était oublié. Mais il ne l'était qu'en apparence, car, non plus que les saints, les lieux ne ressuscitent. Les cimetières demeurent cimetières dans la mémoire des familles. Il en va de même des champs de bataille qui, longtemps après, paraissent encore étouffer le bruit de la mitraille et le cri des blessés, et l'on n'y va jamais, en sortie de famille, qu'en sorte d'ambulance, avec un air d'urgence et un sentiment de péril. L'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre faisaient peur et demeuraient en conséquence le lieu de toutes les affaires. Parfois, une dame à chapeau, passant à proximité par hasard, rougissait à l'idée qu'elle y avait peut-être conçu l'un de ses enfants.
7 janvier Ces faits datent de loin. Depuis plus de trente ans, l'aire Saint-Mittre a une physionomie particulière. La ville, bien trop insouciante et endormie pour en tirer un bon parti, l'a louée, moyennant une faible somme, à des charrons du faubourg qui en ont fait un chantier de bois. Elle est encore aujourd'hui encombrée de poutres énormes, de dix à quinze mètres de longueur, gisant çà et là, par tas, pareilles à des faisceaux de hautes colonnes renversées sur le sol. Ces tas de poutres, ces sortes de mâts posés parallèlement et qui vont d'un bout du champ à l'autre, sont une continuelle joie pour les gamins. Des pièces de bois ayant glissé, le terrain se trouve, à certains endroits, complètement recouvert par une espèce de parquet, aux feuilles arrondies, sur lequel on n'arrive à marcher qu'avec des miracles d'équilibre. Tout le jour, des bandes d'enfants se livrent à cet exercice. On les voit sautant les gros madriers, suivant à la file les arêtes étroites, se traînant à califourchon, jeux variés qui se terminent généralement par des bousculades et des larmes ; ou bien ils s'assoient une douzaine, serrés les uns contre les autres, sur le bout mince d'une poutre élevée de quelques pieds au-dessus du sol, et ils se balancent pendant des heures. L'aire Saint-Mittre est ainsi devenue le lieu de récréation où tous les fonds de culotte des galopins du faubourg viennent s'user depuis plus d'un quart de siècle.

Les enfants ont ainsi donné une vie diurne à ce lieu qui n'était auparavant fréquenté que la nuit. Les mères qui surveillent de loin leur marmaille en devisant du temps qui a bien passé n'ignorent rien le plus souvent de l'autre usage de l'aire Saint-Mittre et de son impasse, dès que le soir est tombé. Les poutres et les madriers forment des sièges confortables. Des arènes ont été ménagées un soir à bras d'hommes pour une réunion d'un des nombreux groupes factieux. Elle est le théâtre de joutes verbales qui sont oubliées dès que prononcées. Avec ces poutres, l'aire vit ainsi son âge industriel mais son usage ne change pas. Allégorie du temps, elle est le matin réservée aux enfants, le soir à la jeunesse qui bouillonne et la nuit aux amants clandestins ou trop désargentés pour louer une couche, et qui trouvent là des baldaquins improvisés. On y a même envoyé la maréchaussée, mais son tintamarre avait dispersé longtemps avant son arrivée les quelques couples qui, séparément, s'en étaient allés, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, comme dans les toilettes des gares, sans même l'air gêné. La province connait la débauche tout autant que la capitale mais n'en laisse rien paraître. Elle ne se raconte guère et ces choses-là se savent comme on sait que l'été succède au printemps.
8 janvier Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange, c'est l'élection de domicile que, par un usage traditionnel, y font les bohémiens de passage. Dès qu'une de ces maisons roulantes, qui contiennent une tribu entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de l'aire Saint-Mittre.
Aussi la place n'est-elle jamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d'hommes fauves et de femmes horriblement séchées parmi lesquels on voit se rouler à terre des groupes de beaux enfants. Ce monde vit sans honte, en plein air, devant tous, faisant bouillir leur marmite, mangeant des choses sans nom, étalant leurs nippes trouées, dormant, se battant, s'embrassant, puant la saleté et la misère.

Toutes ces bandes cohabitent sans encombre. Les enfants, parfois, font semblant de craindre les enfants des bohémiens, car ils redoutent leur habileté dans les jeux, habileté gagnée au cours de leurs voyages. Les hommes et les femmes de l'une ou de l'autre bande échangent parfois un regard furtif, souligné par des yeux qui brillent, une allure altière. Mais les yeux se détournent vite. Les mondes demeurent séparés, comme l'étaient dans l'antique cimetière Saint-Mittre les morts et les vivants. Jamais les bohémiens ne se sont mêlés aux jeux nocturnes, aux débats politiques. Seuls les enfants, le plus souvent, parvenaient à trouver autour d'une cabane ou d'un jeu de balle leur appartenance à une humanité commune.
9 janvier Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaient seuls autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant du soleil, est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et les cris aigus des jeunes vauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans un coin les poutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continue aux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la pièce de bois est posée sur deux tréteaux élevés, et deux scieurs de long, l'un en haut monté sur la poutre même, l'autre en bas aveuglé par la sciure qui tombe, impriment à une large et forte lame de scie un continuel mouvement de va-et-vient. Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avec une régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu'ils débitent est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hauts de deux ou trois mètres et méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait. Ces sortes de meules carrées, qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées d'herbes au ras du sol, sont un des charmes de l'aire Saint-Mittre. Elles ménagent des sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à une allée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C'est un désert, une bande de verdure d'où l'on ne voit que des morceaux de ciel. Dans cette allée, dont les murs sont tendus de mousse et dont le sol semble couvert d'un tapis de haute laine, règnent encore la végétation puissante et le silence frissonnant de l'ancien cimetière.

Il n'y a d'allée et il n'y a de chemin sans destination. Quand la scierie s'est depuis plusieurs heures arrêtée, quand les gamins du faubourg ont rejoint leurs foyers et que les bohémiens, lassés de leurs chants, fatigués de leurs danses, s'endorment dans la proximité du feu de camp, des visiteurs, furtifs et mystérieux rejoignent l'allée qui les conduit tout à la fois en enfer comme au paradis. Ils l'ont nommée l'allée du bout ou parfois seulement même "au bout". L'appellation est curieuse quand on aurait attendu plutôt "l'allée du fond" ou "au fond" qui auraient mieux convenu. Mais il s'agissait bien pour celles et pour ceux qui s'y rendaient d'aller "au bout" de quelque chose d'inassouvi, secrètement public, intimement partagé avec d'autres stigmatisés par leurs désirs. Alors, la nuit, les morceaux de ciel se faisaient lucarnes et la mousse de haute laine accueillait le frisson des corps. Un peintre ou un sculpteur qui s'y serait égaré y aurait vu très certainement le tableau vivant d'une représentation de l'enfer comme on le faisait au Moyen-Âge ou encore une allégorie de la luxure, sinon de la vie des démons. Il n'y avait nul observateur de ces bacchanales cependant. Et qui sy serait seulement risqué se serait promptement fait rosser. Le lieu et sa réputation provoquaient tant de crainte qu'il en était devenu légendaire. L'ancien cimetière pouvait bien faire croire que dans l'allée du bout, vivants et morts se rejoignaient pour des commerces incroyables.
10 janvier On y sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands soleils. Il n'y a pas, dans la campagne de Plassans, un endroit plus ému, plus vibrant de tiédeur, de solitude et d'amour. C'est là où il est exquis d'aimer. Lorsqu'on vida le cimetière, on dut entasser les ossements dans ce coin, car il n'est pas rare, encore aujourd'hui, en fouillant du pied l'herbe humide, d'y déterrer des fragments de crâne.
Personne, d'ailleurs, ne songe plus aux morts qui ont dormi sous cette herbe. Dans le jour, les enfants seuls vont derrière les tas de bois lorsqu'ils jouent à cache-cache.

Mais il n'est pas nécessaire de penser aux morts pour que ceux-ci participent aux sarabandes. On a pu trimballer leurs os à travers la ville dans sa torpeur épuisée, les morts sont restés sur l'aire Saint-Mittre et partagent avec les vivants, le soleil, le vent et le bruit du vent entre les madriers les jours de tempête, les herbes tendues vers le ciel et le ciel lui-même, vaste panneau sans cesse renouvelé. Et il semble alors au promeneur que les fragments de crânes ont été apportés en fétiches par les morts eux-mêmes en promenade.
Ainsi va la vie sans heurts de l'aire Saint-Mittre et de son impasse, faisant se côtoyer sans  encombre véritable morts et vivants, enfants et grandes personnes, petit recoin d'humanité de l'éternelle province.

11 janvier L'allée verte reste vierge et ignorée. On ne voit que le chantier encombré de poutres et gris de poussière. Le matin et l'après-midi, quand le soleil est tiède, le terrain entier grouille et, au-dessus de toute cette turbulence, au-dessus des galopins jouant parmi les pièces de bois et des bohémiens attisant le feu sous leur marmite, la silhouette sèche du scieur de long monté sur sa poutre se détache en plein ciel, allant et venant avec un mouvement régulier de balancier, comme pour régler la vie ardente et nouvelle qui a poussé dans cet ancien champ d'éternel repos. Il n'y a que les vieux, assis sur les poutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois parlent encore entre eux des os qu'ils ont vu jadis charrier dans les rues de Plassans, par le tombereau légendaire.
Lorsque la nuit tombe, l'aire Saint-Mittre se vide, se creuse, pareille à un grand trou noir. Au fond, on n'aperçoit plus que la lueur mourante du feu des bohémiens. Par moments, des ombres disparaissent silencieusement dans la masse épaisse des ténèbres. L'hiver surtout, le lieu devient sinistre.

Il n'y a pas d'aire Saint-Mittre dans toutes les villes et même pas dans toutes les villes de Provence et les cimetières sont, par nature, celles des œuvres humaines qui perdurent le plus longtemps. On ne déplace pas très souvent les morts et s'est même construite tout au long du temps une législation qui protège les morts mieux que les vivants. C'est certainement aussi que l'on prête aux morts un esprit de vengeance que les vivants craignent parfois autant que leur propre mort. Mais à mieux y réfléchir, quelle raison y aurait-il à ce que les morts se vengent quand la plupart des motivations des mauvaises actions humaines, sinon toutes, ont disparu. Ils ne possèdent rien, et même pas leurs tombes qui sont demeurées la propriété perpétuelle des vivants. Ils n'aiment pas et n'ont pas de désirs et n'ont ainsi aucune jalousie.Les morts demeurés par habitude sur le lieu ni ne s'ennuient ni ne se distraient , et ne portent sur la vie nocturne de l'aire Saint-Mittre aucune forme de jugement. Ils n'en tirent non plus aucune curiosité. Ce serait donc bien étonnant que des esprits, détachés de leur enveloppe corporelle et désormais de leur squelette même, aient le goût de venir chercher noise à des humains auxquels ils ne peuvent bien trouver qu'un peu de vanité.
12 janvier Un dimanche soir, vers sept heures, un jeune homme sortit doucement de l'impasse Saint-Mittre et, rasant les murs, s'engagea parmi les poutres du chantier. On était dans les premiers jours de décembre 1851. Il faisait un froid sec. La lune, pleine en ce moment, avait ces clartés aiguës particulières aux lunes d'hiver. Le chantier, cette nuit-là, ne se creusait pas sinistrement comme par les nuits pluvieuses, éclairé de larges nappes de lumière blanche ; il s'étendait dans le silence et l'immobilité du froid avec une mélancolie douce.
Le jeune homme s'arrêta quelques secondes sur le bord du champ, regardant devant lui d'un air de défiance. Il tenait, cachée sous sa veste, la crosse d'un long fusil dont le canon, baissé vers la terre, luisait au clair de lune. Serrant l'arme contre sa poitrine, il scruta attentivement du regard les carrés de ténèbres que les tas de planches jetaient au fond du terrain. Il y avait là comme un damier blanc et noir de lumière et d'ombre, aux cases nettement coupées. Au milieu de l'aire, sur un morceau du sol gris et nu, les tréteaux des scieurs de long se dessinaient, allongés, étroits, bizarres, pareils à une monstrueuse figure géométrique tracée à l'encre sur du papier. Le reste du chantier, le parquet de poutres, n'était qu'un vaste lit où la clarté dormait, à peine striée de minces raies noires par les lignes d'ombres qui coulaient le long des gros madriers. Sous cette lune d'hiver, dans le silence glacé, ce flot de mâts couchés, immobiles, comme raidis de sommeil et de froid, rappelait les morts du vieux cimetière. Le jeune homme ne jeta sur cet espace vide qu'un rapide coup d'œil ; pas un être, pas un souffle, aucun péril d'être vu ni entendu. Les taches sombres du fond l'inquiétaient davantage. Cependant, après un court examen, il se hasarda, il traversa rapidement le chantier.


Les morts de l'aire Saint-Mittre le regardaient passer pourtant, mais il ne les vit pas, ni même il ne sentit leur présence inquiète. Car ils avaient déjà vu, ces morts du cimetière antique, de jeunes gens furtifs et déterminés, des comploteurs, des bandits, des amoureux trompés, et même des révolutionnaires. Ils en avaient vu, de jeunes morts les rejoindre, et qui, dès lors, n'avaient eu de cesse que de réclamer d'autres jeunes morts pour demeurer en bande. Alors, ce jeune homme encore bien vivant qui passait au milieu d'eux avec un fusil sans souci de leurs craintes vénérables les troublait. Ils ne savaient dire quelles étaient ses intentions véritables car, contrairement à ce que l'on croit souvent, les morts n'en savent pas plus que les vivants.
Ces taches sombres, qui l'inquiétaient et qui semblaient trahir la limpidité de la lumière de la lune n'étaient que les traces plus sombres de quelques esprits plus noirs qui avaient péri par la violence des temps d'alors. Demeuraient encore près du mur, "au bout", quelques-uns des vingt et cinq royalistes assassinés dans leur prison, deux ou trois courageux tombés sur les champs de bataille improvisés du centre-ville. Et il y avait même le cadet, un tout jeune mort des barricades parisiennes de 1848, qui n'avait pas voulu rester loin de son pays et était revenu là, parler provençal avec ses ancêtres. Alors ils le regardaient et quand les morts regardent le souffle du vent cesse soudain, les animaux se figent, les plantes arrêtent un court instant leur lent et patient travail de vie. Alors, le promeneur frissonne, la chouette oublie son cri, les chats et les chiens détournent leur errance.
13 janvier Dés qu'il se sentit à couvert, il ralentit sa marche. Il était alors dans l'allée verte qui longe la muraille, derrière les planches. Là, il n'entendit même plus le bruit de ses pas ; l'herbe gelée craquait à peine sous ses pieds. Un sentiment de bien-être parut s'emparer de lui. Il devait aimer ce lieu, n'y craindre aucun danger, n'y rien venir chercher que de doux et de bon. Il cessa de cacher son fusil. L'allée s'allongeait, pareille à une tranchée d'ombre ; de loin en loin, la lune, glissant entre deux tas de planches, coupait l'herbe d'une raie de lumière. Tout dormait, les ténèbres et les clartés, d'un sommeil profond, doux et triste. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme le suivit dans toute sa longueur. Au bout, à l'endroit où les murailles du Jas-Meiffren font un angle, il s'arrêta, prêtant l'oreille comme pour écouter si quelque bruit ne venait pas de la propriété voisine. Puis, n'entendant rien, il se baissa, écarta une planche et cacha son fusil dans un tas de bois.

Peu à peu, les morts surpris reprirent leur pose immobile et silencieuse et les rares animaux encore éveillés sortirent dans le froid. On entendit un cri d'oiseau assourdi par le bois et par le givre. La lune elle-même, rassurée par la quiétude des lieux put songer à disparaître et sembla accélérer sa course. Les quelques bohémiens, de l'autre côté de l'aire avaient laissé leur feu s'éteindre. Le jeune homme ne paraissait pas avoir froid et le but qu'il poursuivait pouvait bien le protéger des frimas. Il faisait pourtant bien froid en ces premiers jours de décembre 1851 et tout laissait croire que le temps s'était mis au diapason inverse de la politique, se rafraîchissant à mesure que les esprits s'échauffaient. Il était bien imprudent, ce jeune homme qui se promenait ainsi la nuit, au-delà des faubourgs de Plassans, comme un conspirateur, semblant ignorer cependant que les conspirateurs sont plusieurs. Lui était seul, au bout de l'allée, n'ayant que la lune avec qui comploter.
14 janvier Il y avait là, dans l'angle, une vieille pierre tombale oubliée lors du déménagement de l'ancien cimetière et qui, posée sur un champ et un peu de biais, faisait une sorte de banc élevé. La pluie en avait émietté les bords, la mousse la rongeait lentement. On eût cependant pu lire encore, au clair de lune, ce fragment d'épitaphe gravé sur la face qui entrait en terre : Cy-gist… Marie… morte… Le temps avait effacé le reste.
Quand il eut caché son fusil, le jeune homme, écoutant de nouveau et n'entendant toujours rien, se décida à monter sur la pierre. Le mur était bas ; il posa les coudes sur le chaperon. Mais au-delà de la rangée de mûriers qui longe la muraille, il ne vit qu'une plaine de lumière ; les terres du Jas-Meiffren, plates et sans arbres, s'étendaient sous la lune comme une immense pièce de linge écru ; à une centaine de mètres, l'habitation et les communs habités par le méger faisaient des taches d'un blanc plus éclatant. Le jeune homme regardait de ce côté avec inquiétude, lorsqu'une horloge de la ville se mit à sonner sept heures, à coups graves et lents.
Il compta les coups, puis il descendit de la pierre comme surpris et soulagé.

La nuit pouvait commencer. Certes, le soleil avait disparu depuis longtemps et l'obscurité avait pris l'aire Saint-Mittre et semblait ne plus devoir la quitter. Mais, la nuit obéit davantage aux sonneries des hommes qu'au soleil et à la lune. Cette nuit commença à sept heures. Les bêtes étaient nourries. On avait mangé. La lumière dans les maisons pauvres était éteinte. Les morts du cimetière ne bougeaient toujours pas et cette Marie, morte jeune ou pas, était embarrassée de garder le fusil du jeune homme enfiévré qui attendait là sur sa couche funéraire. Tout cela ne lui disait rien qui vaille, car on ne sort pas la nuit tombée avec un fusil sans raison violente. Elle se demandait quelles étaient les bataille de ce jeune homme inquiet, tout à la fois impatient et patient. Le temps s'était allongé près de lui jusqu'à ne plus bouger ou presque. Dans le silence de sa présence nocturne et armée, le temps s'était figé, comme glacé par le froid qui montait vers le ciel. Le temps espérait encore qu'il s'agissait là d'un rendez-vous amoureux et que le fusil marquait seulement la crainte d'un amant jaloux. Le temps se fait parfois complice des criminels et des amoureux.
15 janvier Il s'assit sur le banc en homme qui consent à une longue attente. Il ne semblait même pas sentir le froid. Pendant près d'une demi-heure, il demeura immobile, les yeux fixés sur une masse d'ombre, songeur. Il s'était placé dans un coin noir ; mais, peu à peu, la lune qui montait le gagna et sa tête se trouva en pleine clarté.
C'était un garçon à l'air vigoureux, dont la bouche fine et la peau encore délicate annonçaient la jeunesse. Il devait avoir dix-sept ans. Il était beau, d'une beauté caractéristique.
Sa face maigre et allongée semblait creusée par le coup de pouce d'un sculpteur puissant ; le front montueux, les arcades sourcilières proéminentes, le nez en bec d'aigle, le menton fait d'un large méplat, les joues accusant les pommettes et coupées de plans fuyants, donnaient à la tête un relief d'une vigueur singulière. Avec l'âge, cette tête devait prendre un caractère osseux trop prononcé, une maigreur de chevalier errant. Mais, à cette heure de puberté, à peine couverte aux joues et au menton de poils follets, elle était corrigée dans sa rudesse par certaines mollesses charmantes, par certains coins de la physionomie restés vagues et enfantins.
Les yeux, d'un noir tendre, encore noyés d'adolescence, mettaient aussi de la douceur dans ce masque énergique. 

Certains visages portent ainsi tous les âges et l'on peut distinguer une vieillesse décharnée chez celui-là qui n'a pas vingt ans, un embonpoint assuré chez tel autre qui paraît maigre. Ce joli visage, sinon cette frimousse, va devenir ce visage alourdi par des chairs épaisses, quand celui-là, qui paraît grossier et presque disgracieux, va prendre avec l'âge une force séduisante. Car un visage est animé. Et c'est pourquoi tous les morts ont presque le même visage, sauf quand ils sont soumis au talent du croque-mort qui saura leur donner presque toute l'apparence de la vie.
Les jeunes muscles de son corps tendaient à ses mouvements la toile de ses vêtements épaissis par l'hiver, laissant deviner plus que dévoilant une musculature fine et nerveuse qui, nu, devait le laisser ressembler à l'écorché des salles de classe. Tout était dessiné à l'extrême chez ce jeune homme et, dès lors, son immobilité faisait figure d'affut pour une proie absente mais qui pouvait surgir. Ce corps aurait alors bondi comme le font les chats et nulle crainte que la proie aurait succombé à la jeune force animale de l'ombre immobilisée dans le faisceau de la lune montante.
Sa bouche seule, ourlée d'un duvet malhabile, pouvait trahir la tendresse.

16 janvier Toutes les femmes n'auraient point aimé cet enfant, car il était loin d'être ce qu'on nomme un joli garçon, mais l'ensemble de ses traits avait une vie si ardente et si sympathique, une telle beauté d'enthousiasme et de force, que les filles de sa province, ces filles brûlées du Midi, devaient rêver de lui, lorsqu'il venait à passer devant leur porte, par les chaudes soirées de juillet.
Il songeait toujours, assis sur la pierre tombale, ne sentant pas les clartés de la lune qui coulaient maintenant le long de sa poitrine et de ses jambes. Il était de taille moyenne, légèrement trapu. Au bout de ses bras trop développés, des mains d'ouvrier, que le travail avait durcies, s'emmanchaient solidement ; ses pieds, chaussés de gros souliers lacés, paraissaient forts, carrés du bout. Par les attaches et les extrémités, par l'attitude alourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait en lui, dans le redressement du cou et dans les lueurs pensantes des yeux, comme une révolte sourde contre l'abrutissement du métier manuel qui commençait à le courber vers la terre. Ce devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur épaisse enveloppe. Aussi, dans sa force, paraissait-il timide et inquiet, ayant honte à son insu de se sentir incomplet et de ne savoir comment se compléter. Brave enfant, dont les ignorances étaient devenues des enthousiasmes, cœur d'homme servi par une raison de petit garçon, capable d'abandons comme une femme et de courage comme un héros. Ce soir-là, il était vêtu d'un pantalon et d'une veste de velours de coton verdâtre à petites côtes. Un chapeau de feutre mou, posé légèrement en arrière, lui jetait au front une raie d'ombre.

Il y avait là dans sa mise quelque chose d'un gamin de Paris, quelque chose d'un Gavroche au Père Hugo. On ne saura jamais mesurer avec exactitude l'influence que ce jeune mort a pu avoir sur la jeunesse de province. Pour cette jeunesse accablée par les tâches et tenue dans l'ignorance, Paris est devenue depuis la Révolution la place des grandes gestes émancipatrices. Gavroche est devenu leur emblème, quand bien-même ils ne savent pas lire. Le grand brassage des armées napoléoniennes a donné à leurs pères le sentiment commun de la patrie sans cesse menacée et à leurs fils le souvenir que Paris pouvait se soulever. Ce chapeau de feutre mou était le signe d'appartenance de cette jeunesse malhabile qui, depuis plus de quatre-vingts ans, fait en France les révoltes et les révolutions, trouvant dans les cris, les échauffourées et les coups de main, l'emploi d'une vigueur que le bourgeois aurait voulu voir demeurer au travail. Alors qu'il était voué par sa condition à l'épaississement continu de son corps, son esprit tout entier voulait s'aiguiser dans la lutte.
Il demeurait là, sur la pierre tombale à l'épitaphe abrasée, comme un amant lassé par le chagrin, comme un jeune père veillant son premier né emporté par l'absence de soins, comme un fils venant chercher sur sa tombe l'amour de sa mère défunte, comme un mari éperdu et résigné à la mort de son épouse emportée par les couches, comme tous ceux que l'on voit le dimanche sur les tombes, abasourdis du chagrin de demeurer en vie et frappés au même instant par la force de leur vie.
La lune continuait son chemin, allongeant ou raccourcissant les ombres, dans cette absence de compassion pour les hommes qui leur fait penser à l'amour.
17 janvier Lorsque la demie sonna à l'horloge voisine, il fut tiré en sursaut de sa rêverie. En se voyant blanc de lumière, il regarda devant lui avec inquiétude. D'un mouvement brusque, il rentra dans le noir, mais il ne put retrouver le fil de sa rêverie. Il sentit alors que ses pieds et ses mains se glaçaient, et l'impatience le reprit. Il monta de nouveau jeter un coup d'œil dans le Jas-Meiffren, toujours silencieux et vide.
Puis, ne sachant plus comment tuer le temps, il redescendit, prit son fusil dans le tas de planches où il l'avait caché et s'amusa à en faire jouer la batterie. Cette arme était une longue et lourde carabine qui avait sans doute appartenu à quelque contrebandier ; à l'épaisseur de la crosse et à la culasse puissante du canon, on reconnaissait un ancien fusil à pierre qu'un armurier du pays avait transformé en fusil à piston. On voit de ces carabines-là accrochées dans les fermes, au-dessus des cheminées. Le jeune homme caressait son arme avec amour ; il rabattit le chien à plus de vingt reprises, introduisit son petit doigt dans le canon, examina attentivement la crosse. Peu à peu, il s'anima d'un jeune enthousiasme auquel se mêlait quelque enfantillage. Il finit par mettre la carabine en joue, visant dans le vide comme un conscrit qui fait l'exercice.

Il dessina ainsi une bataille qui le mettait en scène seul, lui, contre tous les autres, ses ennemis indistincts, hors du rayon de lune. Ce n'étaient pas les morts du cimetière Saint-Mittre qu'ils visait, mais des figures imaginaires, surgies de l'avenir, et de son propre avenir comme de l'avenir des peuples, et qu'il s'agissait bien de tenir en respect ou d'abattre dans la joie grave de la révolte. Et les anciens morts du cimetière, ces morts d'autres batailles oubliées, regardaient la pantomime avec curiosité et parfois même du respect. Certains avaient connu des scènes qui s'approchaient du jeu de ce jeune homme, des fusillades, des coups de main et même quelques barricades. Les  femmes, elles, s'effrayaient du bruit du chien sur l'amorce de la cheminée du fusil , qui ne leur disait rien de bon et elles prévoyaient pleurs et malheurs renouvelés.
Cependant, son exercice improvisé et mimé avait éveillé les sangs du jeune homme. Ses mains et ses joues s'étaient rougis, si bien qu'il apparaissait moins blanc dans le rayon de lune joueur, et même bien vivant, à rendre jaloux les fantômes qui l'avoisinaient. Alors il recommença son jeu un instant, et tenta de retrouver l'impression de puissance qu'il avait ressentie un court instant. Mais l'esprit du jeu avait fui.

18 janvier Huit heures ne devaient pas tarder à sonner. Il gardait son arme en joue depuis une grande minute, lorsqu'une voix, légère comme un souffle, basse et haletante, vint du Jas-Meiffren.
« Es-tu là, Silvère ? » demanda la voix.
Silvère laissa tomber son fusil et, d'un bond, se trouva sur la pierre tombale.
« Oui, oui, répondit-il, en étouffant également sa voix…
Attends, je vais t'aider. »
Il n'avait pas encore tendu les bras, qu'une tête de jeune fille apparut au-dessus de la muraille. L'enfant, avec une agilité singulière, s'était aidée du tronc d'un mûrier et avait grimpé comme une jeune chatte. A la certitude et à l'aisance de ses mouvements, on voyait que cet étrange chemin devait lui être familier. En un clin d'œil, elle se trouva assise sur le chaperon du mur. Alors Silvère la prit dans ses bras et la posa sur le banc. Mais elle se débattit.

Elle se débattait comme les enfants qui veulent prouver qu'ils sont désormais assez grands pour conduire leur vie et s'asseoir en conséquence sur une chaise plutôt que sur les genoux de leurs parents. Mais dans le même temps, elle se débattait déjà comme une jeune femme qui feint, dans un jeu amoureux, de vouloir échapper aux bras de son amant. C'est que le peuple produit des filles précoces et que le soleil du Midi les fait mûrir encore plus rapidement. Cette toute jeune fille était déjà une femme et entendait que Silvère s'en souvînt.
« Tu n'as pas froid ? »
Elle détourna la tête comme si elle n'avait pas entendu la question murmurée de son compagnon. Elle soupira longuement et essuya sur son front une perle de sueur que sa course avait fait naître.

19 janvier « Laisse donc, disait-elle avec un rire de gamine qui joue, laisse donc… Je sais bien descendre toute seule. »
Puis, quand elle fut sur la pierre :
« Tu m'attends depuis longtemps ?… J'ai couru, je suis tout essoufflée. »
Silvère ne répondit pas. Il ne paraissait guère en train de rire, il regardait l'enfant d'un air chagrin. Il s'assit à côté d'elle, en disant :
« Je voulais te voir, Miette. Je t'aurais attendu toute la nuit… Je pars demain matin, au jour. »
Miette venait d'apercevoir le fusil couché sur l'herbe. Elle devint grave, elle murmura :
« Ah !… c'est décidé… voilà ton fusil… »
Il y eut un silence.
« Oui, répondit Silvère d'une voix plus mal assurée encore, c'est mon fusil… J'ai préféré le sortir ce soir de la maison ; demain matin, tante Dide aurait pu me le voir prendre, et cela l'aurait inquiétée… Je vais le cacher, je viendrai le chercher au moment de partir. »
Et, comme Miette semblait ne pouvoir détacher les yeux de cette arme qu'il avait si sottement laissée sur l'herbe, il se leva et la glissa de nouveau dans le tas de planches.

Silvère aurait attendu toute la nuit, non seulement par fidélité envers Miette, mais aussi par cette forme de superstition qui veut que l'on ne commence pas une aventure qui demandera de la bravoure par un acte de faiblesse, par une impatience, une lâcheté. Car, qu'est-ce qu'attendre en fin de compte ? Ce serait espérer. Mais, est-ce vraiment espérer ? Celui qui attend, au fond de son âme, n'espère rien, n'est sûr de rien, ne veut rien, sinon faire coïncider un peu de sa vie avec le récit qu'il s'en est fait. L'attente est ainsi un récit d'anticipation. Elle va venir, elle va rire doucement. Elle sera tout essoufflée. Je lui dirai que je partirai demain, au jour. Elle deviendra grave. Je lui dirai que c'est décidé. Mais les faits viennent ensuite toujours déjouer l'attente. Dans le récit que le jeune homme s'était raconté sur la pierre tombale oubliée, Miette n'apercevait pas le fusil, car le fusil était caché. Il n'était pas prévu qu'il s'amusât avec l'arme et ce jeu-là relevait d'un autre récit plus enfantin et presque puéril, qui le voulait soldat de la Grande Armée, encerclé mais vaillant, au pont d'Arcole ou à Austerlitz. Sa voix mal assurée trahissait ainsi tout autant l'improvisation de celui qui doit soudainement faire coïncider deux récits qui ne s'abouchent pas, que l'émotion de devoir annoncer à Miette qu'il allait jouer au jeu dangereux de l'émeute.
20 janvier Nous avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant, que les insurgés de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient en marche, et qu'ils avaient passé la nuit dernière à Alboise.
Il a été décidé que nous nous joindrions à eux. Cet après midi, une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ; demain, ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères. »
Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile. Puis, s'animant, d'une voix plus vibrante :
« La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté, nous triompherons. »

Silvère puisait son enthousiasme dans sa jeunesse plus que dans l'histoire ou même dans les récits de batailles racontés par les grognards de la Grande Armée. Certes, il savait manier le fusil, mais c'est parce qu'il n'était pas de la ville, mais il ne pouvait pas même imaginer ce que c'était que de viser un homme en plein cœur, à quelques pieds de lui, en pouvant distinguer dans ses yeux le courage et la peur.
Ainsi, les comploteurs de l'aire Saint-Mittre, qui dérangeaient les amants certains soirs, s'étaient suffisamment pris au jeu et s'étaient assez organisés pour pouvoir décider de rejoindre des insurgés en bande, qui venaient de ces villes voisines et donc toujours rivales. Ainsi, des mots prononcés pour la première fois par leurs grands-pères, ces mots forts et rudes de république et de liberté, avaient assez pris racine en eux, jusqu'à leur donner un savoir de révolte sans qu'ils n'en aient encore vécu aucune.

21 janvier Miette écoutait Silvère, regardant devant elle fixement sans voir. Quand il se tut :
« C'est bien », dit-elle simplement.
Et, au bout d'un silence :
« Tu m'avais avertie… cependant j'espérais encore… Enfin, c'est décidé. »
Ils ne purent trouver d'autres paroles. Le coin désert du chantier, la ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. Le groupe formé par les deux jeunes gens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet, dans la clarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille de Miette, et celle-ci s'était laissée aller contre son épaule. Ils n'échangèrent pas de baisers, rien qu'une étreinte où l'amour avait l'innocence attendrie d'une tendresse fraternelle.

C'est peu de dire que Silvère l'avait avertie. De l'aventure qui se préparait, elle en était tout autant la cause que l'inspiratrice. Ce, non de manière active par on ne sait quel endoctrinement, mais bien par son être tout entier. Miette était de ces jeunes âmes entièrement prises dès l'enfance par l'amour de la justice et de la liberté. Cette grâce ne lui avait été donnée par aucun baptême et aucune cérémonie et il n'est pas certain qu'une puissance divine se soit mêlée de la chose. On ne saurait accuser non plus des récits engrangés par quelque aïeul plein de bravoure. Miette était ainsi. Si bien que Silvère, abasourdi de mots et nourri des grandes gestes révolutionnaires n'aurait pu faire autrement que de rejoindre la première insurrection qui se présenterait à lui. Il n'aurait pu, s'il ne l'avait pas fait, soutenir le regard de la jeune fille.
22 janvier Miette était couverte d'une grande mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête et ses mains. Les femmes du peuple, les paysannes et les ouvrières portent encore, en Provence, ces larges mantes, que l'on nomme pelisses dans le pays, et dont la mode doit remonter fort loin. En arrivant, Miette avait rejeté le capuchon en arrière. Vivant en plein air, de sang brûlant, elle ne portait jamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement sur la muraille blanchie par la lune. C'était une enfant, mais une enfant qui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise et adorable où la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, chez toute adolescente, une délicatesse de bouton naissant, une hésitation de formes d'un charme exquis ; les lignes pleines et voluptueuses de la puberté s'indiquent dans les innocentes maigreurs de l'enfance ; la femme se dégage avec ses premiers embarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l'aveu de son sexe. Pour certaines filles, cette heure est mauvaise ; celles-là croissent brusquement, enlaidissent, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives. Pour Miette, pour toutes celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air, c'est une heure de grâce pénétrante qu'elles ne retrouvent jamais.

Les parents de ces jeunes filles à peine écloses veillent avec précaution à ce que ces jeunes êtres pleins de vie bouillonnante ne tournent pas mal. Ils sont alors à ce moment critique où le sculpteur réussit ou manque à tout jamais son œuvre car la veine du bois tendre ou celle du marbre dur et cassant peut aller ou non dans le bon sens. Alors, le sculpteur compose et parfois ruse, lit dans la forme qui naît sous ses doigts l'histoire même de la plante dont est née la branche, et dans le marbre, les antiques sédimentations. Ici, un hiver rigoureux et parfois une encoche faite par accident. Là, un défaut irrémédiable qui fera que la pierre, rendue trop friable, se fera impropre à toute sculpture. Les artistes les plus habiles connaissent ces tours de la nature et savent qu'ils peuvent mettre autant de soin qu'ils le peuvent au choix d'une branche ou d'une pierre, qu'ils ne parviendront cependant pas à prévoir entièrement les creux et les plis de la matière. Ils réduisent ou poussent alors, selon les cas, les ambitions de leurs gestes. Dans les campagnes, les parents, les grands-parents, les oncles et les tantes se contentent d'entourer ces jeunes filles de préceptes protecteurs et de menaces franches.
23 janvier Miette avait treize ans. Bien qu'elle fût forte déjà, on ne lui en eût pas donné davantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d'un rire clair et naïf. D'ailleurs, elle devait être nubile, la femme s'épanouissait rapidement en elle grâce au climat et à la vie rude qu'elle menait. Elle était presque aussi grande que Silvère, grasse et toute frémissante de vie. Comme son ami, elle n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits sur le front, ils se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu'une vague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et de caprices, d'un noir d'encre. Ils étaient si épais qu'elle ne savait qu'en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs brins, de la grosseur d'un poignet d'enfant, le plus fortement qu'elle pouvait, pour qu'ils tinssent moins de place, puis elle les massait derrière sa tête. Elle n'avait guère le temps de songer à sa coiffure, et il arrivait toujours que ce chignon énorme, fait sans glace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce puissante. À la voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisés qui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête, on comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais se soucier des pluies ni des gelées.

Ainsi, Miette n'avait pas d'âge, sa coiffe la haussant au rang des plus grandes figures mythologiques. Miette était l'Athéna de Plassans, et personne ne se demande jamais quel âge a Athéna quand elle nait de Jupiter, armée, le casque sur la tête. Miette, comme la déesse, semblait devoir rester toujours jeune, et vierge. Et ce soir-là, si elle en avait connu le récit, Miette aurait certainement souhaité faire de Silvère son Zagreus, à qui la déesse insuffla la vie et donna l'immortalité après qu'il fut tué par les Titans. Descendue du mur du Jas Meiffren, dans le fond de l'allée sourde de l'ancien cimetière Saint Mittre, Miette était cette déesse crétoise qui descend toujours d'un nuage, Athéna la conseillère des guerriers.
Et ce soir-là, en cette veille de bataille, dans l'inquiétude de son jeune âge et d'un amour dont elle ne discernait pas bien encore les contours ni le devenir, Miette aurait pu même hésiter entre plusieurs figures mythologiques. Elle aurait sans doute préféré se muer en Aphrodite et des deux Aphrodite, elle aurait choisi celle qui n'a point de mère et est fille du ciel. À moins que sa chevelure en épis ne l'eût envoyée figurer  Déméter, déesse des moissons.
Silvère ne savait pas alors qu'il parlait doucement avec la part féminine la plus attachante du Panthéon des Grecs. La jeunesse ignore toujours qu'elle peut accéder aux dieux.
24 janvier Sous la ligne sombre des cheveux, le front, très bas, avait la forme et la couleur dorée d'un mince croissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, trop fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs si on les eût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d'une étrange et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme celles d'un enfant, ses larges dents blanches, ses torsades de cheveux crépus que les éclats de sa joie agitaient sur sa nuque, ainsi qu'une couronne de pampres. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voir combien il y avait d'innocence dans ses rires gras et souples de femme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encore enfantine du menton et la pureté molle des tempes. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait, sous certains jours, des reflets d'ambre jaune. Un fin duvet noir mettait déjà au-dessus de sa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, en restant paresseuses, d'adorables mains potelées de bourgeoise.

Athéna ou Bacchante, il s'en fallait seulement d'un peu de soleil et de quelques fruits de maraude. Il suffisait d'un rire ou d'un mouvement délié et elle quittait alors le masque de la déesse pour prendre celui de la femme, celui dans lequel un esprit enfiévré par la crainte atavique de l'utérus fécond finit toujours par voir une sorcière. C'est de cette hésitation ancestrale entre la  fille et la femme, entre la vierge et la rouée, entre la mère et la maîtresse que se nourrissent les récits des hommes. Il suffit ensuite de quelques batailles et d'un peu de temps qui passe pour que ces récits, répétés et transmis de générations en générations fassent les mythes des nations.
Silvère regardait Miette, ignorant de tout cela, et ne sachant rien dire de plus que ce qu'il avait dit déjà. Lui aussi prenait une figure mythologique, celle maintes fois répétée à travers tous les temps de l'homme qui part vers une guerre incertaine et qui vient l'annoncer à celle, mère ou épouse et parfois promise, qui sera, parfois à jamais, le témoin de son destin naissant. Il ne se dit rien, ou presque, dans ces scènes que les temps affectionnent, où la femme, déjà mère ou pas encore nubile, vit ou revit le chagrin nécessaire de la délivrance. « Il faut y aller maintenant », murmure-t-elle enfin, parfois dans un sanglot, et les embrassades qui s'en suivent signent le soulagement que la scène de la séparation glorieuse, mais jouée et rejouée, soit enfin terminée.

25 janvier Miette et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dans leurs pensées inquiètes. Et, à mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte et l'inconnu du lendemain, ils se serraient d’une étreinte plus étroite. Ils s’entendaient jusqu'au cœur, ils sentaient l'inutilité et la cruauté de toute plainte faite à voix haute. La jeune fille ne put cependant se contenir davantage ; elle étouffait, elle dit en une phrase leur inquiétude à tous deux.
« Tu reviendras, n'est-ce pas ? » balbutia-t-elle en se pendant au cou de Silvère.
Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurer comme elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pas d’autre consolation. Ils se séparèrent, ils retombèrent dans leur silence.

Leur inquiétude se nourrissait du sentiment diffus mais pour autant clairement imprégné en eux de connaître leur destin, de n'avoir aucun doute sur l'issue de leur idylle ni du combat auquel Silvère allait participer. Ils étaient ainsi comme de jeunes martyrs attendant l'heure édifiante de leur gloire dans la tristesse voilée de leur enfance déjà déchue. Ce jeune sang qui coulait dans leurs veines n'était pas fait pour féconder l'histoire mais pour se mêler l'un à l'autre dans la promesse d'alliance de ces cœurs aux alliages purs.
Silvère ne reviendrait pas et Miette aussi pourrait bien mourir. Tel est le sort de ceux que l'époque a choisis pour nourrir les mythes et la mémoire ensanglantée des siècles.

26 janvier Au bout d'un instant, Miette frissonna. Elle ne s'appuyait plus contre l'épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. La veille, elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée déserte, sur cette pierre tombale où, depuis plusieurs saisons, ils vivaient si heureusement leurs tendresses dans la paix des vieux morts.
« J'ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sa pelisse.
– Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeune homme. Il n'est pas neuf heures, nous pouvons faire un bout de promenade sur la route. »
Miette pensait qu'elle n'aurait peut-être pas de longtemps la joie d'un rendez-vous, d'une de ces causeries du soir pour lesquelles elle vivait les journées.

« Oui, marchons, répondit-elle vivement, allons jusqu'au moulin… Je passerais la nuit, si tu voulais. »

Ces deux enfants qui s'aimaient et se retrouvaient dans l'allée sombre de l'aire Saint Mittre n'avaient pas grands sujets de négociation ni de décisions communes. Il s'agissait seulement de savoir si l'on se promènerait ou non et jusqu'où l'on irait. La mention du moulin où coulait la Viorne signifiait dans leur langue d'amoureux que ce serait une promenade d'habitude, ni plus longue, ni plus courte. Il fallait en effet qu'elle fût d'habitude pour ne pas défier le sort et pour tenter de faire en sorte qu'elle ne ressemblât en rien à une promenade d'adieux. Ainsi font tous ceux qui s'aiment à la veille d'une séparation, même anodine. Rien ne doit déranger la marche des jours passés et, bien au contraire, doit sembler la prolonger. Aller jusqu'au moulin était cependant une promenade que l'on faisait plus volontiers l'été, et ce début froid d'un mois de décembre qui le serait encore davantage semblait peu propice à contempler l'eau froide de la rivière. Miette proposait, pour conjurer la peine et la mort, de ressusciter les jours passés.
27 janvier Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l'ombre d'un tas de planches. Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petits losanges et doublée d'une indienne rouge sang ; puis elle jeta un pan de ce chaud et large manteau sur les épaules de Silvère, l'enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec elle, serré contre elle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement un bras autour de leur taille pour ne faire qu'un. Quand ils furent ainsi confondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans les plis de la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils se mirent à marcher à petits pas, se dirigeant vers la route, traversant sans crainte les espaces nus du chantier, blancs de lune. Miette avait enveloppé Silvère et celui-ci s'était prêté à cette opération d'une façon toute naturelle, comme si la pelisse leur eût, chaque soir, rendu le même service.

Ainsi, la Provence tout entière les couvrait et les protégeait par cette pelisse ancestrale. Plus que la Provence, le Midi les recouvrait. À travers l'espace, à travers le temps, leur amour uni par cette pelisse qui les liait en une masse indistincte, rejoignait l'amour de tous ceux qui, avant eux, avaient cheminé par le froid sur des routes la nuit. Joseph et Marie devaient avoir eux aussi une pelisse protectrice dans laquelle la jeune vierge a pu coucher l'enfant-roi dans la mangeoire de la crèche. Et c'est cette même pelisse que les femmes consacrées ont ensuite adoptée pour se protéger des regards des hommes et de la tentation des hommes. Rugueuse en son extérieur, douce et soyeuse en son intérieur, la pelisse s'est faite métaphore de ces peuples du Sud, comme métaphore aussi de la fécondité, du foyer, de l'amour, de ces amours de jeunesse qui n'ont d'autre permis que celui de la vie.
28 janvier La route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti le faubourg, était bordée, en 1851, d'ormes séculaires, vieux géants, ruines grandioses et pleines encore de puissance, que la municipalité proprette de la ville a remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes. Lorsque Silvère et Miette se trouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait le long du trottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux ou trois reprises, des masses noires qui se mouvaient silencieusement au ras des maisons.
C'étaient, comme eux, des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant au fond de l'ombre leur tendresse discrète.

Avec l'habitude, les amoureux, seuls, comme une confrérie ou une société secrète, se reconnaissaient et allaient même parfois jusqu'à se saluer. Ils n'auraient pourtant su dire qui se trouvait sous la pelisse, mais au fil des soirées, de promenades en promenades, de nuits de lune en nuits de lune, chaque couple avait acquis une forme d'identité subtile indiquée par une démarche, une taille, la qualité particulière d'une étoffe. Parfois, un couple disparaissait à jamais. C'est qu'il y avait eu un mariage et que la condition d'époux installés ne permettait plus ces escapades nocturnes. Parfois, le couple avait été séparé par la vie et l'on avait même connu des faits divers que seuls les promeneurs nocturnes avaient pu décrypter.
29 janvier Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour et qui ne sont pas fâchés de s'embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l'aise sans trop s'exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s'ils louaient une chambre, s'ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d'autre part, ils n'ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de se rendre méconnaissables en s'enfouissant dans une de ces grandes mantes qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît pas s'en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s'arrêtent jamais dans les coins ni ne s'assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s'embrasser en marchant. Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.

« Tourner mal ». Voilà ce que craignent et doivent craindre les filles de province et voilà la menace que leur font, pères, mères, grands parents et nourrices, depuis leur plus jeune âge. La fille qui « tourne mal » est celle, bien sûr, qui aura fauté avant son mariage et, pire, qui en portera le fruit avec l'ostentation lente des femmes engrossées. Cependant, les signes avant-coureurs de cette disgrâce sont divers et souvent inattendus et consistent principalement en un défaut d'obéissance dans les plus petites choses de la vie. Ce lien qui est fait entre la soumission et la pudeur n'a jamais vraiment été explicité et semble procéder de la condition subalterne faite aux femmes dans ces sociétés fermées. « Tourner mal », certes, s'emploie aussi pour les garçons. Cela prend évidemment un tout autre sens, les garçons ne portant pas en eux le fruit de leurs amours. Mais surtout, leurs aventures précoces sont toujours considérées par leur père, leurs frères, leurs oncles et leurs cousins, comme une preuve ultime de la puissance virile de la lignée. Ainsi, les garçons tournent mal, non pas avec leurs amoureuses, mais quand ils sont paresseux et qu'ils ne se préparent pas avec suffisamment d'ardeur à jouer pleinement le rôle qui leur a été transmis et qui consiste en permanence à réaffirmer la prééminence de l'homme sur la femme.
30 janvier Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d'amour. L'imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C'est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs et à la portée des misérables. L'amoureuse n'a qu'à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ; il se mange en plein air, au milieu des indifférents, le long des routes. Et ce qu'il y a d'exquis, ce qui donne une volupté pénétrante aux baisers échangés, ce doit être la certitude de pouvoir s'embrasser impunément devant le monde, de rester des soirées en public aux bras l'un de l'autre, sans courir le danger d'être reconnus et montrés au doigt. Un couple n'est plus qu'une masse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneur attardé qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c'est l'amour qui passe, rien de plus ; l'amour sans nom, l'amour qu'on devine et qu'on ignore. Les amants se savent bien cachés ; ils causent à voix basse, ils sont chez eux ; le plus souvent ils ne disent rien, ils marchent pendant des heures, au hasard, heureux de se sentir serrés ensemble dans le même bout d'indienne. Cela est très voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grand coupable ; lui seul a dû d'abord inviter les amants à prendre les coins des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d'été, on ne peut faire le tour de Plassans sans découvrir, dans l'ombre de chaque pan de mur, un couple encapuchonné ; certains endroits, l'aire de Saint-Mittre par exemple, sont peuplés de ces dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu des tiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d'un bal mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens. Quand il fait trop chaud et que les jeunes filles n'ont plus leur pelisse, elles se contentent de retrousser leur première jupe. L'hiver, les plus amoureux se moquent des gelées.

Nul père, nulle mère ne songerait à s'inquiéter de l'escapade de ces filles qui se débrouillent pour disparaître comme par enchantement et pour retrouver le logis familial avant que l'absence ne soit découverte. À moins, et c'est fort possible, que les mères, qui elles-mêmes ont emmitouflé dans leur pelisse, aux temps passés, un jeune gredin devenu leur mari, ne laissent faire leurs filles devenues grandes, se disant que jeunesse passe et doit passer. On trouve d'ailleurs, à bien y regarder, parmi les couples enlacés, des épouses et des époux qui, laissant la maisonnée à la garde des enfants les plus âgés, viennent goûter là, les nuits de pleine lune, les saveurs d'un temps passé qu'ils savent pourtant révolu. Parfois, une ombre plus fine se glisse. Ils ne sont pas deux. Elle est seule. C'est une femme qui vient marcher avec son deuil, celui d'un amant mort ou qui l'a quittée. Et les autres ombres s'écartent alors à son passage par crainte du mauvais œil qui détruit les amours. L'ombre esseulée erre quelques soirs et disparaît à jamais. L'amoureux est revenu. Un autre a pris sa place. Personne ne pourrait le dire. Les ombres ne parlent pas.
Miette et Silvère faisaient partie de ces amoureux que le froid ne parvenait pas à saisir, parmi les plus jeunes et déjà les plus endurcis. L'amour les liait mais les liait aussi le sentiment enraciné en eux de s'appartenir, et d'avoir destin commun. C'est ce que leur avaient dit les très anciens morts du vieux cimetière Saint Mittre qui avaient vu défiler devant eux de très nombreux amoureux. Parmi tous ces morts, témoins de leurs rencontres depuis quelques mois, il y avait quelques victimes d'un amour qui avait tourné vinaigre et certainement aussi, au grand dam de l'Église, quelque suicidé retrouvé pendu, et dont la mort avait été déguisée en accident, voire en mort naturelle, afin que l'âme du malheureux puisse trouver refuge en terre chrétienne. Il y avait aussi une ou deux jeunes défuntes de jadis, mortes de leur amour déçu, et que l'on avait couchées dans le froid de la terre seulement vêtues de leur pelisse, devenue ainsi leur linceul après avoir été un sanctuaire.
31 janvier Tandis qu'ils descendaient la route de Nice, Silvère et Miette ne songeaient guère à se plaindre de la froide nuit de décembre.
Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échanger une parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tiède de leur étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu'ils goûtaient à se serrer l'un contre l'autre avait l'émotion douloureuse d'un adieu, et il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence qui berçait lentement leur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares, ils arrivèrent à l'extrémité du faubourg.
Là, s'ouvre le portail du Jas-Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille qui laisse voir, entre ses barreaux, une longue allée de mûriers. En passant, Silvère et Miette jetèrent instinctivement un regard dans la propriété.

Ils auraient pu pousser le portail, entrer, suivre l'allée et marcher doucement jusqu'à la demeure. C'est à cela que tous deux, dans un bel ensemble, ont pensé tout en continuant de marcher. Il s'imaginaient, dans le triomphe d'une nouvelle jeunesse, débarrassés de la nuit et de la pelisse du secret, entourés d'enfants jouant dans le soleil, s'amusant de ses rayons à travers la parure des mûriers. Ils étaient les habitants et les propriétaires du Jas-Meiffren à cet instant et ne craignaient plus rien que la vieillesse qui viendrait et les arracherait l'un à l'autre.
Mais le charme ne dura qu'un court instant et le froid de décembre les reprit soudainement. Dans un frisson à peine réprimé, ils continuèrent leur marche, bronchant à peine comme des chevaux qui croisent une ombre imprévue, et s'étonnant en secret de leur curieux émoi.

1er février À partir du Jas-Meiffren, la grande route descend, par une pente douce, jusqu'au fond d'une vallée qui sert de lit à une petite rivière, la Viorne, ruisseau l'été et torrent l'hiver. Les deux rangées d'ormes continuaient, à cette époque, et faisaient de la route une magnifique avenue coupant la côte, plantée de blé et de vignes maigres, d'un large ruban d'arbres gigantesques. Par cette nuit de décembre, sous la lune claire et froide, les champs fraîchement labourés s'étendaient aux deux abords du chemin, pareils à de vastes couches d'ouate grisâtre, qui auraient amorti tous les bruits de l'air. Au loin, la voix sourde de la Viorne mettait seule un frisson dans l'immense paix de la campagne.

La Viorne est une petite rivière que l'on dirait dessinée par les habitants de Plassans. Elle naît à l'est de la Ville sur un plateau de vignes et de buissons puis se jette dans l'Arc qu'elle abreuve. Elle est en tout domestiquée et tranquille, accompagnant les promenades et laissant les femmes laver leur linge sans tumultes. Certains étés, elle disparait presque pour renaître aux orages. On a essayé un temps de lui prêter des vertus miraculeuses et même d'organiser des processions sur ses berges. Cela n'a duré que quelques saisons. Les miracles n'ont pas été au rendez-vous et les dévots et les dévotes sont retournés à leurs prosternations habituelles au creux des églises de la ville.
2 février Quand les jeunes gens eurent commencé à descendre l'avenue, la pensée de Miette retourna au Jas-Meiffren, qu'ils venaient de laisser derrière eux. « J'ai eu grand-peine à m'échapper ce soir, dit-elle… Mon oncle ne se décidait pas à me congédier. Il s'était enfermé dans un cellier, et je crois qu'il y enterrait son argent, car il a paru très effrayé, ce matin, des événements qui se préparent. »
Silvère eut une étreinte plus douce.
« Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps où nous nous verrons librement toute la journée... Il ne faut pas se chagriner.
– Oh ! reprit la jeune fille en secouant la tête, tu as de l'espérance, toi… Il y a des jours où je suis bien triste. Ce ne sont pas les gros travaux qui me désolent ; au contraire ; je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et des besognes qu'il m'impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ; j'aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y a des moments où je me crois maudite… Alors je voudrais être morte… Je pense à celui que tu sais… »
En prononçant ces dernières paroles, la voix de l'enfant se brisa dans un sanglot. Silvère l'interrompit d'un ton presque rude. « Tais-toi, dit-il. Tu m'avais promis de moins songer à cela. Ce n'est pas ton crime. » Puis il ajouta d'un accent plus doux :
« Nous nous aimons bien, n'est-ce pas ? Quand nous serons mariés, tu n'auras plus de mauvaises heures. »

Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation tout à la fois douloureuse et joyeuse. Il y avait là toute la douleur du passé, d'enfants qui avaient vu leur entourage détruit, brisé, arraché à leur tendresse. Il y avait là toute la joie de la promesse de la vie, de cette promesse qui se veut vaincre la mort par l'amour. Chaque fois, c'était comme s'ils échangeaient ces propos pour la première fois. Ils ne feignaient pas pourtant. Mais il y avait en eux cette affection particulière des amoureux qui fait qu'ils ne se souviennent plus, au moment de le dire, qu'ils se sont déjà dit cela, quelques jours auparavant, sans doute parce que la redite fait partie des rites amoureux et qu'en cela, elle ne répète ni ne lasse. Le sanglot lui-même, réprimé ou non, tout petit sanglot ou larmes abondantes, participe à la liturgie amoureuse. Certains couples ont ainsi besoin de pleurer pour aimer et ne sauraient se témoigner aucune tendresse sans avoir consommé d'abord une bonne dispute. Tel n'était pas le cas de Miette et de Silvère qui, bien au contraire, ne se lassaient jamais de leurs rires et de leurs jeux encore enfantins, et il fallait bien cette circonstance terrible pour que les larmes viennent s'imposer à leur babil. Il est faux de croire que les pleurs calment les enfants, comme il est faux de penser qu'ils pleurent pour que leurs parents les caressent. Les pleurs des enfants ne demandent qu'un peu d'amour comme remède ultime et leurs pleurs résonnent dans l'univers comme les cornes de tempête.
3 février « Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-tu ? j'ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. Il me semble qu'on m'a fait tort, et alors j'ai des envies d'être méchante. Je t'ouvre mon cœur, à toi. Chaque fois qu'on me jette le nom de mon père au visage, j'éprouve une brûlure par tout le corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh ! la Chantegreil ! Cela me met hors de moi ; je voudrais les tenir pour les battre. »
Et, après un silence farouche, elle reprit : « Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusil… Tu es bien heureux. »
Silvère l'avait laissée parler. Au bout de quelques pas, il dit d'une voix triste : « Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il ne faut pas se révolter contre la justice. Moi je vais me battre pour notre droit à tous ; je n'ai aucune vengeance à satisfaire. »

Silvère s'évertuait ainsi depuis des mois à faire l'éducation de la gamine. Il n'était pas très savant lui-même mais avait en lui le sens du droit et de la justice que les tenants des Lumières ne lui auraient pas contesté. Certains parleurs des cercles parisiens auraient même eu à envier à ce petit jeune homme de province, assoiffé de justice et nourri jusqu'au cœur des gestes révolutionnaires. Ses convictions s'étaient ainsi forgées de quelques livres et pamphlets, mais surtout de causeries et de conversations, de celles qui se sont multipliées après le rétablissement de la liberté de réunion en 1848. Mais c'est la Constitution du 4 novembre 1848 qui l'a le plus marqué, celle dont le préambule affirme que la République s'est donnée pour but de « faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l'action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être. »
4 février « N'importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » Et, comme Silvère gardait le silence, elle vit qu'elle l'avait mécontenté. Toute sa fièvre tomba. Elle balbutia d'une voix suppliante : « Tu ne m'en veux pas ? C'est ton départ qui me chagrine et qui me jette à ces idées-là. Je sais bien que tu as raison, que je dois être humble… »
Elle se mit à pleurer. Silvère, ému, prit ses mains qu'il baisa.

C'était l'enfant privée d'amour qui, en elle, pleurait quand la jeune femme qui naissait encore à la vie gardait entières sa rage et son envie de participer pleinement aux batailles qui s'annonçaient pour la liberté. Trois années avaient suffi pour que les récits de bravoure des femmes sur les barricades de Paris parviennent jusqu'à Plassans. Déjà, Miette avait entendu, le soir chez son oncle, les moqueries des hommes et leur crainte atavique, et parfois même quelques propos salaces. Elle avait appris à serrer les poings.
5 février « Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… Je voudrais simplement te voir plus heureuse, et cela dépend beaucoup de toi. » Le drame dont Miette venait d'évoquer si douloureusement le souvenir, laissa les amoureux tout attristés pendant quelques minutes. Ils continuèrent à marcher, la tête basse, troublés par leurs pensées. Au bout d'un instant :
« Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demanda Silvère, revenant malgré lui à la conversation. Si ma grand-mère ne m'avait pas recueilli et élevé, que serais-je devenu ? À part l'oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi et qui m'a appris à aimer la République, tous mes autres parents ont l'air de craindre que je ne les salisse quand je passe à côté d'eux. »
Il s'animait en parlant ; il s'était arrêté, retenant Miette au milieu de la route.

La conversation et les pensées cheminent avec ceux qui marchent, elle marque les pas comme elle marque la pause et les promeneurs amoureux s'arrêtent parfois pour se faire face, comme pour arrêter celles des pensées qui pourraient les éloigner l'un de l'autre. Ces deux enfants amoureux au milieu de la route, recouverts d'une mantille, sans le savoir, sans même le soupçonner, donnaient là, à celui ou à celle qui aurait pu les observer, une image immémoriale de deux jeunes vies qui s'enlacent par la parole. Car leur conversation, qui tentait vainement d'apaiser leur angoisse, dessinait aussi les voies humaines qui les avaient jetés l'un contre l'autre et leur volonté de se battre était celle d'en découdre avec leur destin. En cela ils étaient bien ces enfants de 1848, les enfants de ce peuple qui saigné par l'Empire après avoir été écorché par la terreur révolutionnaire s'était ébroué intensément pour tâcher d'alléger le poids des siècles et celui de leur misère.
6 février « Dieu m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et que je ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, il faudra que je leur dise leur fait, à ces beaux messieurs. C'est l'oncle Antoine qui en sait long là-dessus. Tu verras à notre retour. Nous vivrons tous libres et heureux. »
Miette l'entraîna doucement. Ils se remirent à marcher.
« Tu l'aimes bien, ta République, dit l'enfant en essayant de plaisanter. M'aimes-tu autant qu'elle ? » Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de son rire. Peut-être se disait-elle que Silvère la quittait bien facilement pour courir les campagnes.
Le jeune homme répondit d'un ton grave : « Toi, tu es ma femme. Je t'ai donné tout mon cœur. »


Sa réponse était cependant ambiguë, car cette République que le garçon aimait tant, était aussi cette femme puissante, cette Marianne aux pieds d'airain, dont le nom avait commencé à circuler dans les cercles révolutionnaires au début de l'été 1848. Silvère, alors plus jeune encore qu'en ce mois de décembre, avait conçu sans détour une fascination pour cette République altière et protectrice qui, subrepticement, prenait la place dans son âme encore fertile d'une mère cruellement absente. Il était donc sincère dans sa réponse à celle qui l'accompagnait sur la route de Nice. L'amour de la République, amour essentiellement filial, ne pouvait entrer en concurrence avec leur amour de jeunesse. Et Silvère sentait les bras charnus de la déesse laïque les entourer et les serrer plus fortement encore que ne le faisait la mantille de Miette.
7 février J'aime la République, vois-tu, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés, il nous faudra beaucoup de bonheur, et c'est pour une part de ce bonheur que je m'éloignerai demain matin… Tu ne me conseilles pas de rester chez moi ?
– Oh ! non, s'écria vivement la jeune fille. Un homme doit être fort. C'est beau, le courage !… Il faut me pardonner d'être jalouse. Je voudrais bien être aussi forte que toi. Tu m'aimerais encore davantage, n'est-ce pas ? » Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec une vivacité et une naïveté charmantes : « Ah ! comme je t'embrasserai volontiers, quand tu reviendras. »
Ce cri d'un cœur aimant et courageux toucha profondément Silvère. Il prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baisers sur les joues. L'enfant se défendit un peu en riant. Et elle avait des larmes d'émotion plein les yeux.

C'est ainsi que les pauvres en amour s'inventent des familles. On aime la République quand on n'a plus personne à aimer. Auparavant, on avait, des siècles durant, proposé la famille régnante à l'amour public et cela avait fait le bonheur de la monarchie. Ainsi, les stériles prenaient pour enfants dauphins et dauphines et les esseulés trouvaient en la famille royale un succédané. La révolution, en réservant le sort qu'elle a réservé à la famille royale, a atteint au cœur le principe même de doter le peuple d'une famille de substitution, mère de toutes les familles et devant, comme telle, être respectée sinon vénérée. Robespierre resta célibataire. Mais l'Empire s'est empressé, avec l'hésitation brusque de Napoléon, à rétablir derechef le culte familial, introduisant la variante cruelle de la répudiation. Il y a fort à parier que les puissants et les gouvernements imposeront encore pendant des siècles le spectacle niais de leurs conjoints et de leur progéniture.
8 février Autour des amoureux, la campagne continuait à dormir dans l'immense paix du froid. Ils étaient arrivés au milieu de la côte. Là, à gauche, se trouvait un monticule assez élevé, au sommet duquel la lune blanchissait les ruines d'un moulin à vent ; la tour seule restait, tout écroulée d'un côté.
C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le faubourg, ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d'œil aux champs qu'ils traversaient.
Quand il eut baisé Miette sur les joues, Silvère leva la tête.
Il aperçut le moulin.
« Comme nous avons marché ! s'écria-t-il. Voici le moulin. Il doit être près de neuf heures et demie, il faut rentrer. » Miette fit la moue.


Les moulins à vent font toujours signe aux promeneurs. Et les moulins en ruine leur disent que le temps passe autrement que ce qu'en disent les horloges. Le temps des moulins est celui de l'imaginaire. Leurs ailes en mouvement brassent le passé comme elles brassent l'avenir. Et les moulins sans ailes ont encore des ailes qui comptent le temps de l'histoire et celui des histoires. Celui-là est un vieux moulin provençal accolé à une tour de guet transformée au fil des siècles en obscur pigeonnier. Le mur écroulé servait alors encore de carrière aux maisons pauvres du faubourg qui laissaient parfois apparaître à leurs angles le fruit du larcin de leurs propriétaires. Oiseaux et chauves-souris nichaient dans les creux des murs restés debout, faisant au soir tombé un tourbillon à son faîte dans lequel les anciens lisaient la pluie, la tempête ou l'orage et d'autres augures qu'eux seuls connaissaient.
9 février « Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques pas seulement, jusqu'à la petite traverse… Vrai, rien que jusque-là. » Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent de nouveau à descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regards des curieux ; depuis les dernières maisons, ils n'avaient pas rencontré âme qui vive. Ils n'en restèrent pas moins enveloppés dans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement commun, était comme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés pendant tant de soirées heureuses ! S'ils s'étaient promenés côte à côte, ils se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vaste campagne. Cela les rassurait, les grandissait, de ne former qu'un être. Ils regardaient, à travers les plis de la pelisse, les champs qui s'étendaient aux deux bords de la route, sans éprouver cet écrasement que les larges horizons indifférents font peser sur les tendresses humaines. Il leur semblait qu'ils avaient emporté leur maison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumière dormante, ces bouts de nature, vagues sous le linceul de l'hiver et de la nuit, cette vallée entière qui, en les charmant, n'était cependant pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs serrés l'un contre l'autre.

La vallée de la Torse est pourtant forte de ses sortilèges. Elle rassemble toute la vie de Plassans et son cours charrie secrets et espérances. Les habitants ont cette habitude de venir lui confier leurs espoirs et leurs peines, depuis des siècles, et sans doute depuis que les premiers hommes se sont arrêtés aux pieds des collines et se sont abreuvés à son flot bruissant. On dit que la rivière garde la mémoire de tout ce qu'elle entend et que ceux qui savent écouter le bruit chantant et curieusement discontinu de son cours peuvent alors connaître certains des secrets les mieux gardés de la ville. Une vieille en a d'ailleurs fait profession. Elle reste tout le jour assise au bord de la rivière, ne faisant rien en apparence et les yeux dans le vague, contrariant seulement le courant, parfois, avec une baguette de coudrier, comme si elle traçait des signes en réponse aux messages qu'elle percevait. Le soir venu, elle reçoit dans sa masure hommes et femmes de toutes conditions qui lui livrent leurs craintes et leurs doutes. Elle rassure toujours les maris trompés et les femmes bafouées. Et si l'affaire vient un jour à être dévoilée, elle prétend alors que la rivière lui avait donné l'ordre de ne rien en dire. Personne ne saura combien elle a évité ainsi de crimes passionnels, de duels et de drames. Et personne ne croit que sa seule science vient très certainement d'écouter ceux qui, cherchant des certitudes, lui dévoilent leur cœur.
10 février D'ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes ; ils étaient à la seule minute présente, échangeant un serrement de mains, poussant une exclamation à la vue d'un coin de paysage, prononçant de rares paroles, sans trop s'entendre, comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvère oubliait ses enthousiasmes républicains ; Miette ne songeait plus que son amoureux devait la quitter dans une heure, pour longtemps, pour toujours peut-être.
Ainsi qu'aux jours ordinaires, lorsque aucun adieu ne troublait la paix de leurs rendez-vous, ils s'endormaient dans le ravissement de leurs tendresses.

C'est ainsi qu'un soir d'automne, un de ces soirs d'automne du Midi, de ceux qui font douter qu'il y ait jamais un hiver, ils avaient tant marché que leurs pas enamourés les avaient conduits beaucoup trop loin qu'il le fallait pour pouvoir rentrer à temps. C'est que passée une certaine heure, au moindre bruit, l'oncle tirait volontiers son fusil, persuadé qu'on en voulait à son argent ou à ses bêtes. Ils avaient alors choisi de rester l'un près de l'autre sur la pierre tombale de l'aire Saint Mittre jusqu'à ce qu'un matin bleu leur donne le signal. Elle s'était levée tôt, croyant qu'une agnelle avait mis bas, expliqua-t-elle sans chercher à savoir si elle la croyait. L'oncle la crut peut-être, ou peut-être pas. Dans ce monde de province, les apparences valent autant que la vérité.
11 février Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petite traverse dont Miette avait parlé, bout de ruelle qui s'enfonce dans la campagne, menant à un village bâti au bord de la Viorne. Mais ils ne s'arrêtèrent pas, ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvère murmura : « Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer. – Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeune fille. Je marcherais bien comme cela pendant des lieues. » Puis elle ajouta d'une voix câline : « Veux-tu ? nous allons descendre jusqu'aux prés Sainte-Claire… Là, ce sera fini pour tout de bon, nous rebrousserons chemin. »

Ils connaissaient ces chemins par cœur et feignaient d'ignorer leur destination, qui n'était autre que leur destin. Il en va ainsi des amoureux en promenade, pour qui la flânerie n'est que d'apparence, quand ils vont sur les chemins de leur histoire. C'est pourquoi, subrepticement, les arbres s'inclinent légèrement à leur passage, les animaux cessent tout bruit et tout mouvement et l'air même de la campagne se fait plus léger comme si le monde retenait le souffle de la vie. Ils n'ignoraient rien des conséquences de leur marche, non pas des conséquences possibles de leur retour tardif, mais bien des conséquences ultimes sur leurs vies encore débutantes d'une marche qui effarouchait le temps.
12 février Silvère, que la marche cadencée de l'enfant berçait, et qui sommeillait doucement, les yeux ouverts, ne fit aucune objection. Ils reprirent leur extase. Ils avançaient d'un pas ralenti, par crainte du moment où il leur faudrait remonter la côte ; tant qu'ils allaient devant eux, il leur semblait marcher à l'éternité de cette étreinte qui les liait l'un à l'autre ; le retour, c'était la séparation, l'adieu cruel.
Peu à peu, la pente de la route devenait moins rapide. Le fond de la vallée est occupé par des prairies qui s'étendent jusqu'à la Viorne, coulant à l'autre bout, le long d'une suite de collines basses. Ces prairies, que des haies vives séparent du grand chemin, sont les prés Sainte-Claire.
« Bah ! s'écria Silvère à son tour, en apercevant les premières nappes d'herbe, nous irons bien jusqu'au pont. » Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme par le cou et l'embrassa bruyamment.

Ils n'étaient jamais allés plus loin, car dépasser les prés Sainte-Claire aurait changé la nature de leur promenade. Ils auraient alors commencé un voyage, une fugue, une fuite. Au-delà de ces prés commençait une autre histoire où Nice rejoignait Rome et Jérusalem dans une même image dans laquelle s'affrontaient des dômes et des clochers. Plus loin que ces prés, commençait une vie d'aventures et de risques, de guerres et de batailles. En cette époque où les voyages étaient rares comme les images, l'exotisme commençait à quelques kilomètres et les filles de Plassans regardaient un Niçois comme elles auraient considéré un Napolitain ou un Basque. Les distances n'avaient pas vraiment cours. Il y avait les lieux que l'on pouvait rejoindre en promenade. Les lieux qui marquaient la vie et la mort, l'hospice et le cimetière, et puis le monde. Puis il y avait Paris, qui était le pouvoir, la ville dont venaient les récits, les tempêtes et les colifichets.
13 février À l'endroit où commencent les haies, la longue avenue d'arbres se terminait alors par deux ormes, deux colosses plus gigantesques encore que les autres. Les terrains s'étendent au ras de la route, nus, pareils à une large bande de laine verte, jusqu'aux saules et aux bouleaux de la rivière.
Des derniers ormes au pont, il y avait, d'ailleurs, à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. Enfin, malgré toutes leurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ils s'arrêtèrent.

Tous les ponts peuvent avoir le pouvoir magique des grands ponts de la mythologie et de l'histoire, de ces ponts que l'on franchit sans retour pour la gloire ou pour le désespoir. Et les rivières qu'ils surplombent jouent le jeu. Ce soir-là, la Viorne, ce petit affluent domestique et apaisé, se donnait des airs impétueux. Et le pont qui avait porté tant de charrettes de foin et de campagnards affairés s'était fait solennel. Les ormes veillaient sur eux, comme des titans rescapés de guerres insensées, postés là comme des gardiens qui les conduirait vers leur destin.
14 février Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de la vallée ; mais ils ne pouvaient en voir qu'un bout assez court, car elle fait un coude brusque, à un demi-kilomètre du pont, et se perd entre des coteaux boisés. En se retournant, ils aperçurent l'autre bout de la route, celui qu'ils venaient de parcourir et qui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clair de lune d'hiver, on eût dit un long ruban d'argent que les rangées d'ormes bordaient de deux lisérés sombres. À droite et à gauche, les terres labourées de la côte faisaient de larges mers grises et vagues, coupées par ce ruban, par cette route blanche et gelée, d'un éclat métallique. Tout en haut brillaient, au ras de l'horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtres encore éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas, s'étaient éloignés d'une grande lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'une muette admiration par cet immense amphithéâtre qui montait jusqu'au bord du ciel, et sur lequel des nappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les degrés d'une cascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale se dressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rien n'était d'une plus souveraine grandeur.

Ils étaient à ce moment étrange où le paysage ne montre plus l'espace mais le temps. Chaque jour, chaque instant, l'homme feint d'oublier l'inéluctable passage du temps et l'interdiction absolue qui lui est faite de remonter son cours. Puis, soudainement, au détour d'une rivière, d'une vallée, d'une route, le paysage change de nature. Il n'y a plus de monts, de crêtes ni de vallons, il n'y a plus que le temps. Il ne s'agit plus de ce temps métaphorique qui n'est que le récit du temps qui passe et qui provoque cette douleur sourde que l'on nomme nostalgie. Il ne s'agit plus du temps personnalisé qui raconte une enfance, une jeunesse, des souvenirs clairs ou indistincts. Il s'agit alors du temps perçu comme une dimension de l'expérience ontologique de l'homme.
Mais l'impression est fugitive. Très vite, l'esprit, incapable de soutenir ainsi la confrontation avec le mystère, divague et va se réfugier dans les couches molles et confortables de fables ou de chansonnettes. Il guette le mouvement, un animal qui traverse un toit, une fumée qui volette et qui pourrait le faire échapper à la contemplation décillée du temps. C'est qu'il a été confronté soudain, et sans aucune préparation particulière, à ce qu'il savait sans jamais le savoir vraiment.
15 février Puis les jeunes gens, qui venaient de s'appuyer contre un parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d'eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l'eau une traînée d'étain fondu qui luisait et s'agitait comme un reflet de jour sur les écailles d'une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d'une vie étrange tout un peuple d'ombres et de clartés.

C'étaient sans doute les morts de l'antique cimetière Saint-Mittre qui les avaient suivis tout au long de la promenade car, les morts aiment bien les jeunes gens qui s'aiment. Ce sont les lueurs de leurs âmes défuntes que l'on voit luire parfois dans les yeux des amoureux, ces petites étoiles que l'on ne sait bien définir. La Viorne essayait bien de détourner de ces deux jeunes vies les forces d'un destin qui s'annonçait funeste. Les morts auraient bien tenté d'enlever le fusil de Silvère, demeuré caché sous le tas de bois du cimetière. Mais les morts, même les plus aguerris, ne savent pas faire ce genre de choses. Et le fusil gisait là-bas, attendant que son heure vienne et que le temps reprenne. Tous ces fantômes bienveillants les entouraient en vain.
16 février Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l'endroit où les près Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu'au bord de l'eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d'herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive droite du torrent.

Pour les promeneurs des bords d'une rivière, l'autre rive paraît toujours plus accueillante et plus enviable que celle sur laquelle ils se trouvent. Lorsque les amoureux se promènent, l'autre rive est ainsi le symbole de l'avenir. Les fiancés s'y voient mariés. Les jeunes mariés y promènent leurs enfants, puis, avec l'âge leurs petits enfants et toute leur maisonnée. Plus âgés, ils s'y voient l'un ou l'autre, seuls, nouvellement veuve ou veuf et éplorés. Puis, une fois veufs, ils s'y retrouvent avec le défunt pour d'ultimes promenades vespérales avant, tous deux, de rejoindre enfin pour toujours l'autre rive.
17 février « S'il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous reposer un peu, avant de remonter la côte… » Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords de la Viorne : « Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là bas, avant l'écluse… Te rappelles-tu ?… C'est la broussaille dans laquelle nous nous sommes assis, à la Fête-Dieu dernière.
– Oui, c'est la broussaille », répondit Silvère à voix basse.
C'était là qu'ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce souvenir que l'enfant venait d'évoquer leur causa à tous deux une sensation délicieuse, émotion dans laquelle se mêlaient les joies de la veille et les espoirs du lendemain. Ils virent, comme à la lueur d'un éclair, les bonnes soirées qu'ils avaient vécues ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu dont ils se rappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais des saules de la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir, se voir au bras l'un de l'autre, ayant réalisé leur rêve et se promenant dans la vie comme ils venaient de le faire sur la grande route, chaudement couverts d'une même pelisse.
Alors, le ravissement les reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieu des muettes clartés.

Les villes et les campagnes forment ainsi des géographies amoureuses qui se donnent selon les cas plus ou moins de publicité. Tel couple marié indiquera volontiers à ses enfants la place où ils ont, à l'occasion d'un bal, échangé leur premier regard. Il est plus rare qu'il désigne un bosquet, un buisson ou une broussaille pour avouer le lieu de leurs premiers ébats. Pourtant, si l'on dessinait les cartes amoureuses des contrées, on serait surpris d'en constater, à travers les temps, la permanence. Et il faut bien un tremblement de terre ou la construction d'une ville pour que les pas des promeneurs amoureux se détournent de leurs itinéraires séculaires. En cela, l'homme ne diffère pas de l'animal. Tous les observateurs de la vie animale savent qu'ils aiment à retrouver, inlassablement, sans que l'on comprenne comment ils s'en transmettent la trace, les mêmes lieux de reproduction. Et l'oiseau migrateur revient, génération après génération, nicher dans la même soupente. Les chemins de la Viorne étaient ainsi de ces chemins amoureux après les faubourgs des grandes villes. Les jours d'été et de printemps, on y procédait comme en procession et seuls les fiancés, dument chaperonnés, osaient s'y montrer, au milieu des familles, bras dessus et bras dessous. Le soir était une autre affaire. Des couples s'aventuraient et passaient parfois les bornes de la morale, renaissant ainsi à la force animale qui n'avait cessé de les habiter.
18 février Brusquement, Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis de la pelisse, il prêta l'oreille. Miette, surprise, l'imita, sans comprendre pourquoi il se séparait d'elle d'un geste si prompt.
Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière les coteaux, au milieu desquels se perd la route de Nice.
C'étaient comme les cahots éloignés d'un convoi de charrettes. La Viorne, d'ailleurs, couvrait de son grondement ces bruits encore indistincts. Mais peu à peu ils s'accentuèrent, ils devinrent pareils aux piétinements d'une armée en marche. Puis on distingua, dans ce roulement continu et croissant, des brouhahas de foule, d'étranges souffles d'ouragan cadencés et rythmiques ; on aurait dit les coups de foudre d'un orage qui s'avançait rapidement, troublant déjà de son approche l'air endormi. Silvère écoutait, ne pouvant saisir ces voix de tempête que les coteaux empêchaient d'arriver nettement jusqu'à lui. Et, tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route ; la Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata, formidable.
« Ce sont eux ! » s'écria Silvère dans un élan de joie et d'enthousiasme.

La foule faisait chant, le chant faisait foule, et il aurait été impossible de distinguer la foule du chant, le chant de la foule. La force de l'apparition était bien celle que l'on donne aux événements du climat, aux crues vengeresses, aux tempêtes dévastatrices, aux grandes pluies orageuses qui libèrent soudainement de la touffeur de l'été. La foule marchait. Car la Marseillaise est un chant de marche. On l'a trop souvent entendue assénée à des assemblées figées dans la commémoration, le deuil ou la solennité pour toujours s'en souvenir. Ces « enfants de la Patrie » que le chant harangue sont des soldats, comme ils sont aussi des insurgés. Il y a toujours de l'étonnement à entendre sur une place de village ou de ville le chant de la Révolution appeler à une marche qui semble dès lors figer ceux qui en reçoivent l'ardente instruction. Mais là, la Marseillaise avait entièrement repris sa forme originale, qui est celle d'habiter une foule qui marche au combat, soudée par un esprit de liberté frondeur, entretenant par ses couplets l'exaltation des combattants. Sur cette route des collines, en cette nuit froide et pourtant enfiévrée, le chant révolutionnaire reprenait sang, débarrassé de la gangue compassée que lui avaient assénée les notables.

19 février Il se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il y avait, à gauche de la route, un talus planté de chênes verts, sur lequel il grimpa avec la jeune fille, pour ne pas être emportés tous deux par le flot hurlant de la foule.
Quand ils furent sur le talus, dans l'ombre des broussailles, l'enfant, un peu pâle, regarda tristement ces hommes dont les chants lointains avaient suffi pour arracher Silvère de ses bras. Il lui sembla que la bande entière venait se mettre entre elle et lui. Ils étaient si heureux, quelques minutes auparavant, si étroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et les clartés discrètes de la lune. Et maintenant Silvère, la tête tournée, ne paraissant même plus savoir qu'elle était là, n'avait de regards que pour ces inconnus qu'il appelait du nom de frères.
La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible.

C'est ainsi que se sont faites pendant des siècles les guerres, les révoltes et les révolutions, par ce déplacement brusque de la polarité du désir. Au couple, charnel et sentimental, se substitue soudainement la fraternité guerrière. On trouvera certainement, dans l'étude approfondie des humeurs humaines, le principe initial qui régit à la racine et la bataille et l'amour, et ce qui fait qu'il y a bien, ici et là, une forme d'excitation qui ne saurait tromper. Miette, cependant, avait tort de craindre d'avoir été remplacée par les frères combattants de Silvère. Il n'y a pas de substitution dans le désir, mais bien ajout, accumulation et empilement. Il était à cet instant tout autant avec elle qu'il l'était quelques minutes auparavant sur le pont, regardant les eaux tourmentées de la Viorne en hiver. Il l'était tout autant que sous la pelisse, en promenade sur la route, comme pour l'éternité.
20 février Rien de plus terriblement grandiose que l'irruption de ces quelques milliers d'hommes dans la paix morte et glacée de l'horizon. La route, devenue torrent, roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s'épuiser ; toujours, au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand les derniers bataillons apparurent, il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s'éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu'un tambour que frappent les baguettes ; elle retentit jusqu'aux entrailles, répétant par tous ses échos les notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande qui chanta ; des bouts de l'horizon, des rochers lointains, des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d'arbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les bleuâtres clartés de la lune, étaient comme couverts par un peuple invisible et innombrable acclamant les insurgés ; et, au fond des creux de la Viorne, le long des eaux rayées de mystérieux reflets d'étain fondu, il n'y avait pas un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l'ébranlement de l'air et du sol, criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit la côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de brusques éclats, secouant jusqu'aux pierres du chemin.

Même les morts de Saint-Mittre, les vieux morts brinquebalés dans leur carriole infernale se sont mis à chanter. Et ceux qui étaient déjà morts avant la Révolution apprenaient les paroles du chant glorieux avec leurs descendance. Il y avait ceux qui avaient vécu les grandes émeutes de décembre 1790, et pour certains, qui y avaient participé. Il s'agissait alors de sauver la Constitution des ardeurs monarchistes et provençales. Les quelques pendus monarchistes de ces jours enflammés regardaient passer le cortège avec crainte, méditant sur l'histoire qui semblait recommencer. Il y avait aussi quelques morts, tout jeunes morts encore, de 1848, désolés de ne pouvoir se joindre en chair et en os à la troupe hurlante. Il y avait enfin tous ces morts que l'on ne connaît pas, ces morts paysans, serfs des siècles passés, ces métayers vaincus, ces enfants affamés, tous les hommes et toutes les femmes et tous les enfants aussi qui, par les siècles, ont péri d'injustice. Et ceux-là, qui n'avaient jamais chanté de chants révolutionnaires, ceux-là qui avaient vécu des époques sans révolte, sans émeute et sans coups de fusils, ceux-là qui avaient servi de chair à des guerres qui leur étaient étrangères et qui avaient été contraints de faire de leur vie la cible de querelles qui ne les concernaient pas, tous ceux-là, innombrables et dispersés à travers la vallée, massés sur les coteaux, faisaient vibrer l'air de la nuit comme des frelons gigantesques.
Depuis ces événements et ces nuits de décembre 1851, ces esprits coléreux de l'injustice se sont endormis, fléchissant sous l'Empire et l'ordre bourgeois revenu. Mais il n'y a pas à craindre qu'ils le soient pour toujours et quelques cœurs vaillants sauront toujours réveiller la colère ancestrale des humiliés.

21 février Silvère, blanc d'émotion, écoutait et regardait toujours.
Les insurgés qui marchaient en tête, traînant derrière eux cette longue coulée grouillante et mugissante, monstrueusement indistincte dans l'ombre, approchaient du pont à pas rapides.
« Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pas traverser Plassans ?
– On aura modifié le plan de campagne, répondit Silvère ; nous devions, en effet, nous porter sur le chef-lieu par la route de Toulon, en prenant à gauche de Plassans et d'Orchères, Ils seront partis d'Alboise cet après-midi et auront passé aux Tulettes dans la soirée. »
La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens.

C'est ainsi que soudainement l'histoire en marche, celle que l'on raconte et que l'on transmet de génération en génération, donne de la gloire aux toponymes les plus communs. C'est aussi en cela que les campagnes diffèrent des villes. Les campagnes semblent toujours enrôlées malgré elles dans la bataille, quand les villes sont mises en scène pour faire la guerre. Cette ferme innocente, devant laquelle on est passé tant de fois, et dont on saluait l'ancêtre assis au pas de la porte, est devenue le nom d'une bataille féroce qui a duré plusieurs jours et qui fait trembler encore les mémoires. Mais cette place d'armes, au cœur de la ville, en son plein centre, par son nom même et sa configuration, a bien été dessinée d'emblée pour accueillir les batailles rangées, la troupe et la rébellion.
22 février Il régnait, dans la petite armée, plus d'ordre qu'on n'en aurait pu attendre d'une bande d'hommes indisciplinés. Les contingents de chaque ville, de chaque bourg, formaient des bataillons distincts qui marchaient à quelques pas les uns des autres. Ces bataillons paraissaient obéir à des chefs.
D'ailleurs, l'élan qui les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse compacte, solide, d'une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ trois mille hommes unis et emportés d'un bloc par un vent de colère. On distinguait mal, dans l'ombre que les hauts talus jetaient le long de la route, les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s'étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s'abaissait pour laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par cette trouée, rayait la route d'une large bande lumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d'une clarté dont les blancheurs aiguës découpaient, avec une netteté singulière, les moindres arêtes des visages et des costumes. À mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d'eux, farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.

Les militaires souvent sont fiers de leur science militaire et s'abritent derrière de nombreux traités et récits de batailles pour organiser les troupes et définir leur stratégie. Les légendes courent sur les chefs de guerre et chacun connaît les batailles de neige du jeune Bonaparte à Brienne. Mais cette science militaire n'est rien face à la ferveur d'un peuple qui trouve alors en son âme les ressources instinctives de l'organisation et de la guerre. Le menuisier, habile à fournir les salons en sièges et en commodes, se fait en un instant spécialiste de fortifications et de sapes. Le contremaître de la fabrique mécanique se découvre lieutenant, et son autorité par nul n'est contestée. Et cette femme opulente, prompte à rassembler les enfants, vient entourer la troupe et lui donne le courage qui sans elle lui aurait manqué. C'est ainsi que le peuple en révolution devient un peuple révolutionnaire, que des destins voués à la tranquillité rencontrent la misère ou la gloire. Il aurait fallu pouvoir peindre comme en instantané les visages qui défilaient devant Miette et Silvère, tendus par la colère et le chant entonné avec force. Puis il aurait fallu faire de tous ces dessins une frise comme ces frises antiques gravées sur les monuments de Rome ou de l'ancienne Grèce. Les peuples savent toujours fabriquer des héros.
23 février Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d'un mouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu'elle se sentît en sûreté, à l'abri même des regards.
Elle passa le bras au cou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise.
Silvère, qu'elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu'ils se présentaient.

Les deux enfants ne pouvaient en rien relier la fresque mouvante qui se déroulait sous leurs yeux avec d'autres images qu'ils auraient vues auparavant. Ils n'étaient jamais allés au musée de la ville, ouvert quelques dix années plus tôt, et qui aurait pu les éclairer sur les figures mythologiques qui défilaient ainsi devant eux. Ils ne pouvaient donc reconnaître ni Achille, ni Patrocle, ni Ajax ni Diomède. Car les guerriers grecs, paysans, artisans, bergers, devaient bien ressembler à cette troupe exaltée qui défilait dans la nuit. La Viorne s'était faite Styx, à moins que ce ne fût le Rubicon, et les enfants n'en savaient rien, seulement impressionnés par la force expressive des faces hurlantes qu'ils reconnaissaient sans les connaître. Seul les nommer une à une pouvait calmer leur angoisse et leur excitation.
24 février La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l'épaule de grandes haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.

Ces combattants des forêts, et cependant amis des arbres, semblaient envoyés là par Gaïa elle-même, voulant lutter une nouvelle fois contre les mauvais présages. Car la terre sait engendrer, dans toutes les campagnes, ces géants que l'on voit dans les luttes des foires, les guerres étrangères et qui vendent leur force sur les marchés aux bêtes. Sous la lune, aux avants postes de la colonne, ils étaient terribles.
25 février « Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps de sapeurs. Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les vieux chênes lièges de la montagne… » Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères.

C'est que les chênes-liège sont des arbres solides, si solides qu'ils en deviendraient féroces. Il y a près de Bellegarde un arbre auquel on compte près de quatre mètres de circonférence et quatorze mètres de haut. Seuls les bûcherons les plus forts et les plus aguerris peuvent s'attaquer à ces montagnes. Ceux-là forment l'élite de leur profession et leur réputation dépasse les frontières.
26 février Il continua, en voyant arriver, derrière les bûcherons, une bande d'ouvriers et d'hommes aux barbes rudes, brûlés par le soleil : « Le contingent de la Palud. C'est le premier bourg qui s'est mis en insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les chênes-lièges ; les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être des chasseurs et des charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont connu ton père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu'ils manient avec adresse. Ah ! si tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent. Vois, les ouvriers n'ont que des bâtons. »
Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les chasseurs d'un air de colère et d'étrange sympathie. À partir de ce moment, elle parut peu à peu s'animer aux frissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient.

Si l'on ne trouve pas de lien avec une foule en colère qui défile devant soi, si l'on ne peut faire aucun lien, si la revendication chantée à tue-tête est complètement étrangère à soi, aux siens, à son cœur, il est alors impossible de frémir à l'unisson et l'incompréhension, sinon la peur, prédominent. Que l'on puisse en revanche reconnaître en un seul homme d'un défilé, en une seule femme exaltée, un frère, une sœur, alors le cœur s'emballe, l'âme s'échauffe et le corps part en cavalcade. C'est en cela que les chants révolutionnaires sont des élixirs puissants, en ce qu'ils parlent à la fibre humaine, en ce qu'ils la remuent, la bouleversent et l'animent. Miette, jusque là dans l'angoisse de perdre son amoureux, après avoir reconnu dans la foule des compagnons de son père, des semblables et ayant ainsi pu recoudre son histoire avec celle de ces hommes qui passaient en chantant, d'amoureuse par avance éplorée devenait peu à peu une fille de la Révolution.
27 février La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé une autre troupe d'ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot.

On reconnaît les bourgeois à ce qu'ils portent, à tout âge, des vêtements qui ne leur permettent pas de faire usage facilement de leurs mains. Personne n'imaginerait pouvoir travailler la pierre ou la terre, le bois ou le métal, affublé d'un paletot trop long et qui engonce à chaque mouvement.
28 février « Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg s'est soulevé presque en même temps que la Palud… les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude gauche un brassard d'étoffe rouge ? Ce sont les chefs. » Mais Silvère s'attardait. Les contingents descendaient la côte, plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route.

Les hommes marchaient plus vite que Silvère ne pouvait les décrire. C'est ce qui différencie la guerre civile de la guerre étrangère. Pourrait-on décrire avec précision la vie quotidienne, sur plusieurs générations, de  l'ennemi, que les guerres se termineraient plus vite, voire qu'elles ne commenceraient pas. Dans la guerre étrangère, les soldats doivent inventer l'ennemi comme étranger et ne pouvant en aucun cas aimer femme et enfants, vivre une vie commune, ressentir peine et douleur, avoir père et mère et aïeux au cimetière. le récit de Silvère traînait sur les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx car il les connaissait sans les connaître vraiment. Ils en prenaient le tour d'alliés lointains parés de toutes les forces.
1er mars « Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d'Alboise et des Tulettes viennent de passer. J'ai reconnu Burgat, le forgeron… Ils se seront joints à la bande aujourd'hui même… Comme ils courent ! »
Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps du regard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s'emparait d'elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. À ce moment parut un bataillon plus nombreux et plus discipliné que les autres. Les insurgés qui en faisaient partie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient la taille serrée d'une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d'un uniforme. Au milieu d'eux marchait un homme à cheval, ayant un sabre au côté. Le plus grand nombre de ces soldats improvisés avaient des fusils, des carabines ou d'anciens mousquets de la garde nationale.
« Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L'homme à cheval doit être le chef dont on m'a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fût équipée de la sorte. »

C'était encore le temps où l'on pouvait reconnaître à leurs vêtements les habitants d'un village, de ces villages du Midi qui se ressemblent sans se ressembler. Et, de la même façon que les plus anciens savent reconnaître au goût la provenance d'une huile d'olive ou d'un fromage. La ceinture rouge des insurgés de Faverolles était tout autant un signe distinctif que de ralliement. Si l'un d'eux venait à être en difficulté, et de quelqu'ordre elle pût être, nul doute que tous les autres, comme un seul corps, lui viendraient en aide. N'est-ce pas là d'ailleurs le rôle essentiel des uniformes, de reconnaître les siens dans la bataille ? Mais ici encore, les militaires n'ont fait qu'imiter les civils. Les paysans des campagnes avaient inventé l'uniforme bien avant que les villes vinssent à penser la nécessité d'enrôler des hommes pour en faire des soldats, commençant ainsi ces saignées de la jeunesse qui n'ont jamais cessé depuis la nuit des temps.
Miette frissonnait encore, entraînant en cela Silvère collé à elle. Aucun des deux enfants ne frissonnait de peur ni de froid. La nuit de décembre était échauffée.
2 mars Il n'eut pas le temps de reprendre haleine. « Ah ! voici les campagnes ! » cria-t-il.
Derrière les gens de Faverolles, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient la veste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ; quelques-uns même n'avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides.

Au sein de chaque groupe, chacun pouvait se héler par le nom de la famille et invoquer ainsi les mannes de la tribu entière, accrochée depuis la nuit des temps au versant abrupt des collines. Ces hommes-là circulaient peu. Les éleveurs se rendaient au foirail. Quelques agriculteurs fréquentaient les marchés de la ville. Mais les paysans et les terrassiers gardaient leur vie entière le même paysage, en connaissant chaque inflexion, chaque ravine et chaque creux de pêche ou de braconne.
3 mars Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d'une voix fiévreuse.
« Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n'y là que huit hommes, mais ils sont solides ; l'oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pas un n'a manqué à l'appel… Valqueyras ! Tiens, M, le curé est de la partie ; on m'a parlé de lui ; c'est un bon républicain. »
Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou.
« Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tu vas voir… Ils n'ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rasé que l'herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous. »

Et c'est bien tout le pays qui défilait devant eux. L'énumération de Silvère en dessinait la carte.
« Comment connais-tu tous ces bourgs et tous ces villages ? demanda Miette. Y es-tu jamais allé ? Je n'en connais pour ma part pas la moitié. Et comment en reconnais-tu les hommes ? Vous êtes-vous entraînés sur un champ de manœuvre en secret ? »
L'enfant entendait les noms de toutes les collines comme si on lui avait narré le voyage des rois mages. Le nom de chaque village sonnait à ses oreilles comme paré du charme ordinairement attribué aux contrées lointaines.
« C'est que j'y ai accompagné mon oncle, continua le jeune homme. Et j'avais déjà ma raison en 1848. Ceux-là étaient déjà faits et surtout, déjà républicains. Ils ont été de tous les votes depuis que le suffrage a été instauré et je les ai alors vus descendre de leurs collines, solennels et empesés pour aller voter » Il y avait aussi les cercles et les sociétés républicaines mais Silvère avait promis de ne rien en dire.
4 mars
Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! les Roches Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran ! » Et il acheva, d'une voix étranglée par l'émotion, le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu'il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d'un geste nerveux.

Il s'agissait bien du soulèvement du pays, tant les noms de ses hameaux en étaient l'émanation-même. Ces vieux noms rabâchés, transmis de générations en générations, et dont plusieurs n'avaient pas encore d'orthographe certaine, prenaient ainsi vie devant les yeux ébahis des jeunes gens. Les hommes qui passaient devant eux en devenaient magiques, sublimés par leur colère et leur enthousiasme, animés par l'esprit de la guerre noué avec celui des collines en un sarment intense et vibrant. Haussés au rang de figures mythologiques, ils inscrivaient ainsi cependant leur destinée tragique.
5 mars Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d'un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu'à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l'heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d'énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. À certains moments, il lui semblait qu'ils ne marchaient plus, qu'ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n'entendait qu'un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu'on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d'élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir.

Au fur et à mesure que le défilé passait devant eux, l'impression qui leur était donnée était celle que l'on peut avoir à regarder passer un train lancé à grande vitesse. C'est d'abord le bruit que l'on perçoit, sourd mais auquel se mêlent des stridences inattendues. Puis, suivant le bruit de quelques secondes à peine, c'est le souffle qui arrive, contrarié, toujours, par la brise ou le vent, et l'air cingle le visage par vagues successives et rapprochées. Vient enfin la machine, vibrante, tendue vers sa destination, semblant vouloir se détacher de ses wagons pour bondir plus vite encore, s'évader, s'enfuir en hurlant tout en lâchant un long jet de vapeur sifflante. Mais les wagons suivent, dans leur fracassant roulis, rythmant le paysage de saccades intrépides. Alors, parmi les images qui se succèdent, filées par l'impression d'optique, on peut apercevoir, à travers une vitre close, un visage qui passe et que l'on ne reverra plus. Il s'agit d'une femme, d'un homme ou de quelques enfants qui grimacent d'ennui. Un vieillard qui fume, une vieille qui coud. L'apparition se grave dans la mémoire comme s'il s'agissait d'un signe ou d'un augure. L'imagination se débride et, en quelques secondes, invente le récit entier de la vie de ces inconnus, leurs peines et leurs amours, les raisons les plus intimes de leur voyage. Et le train a passé. Le vent se calme et le bruit décroit aussi soudainement qu'il était apparu, et l'on s'aperçoit encore que le train a tout autant fendu le temps que le paysage. On ne sait plus bien ce que l'on faisait avant. On reprend pourtant sa marche, indécis, en proie au doute de qui a cru voir un fantôme.
6 mars Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l'approche de la bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l'enthousiasme exaltait aisément. Aussi, l'émotion qui l'avait peu à peu gagnée la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers, elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d'un jeune loup qui aurait des envies de mordre.

Le corps de la jeune femme se tendait vers la colonne et ce n'était plus un corps de jeune fille, encore en bouton, mais le corps d'une combattante. Miette était à peine plus jeune que Jeanne d'Arc écoutant les voix lui intimant l'ordre de libérer la France, à peine plus jeune encore que Jeanne Hachette entraînant à la lutte les femmes de Beauvais. L'histoire de France aime les figures de femmes combattantes. Elle les dessine et les efface au gré de ses convenances, qui sont des convenances masculines et bien souvent bourgeoises. Miette était de ces révoltées-là.
7 mars Et, lorsqu'elle entendit Silvère dénombrer d'une voix de plus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui sembla que l'élan de la colonne s'accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d'hommes balayée par une tempête. Tout se mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils.

À ces deux enfants du malheur et de la solitude, la foule qui défilait offrait non pas une famille mais bien un corps nourricier dans lequel ils pouvaient trouver la force de lutter contre l'adversité qu'ils connaissaient depuis leur plus jeune âge. Ceux que Silvère appelait, la voix vibrante, ses frères étaient bien ses frères. Ils n'étaient pas seulement des frères d'armes mais des frères de sang. Ils avaient en commun le sang de l'humiliation que l'on fait aux pauvres.
8 mars « Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cet après-midi », murmura-t-il. Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore dans l'ombre. Puis il cria avec une joie triomphante : « Ah ! les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le drapeau ! » Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses compagnons ; mais, à ce moment, les insurgés s'arrêtèrent. Des ordres coururent le long de la colonne.
La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement, et l'on n'entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se transmettaient et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la bande.
Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route pour laisser passer le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus.

Il faut imaginer une rivière arrêtée, ce qui; certes, est difficilement concevable. Telle était la colonne des insurgés, armes de fortune au pied, et s'échappait le mouvement de brume de l'haleine des hommes dans la nuit froide.
Après avoir chanté à tue-tête, les hommes parlaient bas, comme s'ils étaient passés de la révolte au complot ou comme si soudain, il fallait faire attention à ne pas réveiller quelqu'esprit adverse. Le nom de Plassans revenait le plus souvent dans les conversations improvisées qui se tenaient en français mais surtout en provençal.
Porté par les hommes de Plassans, le drapeau semblait avancer par lui-même, doué d'une force mystérieuse qui le faisait flotter au dessus de la colonne humaine et beaucoup d'insurgés, à son passage, baissaient la tête en signe de respect comme ils le faisaient à la messe au passage du saint sacrement.
Les deux enfants couraient.
9 mars « Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l'autre côté du pont. »
Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu'à un moulin dont l'écluse barre la rivière. Là, ils traversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les près Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu'ils suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous.

Ils étaient hors d'haleine comme savent l'être les enfants, car les enfants qui courent ne sont pas essoufflés, ne ressentent pas ce manque d'air des adultes, mais bien au contraire semblent entièrement gavés d'oxygène, comme si leur course n'avait eu que cet objectif. Ainsi, la vie affleure à la surface de la peau de leurs joues, de leurs bras, de leurs jambes et cette vie provoque leur rire comme elle peut provoquer leurs pleurs. Tous leurs sens sont en alertes, car, les enfants courent toujours pour quelque chose de grave et de sérieux, même quand il s'agit d'un jeu. Le jeu, ici, était la liberté et la République.
10 mars Malgré le détour qu'ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ; on dut penser qu'il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu'il était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement.

C'était que dans toute cette colonne, il n'y avait pas une seule femme. Cela pouvait sembler curieux car les femmes n'étaient pas étrangères aux insurgés et on les avait déjà vues en 1830, puis en 1848, partir au combat. Mais, cette nuit-là, elles étaient restées chez elles. C'est que c'était la nuit et qu'il demeure aux femmes une certaine gêne à sortir la nuit avec des hommes.
11 mars « Eh ! c'est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de Rébufat, le méger du Jas-Meiffren.
– D'où sors-tu donc, coureuse ! » cria une autre voix.
Silvère, gris d'enthousiasme, n'avait pas songé à la singulière figure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours.
Mais, avant même qu'il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s'éleva du groupe, disant avec brutalité : « Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d'un voleur et d'un assassin. »
Miette pâlit affreusement. « Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n'a pas volé. »

Le nom de Chantegreil avait jadis été un nom doux à l'oreille, évoquant l'été et le chant incessant des cigales. Il était depuis une dizaine d'années, à Plassans et à ses abords, synonyme de malheur et de honte. La gamine le savait et en souffrait affreusement. Son oncle Rébufat en tirait profit car, pour ne pas entendre se faire rappeler sa disgrâce, la petite filait doux et ne rechignait à aucun labeur. De tous les hommes qui étaient là et qui dévisageaient son ombre dans l'obscurité, aucun n'avait tué. Tous en avaient certainement un jour eu envie, au détour du chemin, croisant sans le vouloir un ennemi de leur famille, un huissier ou même la maréchaussée. Entre le père de Miette et ceux-là, il n'y avait rien ou presque qu'un coup de fusil qui n'avait pas manqué sa cible. Ils le savaient et cela suffisait à les faire dénoncer violemment le crime, comme on jure en forme de talisman.
12 mars Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant qu'elle : « Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… »
Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat : « Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. Vous le savez bien. Pourquoi l'insultez-vous quand il ne peut être là ? »
Elle s'était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l'accusation de meurtre ; mais l'accusation de vol l'exaspérait. On le savait, et c'est pourquoi la foule lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête.

« Et d'ailleurs, vous ne le connaissez pas et vous ne savez pas ce qu'il vaut. Vous mentez ! » continua-t-elle dans un rayon de lune compatissant qui montrait aux hommes d'abord goguenards puis silencieux, vaguement embarrassés, son visage de gamine empourpré devenu soudain la face allégorique de la colère et de la vengeance. Les hommes sont ainsi qu'une femme qui les gronde les fait retomber, comme par magie, en enfance plus sûrement que par un sort de magie noire. Ils se turent et plusieurs baissèrent la tête. La troupe échauffée, portée par son insurrection, restait pourtant ce groupe d'hommes prompts à reconnaître dans la sincérité d'un cri la marque de l'injustice.
13 mars L'homme qui venait d'appeler son père voleur n'avait, d'ailleurs, répété que ce qu'il entendait dire depuis des années. Devant l'attitude violente de l'enfant, les ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings.
La chose allait mal tourner, lorsqu'un chasseur de la Seille, qui s'était assis sur un tas de pierres, au bord de la route, en attendant qu'on se remît en marche, vint au secours de la jeune fille.
« La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres. Je l'ai connu. Jamais on n'a bien vu clair dans son affaire. Moi, j'ai toujours cru à la vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu'il a descendu, à la chasse, d'un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa carabine. On se défend, que voulez-vous! Mais Chantegreil était un honnête homme, Chantegreil n'a pas volé. »
Comme il arrive en pareil cas, l'attestation de ce braconnier suffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir également connu Chantegreil.
« Oui, oui, c'est vrai, dirent-ils. Ce n'était pas un voleur. Il y a, à Plassans, des canailles qu'il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi, petite. »

Car la foule peut avoir, comme une seule personne, des mouvements d'âme qui la font virer et revirer. L'instant d'avant, ces hommes étaient prêts à se battre pour salir la mémoire d'un homme qu'ils n'avaient pas connu. Ils étaient désormais prêts tout autant à se battre pour rétablir l'honneur de ce même inconnu. Ce sont ces mouvements individuels et collectifs qui rendent les révoltes et les révolutions incertaines. Peu de choses suffisent à provoquer et à justifier cette inconstance. Il y a bien sûr la crainte d'être en reste et parfois un peu de lâcheté et même de bêtise. Mais au fond, il y a surtout le sentiment de sécurité qui étreint chacun de ceux qui sont engagés dans une action collective. S'opposer aux changements de pied intempestifs de la foule, ce serait la quitter et se priver en conséquence de sa protection maternelle.
Et c'est ainsi que Chantegreil de paria devint un héros, le symbole-même de l'injustice de l'ordre de la ville et de la répression de ses forces.
Cela doit inciter, très certainement, à relire d'une autre façon les histoires qui nous présentent ces héros issus du rang. Nul doute que certains ont été poussés vers le devant, que d'autres ont été sauvés de la vindicte par le hasard d'un cri ou d'un chant opportuns. Tous ont bénéficié de ces mouvements de groupe qui, l'instant d'après, leur auraient été contraires.
14 mars Jamais Miette n'avait entendu dire du bien de son père. On le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu'elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva l'émotion que La Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un moment, il lui vint l'idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon. Mais son cœur trouva mieux. À côté d'elle se tenait debout l'insurgé qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau et, pour tout remerciement, elle dit d'une voix suppliante : « Donnez-le-moi, je le porterai. »
Les ouvriers, simples d'esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement. « C'est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau. » Un bûcheron fit remarquer qu'elle se fatiguerait vite, qu'elle ne pourrait aller loin.
« Oh ! je suis forte », dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d'une femme faite.
Et comme on lui tendait le drapeau : « Attendez », reprit-elle. Elle retira vivement sa pelisse, qu'elle remit ensuite, après l'avoir tournée du côté de la doublure rouge.
Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d'un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu'aux pieds.

Sans le savoir, Miette réconciliait ainsi le drapeau tricolore et le drapeau rouge. À quelques années de distance, elle contredisait Lamartine qui les avait opposés en 1848. « Le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93 ; et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie » avait alors dit le poète. De la même façon, Miette ne pouvait avoir vu, même en gravure, le tableau de Delacroix présenté au salon de 1831 et figurant la liberté guidant le peuple, dépoitraillée et portant haut le drapeau tricolore.
Miette était devenue en un instant l'emblème de ces révoltés. Un peintre eût été présent qu'il aurait immortalisé la scène et le tableau aurait rejoint l'un des plus grands musées de France, tant la scène était forte et propre à édifier les esprits.
Mais il n'y avait là pas de peintre. Il n'y avait que ces hommes, pauvres pour la plupart d'entre-eux, animés par leur espoir et par leur colère, et qui voyaient, eux qui n'avaient pas vu de peintures et presque pas d'images, qui ne connaissaient aucune allégorie, le symbole même de la France en lutte contre ses ennemis. L'artiste ne fait que reprendre des généalogies invisibles qui remontent dans le temps plus loin qu'il ne sait le déceler. Miette était soudainement entrée dans cette lignée immémoriale de femmes combattantes qui conduisent des hommes à elles dévoués.
15 mars Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d'une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d'enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d'énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté.

Les hommes qui la voyaient pouvaient penser qu'elle allait rejoindre les cieux et prendre la place d'une comète dans le ciel, ou d'une étoile filante, de celles que l'on observe dans la campagne les nuits d'été. Elle était à la fois l'aube et le crépuscule, ce moment étrange où l'obscurité dispute la lumière. Elle était tout cela et pourtant une enfant, dans la fragilité de son âge. Elle allait conduire la troupe, tenir le drapeau. Elle allait accomplir le destin des vierges combattantes.
16 mars Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l'imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent du groupe. « Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur ! »
On l'eût acclamée longtemps si l'ordre de se remettre en marche n'était arrivé. Et, pendant que la colonne s'ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l'oreille : « Tu entends ! je resterai avec toi. Tu veux bien ? » Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait. Profondément ému, il était d'ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même enthousiasme que ses compagnons. Miette lui était apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autre maîtresse adorée, la République.

Nul doute que les artistes qui, en mars 1848, avaient répondu à « l'appel aux artistes pour la composition de la figure symbolique de la République française » auraient trouvé en elle leur modèle et leur inspiration et l'auraient ainsi à jamais immortalisée. Les enfants des écoles auraient alors sous son buste récité des poèmes avec application.
Mais la foule s'ébranlait maintenant, quelques-uns grommelant qu'il fallait aller plus vite, que la troupe allait venir et que le terrain n'était pas propice à la bataille. Il fallait investir la ville. Ces hommes des campagnes avaient pour la grande ville des sentiments ambigus. Elle était le lieu des affaires et des plaisirs comme elle était aussi le lieu du pouvoir et celui de l'oppression. On y trouvait le tribunal et la maréchaussée et c'est sur la grande place que la guillotine avait un jour été dressée. Mais ils savaient aussi par instinct que ses ruelles et ses recoins leur seraient plus propices que tout autre champ de bataille et ils savaient même où trouver des charrois pour dresser des barricades.
17 mars Il aurait voulu être arrivé, avoir son fusil sur l'épaule. Mais les insurgés montaient lentement. L'ordre était donné de faire le moins de bruit possible. La colonne s'avançait entre les deux rangées d'ormes, pareille à un serpent gigantesque dont chaque anneau aurait eu d'étranges frémissements. La nuit glacée de décembre avait repris son silence, et seule la Viorne paraissait gronder d'une voix plus haute.
Dés les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil à l'aire Saint-Mittre, qu'il retrouva endormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome.
Miette se pencha et lui dit avec son sourire d'enfant : « Il me semble que je suis à la procession de la Fête Dieu, et que je porte la bannière de la Vierge. »

Elle chuchotait, craignant d'enfreindre les ordres et de s'en trouver séparée de son amoureux.
La porte de Rome, à cette époque, ne présentait encore aucun décor urbain digne d'une grande ville. Si certains avaient pensé, après la révolution et pendant le premier Empire, dresser un arc de triomphe à la gloire des héros de la liberté, le coût les en avait dissuadés. C'est que les habitants de Plassans aiment peu dépenser pour la chose publique. Ils s'enferment tôt dans la soirée dans leurs hôtels particuliers austères et qui sont leur seul luxe. Plassans est une ville où il n'est pas de bon ton d'exposer son argent et les trésors que détiennent les familles sont serrés dans la dernière pièce des appartements, celle dont les domestiques n'ont pas la clé.


II
18 mars Plassans est une sous-préfecture d'environ dix mille âmes.
Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d'un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes : la route de Nice, qui descend à l'est, et la route de Lyon, qui monte à l'ouest, l'une continuant l'autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd'hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d'heure avant d'atteindre ces maisons.

La ville ressemble à beaucoup de ces villes méridionales qui se sont perchées sur un pic ou, plus modestement, sur la colline la plus escarpée. Elles jouent savamment avec le soleil et serrent leurs maisons les unes contre les autres pour garder la fraîcheur en leur cœur, les étés de canicule, mais aussi pour épargner le peu de terre arable des alentours. Elles gardent des murailles ou des vestiges de murailles et se veulent militaires, même quand elles n'abritent aucune garnison. Parmi ces villes, Plassans n'a rien de si particulier si ce n'est un air bourgeois et compassé qui ressemble à ceux qui veulent faire oublier leurs ascendances paysannes. Elle accueille le marché et même des bestiaux mais se pince le nez et repousse peu à peu les pauvres à l'extérieur des murailles. C'est ainsi que se sont formés les faubourgs, avalant peu à peu jusqu'aux cimetières.
19 mars Il y a une vingtaine d'années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n'avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d'ailleurs encore aujourd'hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d'églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.

Qui n'appartient pas à l'un de ces quartiers, n'y est pas né, ne s'y est pas marié et n'y a pas élevé ses enfants sera durablement un étranger. Il sera reçu si l'on y voit une possibilité d'alliance et s'il a bonne réputation. Sinon, il demeurera sa vie durant, dût-il la passer à Plassans, un paria. On pratique volontiers à Plassans l'hospitalité et l'aumône du pas de porte et l'on n'entre dans les maisons qu'avec parcimonie. Seuls les nobles, en cela imités par les bourgeois, reçoivent selon des rites qu'ils maîtrisent parfaitement. La vie de la campagne ne ressemble en rien à ces manières d'ancien régime qui nourrissent le ressentiment contre les gens de la ville, hautains et prévaricateurs.
20 mars Le quartier des nobles, qu'on nomme quartier Saint-Marc, du nom d'une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d'herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s'étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d'où l'on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans le pays. Le vieux quartier, l'ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d'un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu'embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s'agrandir.

Plassans, comme beaucoup de villes, s'agrandit ainsi comme un corps dont un seul membre pourrait croître, et, ce qui est frappant, dans cette ville millénaire, c'est que la société semble avoir dessiné son destin par la topologie des lieux. Ainsi, la noblesse domine la plaine, mais, tout aussi bien, se trouve au bord du gouffre et ne peut connaître aucune évolution de l'espace qu'elle s'est octroyée. Le peuple vit misérablement dans des maisons noircies, mais il est rassemblé, industrieux et, d'une certaine façon, solidaire. Quant à la bourgeoisie, elle fait ce que fait toute bourgeoisie : elle s'étale, tout en imposant à tous un goût douteux pour les choses voyantes, aidé en cela par l'État toujours prompt à collaborer avec l'argent. Les rues sont droites, car il faut pouvoir y circuler rapidement sans y être arrêté par les charrois des livraisons. Elles sont droites, aussi, car les bâtisseurs manquent d'imagination. Enfin, ces rues indiquent une forme d'économie rationalisée qui impose ses modes de production. Elles disent la nécessité de laisser chacun chez soi. Les rues de la bourgeoisie sont les rues de la limite, de la clôture, du cadastre et de la propriété privée signalée à chaque coin de rue. L'espace public tend à s'y restreindre comme ce tissu qui, au lavage, rétrécit.
21 mars Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c'est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la porte de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l'ouest à l'est, de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l'extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C'est là, vers le milieu de la rue, au fond d'une petite place plantée d'arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très fiers.

C'est que leurs pères ont déployé toute leur habileté afin d'obtenir cette sous-préfecture, sans ménager leur entregent, ni même leur argent pour quelques cadeaux savamment distribués. Ils ne l'ont d'ailleurs pas fait pour le seul plaisir d'avoir un sous-préfet à table. Leurs affaires en dépendaient en partie. Si la sous-préfecture était allée dans quelque ville concurrente, le marché aurait périclité, le tribunal aussi serait parti. Pire encore, la caserne et ses soldats auraient rejoint la sous-préfecture triomphante, laissant leurs biens à la merci des révoltes et des pillards de tout acabit. Ils s'étaient donc battus, allant en délégation jusqu'à Paris afin de rencontrer les nouveaux maîtres de la France. Il n'y avait alors pas eu dans tout le pays meilleurs républicains. Ils s'étaient ensuite faits soutiens de l'Empire puis royalistes puis républicains. En 1851, ils étaient prêts à retrouver l'Empire.
22 mars Comme pour s'isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d'une ceinture d'anciens remparts qui ne servent aujourd'hui qu'à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d'un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand-Porte, s'ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l'autre bout de la ville.

Si les bourgeois de Plassans avaient eu le goût de se faire accueillants, ils auraient rebaptisé chacune des deux portes. La porte de Rome serait devenue la porte des fleurs, ou bien encore celle des mimosas, quand la Grand-Porte aurait pris le nom de porte de la soie. Mais les bourgeois de Plassans ne connaissent pas de ces délicatesses, d'ailleurs les noms donnés à ces deux portes ne sont écrits que sur de rares cartes d'État-Major. Aucune plaque ne vient graver dans la mémoire du voyageur ces noms quasi d'évidence.
23 mars Jusqu'en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d'énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d'ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n'introduisait les gens qu'après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d'un judas ; pour peu qu'on lui déplût, on couchait dehors. Tout l'esprit de la ville, fait de poltronnerie, d'égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d'une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s'était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d'un bourgeois dévot qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n'être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n'y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s'enfermer comme une nonne.

Il faut ajouter qu'au fil du temps, les gardiens de chaque porte avaient prospéré. Ils avaient mis en place un commerce assez lucratif qui voulait que l'ouverture des portes après l'heure de leur fermeture ne pouvait s'effectuer que si le voyageur imprudent ou retardé payait son écot. Bien sûr, cela ne pouvait fonctionner que si les deux gardiens des deux portes, pratiquaient cet impôt spontané qui n'entrait pas dans les caisses de la collectivité mais restait dans leurs poches. En effet, il aurait suffi qu'un seul des deux gardiens baisse ses tarifs pour que les voyageurs, se donnant le mot, privilégient, en faisant le tour des remparts, la porte la moins chère. Les gardiens et leurs familles avaient donc fixé, eux qui ne savaient pas lire, un barème très précis qui tenait compte de l'équipage qui se présentait, de la provenance du voyageur et du nombre de personnes. Les habitants de Plassans, connus des gardiens, payaient beaucoup moins cher, voire ne payaient pas du tout s'ils pouvaient se prévaloir d'un lien de famille ou de voisinage avec l'un des deux gardiens. Ce lien valait d'ailleurs pour les deux portes. Un étranger en grand équipage payait quant à lui rançon et ne revenait jamais.
24 mars La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d'eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.

Seul l'amour permet parfois que ces sociétés se rencontrent et se mêlent. Et encore cela n'est-il possible qu'au prix de risques insensés. Pour autant, toutes les transgressions ne se valent pas. S'il est admis que les jeunes gens des quartiers nobles et bourgeois viennent puiser de la jouvencelle dans les quartiers populaires, il ne saurait en être de même si, par malheur, un jeune ouvrier vient à s'éprendre d'une fille de bonne famille. Si celle-ci cède à ses avances, elles est alors bannie, honnie, et plusieurs générations de probité ne suffisent pas à laver l'affront fait aux bonnes mœurs.
25 mars Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L'été, ils habitent les châteaux qu'ils possèdent aux environs ; l'hiver, ils restent au coin de leur feu.

Il serait bien difficile de déterminer ce que craignaient les nobles de Plassans. Pendant la révolution, il ne leur était rien arrivé ou presque et l'Empire les avait laissé en paix, épargnant leurs fils de toute corvée militaire d'importance. Il y avait bien eu quelque velléité de confiscation de biens, qui avaient rapidement été arrêtées par le jeu des allégeances séculaires. Ils étaient alors demeurés royalistes comme on demeure fidèle au cœur de l'été à de vieilles chausses que l'on aimait porter l'hiver.
26 mars Ce sont des morts s'ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d'un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l'entrebâillement d'une porte.

C'est que l'abbé est allé livrer la communion à une vieille fille qui ne sort plus de chez elle, ou bien même l'extrême onction. Il est d'ailleurs le seul fournisseur qui passe par la porte de devant quand les autres, quand ils entrent, passent par la porte de derrière.
Parfois une ombre, l'été, traverse la rue ou la longe. On ne voit rien. C'est un oiseau qui cache le soleil. C'est un fantôme. Nul ne le sait.
27 mars La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l'endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l'édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d'un autre âge ». D'ailleurs, les plus sceptiques d'entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu'un marquis ou un comte veut bien les honorer d'un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d'être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c'est ce qui leur fait crier très haut qu'ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l'autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.

Voilà bien la veulerie de la bourgeoisie et ce qui fait qu'il est impossible de s'appuyer sur elle pour changer la cité. Les mêmes qui se gaussent des remparts de la ville ont en leur esprit et en leurs manières des remparts plus hauts et défendus que les vieux murs croulants qui ne gênent personne. On se prendrait presque à comprendre et à encourager la noblesse de ne pas céder à la mode et de continuer à refuser de les recevoir. Pis, à n'y même pas penser. Ce qu'ils appellent la modernité n'est que la recherche de l'organisation des choses et du monde qui sera le plus favorable à leurs affaires et à leur orgueil. Ils ont participé à la Révolution pour mieux guigner les places laissées vides par la noblesse, ont accueilli l'Empire avec soulagement et satisfaction. En 1851, ils étaient prêts à accueillir à nouveau un homme providentiel, ou supposé tel car il leur serait favorable. La démolition des remparts valait surtout, d'ailleurs, par la valeur des terrains qu'elle laisserait vacants et leurs pierres serviraient utilement de carrière à quelque immeuble de rapport qu'ils ne manqueraient pas d'édifier. Le sous-préfet ferait semblant de ne rien voir et de ne rien comprendre.
28 mars Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n'est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d'être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays : les huiles, les vins, les amandes. Quant à l'industrie, elle n'y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s'il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l'ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D'ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays.

Il est plus difficile de connaître ce que les gens du vieux quartier veulent, sinon pouvoir continuer à travailler et prospérer doucement sur de nombreuses générations. Ils forment un groupe qui se reconnaît l'honneur comme valeur première et si leurs rites ne s'expriment pas principalement, comme pour les deux autres groupes, par la façon de se tenir à table ou en société, ils n'en sont pas moins sourcilleux sur les convenances qui veulent que l'on salue comme ceci ou comme cela, que l'on porte selon les cas, bonnet ou casquette et jamais de chapeau. Si l'un d'entre-eux s'avisait de se vêtir comme un bourgeois, il serait dans chaque rue moqué comme à carnaval. Et une femme qui ferait la bourgeoise se verrait mise au ban car soupçonnée d'être une demi-mondaine, sinon une cocotte. Ce sens de l'honneur perdure jusqu'au cimetière. Il est de bon ton de regrouper ses tombes par corporation. Les ouvriers de la tannerie et ceux de la savonnerie y sont séparés, même dans la mort, par le petit peuple indistinct de la vieille ville.
29 mars Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s'établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite, l'avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu'à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d'un siècle, la noblesse a choisi l'allée placée au sud, qui est bordée d'une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l'autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l'après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d'avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant plus se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville.

Il est arrivé dans l'histoire de la ville qu'un être étrange, et dont la différence se remarquait d'abord à ses vêtements, s'aventurât à traverser la frontière invisible qui sépare le cours Sauvaire. Si l'on y regardait mieux, il portait sous le bras un chevalet maculé de couleurs et tenait une valise, tout aussi colorée, de la main laissée libre. Ses cheveux en bourrasque et sa barbe non taillée achevait de le caractériser comme artiste, ou comme fou, ou encore comme artiste fou, ou comme un fou qui faisait l'artiste. Ceux que l'on nomme les braves gens, qu'ils soient du peuple, de la noblesse et surtout de la bourgeoisie, ne comprenant d'ordinaire rien à la folie ni à l'art, ne se risquaient pas à essayer de faire la distinction. Seules les filles, et surtout les très jeunes filles, le regardaient en douce, lui trouvant les yeux doux comme les manières douces. Il était arrivé là il y a quelques années et vivait en ménage avec une servante. Il regardait le ciel avec des yeux pâles et se déplaçait au rythme de la lumière. Il consommait beaucoup de couleurs et aussi de l'alcool, ce qui lui avait attiré les bonnes grâces du marchand de vin et du marchand de couleurs. Personne dans la ville ne comprenait ce qu'il faisait et les passants ne prenaient même plus la peine de regarder des toiles où jamais ils ne se reconnaissaient. Ils devenaient des ombres en mouvement, légèrement colorées, qui s'estompaient ensuite à la nuit pleine. Il peignait la ville avant de disparaître.
30 mars Ce fut dans ce milieu particulier que végéta, jusqu'en 1848, une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances.

Car, ce siècle a commencé vraiment en 1848 et tout ce qui s'est passé avant, l'Empire tout entier, n'était que le dernier soubresaut de la Révolution, de cette Révolution qui n'en finissait pas de terminer le Siècle des Lumières.
31 mars Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère, les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l'ancien cimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s'éteignit quelques années avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l'âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d'une singularité d'allures qu'on put prendre pour de la sauvagerie tant qu'elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu'elle avait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d'un bien qui faisait d'elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque qui l'avait loué pour une saison, était resté au service de la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l'opinion ; personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu'on voyait rôder autour d'elle depuis longtemps. Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le mariage était devenu une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais les faits démentirent ces médisances.

Personne ne savait précisément ce qui liait ce Rougon, dont on ne savait même s'il avait un prénom, à la riche orpheline. Il n'y avait peut-être aucun mystère. Il était là lors des derniers jours du Père Fouque et il avait aidé, alors, la jeune femme à supporter la folie de son père. C'était une de ces folies bizarres qui prennent parfois les vieillards. Il ne reconnaissait plus personne et surtout pas sa fille. Il se perdait et un soir, un voisin l'avait ramené, alors qu'il errait l'âme en peine à quelques centaines de mètres de chez lui. Rougon était alors apparu pour Adélaïde comme le repère vivant d'une vie qui était soudain devenue instable. C'était en effet une grande angoisse pour une enfant, qui aurait dû encore pouvoir compter sur la protection de son père, de le voir ainsi réduit lui-même à cette grande incapacité. Quelques jours avant sa mort, elle avait raconté dans le Faubourg que le vieil homme était devenu agressif et que Rougon avait dû lui retirer de force le fusil des mains. On ne sut jamais ce qu'il voulait en faire et si le coup de fusil qu'il préparait était pour Rougon, pour sa fille ou pour lui-même. Rougon avait sans grande peine maîtrisé le vieillard affaibli mais cette courte lutte avait accéléré la fin. Fouque était resté ensuite prostré, refusant obstinément de s'alimenter et s'affaiblissant d'heure en heure. C'est ainsi qu'il était mort sans avoir prononcé un seul mot, sans avoir échangé un seul regard avec sa fille. Rougon l'avait ensuite aidée à replacer le vieux sur le lit. Il l'avait habillé et rendu présentable pour les rares condoléances que le voisinage avait apportées à la famille. Il n'y avait aucune raison particulière qu'il disparût ensuite. Avait-il seulement où aller ? Ce qui fit que plus tard ils se marièrent et que de cette union naquit un fils qu'ils nommèrent Pierre n'était sans doute que la suite de cet implacable enchaînement qui, de la mort, fait naître une nouvelle vie qui hérite dès lors de l'histoire entière de ses parents.
1er avril Adélaïde eut un fils au bout de douze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu'il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionner les Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière de bavardages.

On comprend mieux ce qui motive vraiment la presse quand on regarde la province. Les habitants des faubourg n'ont d'autres informations sur le monde que celles que l'on colporte et on ne les colporte que parce qu'elles provoquent l'excitation du peuple. Tout le reste n'est que manipulation.
2 avril Rougon mourut presque subitement, quinze mois après son mariage, d'un coup de soleil qu'il reçut, un après-midi, en sarclant un plant de carottes. Une année s'était à peine écoulée que la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sut d'une façon certaine qu'elle avait un amant ; elle ne paraissait pas s'en cacher ; plusieurs personnes affirmaient l'avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareil oubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l'étrange choix d'Adélaïde. Alors demeurait, au fond de l'impasse Saint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l'on désignait d'habitude sous cette locution : « Ce gueux de Macquart. » Cet homme disparaissait pendant des semaines entières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, les bras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait, il semblait revenir d'une petite promenade. Et les femmes, assises sur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer : « Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché ses ballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » La vérité était que Macquart n'avait pas de rentes, et qu'il mangeait et buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à la ville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul à une table, au fond d'un cabaret, il s'oubliait chaque soir, les yeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter ni regarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait sa porte, il se retirait d'un pas ferme, la tête plus haute, comme redressé par l'ivresse. « Macquart marche bien droit, il est ivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D'ordinaire, lorsqu'il n'avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant les regards des curieux avec une sorte de timidité sauvage.

Mais à mieux y réfléchir, les braves gens auraient tout aussi bien pu louer le pragmatisme d'Adélaïde. Elle avait en effet choisi l'homme disponible le plus près du Jas Meiffren, là où elle habitait. Qu'il fût un gueux mangé par l'alcool, de même que son apparence physique, ou son caractère n'avaient rien à voir à l'affaire. Adélaïde ne pouvait rester seule. Certes, pour s'aliéner cet homme, qui, de fait, était n'importe quel homme, elle avait dû consentir à devenir sa maîtresse. Mais cela n'était pour elle ni un outrage ni un plaisir, mais une forme de nécessité telle qu'elle avait pu l'observer chez les bêtes. Elle ne se posait sur cela pas davantage de questions, comme, de manière générale, elle ne se posait pas de question sur le monde, sur les gens ni sur le cours des choses. Savait-elle au moins si l'on était en république, sous l'empire ou encore en monarchie ? Rien n'était moins certain. Comment l'aurait-elle su, d'ailleurs, elle qui ne parlait pas avec le voisinage et qui ne lisait pas ? Adélaïde et Macquart n'avaient aucune part à la société de Plassans et ne participaient pas aux promenades du dimanche sur le cours Sauvaire. Leur vie était en dehors de l'époque. Ils auraient tout aussi pu bien vivre au temps des croisades et de la chevalerie. Les enfants les auraient moqués comme ils les moquaient encore et on aurait fini par prendre leurs pauvres terres pour manque d'allégeance au seigneur. Adélaïde Fouque et Macquart sont de ces gueux, de ces manants, qui n'ont jamais fait l'histoire tout en peuplant le monde de leur descendance prolifique. L'alcool et la folie semblent avoir été créés d'ailleurs pour limiter leur capacité à se reproduire. La rencontre de ces deux êtres perdus ici-bas comme ils l'étaient pour le Ciel ne pouvait se traduire rapidement que par quelques malheurs et par des tragédies. Car chaque époque sait apporter ses tragédies aux plus pauvres, aux plus oubliés et aux plus nécessiteux de ses contemporains.
3 avril Depuis la mort de son père, un ouvrier tanneur qui lui avait laissé pour tout héritage la masure de l'impasse Saint-Mittre, on ne lui connaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières, et le voisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux et singulier garçon un contrebandier doublé d'un braconnier, un de ces êtres à figure louche dont les passants disent : « Je ne voudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d'un bois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l'accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé de trente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussailles de sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient le visage, pareilles aux touffes de poils d'un caniche, on ne distinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif et triste d'un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie de paria ont rendu mauvais. Bien qu'on ne pût préciser aucun de ses crimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans le pays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c'était cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu'Adélaïde avait choisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants : un garçon, puis une fille. De mariage entre eux, il n'en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n'avait vu une pareille audace dans l'inconduite. La stupéfaction fut si grande, l'idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à tel point les croyances des commères, qu'elles furent presque douces pour Adélaïde.

C'est que l'attirance des êtres pour les êtres parvient parfois, et contre toute attente, contre toute convenance-même, à briser les barrières qui sont faites par la société pour empêcher les êtres de se rencontrer.Rien d'autre que cette attraction universelle et cependant étrange n'aurait pu expliquer la rencontre féconde de ces deux êtres-là. Leur relégation aux confins de la ville ne pouvait à elle-seule expliquer leur couple et la famille qu'ils allaient constituer. Même si le terme de famille n'était pas celui qui venait en premier lieu à l'esprit quand on les croisait à la proximité du Jas Meiffren. Quand ils étaient ensemble, ils ne changeaient en rien. Ils n'étaient pas de ces couples qui s'apprêtent pour sortir et qui montrent au monde une image apaisée. Ils étaient dans la vie comme ils étaient certainement dans leur intérieur et jusque dans leur chambre à coucher. Au premier abord, on les trouvait hagards et curieusement fagotés et parfois même dépenaillés. Mais à mieux y regarder, ils étaient négligés. Il n'y avait jamais aucune coquetterie chez eux, ni dans leurs vêtements, ni dans leur mise, ni dans leur allure. Il émanait ainsi de cette famille, qui avait tout de la meute animale, une impression de sauvagerie puissante qui les faisait craindre, mais qui, chez les commères du faubourg, suscitait une sorte de fascination. Au lavoir, à voix basse ou plus fort, comme pour être entendues, elles faisaient mine de s'étonner de la situation. Mais dans le creux de leur âme, certaines recueillaient de secrets et curieux désirs où Macquart était ce loup sauvage qui pouvait les engrosser.
4 avril « La pauvret elle est devenue complètement folle, disaient-elles ; si elle avait une famille, il y a longtemps qu'elle serait enfermée. » Et, comme on ignora toujours l'histoire de ces amours étranges, ce fut encore cette canaille de Macquart qui fut accusé d'avoir abusé du cerveau faible d'Adélaïde pour lui voler son argent.

Il n'en était peut-être rien, car la folie d'Adélaïde, tout aussi bien, n'était que supposée. On aurait pu considérer, ailleurs qu'à Plassans, et dans d'autres temps, qu'elle exerçait une forme de liberté de mœurs. Elle était la seule à se montrer ainsi au plein jour quand les autres jouaient les ombres la nuit sur l'aire Saint-Mittre.
5 avril Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d'elle ces derniers, Antoine et Ursule, les louveteaux, comme on les nommait dans le quartier, sans d'ailleurs les traiter ni plus ni moins tendrement que son enfant du premier lit. Elle paraissait n'avoir pas une conscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces deux pauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titre que son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d'une main et Antoine de l'autre, ne s'apercevant pas de la façon déjà profondément différente dont on regardait les chers petits.

Ainsi, alors qu'ils se ressemblaient petits, et qu'ils se ressemblaient même beaucoup, ayant pris des traits de leur mère, assez vite, ils prirent le parti, comme s'ils s'étaient en cela concertés, de ne se ressembler en rien. Ils accentuèrent tant à dessein les marques de leur caractère que cela finit par modifier leur allure d'abord, puis leur complexion-même. Pierre se tenait droit et regardait droit. Antoine et Ursule préféraient regarder en coin et les cachettes où ils se maintenaient courbés tout le jour eurent mauvais effet sur leur colonne vertébrale. Si bien que l'on n'aurait su dire s'ils ressemblaient à leur physique ou si leur physique leur ressemblait.
6 avril Ce fut une singulière maison.
Pendant près d'une vingtaine d'années, chacun y vécut à son caprice, les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. En devenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange qui passait à quinze ans pour une sauvage ; non pas qu'elle fut folle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il y avait en elle un manque d'équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins.
Elle semblait vouloir s'afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis, lorsqu'elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament.

Adélaïde, en fait, n'aurait pas dû naître à Plassans mais au milieu d'une vaste steppe, où elle aurait vécu sans les contraintes imposées par des croyances qui ne convenaient pas à son mode de pensée. On l'aurait imaginée facilement pionnière du Grand Ouest des Amériques, mais elle aurait certainement alors trouvé le moyen de devenir la squaw d'un Indien lunatique au grand dam de sa communauté. On la voyait aussi tout au Nord près du pôle, vivant de poisson dans une maison de glace et ne s'embarrassant pas de distractions inventées par des sociétés oisives et bien pensantes. Innocente, elle aurait pu tout aussi bien pu se faire la fondatrice d'un culte païen qui aurait célébré les champs, les forêts et les rivières et la vie naturelle. Mais le faubourg n'était pas assez reculé pour que toute sa fantaisie puisse se déployer. Elle demeurait alors avec son amant famélique et sa marmaille disparate à la marge de Plassans, sans s'en soucier davantage.
7 avril Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crises nerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Ces crises revenaient périodiquement tous les deux ou trois mois. Les médecins qui furent consultés répondirent qu'il n'y avait rien à faire, que l'âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régime des viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secousses répétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour, comme une enfant, comme une bête caressante qui cède à ses instincts. Quand Macquart était en tournée, elle passait ses journées, oisive, songeuse, ne s'occupant de ses enfants que pour les embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de son amant, elle disparaissait.

Si Adélaïde avait vécu en ville, on aurait certainement dit d'elle qu'elle vivait une passion si forte que rien, et pas même ses enfants, ne pouvait l'en éloigner. On lui aurait imaginé des attentes et des soupirs éperdus, des regards jetés au loin, vers des paysages embrumés. on aurait fait d'elle une histoire et les artistes l'auraient peinte devant de grands rochers noirs sous un ciel orageux. Mais Adélaïde ne vivait pas en ville et Plassans ne goutait pas les histoires d'amour, et encore moins les histoires passionnelles qui ne pouvaient relever que d'une folie douce ou même, d'une folie furieuse. Adélaïde vivait ainsi sans récit, sinon celui de la réprobation publique colportée par les commères du faubourg, dont elle était le principal sujet de conversation.
8 avril Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite cour qu'une muraille séparait du terrain des Fouque. Un matin, les voisins furent très surpris en voyant cette muraille percée d'une porte qui, la veille au soir, n'était pas là. En une heure, le faubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants avaient dû travailler toute la nuit pour creuser l'ouverture et pour poser la porte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l'un chez l'autre. Le scandale recommença ; on fut moins doux pour Adélaïde, qui décidément était la honte du faubourg ; cette porte, cet aveu tranquille et brutal de vie commune lui fut plus violemment reproché que ses deux enfants. « On sauve au moins les apparences », disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde ignorait ce qu'on appelle « sauver les apparences » ; elle était très heureuse, très fière de sa porte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres du mur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allât plus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joie d'enfant, regarder son œuvre en plein jour, ce qui parut le comble du dévergondage à trois commères qui l'aperçurent contemplant la maçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque apparition de Macquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu'elle allait vivre avec lui dans la masure de l'impasse Saint-Mittre.

Personne n'avait même remarqué, dans l'aveuglement propre aux commérages et à la malveillance, que la porte existait depuis longtemps, sinon depuis toujours, et qu'elle avait été murée en des temps lointains pour des raisons qui étaient désormais oubliées. Il avait donc été assez aisé de la réouvrir et de redonner ainsi de la continuité à ce que l'histoire avait séparé. La masure avait un temps appartenu au domaine et dévolue à un gardien. La porte avait peut-être déjà servi à consommer un adultère et un mari jaloux l'avait peut-être fermée, laissant la petite maison, désormais peu accessible pour qui travaillait au Jas Meiffren. Macquart l'avait un jour occupée mais il n'est pas certain qu'il en eût pour cela le titre.Personne n'aurait d'ailleurs songé à lui disputer ce tas de pierres blotti contre la muraille moussue , cette cabane aux fenêtres de guingois, laissant passer le froid de l'hiver et les insectes de l'été, aux murs noircis pas la fumée de l'âtre, ni surtout les quelques meubles effroyablement laids qui l'avaient toujours meublée. C'était encore le temps où les villes en leur périphérie laissaient aux pauvres et aux marginaux des lieux qui pouvaient les accueillir sans qu'ils risquassent l'expulsion. La masure de Macquart était l'une de ces maisons communes que les pauvres se passaient de générations en générations.
9 avril Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à l'improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants, pendant les deux ou trois jours qu'il passait à la ville, de loin en loin. Ils s'enfermaient, le petit logis paraissait inhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart avait séduit Adélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s'étonna, à la longue, de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse par monts et par vaux, aussi mal équipé qu'auparavant. Peut-être la jeune femme l'aimait-elle d'autant plus qu'elle le voyait à de plus longs intervalles ; peut-être avait-il résisté à ses supplications, éprouvant l'impérieux besoin d'une existence aventureuse.
On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s'était nouée et se prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l'impasse Saint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets.

Mais il y a une hypothèse  que personne n'avait formée, parmi celles, et même les plus osées, qui circulaient. Personne n'avait imaginé que Macquart était seulement un remarquable conteur et qu'à Adélaïde, ces jours et ces nuits, il racontait des histoires. De ses marches incessantes à travers le pays pour ses activités de contrebandier, Macquart rapportait des histoires colorées qu'il savait mettre en valeur, et surtout faire durer. Bien sûr, ce n'était pas ainsi qu'étaient venus leurs enfants, mais l'acte qui les avait engendrés était en quelque sorte la continuation incarnée des histoires de Macquart. On aurait pu en faire un livre, et il aurait certainement eu du succès. Personne ne savait non plus, pas même Adélaïde, s'il entretenait ou non, avec d'autres femmes, dans d'autres villes ou d'autres villages, des relations amoureuses et romanesques. Macquart, qui paraissait parfois se confondre avec les rochers et même avec les arbres des sentiers qu'il empruntait pour traverser les frontières, pouvait tout aussi bien avoir ici et là plusieurs femmes et toute une marmaille parmi lesquels il picorait comme un coq de basse-cour lassé de ses conquêtes. Personne ne savait rien de Macquart et n'en saurait jamais rien. Pas même Adélaïde. Ses enfants encore moins.
10 avril On devina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien que jamais le bruit d'une querelle ne sortît de la maison. À plusieurs reprises, elle reparut, la face meurtrie, les cheveux arrachés. D'ailleurs, pas le moindre accablement de souffrance ni même de tristesse, pas le moindre souci de cacher ses meurtrissures. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se laissait assommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cette existence dura.
Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison au pillage, sans s'émouvoir le moins du monde. Elle manquait absolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l'ordre lui échappaient.

On ne lui connaissait pas non plus de religion. Jamais on ne la voyait à l'église en ces terres pourtant très catholiques. Elle n'avait donc pas de confesseur qui aurait pu, outre l'absolution de péchés semblables à ceux de la Samaritaine et de la femme adultère, aurait pu l'accompagner dans les méandres de son âme. Un vieux prêtre expérimenté aurait même pu ne pas se laisser impressionner par le mode de vie bizarre d'Adélaïde, et lui trouver des innocences de fille de Dieu. Elle aurait peut-être alors fini dans un couvent. Il n'en fut rien et Adélaïde continua cette vie qui, dans l'ignorance des convenances n'était donc pas dissolue.
11 avril Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussent le long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ils portèrent leurs fruits naturels en sauvageons que la serpe n'a point greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée, jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dans le sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans les plants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à se battre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis, ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l'enclos, ils étaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrange maison de la folie lucide ; quand leur mère disparaissait pendant des journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaient des inventions si diaboliques pour molester les gens, que les voisins devaient les menacer d'aller leur donner le fouet. Adélaïde, d'ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu'elle était là, s'ils devenaient moins insupportables aux autres, c'est qu'ils la prenaient pour victime, manquant l'école régulièrement cinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s'attirer une correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Mais jamais elle ne les frappait, ni même ne s'emportait ; elle vivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l'esprit perdu. À la longue même, l'affreux tapage de ces garnements lui devint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriait doucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants la battront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allure indifférente semblait répondre : « Qu'importe ! » Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. L'enclos des Fouque, pendant les longues années que dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague si la jeune femme n'avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment, ce dont elle ne s'aperçut jamais. D'ailleurs, cela eut un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.

Adélaïde avait peut-être lu L'Émile de Rousseau, mais n'en aurait retenu alors que des bribes et c'étaient ces bribes qui l'avaient conduite à adopter ce curieux mode d'éducation sans aucune contrainte. Il est plus probable, cependant, qu'elle ne voyait pas comment, ni pourquoi, elle pouvait appliquer sa volonté sur un autre être, fut-ce son enfant. Elle ne savait d'ailleurs peut-être pas que ces garnements étaient ses enfants. Peut-être avait-elle oublié ses grossesses, et même ses accouchements. Elle était ainsi avec eux comme ces princesses au sang épuisé le sont parfois avec les chiots qu'on leur a donnés. Ils étaient là, seulement là, tout à la fois comme s'ils l'avaient toujours été mais pouvaient aussi bien disparaître un jour sans que cela pût l'émouvoir. Elle ne les connaissait pas et ne cherchaient, en aucune manière, à les connaître. Ils lui rendaient la pareille. Ils avaient d'ailleurs développé entre eux, et pour eux seulement, leur propre langage, qu'elle ne cherchait pas à comprendre et qu'ils ne cherchaient pas à lui enseigner. Sans vergogne et surtout quand ils préparaient quelques bêtise des plus saugrenues, ils conversaient ou s'interpellaient dans cet idiome, qui leur était propre, et qui, avec les années, était devenu assez élaboré. Un jour, un des trois enfants, encore jeune, grimpa au sommet d'un arbre, au risque de se rompre le cou. Il monta si haut qu'il lui devin impossible de descendre sans risquer de tomber et de se blesser. Il commença à appeler à l'aide, d'abord en français, puis, personne ne venant, dans le langage étrange commun aux enfants. C'était un spectacle curieux que de voir ce mioche, la peau noircie par le soleil et la crasse, crier dans une langue inconnue au sommet d'un arbre. Pour autant, personne de la maisonnée ne parut s'en émouvoir. Le voisinage ne s'étonnait plus depuis longtemps des bizarreries qui pouvaient, à toute heure, advenir dans l'étrange demeure. On le laissa donc au sommet de son arbre. Il finit par en descendre, après plus de vingt-quatre heures, assoiffé et affamé, comme si l'arbre avait laissé choir un de ces papillons qui nichent dans l'écorce. Le lendemain, il recommençait.
12 avril Soit qu'il fut averti par un instinct secret, soit qu'il eût déjà conscience de la façon différente dont l'accueillaient les gens du dehors, Pierre, l'enfant légitime, domina dès le bas âge son frère et sa sœur. Dans leurs querelles, bien qu'il fût beaucoup plus faible qu'Antoine, il le battait en maître.
Quant à Ursule, pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée aussi rudement par l'un que par l'autre.
D'ailleurs, jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans s'expliquer leur haine vague, sans comprendre d'une manière nette combien ils étaient étrangers. Ce fut seulement à cet âge qu'ils se trouvèrent face à face, avec leur personnalité consciente et arrêtée.

Leur mère n'intervenait jamais dans leurs querelles, ce qui les obligeait à prendre soin de ne pas se blesser, voire se tuer. Livrés à eux-mêmes, l'instinct naturel de survie les guidait. Ils se frappaient sans cependant aller jusqu'au sang. Ils n'utilisaient jamais d'armes, ni les couteaux qui servaient à écorcher les bêtes et le gibier, ni, lorsqu'ils furent grandi, les masses et massues laissées dans la grange par les ouvriers.
Ainsi, leurs batailles incessantes semblaient faire aussi partie de l'étrange éducation que leur donnait leur mère. Et force est de constater qu'ils entrèrent dans la vie le corps délié et l'âme vernie, prêts à affronter les situations les plus délicates et à donner en retour les coups que leur permettait leur condition. Car, dans le choix des armes non plus, les hommes ne sont pas égaux.
13 avril À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts de Macquart et d'Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à l'ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sous l'influence nerveuse d'Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils, une sournoiserie pleine d'hypocrisie et de lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n'importe quel lit d'infamie, pourvu qu'il s'y vautrât à l'aise et qu'il y dormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! le brigand ! il n'a même pas, comme Macquart, le courage de sa gueuserie ; s'il assassine jamais, ce sera à coups d'épingle. » Au physique, Antoine n'avait que les lèvres charnues d'Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux du contrebandier, mais adoucis, rendus fuyants et mobiles.

Il est toujours curieux de pouvoir ainsi déceler dans un visage jeune l'alliage des traits qui l'ont constitué. Parfois, on peut même distinguer certains traits posés là par les aïeux. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les hommes ont inventé les dynasties, et ont fait en sorte que les rois et les princes se fassent faire le portrait. Et il est vrai que l'on peut pointer facilement chez toutes les familles régnantes de France l'assemblage des lignées. Cependant, cela n'est possible que lorsque les visages sont jeunes. Le temps, les vices, l'alcool, la fatigue du travail ou de la rapine détruisent ce que la nature a donné aussi sûrement que le bûcheron abat les arbres dans la futaie. On pouvait ainsi voir chez ce jeune homme par où son visage, puis son corps en entier, allaient partir. C'est ainsi que l'alcool, de père en fils, ajoute une autre hérédité à celle de la nature, pochant les yeux, donnant aux joues de la couperose, avec la force implacable d'une autre gestation.
14 avril Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune femme l'emportait ; c'était toujours un mélange intime ; seulement, la pauvre petite, née la seconde, à l'heure où les tendresses d'Adélaïde dominaient l'amour déjà plus calme de Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe l'empreinte plus profonde du tempérament de sa mère.
D'ailleurs, il n'y avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une soudure, singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des sauvageries, des tristesses, des emportements de paria ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d'Adélaïde, étaient d'une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent mourir d'étisie.

Ursule promenait ainsi tout le jour sa silhouette diaphane comme si le vent, la pluie ou tout autre élément allait faire procéder incessamment à sa disparition. On aurait pu la trouver jolie dans quelques salons parisiens où sa transparence aurait échauffé l'esprit de poètes embrumés par l'alcool et le cigare. À Plassans, on la trouvait en mauvaise santé.
Les animaux, seuls, reconnaissaient sa tendresse et sa déréliction. Ils s'approchaient facilement d'elle, et même les petits oiseaux quand elle reposait dans le jardin. Aucun d'entre-eux n'éprouvait nulle frayeur. Ils semblaient savoir qu'elle demeurerait longtemps incapable de faire intentionnellement le mal à quiconque. Elle était venue en vie, à peine et restait en vie par cette sorte d'habitude qui font que les corps vivent.
15 avril En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d'eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l'avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi le père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l'amélioration ou la déchéance d'une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n'était toujours qu'un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l'intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés l'un par l'autre. Si la nature d'Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d'une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s'était opposée à ce que l'enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme.

Il n'est cependant pas possible de bien connaître ce qui, de l'hérédité du sang ou des circonstances de sa jeune vie, avait décidé de son caractère, voire même de sa complexion. On a ainsi vu des enfants, enlevés tôt à leurs parents pour être élevés par une institution ou par des relations éloignées perdre rapidement des traits que l'on croyait issus de leur race. Les marques physiques, elles-mêmes, selon la vie menée, s'accentuent ou s'estompent. Un visage disgracieux le devient par la vie, par l'alcool, par de mauvaises pensées, par le milieu hostile de la fabrique ou de la mine, quand il s'adoucirait jusqu'à l'aimable s'il était conservé dans la douceur d'un hôtel particulier de centre ville. Pierre Rougon se tenait à distance de Macquart et n'avait pas connu son père. Il lui avait fallu endosser dès son plus jeune âge la figure paternelle et n'en jamais rien démentir, sachant confusément que c'était cela que sa mère attendait de lui, et le faubourg aussi. Son rôle, qu'il ne pouvait discuter, était de rétablir un semblant d'ordre et de norme au sein du fantasque de sa famille.
16 avril Pierre ne connaissait ni les emportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart. Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librement dans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l'empêcher de commettre une folie improductive. Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance n'avaient pas l'élan instinctif des vices d'Antoine ; il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sa personne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visage d'Adélaïde, on lisait déjà l'ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d'assouvissement, le cœur sec et l'envie haineuse d'un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ont fait un bourgeois.

Dans toutes les religions, les nouveaux convertis sont les plus observants et aussi les moins tolérants aux relâchements du dogme et des rites. Il en va de même pour cette religion particulière que l'on nomme la bourgeoisie, qui a ses rites et ses catéchismes, et qui se réserve à cet effet des écoles et des cours. Alors que le fils et petit-fils de bourgeois, assuré de sa pratique et de sa foi dans l'argent et dans l'ordre pourra s'autoriser, ça et là, quelques dérogations mineures, celui qui accède, par ce hasard de la vie qu'il qualifiera ensuite de travail et de courage, aux plaisirs et aux contraintes de la bourgeoisie, ne cessera, sa vie durant, de multiplier les gages à son égard. Tout écart le plongera dans les affres et il sera le plus prompt à réprimer tout mouvement qui viendrait de ceux dont son père était issu.
17 avril Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre les désordres d'Adélaïde et la singulière situation d'Antoine et d'Ursule, il ne parut ni triste ni indigné, mais simplement très préoccupé du parti que ses intérêts lui conseillaient de prendre. Des trois enfants, lui seul avait suivi l'école avec une certaine assiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité de l'instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Ce fut à l'école que ses camarades, par leurs huées et la façon insultante dont ils traitaient son frère, lui donnèrent les premiers soupçons. Plus tard, il s'expliqua bien des regards, bien des paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dès lors, Antoine et Ursule furent pour lui des parasites éhontés, des bouches qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda du même œil que le faubourg, comme une femme bonne à enfermer, qui finirait par manger son argent, s'il n'y mettait ordre. Ce qui acheva de le navrer, ce furent les vols du maraîcher. L'enfant tapageur se transforma, du jour au lendemain, en un garçon économe et égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts par l'étrange vie de gaspillage qu'il ne pouvait voir maintenant autour de lui sans en avoir le cœur crevé. C'était à lui, ces légumes sur la vente desquels le maraîcher prélevait les plus gros bénéfices ; c'était à lui, ce vin bu, ce pain mangé par les bâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune étaient à lui. Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter. Et comme les biens périclitaient, comme tout le monde mordait avidement à sa fortune future, il chercha le moyen de jeter ces gens à la porte, mère, frère, sœur, domestiques, et d'hériter immédiatement.

Le paysan est maître en deux choses pour le moins : il connaît l'importance de faire ce qu'il faut faire à temps, d'une part ; les règles mathématiques de la croissance et de la ruine, d'autre part. Une récolte ne peut attendre et celui qui, pour faire mûrir encore un peu se blé dans l'espoir de l'alourdir, mais qui ne voit pas que la saison des orages est déjà bien avancée, prend le risque de tout perdre et que cette perte s'en ressente pour lui-même, sa famille et toute sa descendance. De même, cette petite tache sur une feuille, qui ne dit rien de grave, qui n'alarme pas le promeneur qui vient de la ville, va attirer l'attention de son œil aguerri et averti et, dès lors qu'il l'aura aperçue, ne le quittera plus. Il enverra toute sa maisonnée chercher dans ses champs et jusque dans ceux de ses voisins traces de ce petit point de corruption qui, pour ténu qu'il soit, est pour lui l'annonce de ravages. Car cette tache est le signe d'une maladie de ses plantes, qu'il doit éradiquer dès son commencement s'il ne veut pas être contraint très vite de tout arracher.
Pierre Rougon avait ces marques et ces connaissances ataviques. Cela était curieux car nul père ni oncle ni même serviteur n'avait pu les lui transmettre et il fallait concéder qu'il les avait acquises par le sang. Cela serait sans compter sur le regard de l'entourage, du faubourg tout entier qui, le considérant depuis son enfance comme paysan fils de paysan l'avait ainsi configuré tel plus sûrement que toute son hérédité; C'est aussi ce qui fait que les fils de voleurs de viennent des voleurs et que les banquiers gardent leur capital au sein de leur famille.
18 avril La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu'il devait avant tout frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patience tenace, un plan dont il avait longtemps mûri chaque détail. Sa tactique fut de se dresser devant Adélaïde comme un reproche vivant ; non pas qu'il s'emportât ni qu'il lui adressât des paroles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé une certaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait. Lorsqu'elle reparaissait, après un court séjour au logis de Macquart, elle ne levait plus les yeux sur son fils qu'en frissonnant ; elle sentait ses regards, froids et aigus comme des lames d'acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié. L'attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d'un homme qu'elle avait si vite oublié, troublait étrangement son pauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pour la punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elle était prise d'une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ; on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, elle rattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent, elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains, acceptant les blessures de Pierre comme les coups d'un dieu vengeur.

Personne ne savait comment ce jeune homme mal dégrossi avait pu apprendre seul, et aussi rapidement, les pratiques d'une torture aussi sophistiquée. Aurait-il battu sa mère qu'un des hommes du faubourg aurait pu se laisser attendrir et venir au secours de la pauvre femme. L'aurait-il mise à la porte que la justice et la maréchaussée l'auraient rappelé à ses devoirs de fils légitime. Or, ne faisant rien de cela, mais exerçant sur elle un ascendant aussi violent qu'invisible, il ne courait aucun risque sinon celui que sa conscience, un jour pourrait lui faire courir. Cependant, la conscience de Pierre Rougon était tout entière attachée à sa fortune. Son montant valait-il qu'il en sacrifiât sa mère ? Rien n'est moins certain. Il le fit pourtant, porté en cela par l'indifférence de son entourage sinon la bienveillance coupable des bonnes gens qui voulaient voir en la dégradation de la santé d'Adélaïde une forme de punition divine. Pierre continuait donc, sans répit, certain de son fait comme peut l'être le chasseur qui va se saisir de sa proie. Avait-il parfois quelque tendresse filiale ? Rien n'est moins certain. Adélaïde ne s'était jamais vraiment occupé de lui. Elle ne l'avait jamais choyé ni consolé de ses malheurs d'enfant. Si bien qu'il serait difficile d'imaginer le simple petit élément de tendresse entre ces deux êtres.
19 avril D'autres fois, elle le reniait ; elle ne reconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais, dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieux aimé mille fois être battue que d'être ainsi regardée en face. Ces regards implacables qui la suivaient partout, finirent par la secouer d'une façon si insupportable, qu'elle forma, à plusieurs reprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elle était devant lui comme une petite fille qui n'est pas certaine de sa sagesse et qui craint toujours d'avoir mérité le fouet. Pierre, en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s'en était fait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dans des explications difficiles et compromettantes.

C'est ainsi que le silence parle avec éloquence. Si Pierre était entré en conversation avec sa mère, les quelques phrases simples qu'il lui aurait fallu dire auraient été mêlées à tant de ressentiment qu'elles auraient été, à coup sûr, moins audibles. Aurait-il cherché des explications que sa piètre maîtrise de la langue confrontée à l'esprit fantasque de sa mère auraient rendu vaine toute tentative de raisonnement logique. Enfin, qu'avait-il à reprocher vraiment à sa mère sinon son impéritie financière et sa totale absence de considération pour les choses matérielles ? Lui aurait-il reproché d'avoir un amant ? Ce n'était pas qu'elle avait un amant qui l'inquiétait. N'ayant jamais connu d'autre situation, il la considérait presque comme naturelle. Ce qu'il lui reprochait surtout, c'était d'avoir pris, elle riche, un amant pauvre et de lui avoir donné deux enfants avec qui, sa vie durant, il devrait compter.
20 avril Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu'il put la traiter en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt les faiblesses de son cerveau et la terreur folle qu'un seul de ses regards lui inspirait. Son premier soin, dès qu'il fut maître au logis, fut de congédier le maraîcher et de le remplacer par une créature à lui. Il prit la haute direction de la maison, vendant, achetant, tenant la caisse.
Il ne chercha, d'ailleurs, ni à régler la conduite d'Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de ces gens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le pain et l'eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, il attendit un événement qui lui permît d'en disposer à son gré.


Il y avait chez Pierre Rougon de l'animal chef de meute que la civilisation aurait perverti. L'animal se soucie de sa pitance, conquiert les femelles et les défend, protège ses petits le temps de leur apprentissage de la chasse pour que sa race se perpétue. La seule épargne qui lui soit autorisée, et seulement chez certaines espèces, est celle que l'hiver impose. Il est ainsi particulièrement frappant de voir ces petits rongeurs amasser des provisions qui leur permettront de survivre aux frimas s'ils ne deviennent pas la proie d'animaux moins prévoyants mais aussi moins sensibles au froid. Il n'y a jamais que l'homme pour entasser ce dont il n'a pas besoin, et même, ce dont il n'aura jamais besoin quand toute une vie ne suffirait pas à jouir des économies qui sont faites. Est-ce un souvenir enfoui dans l'âme du déluge des temps anciens ? Ou la crainte de l'apocalypse à venir ?
21 avril Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à la conscription, à titre de fils aîné d'une femme veuve.
Mais, deux ans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le toucha peu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme. Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenait l'argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère était un heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mère lui parla de cette affaire, il la regarda d'une telle façon qu'elle n'osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulez donc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonna Antoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et de liberté. Pierre, qui n'était pas pour les moyens violents, et qui se réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sans querelle, joua alors le rôle d'un homme désespéré : l'année avait été mauvaise, l'argent manquait à la maison, il faudrait vendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine. Puis il donna sa parole à Antoine qu'il le rachèterait l'année suivante, bien décidé à n'en rien faire. Antoine partit, dupé, à demi content.

Dans ces affaires, l'espoir vaut tout. Antoine serait-il parti faire ses classes sans autre avenir que de passer six années sous les drapeaux qu'il aurait eu le cœur lourd. Avec la promesse de son frère, qu'il ne croyait pourtant qu'à moitié, il était presque rasséréné. Et puis, l'esprit d'aventure des Macquart avait vite pris le dessus et la perspective de voir du pays l'avait emporté sur les inconvénients de la vie militaire, surtout que l'on était en temps de paix et qu'Antoine n'était pas assez instruit ni éveillé pour pouvoir connaître des bruits de guerre. Pierre l'avait dupé comme les maquignons savent vendre une mauvaise bête. Il y a toujours dans leur mensonge une part de vérité et c'est celle-ci qui emporte la conviction de celui qui les écoute. Antoine avait cru qu'il serait racheté tout en prévoyant bien que jamais les récoltes ne seraient assez bonnes pour valoir le prix de son remplacement.
De cette histoire, Antoine ne tira même aucune leçon et prit plaisir à raconter à ses camarades de régiment qu'il serait racheté avant la fin de ses classes, si bien que cela en était devenu une plaisanterie.
22 avril Pierre se débarrassa d'Ursule d'une façon encore plus inattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se prit d'une belle tendresse pour la jeune fille, qu'il trouvait frêle et blanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l'épousa. Ce fut de sa part un mariage d'amour, un véritable coup de tête, sans calcul aucun. Quant à Ursule, elle accepta ce mariage pour fuir une maison où son frère aîné lui rendait la vie intolérable. Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses dernières énergies à se défendre elle-même, en était arrivée a une indifférence complète ; elle fut même heureuse de son départ, espérant que Pierre, n'ayant plus aucun sujet de mécontentement, la laisserait vivre en paix, à sa guise. Dès que les jeunes gens furent mariés, Mouret comprit qu'il devait quitter Plassans, s'il ne voulait pas entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur sa femme et sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule à Marseille où il travailla de son état.
D'ailleurs, il n'avait pas demandé un sou de dot. Comme Pierre, surpris de ce désintéressement, s'était mis à balbutier, cherchant à lui donner des explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu'il préférait gagner le pain de sa femme. Le digne fils du paysan Rougon demeura inquiet ; cette façon d'agir lui sembla cacher un piège.

Il chercha cependant en vain ce que Mouret pouvait bien lui demander en retour. Dans cette affaire aussi l'esprit maquignon de Pierre l'aveuglait. Il était comme ces marchands de bestiaux qui ont vendu une bête malade sans le dire et qui, dès lors, à chaque foire et à chaque marché, craignent de voir revenir leur acheteur en colère et prompt à ruiner leur réputation. Car, d'une certaine façon, il avait vendu sa sœur, la pauvrette, la laissant sans le sou alors qu'il aurait pu la doter, elle la bâtarde. Il ne pouvait certes imaginer que les sentiments de Mouret l'avaient rendu insensible à la condition de la jeune fille. Rougon était incapable de concevoir même que les sentiments puissent conduire au désintéressement. Il se tenait résolument à l'écart de l'un et de l'autre. Ces choses-là n'existaient que dans les livres et Rougon n'en lisait pas. En aurait-il lu, qu'il n'y aurait pas cru et que cela n'aurait en rien éveillé son imagination racornie. Il finit donc par accepter qu'il en fût ainsi, et ne demanda pas de nouvelles du couple nouvellement marseillais.
Mais au fond de lui subsistait le doute. Si Mouret ne demandait pas de dot pour Ursule, c'est qu'il avait un plan et si ce plan n'était pas immédiat, c'est qu'il était à long terme. Rougon se persuada ainsi qu'il fallait surveiller tout ce qui pouvait provenir des Mouret, dût-il exercer sa vigilance pendant des générations.
23 avril Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait.
C'était par elle qu'il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte, s'attacher au pied un boulet qui arrêterait l'élan de son ambition ; la chasser, et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu'il allait avoir besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui d'amener Adélaïde à s'en aller d'elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé de ses duretés par l'inconduite de sa mère. Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d'épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères, espérant qu'elle s'enfuirait, le jour où elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la place plutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femme nerveuse n'avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d'aller retrouver son amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les silences méprisants et les secrètes brutalités de son fils, c'était de ne savoir où se réfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l'aurait quitté, si elle avait eu un asile. Il attendait l'occasion de lui louer quelque part un petit logement, lorsqu'un accident, sur lequel il n'osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que Macquart venait d'être tué à la frontière par le coup de feu d'un douanier, au moment où il entrait en France toute une cargaison de montres de Genève. L'histoire était vraie. On ne ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le cimetière d'un petit village des montagnes. La douleur d'Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l'observa curieusement, ne lui vit pas verser une larme. Macquart l'avait faite sa légataire. Elle hérita de la masure de l'impasse Saint-Mittre et de la carabine du défunt, qu'un contrebandier, échappé aux balles des douaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la petite maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde, solitaire, muette.

Avec Macquart s'était envolée toute chance de connaître et de comprendre un jour ce qui liait ces deux êtres si dissemblables. Personne n'avait jamais entendu l'une de leurs conversations. Macquart partait avec sa connaissance des montagnes et de leurs chemins, l'émerveillement des matins et des soirs quand les paysages se révèlent. Adélaïde ne verrait jamais avec son amant les pourpres du soir et le voile bleuté du matin. La contrebande n'est pas une affaire de femme, disait son amant et elle était bien trop fragile. Elle n'avait jamais insisté suffisamment pour le faire changer d'avis et n'avait surtout pas mis assez de conviction à sa supplique. Elle était pour cela comme pour tout demeurée dans un désir vague, jamais abouti où les fantasmagories de son esprit enfiévré disputaient une forme certaine de paresse. Personne ne comprit jamais non plus pourquoi elle aimait temps le séjour de la masure de l'impasse Saint Mittre. La maison était noire, sombre et exiguë et ne disposait d'aucune commodité. La raison en était peut-être simple. Il y avait chez Adélaïde de l'animal apeuré qui ne peut trouver le repos qu'en se nichant dans un endroit reculé. La maison de l'enclos des Fouque lui semblait trop grande, trop claire, trop exposée aux regards du faubourg. La masure de Macquart, outre qu'elle lui rappelait très certainement les jours de son amant, garantissait à sa pauvre âme le secret qu'elle désirait. Elle veillait sur l'arme de Macquart, ou bien était-ce l'arme qui veillait sur elle. On ne lui connut plus dès lors d'autre compagnie.
S'il avait fallu encore des preuves du stratagème de son fils dont l'unique objet était de la voir quitter sa demeure, il aurait suffi de l'observer quand Adélaïde enleva ses quelques guenilles de la maison pour les transporter de l'autre côté du mur. Jamais on ne vit fils plus prévenant. Il s'offrit pour l'aider, lui porta ses paquets, le tout plus promptement que le messager le plus zélé. Si la pauvre femme avait eu encore un peu de sens commun, cette serviabilité soudaine aurait éveillé ses soupçons. Toute au soulagement d'échapper enfin à son bourreau, elle ne ressentit qu'un peu de gratitude, non pas pour avoir porté ses frusques, mais plutôt de lui avoir épargné plusieurs voyages sous le regard de son fils. Ce n'est d'ailleurs pas qu'il eût voulu l'aider par un sursaut de miséricorde que de la voir quitter les lieux plus rapidement tout en effaçant la crainte de la voir changer d'avis. Pendant plusieurs jours, à chaque fois que le pauvre femme passait le porche de la maison, il sursautait, la scrutait d'un œil interrogateur et furieux, s'assurait qu'elle ne volait rien et la voyait repartir avec un soulagement qui n'était même pas dissimulé. Jamais les liens du sang, entre deux êtres, n'avaient été aussi distendus. Jamais on ne fit mentir autant les mots de mère, de fils et de famille.
24 avril Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L'enclos des Fouque lui appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n'avait compté s'y établir. C'était un champ trop étroit pour son ambition. Travailler à la terre, soigner des légumes, lui semblait grossier, indigne de ses facultés. Il avait hâte de n'être plus un paysan. Sa nature, affinée par le tempérament nerveux de sa mère, éprouvait des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi, dans chacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente de l'enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains une somme assez ronde, devait lui permettre d'épouser la fille de quelque négociant qui le prendrait comme associé. En ce temps-là, les guerres de l'Empire éclaircissaient singulièrement les rangs des jeunes hommes à marier.

C'est même à se demander si, dans un ordre supérieur, ces cohortes de jeunes morts laissés sur les champs de bataille de l'Europe entière par les armées de Napoléon n'avaient pour autre rôle que d'effectuer un grand brassage des familles pour renouveler le sang de la noblesse, de la bourgeoisie et même celui des familles paysannes. Les pères qui, autrefois, n'auraient pas regardé le fils d'un métayer comme un parti possible considérait désormais la chose d'un autre œil et les filles elles-mêmes s'enhardissaient à regarder les hommes bien au-delà de ce que les convenances sociales auraient dû les y autoriser. Et l'on pourrait considérer l'histoire de France comme une longue suite, par la guerre étrangère et aussi la guerre civile de  mouvements destinés à contrarier le lent abrutissement  des villes et des campagnes par des mariages consanguins.
25 avril Les parents se montraient moins difficiles dans le choix d'un gendre. Pierre se disait que l'argent arrangerait tout, et qu'on passerait aisément sur les commérages du faubourg ; il entendait se poser en victime, en brave cœur qui souffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en être atteint et sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il avait jeté ses vues sur la fille d'un marchand d'huile, Félicité Puech. La maison Puech et Lacamp, dont les magasins se trouvaient dans une des ruelles les plus noires du vieux quartier, était loin de prospérer. Elle avait un crédit douteux sur la place, on parlait vaguement de faillite. Ce fut justement à cause de ces mauvais bruits que Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais un commerçant à son aise ne lui eût donné sa fille. Il comptait arriver lorsque le vieux Puech ne saurait plus par où passer, lui acheter Félicité et relever ensuite la maison par son intelligence et son énergie. C'était une façon habile de gravir un échelon, de s'élever d'un cran au-dessus de sa classe. Il voulait, avant tout, fuir cet affreux faubourg où l'on clabaudait sur sa famille, faire oublier les sales légendes, en effaçant jusqu'au nom de l'enclos des Fouque.
Aussi les rues puantes du vieux quartier lui semblaient-elles un paradis. Là seulement, il devait faire peau neuve.

Ces rues n'égalaient pourtant en rien, à mieux y considérer, l'enclos des Fouque, dont l'histoire s'était perdue au fil des temps. Tracé sur les cartes et tous les cadastres depuis que l'on en dessinait,  il avait nourri Plassans de légumes par les plus mauvais jours. Son rendement faisait les envieux des autres maraîchers. Sa situation, son sol, sa parfaite irrigation lui donnait des qualités rares dans cette région où l'aridité disputait le sol à la stérilité de l'acide. On aurait même pu croire qu'il avait été transporté,, comme par magie, de plaines plus grasses et plus au nord. Mais Rougon avait déjà ce regard impitoyable de ceux qui ne voient au prétexte de progrès que l'éloignement, jugé salutaire, de la terre et de ses travaux; Il avait oublié que jadis; la maraîcher avait un droit de cité plus important que le marchand, fût-il prospère. Les ancêtres des Rougon, pauvres et qui vendaient leur force à des propriétaires presqu'aussi pauvres qu'eux, auraient tenu leur descendant pour fou, de préférer abandonner un enclos aussi prospère pour un commerce qui connaissait une mauvaise passe. Félicité n'était pas jolie au point de pouvoir maquiller cette manœuvre intéressée sous les traits d'une passion.
Ainsi Rougon ferait peau neuve dans le vieux quartier, au prix du reniement de l'honneur de ses ancêtres. Et telle serait désormais sa malédiction.
26 avril Bientôt le moment qu'il guettait arriva. La maison Puech et Lacamp râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec une adresse prudente. Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, du moins comme un expédient nécessaire et acceptable. Le mariage arrêté, il s'occupa activement de la vente de l'enclos. Le propriétaire du Jas Meiffren, désirant arrondir ses terres, lui avait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un mur mitoyen, bas et mince, séparait les deux propriétés. Pierre spécula sur les désirs de son voisin, homme fort riche qui, pour contenter un caprice, alla jusqu'à donner cinquante mille francs de l'enclos.
C'était le payer deux fois sa valeur. D'ailleurs, Pierre se faisait tirer l'oreille avec une sournoiserie de paysan, disant qu'il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais à se défaire d'un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles, avaient vécu de père en fils. Tout en paraissant hésiter, il préparait la vente. Des inquiétudes lui étaient venues. Selon sa logique brutale, l'enclos lui appartenait, il avait le droit d'en disposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance, s'agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il se décida à consulter indirectement un huissier du faubourg.


C'est là le propre de la loi, de ne pas se conformer vraiment à la supposée sagesse populaire et à ce qui semble juste aux gens. Seul fils légitime il hériterait seul du bien de sa mère ? C'est ce que le faubourg, interrogé à ce sujet, aurait très certainement décrété. C'est peut-être même ce qu'auraient dit aussi la plupart des quartiers de Plassans. Mais la loi veut des choses que le peuple ne veut pas et c'est d'ailleurs pour cela que les tribunaux populaires, sans cesse, se sont toujours trompés, prompts à prendre pour raison ce qui n'était que sentiment sinon passion. On peut imaginer que c'est pour cela que l'on a fini par écrire la loi, dès que les sages n'ont plus suffi à extraire les justiciables des griffes de la populace, qui, en fait, n'aime que le lynchage.
Rougon savait au fond de lui ce que l'huissier pourrait lui dire. Ne l'aurait-il pas su qu'il ne l'aurait pas consulté. Au fond de son âme pourtant toute entière tournée vers le gain et la spéculation, excitée par l'envie de pouvoir et d'ascension sociale, il y avait une voix qui lui disait que la justice était ailleurs, qu'il valait bien un des bâtards de sa mère, nés de la même femme et de la même façon, que le sort l'avait favorisé mais qu'il ne différait en rien de ceux-là à qui il allait prendre ce qui leur revenait pourtant de droit. Le père Rougon n'avait eu que le mérite d'arriver le premier et d'épouser Adélaïde. Macquart, pour contrebandier qu'il fut, avait lui apporté une masure, en mauvais état, mais en pleine propriété. Dès que ces pensées l'assaillaient, il les repoussait prestement pour se concentrer sur son but. Il plissait alors un peu les yeux et le front, paraissait un instant préoccupé le temps de revenir à lui-même et son absence de scrupules.
27 avril Il en apprit de belles. D'après l'huissier, il avait les mains absolument liées. Sa mère seule pouvait aliéner l'enclos, ce dont il se doutait. Mais ce qu'il ignorait, ce qui fut pour lui un coup de massue, c'était qu'Ursule et Antoine, les bâtards, les louveteaux, eussent des droits sur cette propriété. Comment! ces canailles allaient le dépouiller, le voler, lui, l'enfant légitime ! Les explications de l'huissier étaient claires et précises : Adélaïde avait, il est vrai, épousé Rougon sous le régime de la communauté ; mais toute la fortune consistant en biens-fonds, la jeune femme, selon la loi, était rentrée en possession de cette fortune à la mort de son mari ; d'un autre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu leurs enfants qui, dès lors, devaient hériter de leur mère. Comme unique consolation, Pierre apprit que le Code rognait la part des bâtards au profit des enfants légitimes.
Cela ne le consola nullement. Il voulait tout. Il n'aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine. Cette échappée sur les complications du Code lui ouvrit de nouveaux horizons, qu'il sonda d'un air singulièrement songeur. Il comprit vite qu'un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté.

C'est aussi à ce moment-là qu'il comprit qu'il faut, le cas échéant, trouver le moyen de pouvoir influer sur ceux qui font les lois et qu'il est plus sûr, et parfois plus rapide, de faire en sorte que les lois qui sont votées vous soient favorables que de tenter d'interpréter en sa faveur celles qui existent, voire de les enfreindre, ce qui demeure, malgré tout, toujours périlleux, surtout lorsque les conséquences peuvent se faire sentir sur plusieurs générations. On peut d'ailleurs relire toute l'histoire des changements de régime politique sous cet angle qui voudrait qu'un groupe, plus ou moins constitué, s'empare du pouvoir de faire des lois qui, sous couvert d'intérêt général, notion qui demeure floue malgré le travail des juristes, vont voter et appliquer des lois et des règlements conformes à leurs intérêts. Tout le droit de propriété est fondé sur ce principe et le droit de la famille n'oserait contredire ce droit premier de la propriété. Ces dispositions du Code en faveur des bâtards étaient moins le signe d'un souci de justice entre les êtres que la lointaine obligation de reconnaître quelques droits aux bâtards des nobles et des rois. La Révolution française, pourtant glorieuse, pour autant, ne trouve pas d'autres explications crédibles. La preuve, s'il en était besoin, est sa correction presque immédiate par le Premier Empire.
28 avril Et voici ce qu'il trouva, sans consulter personne, pas même l'huissier, auquel il craignait de donner l'éveil. Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d'une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et lui fit signer un acte de vente.
Pourvu qu'on lui laissât son taudis de l'impasse Saint-Mittre, Adélaïde aurait vendu Plassans. Pierre lui assurait, d'ailleurs, une rente annuelle de six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu'il veillerait sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à la bonne femme. Elle récita au notaire la leçon qu'il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d'un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l'enclos. Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère, étonnée d'avoir à signer un pareil reçu, lorsqu'elle n'avait pas vu un centime des cinquante mille francs, que c'était une simple formalité ne tirant pas à conséquence. En glissant le papier dans sa poche, il pensait : « Maintenant, les louveteaux peuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille a tout mangé. Ils n'oseront jamais me faire un procès. » Huit jours après, le mur mitoyen n'existait plus, la charrue avait retourné la terre des plants de légumes ; l'enclos des Fouque, selon le désir du jeune Rougon, allait devenir un souvenir légendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire du Jas-Meiffren fit même démolir l'ancien logis des maraîchers qui tombait en ruine.

Cet enclos qui avait dessiné le faubourg, qui lui avait servi de repaire, désormais n'existait que dans le souvenir. Et le souvenir vieillirait avec ceux qui le gardaient. Puis le souvenir disparaîtrait même. Qui allait garder la mémoire d'une famille éteinte, sans faits d'armes ou de négoces particuliers et qui n'avait rien inventé ? Et c'est ainsi que les histoires familiales qui, la veille, semblaient solides et pour toujours inscrites dans la configuration des villes s'effacent de la mémoire des hommes. Plus la ville est grande et plus cet effacement est rapide. À Plassans, cela prit quelques années et l'on trouvait encore après une décennie quelques vieux qui se rappelaient qu'il y avait eu là un enclos de maraîchers qui appartenait à une certaine famille Fouque et qui donnait les meilleurs légumes de la ville. Dans un village, il faut plusieurs décennies pour le même processus de disparition. Et encore, cela ne suffit-il pas parfois, l'enclos disparu laissant son nom à un chemin ou à une sente. Dans une grande ville, de celles qui sont en permanence transformées, démolies et reconstruites, cela ne prend parfois que quelques mois. Le grand travail d'oubli s'effectue sans encombre. Il n'y a que dans les villages à la périphérie de Paris que ces traditions demeurent et c'est sans doute pour cela qu'y naissent les révoltes et toutes les résistances au pouvoir central. À Montmartre, Belleville et Ménilmontant où les ouvriers se pressent, on connaît le prix d'un enclos de maraîchers qui assure les légumes pour tout un quartier. Si Rougon avait vécu là et tenté la même forfaiture, il aurait pu avoir à répondre de ses actes à plus fort que lui et le quartier entier n'aurait pas laissé un fils dépouiller ainsi sa mère, le privant dans le même temps de son approvisionnement.
29 avril Quand Pierre eut les cinquante mille francs entre les mains, il épousa Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires. Félicité était une petite femme noire, comme on en voit en Provence. On eût dit une de ces cigales brunes, sèches, stridentes, aux vols brusques, qui se cognent la tête dans les amandiers. Maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage en museau de fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle n'avait pas d'âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bien qu'elle en eût en réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari. Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de vrille. Son front bas et bombé ; son nez légèrement déprimé à la racine, et dont les narines s'évasaient ensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux goûter les odeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence de son menton qui se rattachait aux joues par des creux étranges ;
toute cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l'intrigue, de l'ambition active et envieuse. Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendait séduisante. On disait d'elle qu'elle était jolie ou laide à volonté. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes ; mais cela dépendait plus encore du sourire triomphant qui illuminait son teint doré, lorsqu'elle croyait l'emporter sur quelqu'un. Née avec une sorte de mauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elle consentait le plus souvent à n'être qu'un laideron. D'ailleurs, elle n'abandonnait pas la lutte : elle s'était promis de faire un jour crever d'envie la ville entière par l'étalage d'un bonheur et d'un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie sur une scène plus vaste, où son esprit délié se fut développé à l'aise, elle aurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d'une intelligence fort supérieure à celle des filles de sa classe et de son instruction. Les méchantes langues prétendaient que sa mère, morte quelques années après sa naissance, avait, dans les premiers temps de son mariage, été intimement liée avec le marquis de Carnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc. La vérité était que Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et qui semblaient ne pas devoir appartenir à la race des travailleurs dont elle descendait.

C'est ainsi que certains êtres, sans déployer en cela aucun moyen particulier, font mentir les catégories de la société qui veulent que l'on reconnaisse un ouvrier parce qu'il aura le physique d'un ouvrier, un bourgeois pas son embonpoint et une princesse par la finesse de ses attaches. Les contes et les légendes raffolent de ces histoires de princesses abandonnées en bas âge, dissimulées des années durant sous des guenilles et qui sont enfin reconnues pour leur véritable identité  par tel ou tel détail de leur port. La vérité est certainement toute autre et ce que l'on prend parfois pour un signe d'ascendance noble chez le plus vil des gueux est le dernier élément de son corps sauvé de sa prime enfance. Chaque nouveau né a des grâces de prince et c'est la condition qui lui est faite, dès sa naissance, et dans les jours et les années qui suivent, qui vont peu à peu, et parfois très rapidement, déformer son corps et lui donner telle ou telle mise. Les nobles l'ont bien compris, qui entretiennent leurs enfants dans la soie et la broderie et qui savent au mieux cacher leurs traits disgracieux par de multiples artifices. Le bourgeois, de même, va forcer l'ampleur de son ventre car il sait que ce ventre peut être le gage de la bonne santé de ses affaires plus que de la sienne-même. Quant au paysan qui n'a que la force de ses bras à vendre au propriétaire, il avancera le dos voûté pour bien montrer qu'il ne rechignera pas à se courber vers la terre.
Félicité était de ces femmes de Provence, que l'on trouve aussi en Orient, qui peuvent à la demande et au besoin prendre ou non l'air modeste. C'est qu'il y a dans leur vie des moments où il ne fait pas se faire remarquer afin de ne susciter aucune mauvaise jalousie et des moments, au contraire, où il faut pouvoir exciter l'envie d'un quartier, sinon de toute une ville. La jeune fille à marier sera modeste pour ne pas ruiner son père qui devrait, sans cela, la doter lourdement pour qu'un mari accepte le risque de prendre pour femme une trop jolie fille qui pourrait le ridiculiser. La femme établie pourra laisser paraître ses formes généreuses, prouvant ainsi qu'elle aura fait un bon mariage et que son mari comme elle-même sont prospères. Félicité avait ce don de pouvoir en une seule journée jouer tous les rôles selon qui elle rencontrait. Ses capacités à changer d'âge et de rang en aurait fait, en temps de guerre, une redoutable espionne.
30 avril Le vieux quartier s'étonna, un mois durant, de lui voir épouser Pierre Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourg dont la famille n'était guère en odeur de sainteté. Elle laissa clabauder, accueillant par de singuliers sourires les félicitations contraintes de ses amies. Ses calculs étaient faits, elle choisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on prend un complice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait que l'apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de la faillite. Mais Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait au loin dans l'avenir, et elle se sentait le besoin d'un homme bien portant, un peu rustre même, derrière lequel elle pût se cacher, et dont elle fit aller à son gré les bras et les jambes. Elle avait une haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour ce peuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats qui grelottent dans l'espérance d'une clientèle. Sans la moindre dot, désespérant d'épouser le fils d'un gros négociant, elle préférait mille fois un paysan qu'elle comptait employer comme un instrument passif, à quelque maigre bachelier qui l'écraserait de sa supériorité de collégien et la traînerait misérablement toute la vie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femme doit faire l'homme. Elle se croyait de force à tailler un ministre dans un vacher. Ce qui l'avait séduite chez Rougon, c'était la carrure de la poitrine, le torse trapu et ne manquant pas d'une certaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait porter avec aisance et gaillardise le monde d'intrigues qu'elle rêvait de lui mettre sur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de son mari, elle avait d'ailleurs su deviner qu'il était loin d'être un imbécile ; sous la chair épaisse, elle avait flairé les souplesses de l'esprit ; mais elle était loin de connaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu'il n'était. Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasard dans le tiroir d'un secrétaire, elle trouva le reçu des cinquante mille francs signé par Adélaïde. Elle comprit et fut effrayée : sa nature, d'une honnêteté moyenne, répugnait à ces sortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l'admiration. Rougon devint à ses yeux un homme très fort.

Dès lors, elle ne l'appela plus que "mon Rougon" et cela ne laissait pas d'étonner ses amies du vieux quartier qui ne s'attendaient pas à ce que Félicité témoignât, et même en public, aucune marque de tendresse à ce mari venu du Faubourg "par les femmes". Elles en conçurent une curiosité qui les faisait jaser à voix basse à deux ou à trois pendant les promenades du dimanche ou dans se secret de leurs salons quand elles se rendaient visite les unes les autres. Il n'y avait qu'un seul mystère qui pouvait avoir attendri le cœur sec de cette fille noiraude et les jeunes vierges en rougissaient en poussant de petits cris effrayés et envieux. Car on pourrait croire que ces choses de la vie qui ne devraient pas quitter l'obscurité des alcôves ne jouent en société que par les récits d'amours contrariées et les passions malencontreuses qui jadis se terminaient par des duels. Il n'en est rien. Un homme qui dans une sous-préfecture comme Plassans se donne la réputation de contenter sa femme, voire même de la combler, en acquiert un prestige qui le fait regarder par les autres femmes et lui attire le respect de la gent masculine. C'est sans doute que sous leurs oripeaux et leurs coutumes langagières qui leur permettent le mensonge, les sociétés des humains demeurent des hordes animales au sein desquelles les mâles dominants ne craignent une fois vieillis que l'avènement des plus jeunes. Et c'est aussi pourquoi ces mâles de la meute assurent le plus souvent la promotion de régimes où les chefs se donnent les plus beaux rôles et s'entourent d'une cour féminine où le droit de cuissage n'est pas entièrement aboli. L'histoire de France continue ainsi de faire la part belle à ces histoires de coucheries qui voudraient témoigner de la puissance des rois , des princes et des empereurs. En 1848, sur les barricades parisiennes, c'est aussi cela que les femmes de Belleville, de Ménilmontant et du faubourg Saint-Antoine avaient combattu montrant le sein dénudé leur courage et leur vaillance comme la maturité de leur combat. Les mâles leur avaient alors prêté des mœurs saphiques, ce dont elles s'étaient moqué. Elles avaient pris l'allure de la République.
1er mai Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. La maison Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que Pierre ne le pensait. Le chiffre des dettes était faible, l'argent seul manquait. En province, le commerce a des allures prudentes qui le sauvent des grands désastres.
Les Puech et Lacamp étaient sages parmi les plus sages ; ils risquaient un millier d'écus en tremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n'avait-elle que très peu d'importance.
Les cinquante mille francs que Pierre apporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerce une plus large extension. Les commencements furent heureux. Pendant trois années consécutives, la récolte des oliviers donna abondamment. Félicité, par un coup d'audace qui effraya singulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit acheter une quantité considérable d'huile qu'ils amassèrent et gardèrent en magasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de la jeune femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable, ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leur provision.
Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp se retirèrent de l'association, contents des quelques sous qu'ils venaient de gagner, mordus par l'ambition de mourir rentiers.

C'est aussi qu'en province, les vieux savent se retirer et n'encombrent pas inconsidérément les affaires de leurs enfants. On pourrait croire que c'est pour les laisser, eux jeunes, s'occuper d'un monde qui change. Il n'en est rien. C'est qu'ils ont justement l'illusion que le monde ne change pas et qu'ainsi, parce que leurs rues et leurs maisons n'ont en rien été modifiées depuis leurs aïeux, ils pensent qu'il en est ainsi du pays entier sinon de la terre entière. C'est ce qui fait le charme des sous-préfectures, confites dans un temps qui semble arrêté et qui s'émeuvent des nouvelles d'un monde qui leur paraît lointain dans la distance et dans le temps. Le plus souvent, c'est Paris qui concentre leurs craintes et, de façon paradoxale, leurs envies. En ces temps-là, aller à Paris, c'était voyager dans le temps d'idées nouvelles et de procédés nouveaux. Certains se risquaient à tenter de les importer dans les provinces lointaines et jugées arriérées. Peu y réussissaient. Ceux qui échouaient étaient regardés comme des fous dangereux quand ceux qui parvenaient à vaincre la malédiction de l'immobilisme provincial étaient jalousés mais considérés comme traitres.
Le jeune ménage Rougon avait l'intention de commettre cette traitrise et de ne pas se contenter longtemps d'un obscur commerce d'huile dans une mauvaise rue de Plassans, à la merci de la perte des récoltes.
2 mai Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu'il avait enfin fixé la fortune.
« Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicité à son mari.
Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s'apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en os qui chercherait à vous étrangler.
Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l'abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.
« Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile », disait amèrement Félicité.

Sa mauvaise étoile, à bien y considérer, était sa cupidité et sa soif de pouvoir et de puissance. Se serait-elle adoucie, jouissant de la vie, de sa situation qui n'était pas si mauvaise que la chance lui aurait souri. Mais, le destin, quand il se voit forcé trop fortement et mené à force de coups de menton et de calculs mesquins, souvent se dérobe et se plait ainsi à faire croire aux avaricieux qu'ils n'ont pas de chance. C'est ainsi, de la même façon, que les hommes ont inventé la grâce, qui touche ceux qui, sans effort particulier, du moins en apparence, reçoivent de nombreux bienfaits. On dit que tout leur sourit mais, le plus souvent, c'est que ce sont eux qui sourient au monde et qu'ainsi souriant, ils s'en attirent la bienveillance. Mais la ténacité, parfois, réussit à vaincre la malchance et des destins mal tournés se laissent parfois convaincre au bout de quelques années. Le plus triste, sans doute, et ce qui est vécu comme la plus grande injustice, c'est la chance qui vient trop tard pour être dégustée. Ce vieillard n'a pas besoin de cet héritage soudain qui lui vient d'un cousin éloigné qui n'avait que deux ou trois années de plus que lui. Cet homme à qui l'on offre une maison en haut de la colline est désormais trop essoufflé pour pouvoir s'y rendre. La vie est ainsi faite qu'il est préférable de ne pas tenter la chance, ni le guignon.
3 mai Et elle s'acharnait cependant, furieuse, ne comprenant pas pourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une première spéculation, ne donnait plus à son mari que des conseils déplorables.
Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sans l'attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait être riche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur la fortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son mari à un poste important, elle gouvernerait.
Ce n'était pas la conquête des honneurs qui l'inquiétait ; elle se sentait merveilleusement armée pour cette lutte. Mais elle restait sans force devant les premiers sacs d'écus à gagner.
Si le maniement des hommes ne l'effrayait pas, elle éprouvait une sorte de rage impuissante en face de ces pièces de cent sous, inertes, blanches et froides, sur lesquelles son esprit d'intrigue n'avait pas de prise, et qui se refusaient stupidement à elle.

Elle sentait confusément que le calcul, qui semble implacable et qui égrène les nombres jusqu'à l'infini, ajoutant une unité au nombre précédent, avait des secrets qui lui échappaient. On peut avoir un aperçu de ces mystères arithmétiques qui, de tout temps, ont fasciné les hommes, en observant fonctionne cette petite fonction banale mais redoutable que l'on appelle le pourcentage. Voilà des chiffres bien ordinaires, que chacun manie facilement et que l'on apprend à l'école dès les petites classes. C'est pourtant une martingale d'une puissance telle qu'elle fait parfois vaciller les trônes. Il peut ainsi rester fixe et faire varier les fortunes. Trois pour cent de rien ou de presque rien feront toujours rien ou presque rien quand trois pour cent de milliards d'écus atteindront des sommes considérables. La moindre variation peut avoir une grande importance ou un importance minime et si le taux augmente de un pour cent, pour le petit rentier, cela ne changera rien quand, pour le spéculateur qui possède la moitié d'une ville, cela vaudra perte, ruine, ou richesse. Rougon, lui, ne savait pas tout cela. Il croyait encore aux valeurs nominales des pièces et des billets. Il demeurait paysan.
4 mai Pendant plus de trente ans, la bataille dura. Lorsque Puech mourut, ce fut un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptait hériter d'une quarantaine de mille francs, apprit que le vieil égoïste, pour mieux dorloter ses vieux jours, avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. Elle s'aigrissait peu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voir tourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d'huile, on eût dit qu'elle croyait activer la vente par ces vols continuels de mouche inquiète. Son mari, au contraire, s'appesantissait ; le guignon l'engraissait, le rendait plus épais et plus mou. Ces trente années de lutte ne les menèrent cependant pas à la ruine. À chaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deux bouts ; s'ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ils les réparaient à la saison suivante. C'était cette vie au jour le jour qui exaspérait Félicité. Elle eût préféré une belle et bonne faillite. Peut-être auraient-ils pu alors recommencer leur vie, au lieu de s'entêter dans l'infiniment petit, de se brûler le sang pour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle, ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté.

D'autres qu'eux auraient été heureux, mais l'alliance du petit commerçant avec le petit paysan, quand ils sont chacun en quête d'un changement de condition dans la société, que celui-ci, d'ailleurs, réussisse ou ne réussisse pas, conduit toujours à la rancœur. Que l'on se maintienne, gagnant honnêtement sa vie et faisant vivre sa famille et on a l'impression de stagner, de perdre son temps, de s'ankyloser. Que l'on réussisse enfin, et voilà que l'on est dans cette nouvelle maison si richement décorée comme celui ou celle qui trouve ses vêtements trop grands et aux broderies trop lourdes. La pesanteur de la pauvreté passée ne s'effacera pas avant de nombreuses générations. Il n'y a bien que chez les très anciennes familles aristocratiques demeurées dans leur château, qui n'est autre qu'une grosse ferme fortifiée, hobereaux proches de leurs terres, connaissant chacun par son nom et par celui de ses pères, et pouvant arpenter les yeux fermés chaque are de leur domaine, que l'on trouve la parfaite assurance de ceux qui n'ont rien à envier. Le roi de France les faisait venir à la cour pour tenter de les mater. La plupart d'entre-eux, tout en courbant l'échine aspirait à se retirer chez soi.
5 mai Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, il poussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue une très lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eut une fécondité qu'on n'aurait jamais supposée, à voir la structure chétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle eut trois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieux pousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province. Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ; les filles, quand les dots manquent, deviennent de terribles embarras. Rougon déclara à qui voulut l'entendre que c'était assez, que le diable serait bien fin s'il lui envoyait un sixième enfant. Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quel chiffre elle se serait arrêtée.

Rougon ne dit à personne comment il s'y prenait pour éviter d'agrandir sa famille. Les méthodes ne manquent pas dans les campagnes, qui permettent d'éviter d'avoir recours à la pratique qui demeure la meilleure garantie contre les grossesses : l'abstinence. Il y a les remèdes de grands-mères qui veulent par exemple que l'on éternue après l'acte en parcourant la chambre à grands pas pour expulser la semence. Il y a celles qui, plus aléatoires et moins démonstratives, se fondent sur le cycle des menstrues. Enfin, à Plassans, certaines femmes avaient recours aux sorciers et aux sorcières qui vivaient isolés près de la Viorne mais à la clientèle nombreuse. On murmurait même qu'il y avait des avorteuses, mais le fait ne fut jamais prouvé. Ainsi, les méthodes abondaient pour limiter la taille des familles mais il faut croire que Félicité avait choisi de ne pas y avoir recours.
6 mai D'ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille comme une cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, qui s'écroulait entre ses mains. Ils n'avaient pas dix ans, qu'elle escomptait déjà en rêve leur avenir. Doutant de jamais réussir par elle même, elle se mit à espérer en eux pour vaincre l'acharnement du sort. Ils satisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cette position riche et enviée qu'elle poursuivait en vain. Dès lors, sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elle eut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts de domination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, il n'y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Elle sentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec une ferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendresses d'usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme un capital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts.

Elle appliquait sans le savoir ce que les bourgeois de Plassans, de Paris et de partout allaient bientôt appliquer avec la plus grande constance. Le Premier Empire, encore tout proche, avait vu en effet le triomphe des stratégies éducatives de la petite bourgeoisie provinciale. Après tout, une famille d'importance moyenne, de cette province corse, éloignée de la capitale, insulaire et à peine française, avait gagné la France et une grande partie de l'Europe. L'épopée impériale n'aurait pas été possible sans l'éducation des écoles des Jésuites et de la subtile hiérarchie des écoles militaires. C'est certainement en souvenir des efforts de sa famille pour l'établir grâce à l'éducation que Napoléon prendra dès le Consulat des lois sur l'éducation. Pour Pierre et Félicité, tout cela, cependant, était alors très récent et encore étranger aux mœurs provinciales qui voulaient que les enfants de commerçants commerçassent tôt. En cela, Félicité Rougon était une pionnière. Elle serait suivie plus tard par toute la bourgeoisie de France.
7 mai « Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. » Quand Félicité parla d'envoyer les petits au collège, il se fâcha. Le latin était un luxe inutile, il suffirait de leur faire suivre les classes d'une petite pension voisine. Mais la jeune femme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui lui faisaient mettre un grand orgueil à se parer d'enfants instruits ; d'ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaient rester aussi illettrés que son mari, si elle voulait les voir un jour des hommes supérieurs. Elle les rêvait tous trois à Paris, dans de hautes positions qu'elle ne précisait pas. Lorsque Rougon eut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième, Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu'elle eût encore ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entre eux de leurs professeurs et de leurs études.
Le jour où l'aîné fit devant elle décliner rosa, la rose, à un de ses cadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le dire à sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul.

C'était comme si Félicité voyait ses enfants apprendre une langue nouvelle, celle d'un eldorado inouï qui ne pouvait être atteint que par des prouesses langagières. Cet apprentissage forcené du latin par toute une jeunesse dont la plus grande part n'en ferait jamais rien consiste donc en un rite équivalent en bien des points aux rites d'initiation des sociétés anciennes. Il ne s'agit en fait pas d'un apprentissage d'une histoire qui aurait vu des langues primitives, ravalées au patois, disparaître au profit de la langue du conquérant. Il ne s'agit pas non plus de s'initier aux racines de la langue française afin d'en mieux maîtriser l'orthographe chantournée. Il s'agit d'une initiation au pouvoir et ce n'est pas pour rien que les maîtres privilégient « La Guerre des Gaules » de Jules César où l'on apprend tout autant la cruauté et la fatuité des chefs de guerre de l'ancien empire que les déclinaisons. Tout cet enseignement du latin, en ce temps-là encore davantage, était entièrement tourné vers la gloire impériale. En enseignant la langue d'ancêtres qui n'en étaient pas, on préparait la jeunesse à se soumettre à un régime autoritaire.
8 mai Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderie qui s'établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus gros bonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petits tutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux ou trois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daigné mettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir trop payer un tel honneur. L'instruction des trois gamins greva terriblement le budget de la maison Rougon.

Félicité voyait dans ces dépenses un investissement moins risqué que la spéculation à l'année qu'elle faisait désormais sans grand succès sur le commerce d'huile. Rougon y voyait un manque à gagner comme l'est une terre laissée trop longtemps en jachère et qui pourrait rapporter. Chacun restait donc avec les réflexes de sa condition et cela ne pouvait avoir que des conséquences funestes. Pour que l'entreprise réussisse, il aurait fallu que le père et la mère adoptent eux-mêmes tous les dehors de la bourgeoisie. Les ignorant, ils en éloignaient leurs fils malgré eux.
9 mai Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, qui les maintenaient au collège, grâce à d'énormes sacrifices, vécurent dans l'espérance de leur succès. Et même, lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décida son mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit, le troisième suivit les cours de l'École de médecine. Puis, quand ils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout de ressources et qu'ils se virent obligés de revenir se fixer en province, le désenchantement commença pour les pauvres parents. La province sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. Toute l'aigreur de sa malchance remonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute. Ils l'avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts du capital qu'ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée lui fut d'autant plus sensible qu'il l'atteignait à la fois dans ses ambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je te l'avais bien dit ! » ce qui l'exaspéra encore davantage.

C'est aussi que ni Félicité ni Pierre ne connaissaient rien à Paris et qu'ils ne pouvaient, en conséquence, pas mesurer ce que cela représente, pendant toutes les années d'études, d'y être désigné, reconnu, montré parfois, comme provincial. Il y a d'abord l'accent. Les fils Rougon avaient celui de la Provence et mêlaient parfois, même après leurs années de collège, leur français à quelques mots de patois. Ce seul accent, que l'émotion ou la colère faisaient parfois éclater dans toute sa sonorité, les faisait reconnaître. Il y a ensuite la mise. Savoir comment s'habiller et quoi mettre selon les circonstances relève à Plassans de la tradition et de sa condition dans la société. Un boucher s'habille en boucher, un clerc de notaire en clerc de notaire. Les femmes qui s'autorisent des fantaisies en dehors des fêtes sont regardées comme volages. S'habiller en dehors de sa classe relève du sacrilège. Rien de cela à Paris. Des hommes habillés en princes sont des brigands de grand chemin quand de pauvres hères en guenilles sont héritiers de fortunes considérables. Celui-là avec une pelisse râpée est un écrivain célèbre quand cette belle dame en calèche est une demi-mondaine dont les frasques ne nuisent en rien à sa célébrité.La fille Puech n'avait en rien préparé ses fils à affronter ces bouleversements de la société.
10 mai Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommes d'argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec non moins d'amertume : « je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisque vous n'aviez pas de fortune, il fallait faire de nous des travailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus que vous. »
Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, elle cessa d'accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu'à la fin », elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j'eusse encore de l'argent à leur donner. S'ils végètent, les pauvres garçons, c'est qu'ils n'ont pas le sou. » Au commencement de l'année 1848, à la veille de la révolution de février, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positions fort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougon devait s'épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus.

On aurait pu dessiner sur leur visage et l'ensemble de leur corps ce qui revenait à Adélaïde et à Félicité comme se dessinent sur les pierres les veines des sédiments compressés lors du processus de pétrification. Adélaïde et Félicité étaient toutes deux filles de Plassans, de cette Provence qui chante en travaillant et qui connaît la valeur des couleurs. Si Félicité n'avait pas la folie d'Adélaïde, elle avait aussi une forme ténue de fantaisie qu'elle réfrénait avec ardeur. N'aurait-elle pas eu ce goût forcené de l'argent et du pouvoir qu'elle aurait pu tenter de s'élever autrement de sa condition et sa vaillance sinon son intrépidité auraient pu la jeter sur les routes en quête d'une aventure marchande. Si Plassans avait été plus proche de la mer, elle se serait embarquée vers les Amériques pour tenter la fortune du nouveau monde. Elle en rêvait parfois mais son rêve la ramenait toujours aux remparts de Plassans. Félicité ne réussissait pas car elle n'avait pas la force mentale d'abolir les remparts de Plassans et ses rêves de puissance se bornaient à la sous-préfecture. C'est aussi en cela que ses fils échouaient et semblaient toujours arrimés à la terre de l'enclos des Fouque pourtant désormais disparu. Le manque d'argent était ainsi une conséquence de la disposition d'esprit qu'elle avait léguée à ses fils et non la cause première de la façon dont ils végétaient frileusement. Aurait-on déplacé cette famille dans une ville sans rempart que l'imagination de Félicité aurait pu s'envoler.
11 mai À cette époque, l'aîné, Eugène, avait près de quarante ans. C'était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l'obésité. Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse qui amollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheur jaunâtre de cire. Mais si l'on sentait encore le paysan dans la structure massive et carrée de la tête, la physionomie se transfigurait, s'éclairait en dedans, lorsque le regard s'éveillait, en soulevant les paupières appesanties. Chez le fils, la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce gros garçon avait d'ordinaire une attitude de sommeil puissant ; à certains gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui se détirait les membres en attendant l'action. Par un de ces prétendus caprices de la nature où la science commence à distinguer des lois, si la ressemblance physique de Pierre était complète chez Eugène, Félicité semblait avoir contribué à fournir la matière pensante.

C'était ainsi un spectacle étonnant de voir cette masse que l'on aurait cru volontiers inerte s'animer soudain et sembler vouloir prendre à l'imiter la vivacité de sa mère. Eugène, certes, ne pouvait suivre plus de quelques minutes Félicité qui virevoltait toute la journée et qui fourbissait des plans de vengeance contre le sort qui lui était fait. Mais, il la suivait en pensée et sous ses paupières fermées naissaient de grands desseins. Il les gardait cependant pour lui, n'ayant aucune intention de rembourser à ses parents le coût de ses études. Semblable en cela à son père et à sa mère; il lui paraissait bien que les attachements familiaux, en rien, ne devaient contrarier ses intérêts propres. Eugène voulait le pouvoir pour lui-même, pas pour le céder à sa famille. Ainsi, Eugène Rougon faisait-il l'effet de ce héros de la fable qui prend le parti, après y avoir beaucoup songé, d'attendre la fortune en restant dans son lit. Et il fallait bien que la fortune vînt à lui, son manque d'agilité l'empêchant de la poursuivre.
12 mai Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de son père. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, un mépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Il était la preuve que Plassans ne se trompait peut-être pas en soupçonnant que Félicité avait dans les veines quelques gouttes de sang noble. Les appétits de jouissance qui se développaient furieusement chez les Rougon, et qui étaient comme la caractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leurs faces les plus élevées ; il voulait jouir, mais par les voluptés de l'esprit, en satisfaisant ses besoins de domination. Un tel homme n'était pas fait pour réussir en province. Il y végéta quinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les occasions. Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain de ses parents, il s'était fait inscrire au tableau des avocats. Il plaida de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraître s'élever au-dessus d'une honnête médiocrité. À Plassans, on lui trouvait la voix pâteuse, les gestes lourds. Il était rare qu'il réussît à gagner la cause d'un client ; il sortait le plus souvent de la question, il divaguait, selon l'expression des fortes têtes de l'endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire de dommages et intérêts, il s'oublia, il s'égara dans des considérations politiques, à ce point que le président lui coupa la parole. Il s'assit immédiatement en souriant d'un singulier sourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable, ce qui ne parut pas lui faire regretter ses digressions le moins du monde, Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simples exercices qui lui serviraient plus tard. C'était là ce que ne comprenait pas et ce qui désespérait Félicité ; elle aurait voulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de Plassans. Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son fils aîné ; selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi qui serait la gloire de la famille. Pierre, au contraire, avait en lui une confiance absolue, non qu'il eût des yeux plus pénétrants que sa femme, mais parce qu'il s'en tenait à la surface, et qu'il se flattait lui-même en croyant au génie d'un fils qui était son vivant portrait.

C'est ainsi que les parents regardent leurs enfants devenus adultes autrement que ne les voient les gens. Quand tout Plassans voyait en Eugène un homme grossi, un peu fat et malin comme un paysan, Félicité le voyait alourdi et pesant comme son mari à qui elle n'avait jamais concédé aucune finesse. Ce qui retenait Eugène à Plassans, dans sa médiocrité de déclassé, était tout autant, sinon davantage, l'ambition de sa mère que la graisse qu'il avait accumulée comme pour prouver au monde que son argent provenait du commerce de l'huile. Elle le retenait dans les rets de sa propre ambition, voulant qu'il réussisse et l'exigeant même, non pour lui ni même pour son nom mais pour elle. Ce qui arrimait Eugène au miteux tribunal civil de Plassans, c'était sa mère. Aurait-elle disparu qu'il se serait envolé. Il y avait là, entre la mère et le fils, une guerre tout aussi cruelle que celle que Pierre avait menée contre la vieille Adélaïde. Elle était plus insidieuse, mais non moins violente et l'issue n'en était pas donnée. Un jour qu'elle lui reprochait ce qui, certes, pouvait s'assimiler à de la paresse, il lui fit le reproche, comme s'il plaidait devant le juge, de l'empêcher de réussir à le suivre du regard, lui rappelant ainsi sans cesse qu'il était le fils d'un paysan et d'une marchande d'huile. La charge était violente et assez inusitée. Lui faire ce reproche, Eugène le savait, pouvait tuer la pauvre femme plus sûrement que la morsure du serpent le plus venimeux. Elle regarda son fils, devenue blême sous l'offense, brulant de lui dévoiler la source vive de son ambition. Elle était à cet instant comme ces personnages de l'Odyssée qui ne peuvent dévoiler leur véritable identité sous peine de courroucer les dieux encore davantage. Elle vit défiler les jours et entendit de nouveau les cris de cet enfant qui l'appelait. Pour rien au monde elle n'aurait essuyé une larme devant ce fils ingrat. Alors, elle se contenta d'aller chercher en elle tout ce qu'elle pouvait concentrer de morgue et d'arrogance. Elle le regarda sans mot dire, comme quelqu'un qui sous l'affront promet la revanche. Elle vit les jours qui viendraient défiler devant elle,  et avec ces jours toute l'histoire de sa descendance. Un sourire lui vint. Elle savait alors qu'Eugène n'était que la maillon provisoire de son histoire à elle.
13 mai Un mois avant les journées de février, Eugène devint inquiet ; un flair particulier lui fit deviner la crise.
Dès lors, le pavé de Plassans lui brûla les pieds. On le vit rôder sur les promenades comme une âme en peine. Puis il se décida brusquement, il partit pour Paris. Il n'avait pas cinq cents francs dans sa poche.

C'est que le destin ne compte pas en jours, ni même en mois ou en années. Le destin ne compte pas le temps. Il advient quand il doit advenir et fabrique alors l'histoire avec plus d'assurance que le tisseur ou le cordonnier. Il jette sans un sou sur les routes les plus prévoyants. Il engage les riches vers la ruine et les pauvres encore davantage dans la parcimonie.
14 mai Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène, géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère et des avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires, où les instincts de son père dominaient.

Cette opposition de l'esprit entrainait une opposition du physique et ceux qui ignoraient leurs liens de parenté ne pouvaient pas deviner qu'Eugène et Aristide étaient frères tant ils étaient en tout dissemblables. Ce qui prévalait chez Aristide semblait bien une agilité mauvaise.
15 mai La nature a souvent des besoins de symétrie. Petit, la mine chafouine, pareille à une pomme de canne curieusement taillée en tête de polichinelle, Aristide furetait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de jouir. Il aimait l'argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandis qu'Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s'enivrait de sa toute-puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire, logé dans une demeure princière, mangeant et buvant bien, savourant la vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Il voulait surtout une fortune rapide. Lorsqu'il bâtissait un château en Espagne, ce château s'élevait magiquement dans son esprit ; il avait des tonneaux d'or du soir au lendemain ; cela plaisait à ses paresses, d'autant plus qu'il ne s'inquiétait jamais des moyens et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs. La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits de brute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissance matérielle s'épanouissaient chez Aristide, triplés par une éducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu'ils devenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme, Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combien Eugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottises et les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu'il serait l'homme supérieur de la famille, et qu'un homme supérieur a le droit de mener une vie débraillée, jusqu'au jour où la puissance de ses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence à l'épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut un de ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans les brasseries du Quartier latin. D'ailleurs, il n'y resta que deux années ; son père, effrayé, voyant qu'il n'avait pas encore passé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercher une femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un homme rangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pas clairement dans ses ambitions ; la vie de province ne lui déplaisait pas ; il se trouvait à l'engrais dans sa petite ville, mangeant, dormant, flânant.

La chose était paradoxale, car, il y a rarement de fortunes rapides dans les petites villes de province. Les raisons de cela sont assez évidentes. Il est difficile d'y spéculer. La spéculation repose sur la confidentialité sinon le secret. Le spéculateur sait ce que ses dupes ne savent pas. À Plassans comme dans toutes les petites villes provinciales, tout se sait et le moindre mouvement suspect est analysé, commenté, éventé. Il y a aussi que la spéculation s'épanouit quand la taille des opérations permet de faire la culbute. Spéculer sur un arpent de terre à Plassans, fût-il habilement situé sur le tracé d'une avenue nouvelle ne permettra jamais de devenir riche aisément et rapidement. Il faudra attendre des siècles. Et encore, la chose ne rapportera jamais que quelques sous propres seulement à ravir des ambitions modestes. Devenir riche, en somme, suppose que la société vous accepte comme tel. En province, tout est fait au demeurant pour que les riches demeurent riches, mais pas trop riches et que les pauvres ne se plaignent pas d'être pauvres, pas trop. La société, par mille moyens, leur assure la subsistance, fût-ce par l'aumône. On a ses pauvres comme on a ses bêtes ou ses domestiques. Dans les grandes villes, les pauvres sont laissés à eux-mêmes et cela, rapidement, tourne mal. Enfin, il est facilement observable que les richesses rapides font les jouissances rapides et ostentatoires. Rien n'est plus mal aisé que de faire montre de son argent dans une ville de province, où il est de bon ton de n'en jamais rien montrer. Ainsi, celui qui, malgré tous les obstacles, serait parvenu à amasser en moins d'une génération, par un coup du sort presque magique, une fortune considérable, ne saurait rien en faire. Se ferait-il construire un palais, que ce serait une attraction de foire. Rachèterait-il un quartier que ses voisins continueraient de lui préférer la sous-préfecture. Aristide était pourtant dans cette forme d'aporie, de vouloir jouir à Plassans comme il l'aurait fait à Paris d'une fortune imaginaire que toute la province ne laissait de lui refuser.
16 mai Félicité plaida sa cause avec tant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger le ménage, à la condition que le jeune homme s'occuperait activement de la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier une belle existence de fainéantise ; il passa au cercle ses journées et la plus grande partie de ses nuits, s'échappant du bureau de son père comme un collégien, allant jouer les quelques louis que sa mère lui donnait en cachette. Il faut avoir vécu au fond d'un département, pour bien comprendre quelles furent les quatre années d'abrutissement que ce garçon passa de la sorte. Il y a ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d'individus vivant aux crochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, mais cultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion. Aristide fut le type de ces flâneurs incorrigibles que l'on voit se traîner voluptueusement dans le vide de la province, Il joua à l'écarté pendant quatre ans. Tandis qu'il vivait au cercle, sa femme, une blonde molle et placide, aidait à la ruine de la maison Rougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes et par un appétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle.

Parfois, rarement, on les voyait ensemble marcher le long de la promenade dans un silence ennuyé. Rien ne les portait à la conversation. Elle pensait au dîner qui allait venir et à la sauce qu'elle pourrait avoir préparée si elle avait été moins lasse. Il pensait qu'il soustrayait tout ce temps au jeu et à ses camarades de jeu et échafaudait des martingales complexes et sans doute trop élaborées pour le jeu si sommaire de l'écarté. Leur ennui venait certainement qu'ils n'avaient l'un pour l'autre aucun attrait. Leur mariage arrangé comme tant de mariages de province provoquait chez ces êtres mornes une forme particulière de catalepsie. En présence l'un de l'autre, ils semblaient se figer. S'ils restaient au salon, fussent-ils avec leurs parents, qu'ils s'endormaient aussitôt et ne se réveillaient qu'avec l'extinction de la lampe. En revanche, dès qu'ils étaient séparés, ils reprenaient vie, s'ébrouaient et pouvaient même être de compagnie accorte. Chez la couturière, Angèle était la cliente la plus appréciée, pleine de rires et de plaisanteries. Au cercle, Aristide était bon camarade, à la plaisanterie facile, bon perdant et friand d'anecdotes  volontiers un peu salaces. Ils vivaient  chacun dans leur monde et n'eurent d'enfants qu'après quelques années de mariage.
17 mai Angèle adorait les rubans bleu ciel et le filet de bœuf rôti.
Elle était fille d'un capitaine retraité, qu'on nommait le commandant Sicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs, toutes ses économies. Aussi Pierre, en choisissant Angèle pour son fils, avait-il pensé conclure une affaire inespérée, tant il estimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille francs, qui le décida, devint justement par la suite un pavé attaché à son cou. Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dix mille francs, en s'associant avec lui, ne voulant pas garder un sou, affichant le plus grand dévouement.

Aristide, d'ores et déjà, et sur une matière qui d'ordinaire ne s'y prêtait pas, exerçait ses talents de spéculateur, sinon de prévaricateur. L'astuce est bien connue et ce, depuis la nuit des temps, qui veut que l'on tienne autrui par la dette qu'il encourt. C'est même un des ressorts principaux de la religion, qui invente un péché originel, source d'une dette inextinguible, qui dès lors tiendra le pénitent dans une génuflexion permanente. Le plus souvent, les parents maintiennent leurs enfants dans cette idée qu'ils leur doivent quelque chose, espérant par là même que leur progéniture prendra soin d'eux l'âge venu. L'inverse, cependant, est plus rare.
18 mai « Nous n'avons besoin de rien, disait-il ; vous nous entretiendrez, ma femme et moi, et nous compterons plus tard. » Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet du désintéressement d'Aristide. Celui-ci se disait que de longtemps peut-être son père n'aurait pas dix mille francs liquides à lui rendre, et que lui et sa femme vivraient largement à ses dépens, tant que l'association ne pourrait être rompue.
C'était là quelques billets de banque admirablement placés.
Quand le marchand d'huile comprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était plus permis de se débarrasser d'Aristide ; la dot d'Angèle se trouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. Vingt fois, s'il avait pu les désintéresser, il aurait mis à la porte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergique expression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeune homme, qui avait pénétré ses rêves d'ambition, lui exposait chaque soir d'admirables plans de fortune qu'il devait prochainement réaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sa bru ; il faut dire qu'Angèle n'avait pas une volonté et qu'on pouvait disposer d'elle comme d'un meuble. Pierre s'emportait, quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur fils cadet : il l'accusait plutôt de devoir être un jour la ruine de leur maison.

Aristide était un conteur d'une grande efficacité. Il savait exactement ce qu'espérait sa mère et quels étaient ses rêves. Il ne faisait en conséquence que commencer à leur donner un peu dé réalité ; et la bonne femme, en entendant de la bouche de son fils ce qu'elle ne faisait qu'entrevoir le soir avant de s'endormir avait l'impression que ses chimères étaient devenues réalité.
Ce genre de récit est connu depuis l'antiquité. C'est celui du bonimenteur qui promet des fortunes mais c'est aussi celui des poètes qui chantent la gloire des puissants et qui leur annoncent la victoire dans la bataille et des lendemains d'abondance. Ce sont aussi les récits qui décrivent, et parfois par le menu, le paradis d'après la mort et qui envoient, pour le gagner, des cohortes de gamins sur des sentiers glorieux. C'est enfin la forme de tous les chants guerriers et de tous les hymnes. On ne dira jamais assez la puissance du verbe qui peut donner aux inventions de l'esprit plus de réalité que ce que chacun voit chaque jour devant ses yeux et plus de réalité-même que ce qui s'est passé dans les temps historiques. L'histoire, d'ailleurs, sous son apparence d'objectivité, n'échappe pas à cette contamination lyrique. Tant de batailles embourbées sont devenues avec le temps et le talent des conteurs des chevauchées dans des champs fleuris. Tant de héros transis et sans doute angoissés devinrent sous le charme du récit intrépides et superbes.
19 mai Pendant les quatre années que le ménage resta chez lui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sans qu'Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de leur calme souriant. Ils s'étaient posés là, ils y restaient, comme des masses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendre à son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui, Aristide chercha tant de chicanes, qu'il dut le laisser partir sans lui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Le ménage alla s'établir à quelques pas, sur une petite place du vieux quartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furent vite mangés. Il fallut s'établir. Aristide, d'ailleurs, ne changea rien à sa vie tant qu'il y eut de l'argent à la maison. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. On le vit rôder dans la ville d'un air louche ; il ne prit plus sa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement, sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu'il n'était.

Quelque chose en lui l'empêchait de travailler, et même davantage, de consentir au travail. Il en parlait parfois le soir avec Angèle et échafaudait pour elle des contes dans lesquels cette aversion profonde pour le salariat venait d'une lointaine ascendance noble. Il s'agissait alors cependant d'une noblesse de cour et il lui fallait aller dans son récit jusqu'à Versailles et jusqu'au roi pour pouvoir imaginer des aristocrates aussi paresseux que lui. Angèle, confit au milieu de ses rubans, affamée comme à son habitude, écoutait, acquiesçait et parfois même participait et ils n'étaient pas rares les soirs où un récit précis d'un banquet à la cour leur tenait de repas dès qu'ils avaient mangé une mauvaise soupe confectionnée avec des restes. Il emmenait parfois Félicité dans ses chimères, flattée, mais sans le dire, que son fils pût croire à son ascendance secrète. Aristide et Angèle, dans leur pauvreté lyrique, étaient ridicules et comme toutes les personnes ridicules, n'en savaient rien.
20 mai Longtemps, il tint le coup, il s'entêta à ne rien faire. Il eut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicité fit heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètement la pension. C'était une bouche de moins chez Aristide ; mais la pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher une place. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près de dix années, et n'arriva qu'aux appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dans l'appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Sa position infime l'exaspérait ; les misérables cent cinquante francs qu'on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais pareille soif d'assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misère fouetterait ses paresses. L'oreille au guet, en embuscade, il se mit à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un bon coup à faire. Au commencement de l'année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il eut un instant l'idée de le suivre.
Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme, Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

On rencontre ainsi parfois dans les administrations et jusque dans les sous-préfectures les plus reculées des hommes qui pensent avoir manqué la rencontre avec leur destin. Il y a ceux qui cultivent un talent artistique et qui sitôt leurs tâches terminées et souvent bâclées filent vers le motif leur chevalet sous le bras ou 'emparent d'un instrument de musique au grand dam de leur voisinage. Il y a ceux qui perdent une grand part de la journée en conversations incessantes avec les autres employés de bureau et qui échafaudent des plans de fortune qu'ils sont les seuls à croire encore. Certains deviennent même la risée de leurs congénères qui s'amusent avant de s'agacer de ces rodomontades répétées. Il y a encore ceux qui font des rêves de voyages et de pays lointains. Enfin, ceux qui s'absorbent dans les sociétés savantes et l'histoire locale sont les plus curieux. Dès qu'ils sont sortis de leurs fiches et des nomenclatures qu'ils tiennent pour l'État, pour le Département ou pour la municipalité, ils plongent, dans le secret de leur cabinet, dans d'autres tas de fiches et tiennent consciencieux des registres ornementés. Certains voient ainsi dans la tenue du cadastre une forme de distraction ultime qui leur procurent les plus grandes joies. Veut-on les déplacer et leur donner un autre emploi qu'ils tombent malades rapidement et vont jusqu'à en mourir.
21 mai L'autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille.
C'était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l'hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d'une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, le visage doux et sévère, il avait une droiture d'esprit, un amour de l'étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrement avec les fièvres d'ambition et les menées peu scrupuleuses de sa famille. Après avoir fait à Paris d'excellentes études médicales, il s'était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de ses professeurs. Il aimait la vie calme de la province ; il soutenait que cette vie est préférable pour un savant au tapage parisien. Même à Plassans, il ne s'inquiéta nullement de grossir sa clientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sut se contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya. Tout son luxe consista dans une petite maison claire de la ville neuve, où il s'enfermait religieusement, s'occupant avec amour d'histoire naturelle. Il se prit surtout d'une belle passion pour la physiologie. On sut dans la ville qu'il achetait souvent des cadavres au fossoyeur de l'hospice, ce qui le fit prendre en horreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. On n'alla pas heureusement jusqu'à le traiter de sorcier ; mais sa clientèle se restreignit encore, on le regarda comme un original auquel les personnes de la bonne société ne devaient pas confier le bout de leur petit doigt, sous peine de se compromettre. On entendit la femme du maire dire un jour :
« J'aimerais mieux mourir que de me faire soigner par ce monsieur. Il sent le mort. » Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peur sourde qu'il inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvait s'occuper de ses chères sciences. Comme il avait mis ses visites à un prix très modique, le peuple lui demeurait fidèle. Il gagnait juste de quoi vivre, et vivait satisfait, à mille lieues des gens du pays, dans la joie pure de ses recherches et de ses découvertes. De temps à autre, il envoyait un mémoire à l'Académie des sciences de Paris.


Le médecin avait raison car la province ne réserve pas que de l'ennui, et ne serait-ce l'étroitesse d'esprit de ses habitants, elle offre de nombreux avantages à ceux qui savent les saisir. L'un de ces avantages, principalement, est la façon dont la nature côtoie la ville. Il est ainsi possible à celui qui connaît les plantes de les trouver toutes à sa main, en quelques pas bien dirigés. C'est d'ailleurs un autre de ses bienfaits que de pouvoir connaître parfaitement un paysage et de ne le voir se modifier que sous l'effet des saisons et de la pousse des arbres. Parfois, un événement surgit : la foudre tombe sur le chêne le plus haut d'un bosquet d'arbres centenaires ou la tempête abat quelques sujets comme l'aurait fait une faux gigantesque. L'observateur patient peut alors noter, jour après jour et mois après mois comment la nature panse les plaies de la nature et répare le paysage. Très vite, la meilleure mémoire a oublié entièrement comment était le paysage avant la catastrophe et tout semble là depuis l'éternité. C'est ainsi qu'en une génération une friche peut retourner à la forêt ou devenir un champ propret qui jaunit à l'été sans qu'à aucun moment cela paraisse nouveau au passant inattentif. La ville, au contraire, affiche avec morgue et arrogance ses changements incessants et en fait même de la publicité. Il faut sans cesse construire et reconstruire, plus haut, plus vaste, pour satisfaire le besoin d'agglutination de la population. C'est aussi qu'il faut que les profits s'investissent et que la ville est une machine à investissements. C'est aussi pourquoi le sage Prosper Mérimée a demandé en 1837 aux préfets de faire la liste des monuments qui devaient être protégés. Plassans fit inscrire la cathédrale et une église pour faire plaisir aux fidèles et parce que le sous-préfet d'alors aimait les vieilles pierres. Dès lors, le sous-préfet se mit à vérifier tout ce que l'on faisait de constructions et d'ajouts autour de la cathédrale, figeant ainsi la sarabande des échoppes et des appentis qui n'avait jamais cessé depuis le moyen-âge. Les peintres allaient pouvoir commencer à peindre les cathédrales comme on peint les paysages.
Les amoureux des vieilles pierres étaient les seuls citoyens de Plassans que le docteur Pascal consentait parfois à fréquenter. Ils avaient comme lui le goût des nomenclatures et épinglaient les monuments comme dans un herbier.
22 mai Plassans ignorait absolument que cet original, ce monsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et très écouté du monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partir pour une excursion dans les collines des Garrigues, une boîte de botaniste pendue au cou et un marteau de géologue à la main, on haussait les épaules, on le comparait à tel autre docteur de la ville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames et dont les vêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette. Pascal n'était pas davantage compris par ses parents. Lorsque Félicité lui vit arranger sa vie d'une façon si étrange et si mesquine, elle fut stupéfaite et lui reprocha de tromper ses espérances. Elle qui tolérait les paresses d'Aristide, qu'elle croyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre de Pascal, son amour de l'ombre, son dédain de la richesse, sa ferme résolution de rester à l'écart. Certes, ce ne serait pas cet enfant qui contenterait jamais ses vanités ! « Mais d'où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n'es pas à nous. Vois tes frères, ils cherchent, ils tâchent de tirer profit de l'instruction que nous leur avons donnée. Toi, tu ne fais que des sottises. Tu nous récompenses bien mal, nous qui nous sommes ruinés pour t'élever. Non, tu n'es pas à nous. » Pascal, qui préférait rire chaque fois qu'il avait à se fâcher, répondait gaiement, avec une fine ironie : « Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faire entièrement banqueroute : je vous soignerai tous pour rien, quand vous serez malades. » D'ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher la moindre répugnance, obéissant malgré lui à ses instincts particuliers. Avant qu'Aristide fût entré à la sous-préfecture, il vint plusieurs fois à son secours. Il était resté garçon. Il ne se douta seulement pas des graves événements qui se préparaient. Depuis deux ou trois ans, il s'occupait du grand problème de l'hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et il s'absorbait dans les curieux résultats qu'il obtenait. Les observations qu'il avait faites sur lui et sur sa famille avaient été comme le point de départ de ses études. Le peuple comprenait si bien, avec son intuition inconsciente, à quel point il différait des Rougon, qu'il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouter son nom de famille.

Sans doute, cependant, la personnalité originale du docteur Pascal n'échappait-elle pas entièrement aux lois de l'hérédité que celui-ci essayait de découvrir et de décrire.C'était seulement qu'il avait pu transformer les foucades de sa grand-mère Adélaïde, sa rêverie stérile et ses emportements, en méthode de travail, de classification, en réflexion et en pensée. Elle aimait les récits de son amant contrebandier, qui connaissait tous les chemins de la garrigue. Il en connaissait lui chaque plante et chaque pierre et écrivait patiemment un récit plus vaste encore, celui de la vie. Qu'il fût brocardé par sa mère ne le chagrinait pas et même, ne l'étonnait pas. Il avait seulement inscrit dans son grand livre imaginaire cette caractéristique, comme il inscrivait les variations de couleur des ailes des libellules. Il déplorait seulement en secret de ne pas avoir davantage de sujets à observer et espérait bien vivre assez longtemps pour pouvoir continuer à noter l'évolution de sa famille sur plusieurs générations. Qu'en serait-il des enfants d'Aristide ? Qu'auront-ils hérité de leurs parents ? Comment auront-ils agencé les lâchetés cupides de leur père aux appétits frivoles de leur mère ? Telles étaient les questions qui le nourrissaient et le maintenaient dans la meilleure santé qui soit. C'était aussi que ces observations lui avaient enseigné la tempérance. Les bêtes trop grasses, avait-il remarqué, deviennent rapidement  les proies de leurs congénères quand celles qui sont trop maigres ne tiennent pas l'hiver. Peu à peu, le docteur Pascal était devenu une part du grand livre qu'il écrivait et si le récit de cet écrivain particulier était bien le récit de la création toute entière, il en était le personnage le plus assidu mais discret. Pascal était comme ces peintres qui se peignent dans le tableau et qui, dédaignant toute tentative d'auto-portrait se contentent de se dessiner dans un coin sous la forme d'une silhouette que l'on distingue à peine. Il avait compris très tôt que l'homme n'était pas au centre de la création, pas plus que les abeilles ou les coquelicots. Il avait aussi saisi que son existence était passagère, issue de vies fragiles et soumises au chaos des éléments. Et c'est certainement aussi pourquoi il avait choisi de ne pas perpétuer cette farce en se mariant et en procréant.
23 mai Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent leur maison de commerce. L'âge venait, ils avaient tous deux dépassé la cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devant leur peu de chance, ils eurent peur de se mettre absolument sur la paille, s'ils s'entêtaient. Leurs fils, en trompant leurs espérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant qu'ils doutaient d'être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins se garder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraient avec une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leur constituait une rente de deux mille francs, juste de quoi vivre la vie mesquine de province. Heureusement, ils restaient seuls, ayant réussi à marier leurs filles, Marthe et Sidonie, dont l'une était fixée à Marseille et l'autre à Paris.

Il est certain qu'il n'était pas question de malchance ni de guigne ou de guignon. Sur un aussi long terme, sur toute une vie, la chance ne joue jamais le rôle que l'on voudrait lui faire jouer. On accuse d'ordinaire la malchance pour se rassurer sinon pour se consoler et cela agit comme une sorte de potion anesthésiant les nuées de l'âme. Ce qui avait entravé le succès en affaires de Pierre et de Félicité était curieusement cet appât du gain qui, les faisant ignorer la générosité, même dans les plus petites choses, les éloignait de la chance, de la bonne affaire, de ce que la gratitude d'un pauvre bénéficiaire d'une bonne action peut apporter de richesse à celui qui les prodigue. Confits dans leur pingrerie et leur ressentiment, les Rougon passaient à côté de ce qui s'offrait pourtant à eux sans qu'ils le voient jamais.
24 mai En liquidant, ils auraient bien voulu aller habiter la ville neuve, le quartier des commerçants retirés ; mais ils n'osèrent. Leurs rentes étaient trop modiques ; ils craignirent d'y faire mauvaise figure. Par une sorte de compromis, ils louèrent un logement rue de la Banne, la rue qui sépare le vieux quartier du quartier neuf. Leur demeure se trouvant dans la rangée de maisons qui bordent le vieux quartier, ils habitaient bien encore la ville de la canaille : seulement, ils voyaient de leurs fenêtres, à quelques pas, la ville des gens riches ; ils étaient sur le seuil de la terre promise.

Ils étaient donc au purgatoire, ou, si l'on préfère, dans les limbes et ne sachant pas ce qu'ils devaient faire pour atteindre leur paradis. S'ils avaient eu pour leurs fils les plus grandes espérances, osant tout et même au-delà du raisonnable avant d'en rabattre, pour eux-mêmes, somme toute, ils avaient gardé des ambitions modestes qui ne dérangeaient en aucune manière l'ordre social. La ville neuve les regardait autant qu'ils la regardaient, avec ses façades bien alignées aux décors symétriques quand la vieille ville ne cessait de se transformer au gré des ajouts imbéciles de la populace.
25 mai Leur logement, situé au deuxième étage, se composait de trois grandes pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au premier, demeurait le propriétaire, un marchand de cannes et de parapluies, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée. La maison, étroite et peu profonde, n'avait que deux étages. Quand Félicité emménagea, elle eut un affreux serrement de cœur.
Demeurer chez les autres, en province, est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée à Plassans a sa maison, les immeubles s'y vendant à très bas prix. Pierre tint serrés les cordons de sa bourse ; il ne voulut pas entendre parler d'embellissements ; l'ancien mobilier, fané, usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité, qui sentait vivement, d'ailleurs, les raisons de cette ladrerie, s'ingénia pour donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ; elle recloua elle-même certains meubles plus endommagés que les autres ; elle reprisa le velours éraillé des fauteuils.

Cet intérieur reprisé était celui d'une pâle déchéance. Il était l'intérieur de l'échec. Félicité ne pouvait s'empêcher de croire que tous les sourires des commères qu'elle croisait sur le marché étaient des sourires de moqueries envers celle qui avait envoyé ses fils à la ville pour n'en rien rapporter. Elle ne pouvait voir deux ou trois femmes parler en cercle à voix basse sans croire qu'elles parlaient d'elle et de sa famille. Un jour, elle crut même entendre le nom de son mari. Les femmes, interpellées, lui jurèrent qu'il n'en était rien. La langue française connaît nombre de mots qui, attrapés à la volée; peuvent ressembler à celui de Rougon.
Félicité ne baissait pour autant pas la garde et son énergie avait à peine décliné. Elle demeurait droite, sèche comme les sarments abandonnés des vieilles vignes du coteau. Rougon, lui, s'était encore épaissi, heurtant les meubles rafistolés à chacun de ses passages dans la salle à manger, semblable à ces bûches déracinées qu'on laisse en plein champ et que la charrue contourne des générations durant.
26 mai La salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que la cuisine, resta presque vide ; une table et une douzaine de chaises se perdirent dans l'ombre de cette vaste pièce, dont la fenêtre s'ouvrait sur le mur gris d'une maison voisine.
Comme jamais personne n'entrait dans la chambre à coucher, Félicité y avait caché les meubles hors de service ; outre le lit, une armoire, un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceaux mis l'un sur l'autre, un buffet dont les portes manquaient, et une bibliothèque entièrement vide, ruines respectables que la vieille femme n'avait pu se décider à jeter. Mais tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable. Il était garni d'un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées. Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; des consoles, surmontées de glaces, s'appuyaient aux deux bouts de la pièce. Il y avait même un tapis qui ne couvrait que le milieu du parquet, et un lustre garni d'un étui de mousseline blanche que les mouches avaient piqué de chiures noires.


Peu sont ceux qui connaissent tous ces salons de province. Il y a les prêtres, qui se rendent pour porter, selon les cas, la communion, l'absolution ou bien l'extrême-onction. C'est alors, d'ailleurs, qu'ils sont suivis de près par les croque-morts, appelés, par nécessité absolue, à connaître un jour ou l'autre toutes les maisons de la ville. Les médecins séjournent aussi dans ces salons vieillis aux odeurs incertaines. Ils s'y asseyent pour rédiger leurs ordonnances après avoir ausculté le malade dans la chambre à coucher. Il n'y a guère que ces trois corps de métier qui pourraient faire l'inventaire de ces tentatives de décors si médiocres qu'ils en deviennent touchants. Pour les salons des petits commerçants et de la petite bourgeoisie, dont les propriétaires ne sont jamais sortis dans le monde, il n'y a qu'un seul modèle, celui des salons de la sous-préfecture qu'ils ont entraperçus ou qu'on leur a décrits. Comme la République, en cette matière comme dans d'autres, a singé la monarchie, les salons bourgeois en sont devenus les copies éloignées des salons aristocratiques d'antan.
27 mai Aux murs étaient pendues six lithographies représentant les grandes batailles de Napoléon. Cet ameublement datait des premières années de l'Empire. Pour tout embellissement, Félicité obtint qu'on tapissât la pièce d'un papier orange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrange couleur jaune qui l'emplissait d'un jour faux et aveuglant ; le meuble, le papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ; le tapis et jusqu'aux marbres du guéridon et des consoles tiraient eux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux étaient fermés, les teintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salon paraissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe. Elle voyait avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée. D'habitude, elle se tenait dans le salon, la plus belle pièce du logis. Une de ses distractions les plus douces et les plus amères à la fois était de se mettre à l'une des fenêtres de cette pièce, qui donnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait de biais la place de la sous-préfecture. C'était là son paradis rêvé. Cette petite place, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden.

La couleur jaune de la tapisserie du salon des Rougon était intimement liée à la place de la sous-préfecture, donnant à la pièce la lumière d'un soleil qui ne parvenait jamais directement à pénétrer les fenêtres donnant sur cette petite rue ancienne et donc étroite. Quand Félicité se retournait brusquement après avoir longtemps laissé sa rêverie s'abîmer vers la place, elle avait l'illusion, un infime espace de temps, que la maison s'était transportée des quelques dizaines de mètres qui la séparaient du paradis et qu'elle retrouvait son salon baigné de lumière, impeccablement lustré, dont on pouvait entendre certains soirs les bruits des bals du sous-préfet. Elle cherchait alors à reproduire plusieurs fois cette impression délicieuse bien que fugace, mais n'y parvenait pas, son esprit se refusant à lui donner en abondance un plaisir aussi grand. Le plaisir revenait, après quelques jours ou quelques semaines, comme si l'impression qu'il provoquait sur son âme devait s'effacer d'abord avant de pouvoir retrouver son intensité première. Parois, subrepticement, ce jeu secret l'emportait entièrement.
28 mai Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison qui formait le coin de gauche, et dans laquelle logeait le receveur particulier, la tentait surtout furieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme grosse. Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes, elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxe qui lui tournaient le sang.

Elle se figurait le soir, dans le secret de son lit, tout ce qu'elle ne pouvait pas voir : la vaisselle et la cristallerie qui s'entassaient dans les placards, le linge fin et brodé des armoires de la chambre à coucher. Certains soirs d'hiver, les fenêtres aux rideaux tirés du receveur particulier s'illuminaient. On recevait. De chez elle, Félicité se sentait abandonnée de ces fêtes qu'elle imaginait somptueuses.
29 mai À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise de vanité et d'appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentiments s'aigrissaient. Ils se posaient en victimes du guignon, sans résignation aucune, plus âpres et plus décidés à ne pas mourir avant de s'être contentés. Au fond, ils n'abandonnaient aucune de leurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendait avoir le pressentiment qu'elle mourrait riche. Mais chaque jour de misère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leurs efforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années de lutte, la défection de leurs enfants, et qu'ils voyaient leurs châteaux en Espagne aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirer les rideaux pour en cacher la laideur, ils étaient pris de rages sourdes. Et alors, pour se consoler, ils bâtissaient des plans de fortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ; Félicité rêvait qu'elle gagnait à une loterie le gros lot de cent mille francs ; Pierre s'imaginait qu'il allait inventer quelque spéculation merveilleuse. Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fut-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ils comptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsme particulier des parents qui ne peuvent s'habituer à la pensée d'avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun bénéfice personnel.

Les Rougon démentaient ainsi l'adage qui voudrait que l'on devînt sage avec l'âge. À l'évidence, ils n'avaient plus l'âge de prendre leurs rêves pour la réalité et ils étaient même assez avancés pour devoir se consacrer au renoncement. Ils n'auraient même pas eu à abandonner leur aigreur, ni leurs regrets. Mais il n'en était rien. Ils continuaient à souffrir de leur pauvreté et entretenaient cette souffrance comme s'ils ne pouvaient s'en défaire. C'est d'ailleurs une des curiosités de cette race humaine qui, de la création, est certainement la seule à choyer ce qui la fait souffrir. Il faudra certainement qu'un jour, un savant comme le Docteur Pascal, mais qui serait un savant de l'âme, étudie cette bizarrerie qui fait que l'homme amoureux souffre et prolonge sa souffrance et ne souhaite même que son éternité. Il faudrait étudier le cas de ces pauvres femmes, dont était Adélaïde, qui aiment leurs bourreaux et paraissent ne pas pouvoir se passer des volées qu'elles reçoivent. Il en va aussi des hommes qui se livrent parfois chez les filles de joie à des pratiques curieuses de coups et d'entraves qui dépassent très largement les limites de la bienséance. Les Rougon avaient avec l'argent ce genre de rapports paradoxaux. Depuis plus de trente années, rien sinon l'argent ne les faisait souffrir. Pourtant, ils lui restaient désespérément fidèles. Une des preuves s'il en fallait de cette folie était que soudainement couverts d'or, ils n'auraient su qu'en faire.
30 mai Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c'était toujours la même petite femme noire, ne pouvant rester en place, bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l'eût vue de dos, sur un trottoir, l'eût prise pour une fillette de quinze ans, à sa marche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Son visage lui-même n'avait guère changé, il s'était seulement creusé davantage, se rapprochant de plus en plus du museau de la fouine ; on aurait dit la tête d'une petite fille qui se serait parcheminée sans changer de traits.

Rares sont les visages qui demeurent ainsi semblables à travers les décennies. C'est le signe d'une constance dans la mollesse et la paresse quand le corps s'étale, dans l'âpreté quand le corps demeure sec, sinon décharné. Qui sait observer peut voir dans un visage adolescent celui d'un vieillard et dans le regard usé d'une aïeule la fragilité d'une enfant. Car, le temps et l'âge ne sont rien face à la conscience, qui est donnée dès le premier souffle et ne s'évanouit qu'avec le dernier. Cela laisse accroire en conséquence que l'on ne change pas, que l'on ne peut pas changer et c'est, selon les cas, un secours ou un grand tourment.
31 mai Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l'argent. Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait pas : « C'est quelque richard, ce gros-là ; allez, il n'est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui l'avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moquerie d'être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et la gravité satisfaite d'un millionnaire. Lorsqu'il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à l'espagnolette d'une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachant ses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits, avait en effet l'air nul et solennel, la carrure imbécile qui pose un homme dans un salon officiel.

Pierre Rougon semblait destiné à faire la preuve que l'adage ancestral qui voudrait que « l'habit ne fait pas le moine » est un mensonge social qui fait des ravages. L'observateur assidu de la vie parisienne ou provinciale sait pertinemment que l'habit finit toujours par faire le moine. On a vu par le passé, et on le verra certainement encore, des stratégies incroyables rencontrer le succès. Tel homme politique n'aurait-il pas commencé, dès la fin de l'enfance à tout faire pour ressembler à un homme politique ? L'histoire est bonne fille et parfois récompense les efforts insensés fournis par ceux qui veulent la séduire. Celui-là, qui était sans qualité propre pour diriger la Nation, se trouve propulsé au perchoir. Il bredouille et bafouille, assourdit l'assemblée de sornettes. Mais il ressemble tant à un chef sur ses portraits qu'on l'a cru. C'est bien là le malheur. Après avoir cherché la fortune par les moyens à sa portée et avoir constaté qu'elle l'avait soigneusement évité, Rougon n'avait plus comme stratégie que de singer l'opulence et d'attendre que la réalité rejoignît son apparence.
1er juin On prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l'on se trompait. Il était d'un entêtement de brute ; devant une volonté étrangère, nettement formulée, il se serait emporté grossièrement jusqu'à battre les gens. Mais Félicité était trop souple pour le contrecarrer ; la nature vive, papillonnante de cette naine n'avait pas pour tactique de se heurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenir quelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu'elle croyait la meilleure, elle l'entourait de ses vols brusques de cigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à la charge, jusqu'à ce qu'il cédât, sans trop s'en apercevoir lui-même.
Il la sentait, d'ailleurs, plus intelligente que lui et supportait assez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouche du coche, faisait parfois toute la besogne en bourdonnant aux oreilles de Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presque jamais leurs insuccès à la tête. La question de l'instruction des enfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.

Cette façon d'agir des femmes est coutumière tout autour de la Méditerranée. On considère que ces régions d'hommes taciturnes, marquées par de sanglantes querelles de clans qui courent sur des générations sont le royaume des hommes. Il est vrai qu'elles y sont considérées comme un poids plus que comme une richesse et que leur arrivée en trop grand nombre dans une famille est signe de guignon. En tout, les lois familiales les soumettent aux hommes, et rares sont celles qui s'émancipent de ce joug tutélaire. Pour autant, elles ont développé au cours des temps des techniques qui leur permettent sur certains points de déjouer la suprématie des mâles. Entre elles, il leur arrive d'ailleurs de se moquer de la fatuité masculine qui rend maris et fils aveugles à leurs stratagèmes. Ces tours n'ont rien de magique, même s'ils ont suffi dans les temps anciens à les faire accuser de sorcellerie. Elles sont tenaces, courageuses et dures à la tâche. Voilà tout leur secret. Félicité était de ces femmes-là un très beau spécimen.
2 juin La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s'ils la rencontraient jamais au détour d'un sentier. C'était une famille de bandits à l'affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvait d'égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie indifférente d'un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.

Il y avait alors des Rougon dans chaque ville de province et Paris même n'en manquait pas. Bien qu'ils ne fussent pas éduqués en politique, ils savaient confusément qu'ils ne devraient pas laisser échapper la chance que leur apporterait tout changement de régime. En cela, peu leur importait que revînt l'Empire, la République ou la Monarchie et le nom de l'empereur, du président ou du roi leur était égal, même si, pour la devanture, ils professait avec une conviction feinte leur foi en tel ou tel prétendant à la magistrature suprême. La France exsangue ne voulait qu'une chose : s'enrichir.


III
3 juin À Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événements politiques était très sourd. Aujourd'hui même, la voix du peuple s'y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s'agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu'en 1830, le peuple n'a pas compté. Encore aujourd'hui, on agit comme s'il n'était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très nombreux, donnent le ton à la politique de l'endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l'ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d'hommes qui veulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c'est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d'égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.

Il serait possible de dessiner un autre plan de la ville qui montrerait d'autres voies, d'autres passages, d'autres impasses aussi. Si l'on marquait ainsi sur un plan de Plassans les allées et venues de la même façon que le passage de la pointe d'une mine sur une feuille laisse un trait plus ou moins épais, on remarquerait aisément que telle ruelle considérée comme sans importance est une des artères politiques de la ville, qu'elle existe depuis des siècles, et qu'à force de supporter le poids de ses passants ses pavés sont usés et creusés en son centre. C'est que cette ruelle relie la congrégation la plus influente de la ville aux hôtels particuliers des plus vieilles familles nobles de la ville et qu'il en va ainsi depuis des siècles. On verrait aussi que se forme autour de la sous-préfecture une forme de rosace aux arabesques bien appuyées. C'est que depuis que les départements existent, les chefs des marchands ont leurs entrées chez Monsieur le Sous-Préfet, qu'ils vont y glaner des confidences sur les décisions du pouvoir parisien qui seront bientôt appliquées et que, dès leur sortie, selon un itinéraire qui ne varie jamais, ils vont et viennent pour colporter et distribuer les informations recueillies comme les prêtres dispensent les indulgences ou les médecins les potions et les remèdes. Il y aurait aussi à dessiner la carte des intrigues. Elle serait plus complexe et demanderait de la couleur et des pastels. Le rouge, si présent dans les faubourgs de la capitale, n'y apparaîtrait que très peu. Le bleu y serait présent en camaïeu. C'est que la ville est surtout conservatrice. Elle ne rougit que rarement, quand la France est en sang.
4 juin L'histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu'en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eut lieu ; la foi s'en alla, la population ouvrière et bourgeoise, désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d'Henri V. Longtemps, ils avaient regardé l'avènement des Orléans comme un essai ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances fussent singulièrement ébranlées, ils n'en engagèrent pas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s'efforçant de les ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l'œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l'enthousiasme fut grand au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire.

Mais si Paris avait cédé à la république, Plassans avait feint son consentement et continuait à feindre jusqu'en ces jours de décembre de 1851. La majorité des habitants, et cela est vrai pour les bourgeois comme pour les ouvriers, n'ont aucun goût pour l'élaboration de la chose politique, le débat d'idées, les hautes aspirations. La messe, qu'elle soit catholique ou républicaine, est seulement l'occasion de se rassembler, de voir comment grandissent les filles des voisins pour envisager ou non des unions de familles et parfois, rarement, espérer le Salut, voire même prier un peu dans l'espoir du paradis. La figuration de ce paradis n'est jamais que Plassans avec un peu plus d'opulence. Le peu de goût de ces paysans et ces petits commerçants pour les jeux de l'esprit les empêche à jamais d'imaginer quoi que ce soit, et même une vie radicalement meilleure. La ville déteste par dessus tout l'instabilité qui, dans l'esprit de la majorité, ne peut être qu'aventureuse. Rares étaient ceux qui, comme les Rougon, avaient des appétits féroces et des envies de reclassement. En 1848, il n'y avait pas eu de barricades. Le clergé attendait le retour à la normale et priait pour la vie du comte de Chambord.
5 juin Mais pour les rentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l'éclat et la durée d'un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris de panique ; avec sa vie de secousses, la République les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d'égoïstes. Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la ville neuve n'avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-Marc ; certains nobles allèrent jusqu'à toucher la main à des avoués et à d'anciens marchands d'huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le nouveau quartier qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d'habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers, elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et qu'elle n'avait plus qu'à aller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu'à regret le coin de son feu. Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d'impuissance et de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu'il désespère, n'en lutte que plus âprement ; toute la politique de l'Église est d'aller droit devant elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles, s'il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant d'un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice. Quand il l'eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l'ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l'aigre, de légitimistes, d'orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s'agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d'ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l'arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la sous-préfecture.

Le clergé semblait s'être fixé l'objectif dès 1830 de ne pas voir la République fêter le centenaire de la révolution de 1789. Car l'Église compte en siècles quand les partis politiques comptent quant à eux en années, en mois, voire, dans les grandes circonstances, en jours sinon en heures. Le clergé poursuit ainsi l'œuvre de Pierre à qui il fut confié de construire l'Église, ce même Pierre qui, dans les évangiles, ne cesse d'agir à contre temps, de demander des explications pour lesquelles il n'obtient que des réponses amusées et parfois agacées et qui, avant que le coq n'ait chanté trois fois renie son maître malgré la prédiction qui lui en avait été faite. C'est peut-être ce reniement que l'Église veut racheter en se mettant toujours depuis des siècles du côté du pouvoir, de la force et du conservatisme, au mépris des obligations qui lui sont faites par le dogme et par les textes de secourir les plus démunis, de partager et de redistribuer les richesses. Il n'y a en somme que les ordres contemplatifs qui, ne comptant que pour le Salut éternel, échappent aux stratégies séculières. On a vu parfois, et on reverra peut-être encore, des prêtres affectés au service de pauvres gens, marqués par la lecture des textes sacrés, échapper à la doctrine réactionnaire de l'Église pour se lancer sur les chemins de la justice sociale. l'église a même eu ses agents doubles. Emmanuel-Joseph Sieyès, abbé de son état, en était un, parmi les plus importants, lui que Robespierre avait surnommé « la taupe de la révolution ». Comment l'ancien aumônier de Madame Sophie, la tante de Louis XVI a pu devenir quelques années plus tard député du Tiers État demeurera une des bizarreries de l'histoire de l'Église que les historiens, faisons-en le pari, ne cesseront de commenter pendant les siècles à venir. Si Sieyès est illustre, il y a quantité de prêtres anonymes qui n'ont pas joué, avant et après la révolution, le jeu de la bourgeoisie conservatrice. C'est que l'Église cultive aussi la théorie du rachat et croit sincèrement qu'une flopée de prêtres justes peut valoir pour des armées de prêtres et de prélats du côté de la force brutale, du conservatisme social et de la captation des richesses par quelques-uns. C'est qu'elle mêle toujours dans son alliage politique eschatologie et calculs à plus court terme. Plassans, à cette époque, ne connaissait pas de ces prêtres révolutionnaires mais quelques bourgs aux alentours en connaissaient, prêts à marcher sur la ville avec la populace, et même à entonner des chants qui ne prêchaient pas le pardon. Leur hiérarchie, prudente et avisée, se gardait bien alors de les en dissuader sachant précisément que le sort des batailles politiques est par nature incertain et que les parias de la veille pouvaient se trouver devenir des alliés et des défenseurs précieux le lendemain. N'avait-on pas vu pendant la révolution des évêques sauver leur peau par l'intercession immédiate de prêtres au bonnet phrygien. L'inverse ne s'est produit que rarement. La réaction victorieuse, les prélats sauvés d'un sort funeste n'ont pas toujours exercé leur pouvoir de grâce à l'égard de ceux qui avaient désobéi à leurs consignes. C'est qu'il faut bien aussi que l'Église produise des martyrs pour chaque camp et ce, pour les siècles des siècles.
6 juin Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l'Empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe-creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n'était qu'un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette et qu'ils mettraient à la porte lorsque l'heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s'écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu'on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d'État éclata sur leurs têtes, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d'être assassinée. C'était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s'unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.

L'Empire ne pouvait être pour eux qu'une période transitoire entre deux états dont l'un était honni et l'autre espéré, mais comme on espère le paradis quand on croit en Dieu par conformisme. C'est certainement ce manque de ferveur véritable qui laissa durablement la famille royale et son dernier rejeton aux périphéries de l'Histoire. La fille ainée de l'Église avait la cuisse légère et préférait se donner à un gandin que de rentrer dans le droit chemin des Bourbon. C'est aussi, sans doute, que le gandin dont il était question était lui-même le pantin de forces qui le dépassaient et dont un, personnage comme Guizot était un des plus sûrs représentants. On avait glissé dans la tête des principaux maitres de forge que la France, sous ce régime instable qui, chaque jour, inventait des idéaux et voulait même émanciper les femmes, la France prenait du retard sur Albion, sa rivale ancestrale, qui avait essaimé outre Atlantique et bénéficiait ainsi de capacités d'exportation nouvelles. Il fallait pour eux que la France régnât sur l'Afrique et développât ses comptoirs asiatiques. Il leur fallait s'enrichir et Louis-Napoléon serait l'effigie la plus commode de leur projet.
7 juin Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l'affût ; après qu'on l'eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.
Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu'ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l'aiguillonner, pour qu'il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu'ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

Les Rougon n'avaient véritablement aucune opinion politique et la personnalité du sous-préfet les préoccupait davantage que celle du régime qui gouvernait la France. Ils n'étaient pas républicains, car la République ne leur avait pas apporté la fortune. Si leur longue période de guignon s'était déroulée sous la monarchie, ils ne l'auraient pas aimée. La chose politique ne les intéressait que pour ce qu'elle pouvait leur apporter ou non. Ainsi sont ceux qui scrutent les régimes pour connaître au plus vite s'ils peuvent s'y placer ou placer quelqu'un de leurs proches. Pour tous les Rougon de France, toute révolution n'était qu'une chance pour leur recherche de privilèges.
8 juin « Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu'il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l'autre jour, qu'il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d'avoir la main heureuse. » Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que Mme Rougon lui ressemblait. C'était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d'une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l'émigration. Il avouait d'ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.
« Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière. » Félicité avait cinquante ans qu'il l'appelait encore « petite ». C'était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d'héritage que Mme Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de Carnavant s'était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu'il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mot, se déclara prêt à marcher dans le sens qu'on lui indiquerait.

C'est ainsi que certains conçoivent la politique comme d'autres achètent des billets de loterie. Mieux encore, pour eux faire de la politique devient une pratique magique, avec ses rites propitiatoires et de grands rassemblements pour entretenir la ferveur des fidèles ou faire naître celle des impétrants. Mai sil y a un jour où les cérémonies et les discours ne leur suffisent plus et il leur faut alors, par tous les moyens de la propagande et de la sédition abattre le régime pour récupérer leur mise. Rien de plus efficace alors qu'un coup d'État pour avoir la chance de se refaire. La République, bonne fille, regarde cela le plus souvent avec l'indulgence d'une mère qui regarde ses enfants jouer à la guerre, mais qui sait qu'il suffira d'une ou deux taloches pour les remettre au pas. Mais vient le temps parfois où les enfants ne sont plus seulement turbulents. Ils ont grandi. Ils ont la force de croire vraiment à leurs chimères violentes de gains et coups de force. Ils n'ont alors aucun scrupule à entraver la République, voire à l'abattre. Il ne faut jamais laisser grandir les loups et ne pas les confondre, quand ils sont jeunes, avec des chiots. L'histoire est pleine de ces bévues qui, toujours, ont eu de sanglantes conséquences.
Pour les Rougon, et plus encore pour Félicité, la cause était entendue. Il ne s'agissait pas de faire de la politique, il s'agissait de gagner de l'argent, de rétablir une fortune et de pouvoir s'installer sur la place neuve et recevoir dans un salon qui aurait un lustre incomparable à celui de leur salon jaune miteux et ravaudé. Peu importe que Félicité fût vraiment la fille du vieux noble désargenté ou non. La rumeur, qui lui était parvenue assez tôt, avait fait son œuvre et enflammé l'imagination de la jeune fille qu'elle avait été. Cette vieille femme noiraude se rêvait en princesse.
9 juin La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l'agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s'occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s'endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l'exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d'opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d'introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D'ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l'aurait hué.
Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l'homme indispensable. En moins de quinze jours, les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle de Pierre, s'était finement abrité derrière lui. À quoi bon se mettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d'un parti ? Il laissa Pierre trôner, se gonfler d'importance, parler en maître, se contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause.

On voit ainsi souvent dans les partis fleurir de ces hommes liges qui sont poussés sur le devant de la scène mais qui ne sont que les pantins et les marionnettes d'autres plus stratèges qui, derrière eux, attendent leur heure. C'est que la place de tribun n'a pas que des avantages. On peut parfois lasser et devenir rapidement sans qu'on ait pu vraiment le prévoir la tête de jeu de massacre de ceux qui, le temps d'avant, vous acclamaient. On trouve plusieurs cas de figure. Il y a celui qui, disgracieux et ne sachant parler, choisit pour le représenter un mandataire qui présente bien et sait parler haut et fort. Le peuple, bon public, adore depuis l'antiquité ces formes de simulacre et ce genre d'homme politique donne à celui qui sait observer l'impression persistante de rencontrer une statue parlante. Il y a le poltron, sinon le pleutre, qui a peur de prendre des coups, ou qui n'a aucun goût pour la populace, mais qui, devant en passer par elle pour atteindre le pouvoir et l'argent, doit consentir à faire entendre sa voix par l'usage d'un porte-parole derrière lequel il se tiendra.
On a vu cependant à travers les siècles et jusque dans les périodes les plus récentes, certaines de ces créatures échapper à leur créateur et prendre soudainement leur autonomie politique. Le maître de la marionnette a beau jeu de crier à la trahison : cela ne s'entend plus. Ces mouvements-là n'augurent en général rien de bon. Les pantins échappés à leurs maîtres sont les plus brutaux et les plus assoiffés de pouvoir et d'argent. Leur dictature ne peut qu'être féroce.
10 juin Aussi l'ancien marchand d'huile fut-il bientôt un personnage.
Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait : « Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous donnerons des soirées. » Il s'était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la République.

Les conjurés faisaient feu de tout bois pour conspuer le régime qu'ils détestaient. Rien ne trouvait grâce à leurs yeux, même et surtout pas l'abolition de l'esclavage qu'ils réprouvaient sans en tirer jamais aucune conséquence morale, ni d'ailleurs aucune conséquence pratique, n'étant pas directement concernés. Ils considéraient la création des ateliers nationaux comme une abomination sans nom et la diminution d'une heure de la journée de travail leur était une source infinie de moquerie.
11 juin Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort. Un ancien marchand d'amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ; il n'écoutait que lorsqu'on accusait les républicains de vouloir piller les maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles revenaient les mots « fainéants, scélérats, voleurs, assassins ».

La République, si elle avait été plus avisée, aurait conforté dans leurs complots ce genre de personnage. Il avait tout pour plaire aux caricaturistes. Confit dans sa crainte, il ne pouvait se rendre coupable d'aucun prosélytisme. Il aurait à peine réussi à convaincre un enfant de cinq ans, qui, à la condition qu'il fût assez éveillé, aurait trouvé davantage d'arguments dans n'importe quelle controverse. Pour le peuple, il représentait à merveille l'égoïsme des nantis et ne pouvait susciter que des sarcasmes et provoquer la réprobation populaire. En eût-on trouvé une dizaine comme celui-ci dans chaque sous-préfecture et les eût-on assignés à la réaction que la République eût pu des décennies durant dormir sur ses deux oreilles. Malheureusement, tous n'excellaient pas à ce point dans ce rôle ingrat du bourgeois imbécile.
12 juin Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n'avaient pas l'épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire, M. Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d'un orléaniste que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs.
C'était un bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s'était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l'argent à Paris et qui daigne venir le manger au fond d'un département, lui donnaient une très grande influence dans le pays ; certaines gens l'écoutaient parler comme un oracle.

Un de ses exercices favoris était de narrer, à grand renfort de détails qu'il inventait évidemment, les voyages de son pauvre roi déchu par les révolutionnaires honnis. Un de ses épisodes préférés, et qui rencontrait un succès indéniable, était le voyage jusqu'au Cap Nord dont Louis-Philippe n'avait cessé de s'enorgueillir. N'avait-il pas, d'ailleurs, en 1838, envoyé une frégate porter et déposer dans les glaces éternelles son propre buste en bronze ? Il savait aussi raconter par le détail la vie des deux jeunes princes à la Havane à la fin du siècle passé. L'occasion était trop belle de vanter le charme des femmes cubaines et de glisser quelques sous entendus salaces.
Que le très henriquinquiste marquis de Carnavant supportât un Orléaniste invétéré comme Roudier montrait s'il en était besoin le caractère de circonstance des alliances nouées par les ennemis de la République.
13 juin Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant Sicardot, le beau-père d'Aristide. Taillé en hercule, le visage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée. Dans les journées de février, la guerre des rues seule l'avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant avec colère qu'il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

Il semble ainsi y avoir à chaque génération un personnage dont le rôle est de raconter les guerres passées et ses faits d'armes et d'expliquer au passage combien les hommes d'antan étaient plus valeureux que ceux du temps présent. Nul doute qu'il en ira de même pour les générations qui viendront, qui trouveront bien à inventer des guerres et à les raconter. Si bien que les enfants vont parfois imaginer que les hommes n'inventent des guerres que pour le récit qu'ils pourront en faire.
14 juin On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d'images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d'un petit journal hebdomadaire, la Gazette de Plassans, dans lequel il s'occupait exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier de francs ; mais il faisait de lui un champion de l'Église et l'aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont l'orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu'il pourrait tirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis les revoyait.

Ce qu'on pouvait lire dans la Gazette semblait de peu d'importance. Il y avait bien sûr le jour et l'heure des offices ordinaires mais aussi l'annonce des fêtes. Les fêtes, particulièrement, donnaient l'occasion au rédacteur de rappeler la vie des saints et de glisser quelques remarques édifiantes qui faisaient de toute personne qui résistait à la République une forme de saint martyr. C'était dans ce genre de comparaisons que la Gazette de Plassans excellait. La République était, selon les cas, nommée Rome ou Babylone et les croyants de Plassans, souvent confits dans la dévotion la plus superstitieuse, gagnaient ainsi le rang des protomartyrs. Les saints de Provence tenaient une place particulière dans les récits apocryphes de la Gazette. Le préféré était de loin Saint Maximin, l'ami de Marie-Madeleine à côté de qui il est enseveli. Que Félicité et Pierre Rougon pussent s'identifier aux deux saints était d'un grotesque irrésistible. Mais tel était bien leur fantaisie. Ils n'avaient certes aucune velléité d'évangélisation. Ce qui les intéressait dans le culte, c'était le culte, et la possibilité d'y paraître en procession.
15 juin On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. On s'entendait dans la haine. Le marquis, d'ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles qui s'élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu'il voulait bien leur distribuer à l'arrivée et au départ. Seul, Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n'avait pas un sou, et qu'il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire de gentilhomme ; il s'encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait cru devoir faire. Sa vie de parasite l'avait assoupli. Il était l'âme du groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela », disait-il. Ces dieux cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains prêtres, les grands politiques du pays.
Quand le marquis prononçait cet « ils » mystérieux, qui inspirait à l'assemblée un merveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béate qu'il les connaissait parfaitement.

La France est un bien curieux pays où subsistent malgré l'évolution des temps les cultes les plus anciens. Le païen n'a pas péri à l'avènement du christianisme. La réforme n'a jamais inquiété le catholicisme et la laïcité ne recouvre jamais entièrement la superstition. Ainsi, voici celui qui proclame sa foi dans le progrès et abreuve son auditoire de discours enflammé sur la finitude de toute chose qui, à la moindre anicroche ou parce que l'un de ses parents est à l'agonie, se précipite vers l'église la plus proche pour allumer un cierge aux pieds d'un saint protecteur. Il en va de même en politique. Quel que soit le régime et quelles que soient les formes d'organisation qu'il promeut, on en revient toujours à la monarchie de droit divin. N'importe quelle petite ville de province connaît sa cour et, par voie de conséquence, ses courtisans. Prenez ce sous-préfet. Il était avant sa nomination un honnête fonctionnaire, courtois avec ses voisins, attentionné avec sa famille. Et le voilà nommé, à Plassans, Issoudun ou ailleurs, dans une de ces sous-préfectures inventées par l'Empire. Il ne lui faudra pas trois mois pour être le centre des coteries. On commentera ses gestes et ses sourires et son administration empressée murmurera après son passage. Et que dire des ministres qui, au bout de trois mois, semblent vouloir décider de tout et se font les arbitres de toutes les élégances. Le salon jaune des Rougon paraissait le condensé de cette France réactionnaire et dévote inchangée depuis Saint Louis.
16 juin La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité.
Elle commençait enfin à avoir du monde dans son salon.
Elle se sentait bien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu'elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allait jusqu'à dire, quand Roudier n'était pas là, que, s'ils n'avaient pas fait fortune dans leur commerce d'huile, la faute en était à la monarchie de Juillet.
C'était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l'heure du départ.

Elle avait ainsi donné un nom à son guignon. Elle aurait vécu un peu plus tôt qu'elle en aurait accusé Napoléon et l'Empire. Un peu plus tôt encore et cela aurait été la faute de Robespierre ou de Marie-Antoinette. Deux décennies plus tard, le Second Empire aurait été la source de tous ses maux. C'est une des caractéristiques de la réaction que de forger son opinion, non par rapport à des idéaux, ni même par rapport à des ambitions mais bien en raison de manques et de frustrations toujours attribués au régime en place. Les motifs invoqués sont le plus souvent d'une grande futilité. Le petit commerçant s'est appauvri à cause de taxes qui ont servi à construire le palais de la reine où à embellir Paris.Peu importe le prétexte.
La monarchie de Juillet, pour Félicité, avait fait le cours de l'huile d'olive.
17 juin Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce à l'impulsion secrète que chacun d'eux recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. La tactique du marquis, qui s'effaçait, fit regarder Rougon comme le chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe et le désigner à l'attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n'auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d'hommes riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d'eux n'aurait consenti à faire de son salon un centre politique ; leurs convictions n'allaient pas jusqu'à se compromettre ouvertement ; en somme, ce n'étaient que des braillards, des commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n'y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

Il est toujours curieux d'observer combien il est facile au marionnettiste de dissimuler aux yeux des spectateurs les fils de sa marionnette. Cela fonctionne aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes et voilà celui qui, sur le marché, dénonce à qui veut l'entendre la politique du gouvernement ne voit pas les ficèles grossières, ni surtout ceux qui les tirent. On dit parfois que les femmes, dans le retrait que la société leur impose, sont en cela plus clairvoyantes. C'est vrai tant qu'elles demeurent en retrait, mais les voit-on entrer dans l'action qu'elles s'aveuglent aussi vite que les hommes. Dans ce qui allait devenir l'affaire du salon jaune, Félicité ne voyait pas le clergé derrière le marquis. Ce n'est pas qu'elle manquait de finesse ni d'intelligence mais elle était trop affairée par l'idée que ce même marquis pût être son père pour prêter attention à tous ses stratagèmes. Elle pensait se servir de lui et lui avait la certitude de se servir d'elle et de son benêt de mari. L'un et l'autre n'ayant dans les faits que peu de liberté d'action, ils jouaient ce qu'il est convenu d'appeler un parfait jeu de dupes. Et puis il y avait surtout la vanité, qui est la pire des conseillères. Le marquis aurait pu amener chez Félicité et Pierre toute une ménagerie et la leur présenter comme des opposants à la République que ceux-ci leur auraient trouvé de la finesse et du goût et l'aurait accueillie sans aucune forme de protestation. À maints égards, c'était d'ailleurs le cas et la ménagerie du salon jaune n'était un groupe de dangereux conspirateurs que pour elle-même et pour ceux qui, par les tours de magie du clergé, voulaient bien y croire.
18 juin En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu'Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s'il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l'Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute, l'opinion publique lui parut peu favorable, car il s'abstint de toute tentative. On ignorait, d'ailleurs, à Plassans, ce qu'il était devenu, ce qu'il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l'entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l'ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer.
Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Eugène savait aussi combien il est subtil de se prévaloir d'un séjour prolongé dans la capitale pour gagner les cœurs et les suffrages d'une ville de province, en fût on originaire. D'ailleurs, dans de nombreux cas, mieux vaut parfois paraître entièrement étranger pour bénéficier du prestige attaché à la vie parisienne sans en risquer les inconvénients. Le provincial devenu parisien et rendu soudainement à sa province est d'emblée soupçonné d'arrogance, au pire de mauvaises mœurs. On s'en méfie. Il est dès lors contraint de donner des gages de provincialisme en professant sa haine pour sa vie d'avant, perdant par le même mouvement tous les bénéfices qu'il aurait pu en tirer. C'est donc souvent une situation intenable. Il y a un purgatoire et le séjour peut y être plus ou moins long. La finesse d'Eugène était bien de feindre de ne rien vouloir pour lui-même. C'était certainement la meilleure manière de faire valoir qu'il savait être d'ici et de là-bas, de Paris et de Plassans tout à la fois.
19 juin Bien qu'il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n'en resta pas moins à Plassans jusqu'à la fin du mois, très assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s'asseyait dans le creux d'une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu'aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l'opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier, qui s'attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu'il avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l'aise au milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses lèvres perdissent leur moue d'homme grave. Sa façon recueillie d'écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies.

Eugène, certainement, avait lu le Cardinal de Retz affirmant que l'on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment. Le Cardinal aurait tout aussi bien pu ajouter : à moins que ce ne soit le bon moment. Eugène attendait ce moment avec une patience de chat qu'on ne lui aurait pas soupçonnée quelques années auparavant. Les salonards des Rougon étaient trop emplis d'eux-mêmes et de leurs chimères pour l'interroger et s'enquérir des raisons du changement de son apparence, et par là-même de sa personnalité. Nul ne savait à quelle école parisienne il avait acquis cette étoffe particulière et personne ne s'était donc enquis de savoir si ce n'était pas cette école-là, cercle ou loge, groupe ou parti, qui l'avait dépêché dans sa province natale pour en tâter le pouls. Il n'aurait pas pu trouver meilleur endroit dans toute la France que la salon jaune des Rougon pour ausculter sans relâche la vitalité et les humeurs de la réaction anti républicaine. Alors, et pour toutes ses raisons, Eugène demeurait silencieux, bienveillant mais circonspect. Lui n'avait fourni aucune chaussette à aucun roi et s'était bien juré, si jamais il devait fournir un prince, que ce fût d'aventure bien autre chose que des chaussettes. Cela seul importait.
20 juin On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu'un ancien marchand d'huile ou d'amandes ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s'il était le maître, il se réfugiait auprès d'Eugène et lui criait ses plans merveilleux à l'oreille. Eugène hochait doucement la tête, comme ravi des choses élevées qu'il entendait. Vuillet seul le regardait d'un air louche. Ce libraire, doublé d'un sacristain et d'un journaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que l'avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d'un clignement d'yeux, dès qu'il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléon qu'avec un mystérieux sourire.

Si Vuillet avait été plus éveillé, cherchant moins à entendre qu'à comprendre ce qui rapprochait Eugène et Sicardot, il aurait su, mieux que s'il avait été au cœur des secrets du pouvoir, ce qui se tramait depuis déjà longtemps. Mais il voulait entendre. C'était bien là sa faute. N'entendant rien, il ne comprenait pas. Face aux affaires du monde et de la société, il faut parfois pour mieux saisir dans son entier ce qui se passe et va se passer, n'en rien savoir vraiment mais tout deviner. De la même façon que l'on sait à la façon dont ils entrent ensemble ou non dans une pièce quelles relations entretiennent entre elles deux personnes, en laissant traîner son regard sur le monde, on le comprend mieux et plus soudainement qu'en analysant infiniment chacun de ses mouvements. La politique se perçoit ainsi autant qu'elle se pense.
21 juin Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra, sur le cours Sauvaire, son frère Aristide, qui l'accompagna quelques instants, avec l'insistance d'un homme en quête d'un conseil. Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épais de Plassans ; il devinait l'impuissance des légitimistes et des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard, il s'était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.

La brouille n'était que d'apparence sur ces affaires politiques. C'était l'argent qui séparait Aristide de son père, tout autant que son mode de vie. C'est ainsi que les familles donnent parfois à leurs brouilles des motifs plus nobles et plus élevés qu'ils ne le sont dans la réalité. Tel mettra sur le compte de la religion et même de la pratique du culte de ne plus voir ses parents quand la raison principale de cette défection et qu'il ne supporte plus le mari de sa sœur qui pérore chaque dimanche et étale ses succès en affaires. Les hommes ont besoin de garder pour eux-mêmes un peu d'estime et de considération et avouent rarement que leurs inclinations sont plus le fait du hasard et de la couleur du temps que de leur raison. Ils travestissent alors leurs pulsions en élévation morale.
22 juin « Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne l'aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes n'entendent rien à la politique. » Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l'heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements lui traçât une voie sûre, il garda l'attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour : grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l'entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu'il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu'il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d'attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d'affamé, il s'était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l'arrivée d'Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d'un œil, comme les chats à l'affût devant un trou de souris. Et voilà qu'Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu'il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ?
Cette pensée le terrifia, Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur les conservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.

Il n'y avait dans les positions qu'il développait à longueur de pages aucune analyse sérieuse. L'Indépendant se contentait de mauvais pamphlets et d'attaques a persona plus ou moins dissimulées. Un étranger, fût-il d'une sous-préfecture voisine, lisant le journal n'y aurait rien compris et s'en serait détourné bien vite. Mais, n'est-ce pas comme cela que tous les journaux fonctionnent, qui ne pensent pas que leurs lecteurs peuvent supporter de lire des analyses sérieuses ? Ce qui tue et qui tuera le journal est à coup sûr la nécessité dans laquelle se croient les journalistes de donner des exemples et des faits divers. Un exemple et un fait divers durent encore moins que les fleurs, car les fleurs, elles, ont une consistance de fleurs quand les faits divers n'ont dans la réalité aucune consistance. Ils ne sont que le retentissement que provoque quelque chose qui aurait pu nous arriver. Il n'ont donc d'intérêt que parce qu'ils sont arrivés à d'autres : parce qu'ils ne se sont pas passés et que pourtant cela s'est passé. Il y a ainsi une manière de faire de la politique qui reprend la technique du fait divers. Il suffit de dire que le gouvernement va prendre un décision, qu'il aurait pu la prendre, qu'il en avait l'intention, pour lui donner de la réalité et des conséquences dans l'âme de la population. Tous les gouvernements, depuis que les journaux existent, se sont vu affubler de décisions dont ils n'avaient pas l'idée et qui parfois même, ont causé leur chute. Force est de remarquer cependant que ce genre d'attaques n'est jamais aussi virulent que lorsque le gouvernement est républicain, ou, pour le moins, réformateur. Car les journaux, et ce, quelles que soient les opinions qu'ils professent ou qu'ils défendent, sont toujours du côté d'un ordre établi. S'appuyant sur un système de pensée et refusant de penser ou de se laisser surprendre par la pensée, c'est à dire par le travail de la pensée, ils ne font jamais que conforter l'opinion commune que l'on se fait des choses. Ainsi, pour comprendre le monde et tenter de le percevoir, ne faudrait-il jamais lire aucun journal. De même, l'écrivain sérieux ne devrait accepter d'y écrire qu'en sachant exactement ce qu'il fait. Il est possible de les utiliser comme porte voix quand il devient nécessaire de donner de la voix.
Aristide était républicain parce qu'il était pauvre. Ce n'était pas d'ailleurs une si mauvaise raison et il en faisait un système.
23 juin La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, il avait publié, dans l'Indépendant, un article terrible sur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet, qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises. Vuillet était la bête noire d'Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les deux journalistes échangeassent les plus grossières injures. En province, où l'on cultive encore la périphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beau langage : Aristide appelait son adversaire « frère Judas », ou encore « serviteur de saint Antoine », et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de « monstre gorgé de sang dont la guillotine était l'ignoble pourvoyeuse ».
Pour sonder son frère, Aristide, qui n'osait paraître inquiet ouvertement, se contenta de lui demander :
– « As-tu lu mon article d'hier ? Qu'en penses-tu ? »
Eugène eut un léger mouvement d'épaules.
– « Vous êtes un niais, mon frère, répondit-il simplement.
– Alors, s'écria le journaliste en pâlissant, tu donnes raison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.
– Moi !… Vuillet… »
Il allait certainement ajouter : « Vuillet est un niais comme toi. » Mais en apercevant la face grimaçante de son frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d'une subite défiance.
« Vuillet a du bon », dit-il avec tranquillité.
En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexe qu'auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet était bien le plus sale personnage qu'on pût imaginer. Il se promit d'être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres s'il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.

Tous ces personnages peu recommandables avaient en commun de considérer la République comme un régime instable, une sorte d'émulsion politique qui, après avoir mélangé un temps les classes et les intérêts et prôné des valeurs de partage et de justice, remettrait chaque ingrédient à sa place naturelle. Les huiles et les marchands d'huiles, aussi visqueux soient-ils, allaient retrouver les hauteurs quand le peuple accoutumé aux trahisons et aux promesses resterait au fond du récipient. L'exercice politique consistait donc à être parmi les plus rapides dans le mouvement ascensionnel. En cela, les tacticiens de province se rappelaient les bienfaits de Napoléon le Grand qui pour la première fois leur avait avait fait comprendre ce que pouvait signifier l'ordre et la remise en ordre. Pour autant, ils lui reprochaient ouvertement ou silencieusement d'avoir décimé les campagnes en prélevant tant de jeunes gens pour la guerre étrangère. Les campagnes incessantes avaient prélevé tant de jeunes hommes que l'on manquait encore de bras pour cultiver les terres ou pour faire fonctionner les ateliers.
Le pire de tout cela était que le départ des hommes avait donné aux femmes des idées d'émancipation qui ne valaient rien de bon. Appelées à la rescousse et prouvant par les actes qu'elles valaient au travail autant qu'un homme sinon davantage, elles ne voulaient pas faire les frais d'une remise à l'ordre qui serait à l'évidence pour elles une remise au pas. Cette révolution de 1848 avait fait naître des revendications jusqu'alors jamais vues ni entendues. L'une de ces amazones ne demandait-elle pas le droit au divorce ?
Eugène avait connaissance de ces quelque six-cent femmes du peuple parisien qui avaient été emprisonnées à la prison Saint-Lazare en juillet 1848 pour avoir participé à l'insurrection et aux barricades. La volonté de maintenir les femmes à l'écart de la vie publique était bien parmi les motifs premiers de la réaction.
24 juin Le matin même de son départ, une heure avant de monter en diligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essaya vainement d'écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s'ils eussent redouté qu'une seule de leurs paroles pût être entendue du dehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaient très animés.
Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dont la voix traînait d'habitude, dit avec une vivacité émue :
« Vous m'avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens. Ayez foi en moi.
– Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. Seulement n'oublie pas ce que je t'ai demandé comme prix de mes efforts.
– Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, je vous le jure. D'ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selon la direction que prendront les événements. Pas de panique ni d'enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.
– Qu'avez-vous donc comploté ? demanda curieusement Félicité.
– Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous avez trop douté de moi pour que je vous confie aujourd'hui mes espérances, qui ne reposent encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre. D'ailleurs, mon père vous instruira quand l'heure sera venue. » Et comme Félicité prenait l'attitude d'une femme piquée, il ajouta à son oreille, en l'embrassant de nouveau :
« Je tiens de toi, bien que tu m'aies renié. Trop d'intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera, c'est toi qui devras conduire l'affaire. » Il s'en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d'une voix supérieure :
« Surtout, défiez-vous d'Aristide, c'est un brouillon qui gâterait tout. Je l'ai assez étudié pour être certain qu'il retombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part. » Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu'on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l'interroger ouvertement ; il lui aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu'elle déploya, elle n'apprit absolument rien.

Il y a des familles dans lesquelles les rivalités entre enfants chagrinent les parents qui, dès lors, s'emploient à les atténuer, compensant les échecs des uns sans ternir les succès des autres. C'est une forme de famille qui appelle une forme de gouvernement, attentive à la justice sociale, juste avec les forts et doux avec les faibles. C'est un gouvernement essentiellement fondé sur la paix.
Rien de cela, bien sûr, chez les Rougon. Dans l'enfance, les querelles incessantes entre Eugène et Aristide avaient été réglées également à coups de taloches, sans chercher à savoir aucunement qui était à la source du trouble. Quand les garnements furent plus grands, ils tentèrent un temps de donner à chacun selon son mérite, avant de renoncer devant la complexité de l'affaire qui supposait d'abord de former un jugement. Ils remplacèrent donc rapidement ce qu'ils croyaient être une envie de justice par une indifférence doublée d'une rancune. Leurs enfants étaient un investissement qui devait rapporter le plus gros possible et leurs actes, en conséquence, n'étaient jugés qu'à cette aune-là.
À l'évidence, cette forme de famille appelle un gouvernement fondé sur la force et le profit, donnant au plus fort ce qu'il aura pris au plus faible et justifiant le tout par des arguties qui prennent le nom de compétition et de concurrence. Ces régimes peuvent se mettre du côté des religions, pour ce qu'elles représentent de complaisance pour l'ordre établi et surtout, l'acceptation de l'ordre établi. Les prophètes de tous les temps, cependant, n'ont cessé de les dénoncer. Huit siècles avant Jésus-Christ, le berger Amos s'époumonait déjà près de Jérusalem contre eux qui « ont vendu le juste pour de l'argent, et le pauvre pour une paire de souliers »
Les Rougon pariaient sur chacun de leurs enfants comme le spéculateur peut le faire sur des entreprises hasardeuses, et conformant ensuite chacun de ses actes, non en raison d'une soif de justice et de bien, mais en fonction du profit qu'il pourra en retirer. Les têtes de massacre du salon jaune n'étaient en somme que la réalisation de leurs envies de richesses et de gloire. Le pouvoir eût-il un goitre et un pied beau, fût-il cent fois condamné pour des exactions connues de tous, qu'ils pouvaient sans encombre se mettre de son côté pour peu qu'ils en tirassent avantage.
La Province et Paris ne comptaient alors plus le nombre des Rougon.
25 juin Eugène, à cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu'elle ne saurait rien, elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d'un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.
« Il est bien temps que cela finisse, dit-elle ; nous nous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennent ici. Et qui paiera la note ? Personne peut-être. » Son mari tomba dans le piège. Il eut un sourire de supériorité complaisante.
« Patience », dit-il.

La patience est souvent considérée comme une vertu. C'est bien sûr une facilité de pensée et parfois un stratagème politique. Quand bien même la patience fût-elle cette vertu vantée par tant de doctrines, il faudrait remarquer qu'elle est alors une vertu fortement inégalitaire. Pour le rentier, la patience peut parfois être douce. Il attend, calé dans son fauteuil, que les rentes lui soient versées. Elles pourraient venir parfois plus rapidement, se dit-il, et en plus grande abondance. Mais elle viennent. Et quand la chance et le travail d'autres que lui font que la rente est meilleure, il en attribue le mérite à sa patience, qui n'est cependant que de la cupidité mêlée de paresse passive. Pour le pauvre en revanche et pour le miséreux, la patience est d'une toute autre nature. Certains se voient proposer, pour gage de leur attente et de leur souffrance une promesse de biens dans l'au-delà. Piètre consolation s'il en est pour celui qui ne mange pas à sa faim, qui souffre du froid et qui voit dépérir ses enfants qu'il a dû envoyer à la mine. Est-ce encore de la patience, cette rage contenue, cette colère grandissante ? Trop de patience peut parfois être coupable.
26 juin Puis, il ajouta d'un air fin, en regardant sa femme dans les yeux.
« Serais-tu contente d'être la femme d'un receveur particulier ? » Le visage de Félicité s'empourpra d'une joie chaude. Elle se mit sur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches de petite vieille.
« Vrai ?... balbutia-t-elle. À Plassans ?... » Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Il jouissait de l'étonnement de sa compagne. Elle étranglait d'émotion.
« Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme. Je me suis laissé dire que notre voisin, M. Peirotte, avait dû déposer quatre-vingt mille francs au trésor.
– Eh ! dit l'ancien marchand d'huile, ça ne me regarde pas. Eugène se charge de tout, Il me fera avancer le cautionnement par un banquier de Paris… Tu comprends, j'ai choisi une place qui rapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disait qu'il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu'on choisissait d'habitude des gens influents. J'ai tenu bon, et il a cédé. Pour être receveur, on n'a pas besoin de savoir le latin ni le grec ; j'aurai, comme M. Peirotte, un fondé de pouvoir qui fera toute la besogne. » Félicité l'écoutait avec ravissement.

C'est une pratique courante de France que de se partager à l'avance, et au seul motif de la cupidité ou de la soif de pouvoir, et parfois des deux, les postes et les honneurs, les charges et les prébendes. Le 4 août 1789 et les années suivantes, la révolution abolit les privilèges. Napoléon Bonaparte, fin connaisseur de l'esprit de village qui sait, dans un hameau, reproduire sans faillir l'esprit de cour, et s'inventer des princes et s'inventer des rois rétablit dans les provinces des fonctions que le pouvoir central pouvait distribuer de façon discrétionnaire. Les préfets et les sous préfets en étaient la démonstration évidente. Il les affubla d'un uniforme chamarré. Il fallait qu'on les vît. Il les dota de pouvoirs étendus et partant de la superbe nécessaire pour dominer les notables provinciaux soumis à cette élégance clinquante et au faste de leur demeure. Napoléon réinventa la fonction de seigneur. La contrepartie était de les changer souvent pour éviter qu'ils ne se constituassent de nouvelles baronnies. Les receveurs particuliers, quant à eux, n'avaient pas d'uniforme, endossant celui, passe muraille, des percepteurs. Rougon avait raison. Aucune compétence n'était requise sinon celle de ne pas voler tout en sachant profiter.
27 juin « J'ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notre cher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, on clabaudera. Mais baste ! dans les moments de crise, tout arrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J'ai refusé, je veux rester à Plassans.
– Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme. C'est ici que nous avons souffert, c'est ici que nous devons triompher. Ah ! je les écraserai, toutes ces belles promeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes de laine !… Je n'avais pas songé à la place de receveur ; je croyais que tu voulais devenir maire.
– Maire, allons donc !… La place est gratuite !… Eugène aussi m'a parlé de la mairie. Je lui ai répondu :
« J'accepte, si tu me constitues une rente de quinze mille francs. »

C'est qu'il faut un peu d'argent pour être maire de Plassans, car, on ne saurait imaginer un édile qui ne fasse point société. La maison du maire, et les soirées du maire doivent prendre un relief particulier, tout en se gardant d'une trop grande ostentation. C'est ainsi qu'en France, les élus issus des classes les plus populaires ne peuvent rester pauvres très longtemps et qu'il leur faut obtenir de l'État des subsides qui leur permettent de tenir leur rang. Ils entretiennent alors chez le peuple l'idée que réussir en politique, qui ne devrait être que se donner à la République et rendre service, est une forme comme une autre, mais souvent plus rapide quoique toujours risquée, de grimper dans les couches de la société. Ils entretiennent par là-même la méfiance du peuples envers eux suscitant ainsi les changements de régime qu'ils redoutent pour autant.
28 juin Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme des fusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvait une sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une pose dévote, et, se recueillant :
« Voyons, calculons, dit-elle. Combien gagneras-tu ?
– Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois, de trois mille francs.
– Trois mille, compta Félicité.
– Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, à Plassans, peut produire une somme de douze mille francs.
– Ça fait quinze mille.
– Oui, quinze mille francs environ. C'est ce que gagne Peirotte. Ce n'est pas tout. Peirotte fait de la banque pour son compte personnel. C'est permis. Peut-être me risquerai-je dès que je sentirai la chance venue.
– Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs de rente! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.
– Il faudra rembourser les avances, fit remarquer Pierre.
– N'importe, reprit Félicité, nous serons plus riches que beaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autres doivent partager le gâteau avec toi ?
– Non, non, tout sera pour nous. »
Et, comme elle insistait, Pierre crut qu'elle voulait lui arracher son secret. Il fronça les sourcils.
« Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Ça nous portera malheur de faire des calculs à l'avance. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète. »


Rougon savait qu'il ne risquait pas que sa femme le trahît. Il savait aussi qu'il pouvait compter sur sa discrétion. Il est courant de présenter les femmes comme des bavardes, et les commères son peintes toujours en pleine conversation. Parmi les femmes, celles du Sud sont encore davantage considérées comme incapables de se taire et soupçonnées de pouvoir faire se battre les montagnes avec leurs seuls bavardages. Dans la réalité, les femmes seules sont capables de garder un secret, quand les hommes, bravaches, ne répugnent que rarement, même au prix d'une petite trahison, à raconter ce qu'ils savent, et la plupart du temps, seulement pour le plaisir de montrer à leur interlocuteur qu'ils le savent. Cela fait partie des petites guerres et des petits procès que les hommes depuis longtemps font aux femmes. Les secrets qu'elles sont supposées ne pas savoir garder sont ceux que les hommes ne sauront jamais pénétrer. Ils leur reprocheront encore longtemps de garder pour elles, de la naissance à la mort, le secret de la vie, celui de la naissance et enfin, celui de la lignée véritable. La mère est toujours certaine, quand le père est l'incertitude-même. C'est peut-être ce qui rend les hommes agressifs et les pousse régulièrement à la guerre extérieure ou à la guerre civile.
Félicité promit d'être discrète. Elle laissa un peu la lampe allumée, espérant que Rougon consentirait à prolonger encore la conversation et qu'il lâcherait quelque information sur le chemin qu'Eugène et lui comptaient prendre pour faire de l'ancien marchand d'huile le receveur particulier de Plassans. Mais Rougon, telle une masse qu'il était, s'endormit aussitôt, embarrassant la chambre à coucher encombrée de ronflements sonores et rythmés.
29 juin La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle, dans l'ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités, c'était la belle position que son mari occuperait alors. Ce serait lui qui paierait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces bourgeois qui venaient aujourd'hui chez elle comme on va dans un café, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s'était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu'elle caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se présenteraient le chapeau bas chez M. le receveur Rougon, elle les écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l'autre côté de la rue, sur les fenêtres de M. Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

La rancœur est un feu qui couve, ou encore l'une de ces maladies qui sommeille des années mais qui mène dans le corps un lent travail de sape qui fera qu'une fois découverte aucun médecin ne pourra plus la déloger du corps qu'elle aura envahi. Et c'était bien la rancœur qui animait entièrement Félicité, encore davantage que son lourdaud de mari. Il n'y avait pas une seule des moues de ses invités lorsqu'ils s'asseyaient dans le salon jaune qui lui échappait. Il n'y avait pas une seule intonation un tant soit peu condescendante qu'elle n'ait entendue et comprise, analysée, et rangée soigneusement dans un coin de sa mémoire. Il n'y avait donc pas un seul de ces rentiers infatués qui ne fût son ennemi juré, mais secret. C'est aussi qu'il y avait une très grande différence entre Félicité et les rentiers conspirateurs et royalistes du salon jaune. Eux étaient conservateurs. Elle ne pouvait se permettre de l'être. Que l'ordre ancien de la monarchie légitimiste survienne de nouveau et elle demeurerait ce qu'elle avait toujours été : la femme et la fille d'anciens marchands d'huile qui avaient échoué à faire prospérer leurs affaires. Il lui fallait donc un grand chambardement, mais un chambardement qui ne s'embarrassât pas de ces fadaises que l'on nomme habituellement liberté, égalité et fraternité et qui conduisent à devoir partager un bien qu'elle voulait seulement accroître et garder pour elle.
30 juin Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plus âpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe de mystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plus que ne l'avaient jamais fait les menées légitimistes de M. de Carnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondés sur la réussite du marquis, du moment que, par d'autres moyens, son mari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut, d'ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.


Elle ne s'accusait même pas dans le secret de sa chambre à coucher d'avoir changé d'avis, et elle avait raison car, en quelque sorte, elle n'en avait pas changé. Elle avait changé de chemin comme le voyageur, avisé par un passant qu'il existe un raccourci, bifurque soudainement afin d'arriver plus rapidement à destination. Et puis, le nouveau chemin proposé ne sortait pas de la famille. Si l'affaire réussissait,Rougon ne devrait sa fortune qu'à son fils Eugène. Même si elle pensait que le marquis de Carnavant pouvait avoir avec elle des liens de parentés, ceux-ci demeuraient putatifs.
1er juillet Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer ; elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait de comprendre. S'il allait faire fausse route ? Si Eugène l'entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d'où ils sortiraient plus affamés et plus pauvres ? Cependant la foi lui venait. Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu'elle finissait par croire en lui. Là encore agissait la puissance de l'inconnu. Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que son fils aîné fréquentait à Paris ; elle-même ignorait ce qu'il pouvait y faire, tandis qu'il lui était impossible de fermer les yeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans son propre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journaliste démocrate avec la dernière sévérité. Granoux l'appelait brigand entre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine, répétait à Félicité :
« Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquait notre ami Vuillet avec un cynisme révoltant. » Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait de calotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvre mère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elle avait envie d'éclater, de crier à Roudier que son cher enfant, malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autres ensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre la position si laborieusement acquise. En voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. À deux reprises, elle l'entretint secrètement, le conjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salon jaune. Aristide lui répondit qu'elle n'entendait rien à ces choses-là, et que c'était elle qui avait commis une grande faute en mettant son mari au service du marquis. Elle dut l'abandonner, se promettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager la proie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.

Il est vrai que les écrits d'Aristide dans son brûlot étaient volontiers outranciers. Éditorialiste et journaliste tout à la fois, il maniait à l'envi l'invective, la dénonciation et la mise au pilori. Son travail était assez sérieux et il vérifiait ses sources. Il faut dire que les investigations à Plassans n'étaient pas choses difficiles tant la ville était petite et les informations circulaient rapidement et sûrement. Plus Aristide écrivait vrai, plus le salon jaune invectivait. On se demandait parfois ce que les habitués du salon Rougon auraient eu à se dire sans les saillies répétées du second fils de leur hôte. Les monarchistes, qu'ils fussent orléanistes ou pour Henri V fréquentaient ainsi un lieu qui, pour ne pas leur être hostile, demeurait cependant vaguement dangereux. L'un des fils de la famille ourdissait à Paris des complots encore indéfinis quand l'autre haranguait la populace contre eux. Il y avait certainement dans leur assiduité jamais démentie une part de calcul. La République ne pouvait faire de coup d'État puisqu'elle était en place. Si un autre camp réactionnaire que le leur devait la renverser, l'endroit pour eux le plus sûr serait ce salon. Il y aurait toujours en son sein un partisan de la faction qui prendrait le pouvoir.
Félicité protégeait Aristide d'abord parce qu'elle était sa mère et qu'elle avait pour son fils des tendresses de mère, mais aussi parce qu'il constituait en cas d'échec des complots parisiens d'Eugène une forme de talisman. Nul doute qu'Aristide les protègerait quand le peuple en colère pénètrerait dans le salon jaune pour y extirper Les Vuillet, Granoux et autre Roudier. C'est aussi pourquoi Sicardot ne cherchait pas davantage querelle à son gendre. Les convictions politiques de tout ce petit monde n'étaient pas assez fortes pour renoncer aux clauses de prudence, à ce « on ne sait jamais » qui font que l'on brame en place publique tout en protégeant ses arrières. Il y a partout de ces engeances qui, quoi qu'il en soit, s'en sortent toujours.
2 juillet Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivre en pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions du fameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y faire la même propagande en faveur d'une monarchie, et le maître du logis les approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé. Eugène avait quitté Plassans le 10 mai. Quelques jours plus tard, le salon jaune était dans l'enthousiasme. On y commentait la lettre du président de la République au général Oudinot, dans laquelle le siège de Rome était décidé. Cette lettre fut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitude du parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient la question romaine ; il était réservé à un Bonaparte d'aller étouffer une République naissante par une intervention dont la France libre ne se fut jamais rendue coupable. Le marquis déclara qu'on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité. Vuillet écrivit un article superbe. L'enthousiasme n'eut plus de bornes lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra un soir chez les Rougon, en annonçant à la société que l'armée française se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout le monde s'exclamait, il alla serrer la main à Pierre d'une façon significative. Puis, dès qu'il se fut assis, il entama l'éloge du président de la République qui, disait-il, pouvait seul sauver la France de l'anarchie.
« Qu'il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis, et qu'il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre les mains de ses maîtres légitimes ! » Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand il eut ainsi fait preuve d'ardent royalisme, il osa dire que le prince Louis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce fut alors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrases qui célébraient les excellentes intentions du président et qu'on eût dites préparées et apprises à l'avance. Pour la première fois, le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune. D'ailleurs, depuis l'élection du 10 décembre, le prince y était traité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois à Cavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui. Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme un ami ; encore se défiait-on de ce complice, que l'on commençait à accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoir tirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome, on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Cette affaire de Rome était paradoxale. Elle devait signer la victoire des réactionnaires monarchistes et catholiques elle était le commencement d'une autre récit politique. Il s'agissait alors de rétablir sur le siège pontifical un pape ambigu. N'était-ce pas ce pape qui, dès 1847, avait établi pour la première fois un conseil consultatif qui servait de médiateur entre le peuple de Rome et le Vatican ? Il serait exagéré de croire que ce pape pût jamais être républicain, et cela même si, en 1848, Victor Hugo lui avait rendu hommage : « Cet homme qui tient dans ses mains les clés de la pensée de tant d'hommes, il pouvait fermer les intelligences ; il les a ouvertes. Il a posé l'idée d'émancipation et de liberté sur le plus haut sommet où l'homme puisse poser une lumière. » Il est vrai que Pie IX avait institué, peu de temps après son élection, la liberté de la presse. Mais le pape ne persista pas dans sa volonté libérale. Ce fut la fuite de Rome, rejouant ce que Louis XVI avait connu, sans connaître cependant l'arrestation de Varennes, allant rejoindre Gaète et les mannes de la nourrice d'Énée. Dès lors, Pie IX renonça à être un pape réformateur pour devenir le fondateur de ce que l'Église  a connu de plus conservateur depuis la grande Inquisition. C'est avec lui que naissent les dogmes de l'Immaculée conception et celui de « l'infaillibilité pontificale » qui s'intercaleront longtemps entre l'Église et la compréhension simple, vivante et lumineuse que le peuple sait faire du message évangélique.
Oudinot sauvera le pape à défaut de sauver Rome mais Oudinot était le jouet d'un destin qui le dépassait et le prince Louis Napoléon n'attendait certainement rien de sa victoire ou de sa défaite. Il fallait envoyer la troupe pour sauver le pape comme si la chrétienté en dépendait. Le geste politique était là et il aurait presque suffi de le dire sans le faire. C'était aussi montrer à l'Europe entière que le neveu ne suivrait pas l'oncle qui avait par la force inséminé les vieux royaumes du ferment révolutionnaire, pillant au passage les trésors des vaincus. Le nouveau bonapartisme était désormais entièrement tourné vers l'ordre, son maintien et son rétablissement dans la paix des peuples. Oudinot après sa victoire fut plus magnanime envers les Républicains italiens que ne le fut le successeur de Saint-Pierre. On ne voulait pas à Paris d'un bain de sang à Rome, qui aurait terni la victoire pacificatrice des troupes françaises tout en agaçant le peuple parisien. Même si cela désespérait ceux qui, loin, étaient prompts à prêcher le massacre.
3 juillet Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que le président fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Le marquis, appuyé contre la cheminée, regardait d'un air méditatif une rosace déteinte du tapis. Lorsqu'il leva enfin la tête, Pierre, qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l'effet de ses paroles, se tut subitement. M. de Carnavant se contenta de sourire en regardant Félicité d'un air fin. Ce jeu rapide échappa aux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d'une voix aigre :
« J'aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu'à Paris. Nos affaires marcheraient plus vite. » L'ancien marchand d'huile pâlit légèrement, craignant de s'être trop avancé.
« Je ne tiens pas à "mon" Bonaparte, dit-il avec assez de fermeté ; vous savez où je l'enverrais, si j'étais le maître. Je prétends simplement que l'expédition de Rome est une bonne chose. » Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux. Elle n'en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu'elle la prit pour base d'un secret travail d'intuition. Le sourire du marquis, dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup à penser. À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l'occasion se présentait, glissait un mot en faveur du président de la République. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôle d'un compère complaisant. D'ailleurs, l'opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l'année suivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement rétrograde qui s'accomplissait à Paris.

La province vit dans un temps qui n'est pas celui de Paris et cela se voit en particulier pour les mœurs, le parler et parfois même, bien que cela tende à s'estomper, pour l'habillement. Mais il y a une matière pour laquelle Paris et la province vivent de façon simultanée, ou presque simultanée, c'est la politique. Il est curieux de constater que le pays vit de ce même pouls battant comme s'il pouvait s'affranchir des délais de communication des dépêches et des gazettes. C'est que l'information circule par beaucoup d'autres voies que celui des journaux et des lettres. Tous les hommes qui concourent à l'approvisionnement de la capitale et qui forment sur l'ensemble du territoire, et parfois bien au-delà, des chaînes continues, s'échangent récits et commentaires d'un bout à l'autre de la France. Bien sûr, les nouvelles, à force d'être transmises et enrichies par l'imagination des hommes, sont déformées et, lorsqu'elles sont publiques, les journaux viennent rectifier les embellissements par trop voyants. Mais ce qui circule le mieux, ce n'est pas ce que l'on peut lire dans les journaux mais bien un certain sentiment que les choses vont bien ou qu'elles vont mal. Si les choses vont bien, la famille régnante s'agrandit et l'on montre à la foule, quelques mois après, un nourrisson appelé aux plus hautes fonctions. Quand elles vont mal, la rumeur d'une maladie grave du magistrat suprême enfle soudainement et le pays tout entier a la goutte. Si bien que les journaux ont compris cela qui, quand ils sont proches du gouvernement et que les choses vont mal, s'emploient à imaginer et à divulguer la naissance prochaine d'un prince.
4 juillet L'ensemble de mesures antilibérales qu'on nomma l'expédition de Rome à l'intérieur, assura définitivement à Plassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeois enthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de se rallier aux conservateurs. L'heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l'on scia l'arbre de la liberté planté sur la place de la Sous-préfecture. Cet arbre, un jeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s'était desséché peu à peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaient chaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoir comprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelier prétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon et venir verser un seau d'eau empoisonnée au pied de l'arbre.
Il fut dés lors acquis à l'histoire que Félicité en personne se levait chaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L'arbre mort, la municipalité déclara que la dignité de la République commandait de l'enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la population ouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiers conservateurs de la ville neuve eurent vent de la petite fête ; ils descendirent tous sur la place de la sous-préfecture pour voir comment tomberait un arbre de la liberté. La société du salon jaune s'était mise aux fenêtres. Quand le peuplier craqua sourdement et s'abattit dans l'ombre avec la raideur tragique d'un héros frappé à mort, Félicité crut devoir agiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dans la foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitant également leurs mouchoirs.
Un groupe vint même sous la fenêtre, criant :
« Nous l'enterrerons, nous l'enterrerons ! » Ils parlaient sans doute de la République. L'émotion faillit donner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pour le salon jaune.

Cette scène faisait écho, pourtant, et quelles que fussent les opinions des protagonistes, à celle que Plassans avait connue quand l'arbre avait été planté, comme symbole de liberté mais aussi comme le symbole qui allait accompagner la croissance et la vitalité des nouvelles institutions. Même les plus réfractaires et les plus réactionnaires des habitants portaient le deuil de cet espoir et de cette ardeur révolutionnaires, qui par la verdeur des règles nouvelles redonnait de la vigueur au corps social tout entier. Ce jeune arbre abattu avant d'avoir grandi sonnait le glas de tout cela et semblait annoncer pour les temps à venir de grandes catastrophes où seraient abattus de jeunes pousses humaines au pied desquelles on aurait déversé de la haine.
On aurait pu replanter et on ne le fit pas. Pourtant la République prévoyante avait tout prévu qui par le décret du 3 pluviôse an II avait disposé que « dans toutes les communes de la République où l'arbre de la liberté aurait péri, il en serait planté un autre d'ici le 1er germinal. » Un siècle auparavant, accusée d'arroser les racines de l'arbre avec du vitriol, Félicité aurait risqué et certainement connu la guillotine. Mais ces lois n'étaient plus en vigueur et, dès l'année d'avant, en 1850, le préfet de police de Paris, Carlier, avait ordonné d'abattre presque tous les arbres de la liberté de la capitale, provoquant dans les faubourgs agitation et début d'émeute. Cela émut même les légitimistes les plus convaincus et un de leurs journaux trouva la parade : « les arbres de la liberté gênaient très peu les passants, et nous ne voyons pas en quoi les hommes d’ordre pouvaient se trouver contrariés par ces symboles. Un arbre offre une belle image de la liberté sans violence, et ne saurait menacer en rien les idées d’inégalités sociales, puisque dans les développements d’une plante tous les rameaux sont inégaux précisément parce qu'ils sont libres ». La grande mystification du peuple était à l'œuvre.
5 juillet Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire en regardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l'Empire. Plus tard, quand l'Assemblée législative s'usa en vaines querelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmes acceptèrent tacitement la pensée d'un coup d'État, il se dit que décidément la partie était perdue. D'ailleurs, lui seul vit clair. Vuillet sentit bien que la cause d'Henri V, défendue par son journal, devenait détestable ; mais peu lui importait ; il lui suffisait d'être la créature obéissante du clergé ; toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapelets et d'images saintes.
Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaient dans un aveuglement effaré ; il n'était pas certain qu'ils eussent une opinion ; ils voulaient manger et dormir en paix, là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, après avoir dit adieu à ses espérances, n'en vint pas moins régulièrement chez les Rougon. Il s'y amusait. Le heurt des ambitions, l'étalage des sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soir un spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de se renfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte de Valqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu'il garda pour lui la conviction que l'heure des Bourbons n'était pas venue. Il feignit l'aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de la légitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de la noblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelle tactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sa complice.

S'il avait été encore plus fin, il aurait su que de tactique, ni Pierre ni Félicité n'en avaient et qu'ils n'étaient en rien différents de Roudier et Granoux si ce n'était que ces derniers avaient de la fortune quand le couple Rougon aspirait à en avoir. Ils suivaient les ordres d'Eugène. De fait, le seul investissement rentable des anciens marchands d'huile avait été, quoi qu'ils en eussent pensé, l'éducation qu'ils avaient donné à leurs fils. S'ils n'avaient pas fait naître dans leurs jeunes âmes ce sentiment de déclassement en ouvrant leurs yeux sur le monde, ils n'auraient eu aucun espoir de sortir de leur condition de rentiers miséreux.
Cette forme de calcul devrait inspirer les gouvernements et les États. Si les gouvernants veulent vivre une retraite paisible, plutôt que de se lancer dans de savantes combinaisons économiques et militaires qui ont toutes les chances de s'échouer pitoyablement, ils n'ont qu'à investir, et investir beaucoup, dans l'éducation de la jeunesse du pays. Seul cet investissement sera de nature à leur garantir de vieux jours tranquilles. Toute l'histoire tend à montrer que ce théorème-là ne se dément pas. l'Église n'a vraiment jamais fait autre chose que d'investir dans des écoles et dans des séminaires. C'est même là l'essentiel de son activité et cela, malgré les vicissitudes qui, temporelles, demeurent de courte durée, lui a plutôt réussi. Elle-même a été à la leçon du peuple juif qui se rassemble dans l'enseignement des Saintes écritures. Et après une conquête militaire éclair, c'est par l'enseignement du Coran que l'Islam s'est installé. L'école de la République est la seule institution qui peut sauver la République.
6 juillet Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femme seule dans le salon.
« Eh bien ! petite, lui demanda-t-il avec sa familiarité souriante, vos affaires marchent ?… Pourquoi, diantre ! fais-tu la cachottière avec moi ?
– Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicité intriguée.
– Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de mon espèce ! Eh ! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suis tout prêt à vous aider secrètement… Allons, sois franche. » Félicité eut un éclair d'intelligence. Elle n'avait rien à dire, elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.
« Tu souris ? reprit M. de Carnavant. C'est le commencement d'un aveu. Je me doutais bien que tu devais être derrière ton mari ! Pierre est trop lourd pour inventer la jolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout mon cœur que les Bonaparte vous donnent ce que j'aurais demandé pour toi aux Bourbons. » Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femme avait depuis quelque temps.
« Le prince Louis a toutes les chances, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle vivement.
– Me trahiras-tu si je te dis que je le crois ? répondit en riant le marquis. J'en ai fait mon deuil, petite. Je suis un vieux bonhomme fini et enterré. C'est pour toi, d'ailleurs, que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bon chemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite… Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi si tu es embarrassée. » Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhomme encanaillé :
« Baste ! je puis bien trahir un peu, moi aussi. »


Il est toujours curieux de constater combien, lorsqu'il s'agit de trahir, les hommes cherchent toujours à partager le plus largement possible leur trahison. C'est certainement même ce que les hommes partagent le plus facilement et l'on peine à imaginer ce que serait le monde s'ils mettaient autant d'ardeur à vouloir partager leurs richesses, leurs biens et leur amour autant qu'ils se précipitent tous ensemble pour brûler soudainement ce qu'ils adoraient la veille. Le marquis de Carnavant, pour être aristocrate, n'en était pas moins un homme qui, de surcroit vieillissant, ne voulait pas rester seul avec une trahison, sans doute la dernière, qui s'annonçait inéluctable. Il se réfugiait derrière son âge pour se justifier à ses propres yeux. Cela pouvait sembler paradoxal quand, justement, il n'avait plus rien à perdre, ni même à gagner, même pas la satisfaction d'avoir raison puisque son cœur, toujours, lui intimerait jusqu'au dernier souffle, qu'il avait tort et qu'il avait trahi. À sa décharge, il avait vécu plus de soubresauts politiques et militaires que tous les hommes de sa lignée, fort ancienne, avait connus les siècles passés. Ces vieux aristocrates qui avaient coutume de s'identifier à la France et que l'on avait coutume aussi de considérer comme tel, ne savaient plus très bien ce qu'était la France, ne sachant plus très bien ce qu'ils représentaient. Ils savaient en eux-mêmes que le retour des Bourbons n'aurait rien soigné de cette plaie ouverte car il se serait agi d'un retour et ils savaient que le passé ne revient pas. La chaîne était rompue et aucun tour de l'histoire ne saurait la réparer. Il leur fallait de l'ordre, réconcilier entre eux les propriétaires et les marchands. L'Empire était un pis aller auquel ils pouvaient consentir.
7 juillet À ce moment arriva le clan des anciens marchands d'huile et d'amandes.
« Ah ! les chers réactionnaires ! reprit à voix basse M. de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art en politique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sont aveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu. » Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation, voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers jours de l'année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. Il s'enfermait dans la chambre à coucher pour lire ces lettres, qu'il cachait ensuite au fond d'un vieux secrétaire, dont il gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet. Lorsque sa femme l'interrogeait, il se contentait de répondre : « Eugène m'écrit qu'il se porte bien. » Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur les lettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormait encore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer à la clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de la commode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari fut sorti, elle s'enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettres avec une curiosité fébrile.

Lire le journal d'un proche ou une correspondance secrète qui s'étend sur plusieurs années est un exercice difficile pour celui qui s'y livre et ce, quelles que soient les révélations qu'il puisse y lire et leur importance. C'est qu'il s'agit d'abord de faire coïncider deux temps différents qui se chevauchent et qui se croisent sans cesse. Et cela peut provoquer un grand trouble et susciter de sérieux doutes sur la capacité de jugement du lecteur, au point parfois de le laisser hagard, hébété. C'est bien sûr en matière amoureuse que l'exercice est le plus violent, surtout quand il s'agit de découvrir un adultère soupçonné ou non. Ainsi, la découverte par des lettres de ce qu'il est convenu d'appeler une double vie peut plonger celui qui doit se rendre à l'évidence dans la  stupéfaction. C'est bien le réel qui se dérobe. Ce père de famille assidu auprès de son épouse et de ses enfants et qui décrit par le menu à une jouvencelle les cabrioles auxquelles il entend bien se livrer prochainement avec elle, qui est-il ? Cette épouse aimante et douce qui décrit par le menu  à sa mère les défauts de son mari, jour après jour et regrettant de l'avoir épousé, qui est-elle ? Les lettres d'Eugène confirmait quant à elles  les intuitions de Félicité.
8 juillet M. de Carnavant ne s'était pas trompé, et ses propres soupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres, dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste qui devait aboutir à l'Empire. C'était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu'ils s'étaient présentés, et tirant de chacun d'eux des espérances et des conseils. Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme de l'homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848 un agent secret très actif. Bien qu'il ne s'expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il était évident qu'il travaillait à l'Empire, sous les ordres de personnages qu'il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement prochain. Elles se terminaient généralement par l'exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s'expliqua alors certaines paroles et certains actes de son mari dont l'utilité lui avait échappé ; Pierre obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.
Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue. Toute la pensée d'Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune politique dans la bagarre et, du coup, payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l'heure de la curée.
Pour peu que son père l'aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de le faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, une façon d'éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ; le Dieu rangerait les élus à sa droite et les damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

C'était ainsi qu'à Plassans les Bonapartistes préparaient le bonapartisme et y encourageaient. Ils avaient, par Eugène, choisi comme base arrière le salon jaune des réactionnaires de tout poil qui, comme le salon lui-même, étaient un peu miteux. Dans d'autres circonstances, et surtout dans une ville moins bourgeoise, ils auraient tout aussi bien pu choisir comme lieu de prédilection un foyer républicain adepte de Saint Simon. Pour autant, l'ambition des bonapartistes n'était pas de se situer au juste milieu entre les monarchistes et les républicains les plus convaincus, ni même de se placer, comme les monarchistes, au dessus de ces différents partis, mais bien de réussir dans un creuset tout à la fois autoritaire et libéral la fusion de toutes les composantes politiques de la société. Il faut reconnaître à Louis Napoléon Bonaparte d'avoir exprimé son projet pour la France, et ce, dès 1844 dans un petit ouvrage d'une trentaine de pages intitulé Extinction du paupérisme et dont, en 1848, les Républicains firent toute la publicité. Le prisonnier du fort de Ham y développe l'idée simple et séduisante selon laquelle l'argent soigne tout : la pauvreté en premier lieu, ce qui est bien la moindre des choses, mais aussi le vice, l'ignorance, la paresse, la saleté et toutes les maladies qui s'en suivent. On trouve dans l'opuscule des aphorismes qui feront certainement florès longtemps et même pour les siècles à venir. C'est ainsi que la nation est décrite comme étant composée de producteurs qui ne peuvent pas vendre et de consommateurs qui ne peuvent pas acheter et cela suffit à faire une théorie économique ; que la France est le pays le plus imposé d'Europe ; qu'il faut faire de la France un pays de propriétaires ; qu'il faut créer une classe intermédiaire entre les possédants et les ouvriers. Les solutions que le futur empereur expose à la suite de son diagnostic pour atteindre ses objectifs de richesse partagée sont plus flous, pour ce en quoi ils allient la création de colonies régulées par une discipline de fer et le retour, par force, à la terre, pour leur édification physique et morale, des hommes qui sont sans emploi dans les villes et qui, en conséquence, s'avilissent dans l'alcool et l'oisiveté. Mais Plassans n'avait chaut d'Extinction du paupérisme et, il y avait longtemps, en 1851, que l'on ne trouvait plus ce petit manifeste.
9 juillet Lorsqu'elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef du secrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d'user du même moyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait.
Elle résolut également de faire l'ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d'autant plus son mari qu'elle parut le faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c'était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur le terrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif. Elle souffrait de la méfiance d'Eugène. Elle voulait pouvoir lui dire, après la réussite : « Je savais tout, et, loin de rien gâter, j'ai assuré le triomphe. » Jamais complice ne fit moins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu'elle avait pris pour confident, en était émerveillé.

Félicité croyait faire les princes et rencontrer ainsi son destin. Elle n'avait pas entièrement tort. Pierre Rougon faisait avec elle le malin, ce qui n'était ni son fort ni dans sa nature. Il croyait être dans l'ombre quand il était dans la lumière crue du complot politique. Elle jouait les pauvres femmes qui ne comprennent rien à ces choses-là et qui se content de vaquer à leurs tâches domestiques quand elle était, de tout le salon jaune, la stratège la plus fine. Si Félicité avait vécu à Paris plutôt que de vivre à Plassans, nul doute qu'elle aurait trouvé à employer son intelligence tactique plus sûrement qu'en regardant avec envie les fenêtres de Peirotte et de la sous-préfecture. Elle aurait aussi trouvé d'autres femmes entrées en politique comme on entre au couvent. À Plassans, elle était seule.
10 juillet Ce qui l'inquiétait toujours, c'était le sort de son cher Aristide. Depuis qu'elle partageait la foi de son fils aîné, les articles rageurs de l'Indépendant l'épouvantaient davantage encore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes ; mais elle ne savait comment le faire d'une façon prudente. Elle se rappelait avec quelle insistance Eugène leur avait dit de se défier d'Aristide. Elle soumit le cas à M, de Carnavant, qui fut absolument du même avis.
« Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir être égoïste. Si vous convertissiez votre fils et que l'Indépendant se mît à défendre le bonapartisme, ce serait porter un rude coup au parti. L'Indépendant est jugé ; son titre seul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans. Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Il me paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle de martyr. » Dans sa rage d'indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu'elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu'à vouloir endoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l'égoïsme du savant enfoncé dans ses recherches, s'occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant qu'il faisait une expérience, sans qu'il daignât tourner la tête. Cependant, il avait fini par céder aux instances de sa mère, qui l'accusait plus que jamais de vivre en loup-garou.
« Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras la connaissance de MM. Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui te paieront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne t'enrichiront pas. »

Elle aurait dû savoir que l'appât du gain n'était pas ce qui pouvait conduire Pascal jusqu'au salon de ses parents. C'est ainsi que les personnes conduites par l'avidité et quel qu'en soit l'objet empruntent à l'égard d'autrui de mauvaises stratégies. Ce qui est vrai pour une personne engagée dans une entreprise de conviction envers une autre personne n'est aussi pour les gouvernements envers les peuples. Les dirigeants qui se sont hissés au pouvoir à coup de mensonges, ou de promesses qu'ils n'avaient pas l'intention de tenir, prêtent au peuple des désirs et des intentions qui ne sont pas ceux du peuple mais les leurs. Ils voient le monde au travers de la lunette de leur propre avidité de pouvoir ou d'argent et parfois des deux. C'est ainsi qu'au nom d'un intérêt supposé supérieur, ils font la guerre quand le peuple veut la paix, qu'ils renoncent à la plus élémentaire des charités envers les plus pauvres au nom d'un ordre moral qu'on aurait bien de la peine à définir et finissent par devenir si impopulaires qu'ils n'ont d'autre choix que de partir avant d'essayer de revenir par un autre moyen. Pascal n'était pas de ces gens-là. Il croyait aux faits et, par conséquent, à l'observation des faits. Il était persuadé que ce que l'on ne comprenait pas devait, à force d'observation, devenir compréhensible et explicable. Il croyait aussi que le corps physique du malade et celui de la personne en bonne santé ne différaient pas fondamentalement et qu'un malade était une personne en bonne santé qui s'ignorait quand, à l'inverse, un bien portant était un futur malade. Mais par dessus tout, il considérait la société humaine comme un gigantesque corps dont chaque individu pouvait selon les cas et les circonstances provoquer le bien être ou la maladie.
11 juillet L'idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s'y ennuya moins qu'il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d'imbécillité auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d'huile et d'amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes lui parurent des animaux curieux qu'il n'avait pas eu jusque-là l'occasion d'étudier. Il regarda avec l'intérêt d'un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d'un chat ou de l'aboiement d'un chien. À cette époque, il s'occupait beaucoup d'histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu'il lui était permis de faire sur la façon dont l'hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s'amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance.

Si le docteur Pascal avait écrit ses observations sous la forme d'un manuel à l'usage des mondains, permettant de ne jamais s'ennuyer, il est certain qu'il aurait fait fortune plus sûrement qu'en soignant les gouttes et les goitres à quatre ou cinq francs la consultation. On peut même penser que la lecture de son ouvrage aurait dépassé le cercle restreint des mondains qui, reclus dans l'oisiveté, s'obligent mutuellement à se fréquenter. Sa méthode aurait ainsi pu s'étendre à tout groupe humain dont les membres ayant partie liée forment, de façon durable ou éphémère, société. Il aurait pu ainsi déceler qu'il y a des types et des genres de personnalités et de comportements qui se retrouvent d'un groupe à l'autre sans distinction d'aire géographique ou de classe sociale. C'est d'ailleurs ce qui fait qu'il y a des princes chez les gueux et des gueux chez les princes et ce, de manière assez indifférenciée. Chez les pauvres, les stratégies pour gagner six sous ne sont pas moins habiles que celles que les spéculateurs rentiers mettent en œuvre pour gagner des millions. Décrivant par le détail, selon sa méthode scientifique, ces mécanismes, Pascal aurait alors inventé une science de la société et qu'il aurait pu nommer sociologie.
12 juillet Le marquis lui rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit l'impression blême et visqueuse d'un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l'écoutait bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s'attendait toujours à l'entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s'imaginer qu'il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.
« Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d'avoir la clientèle de ces messieurs.
– Je ne suis pas vétérinaire », répondit-il enfin, poussé à bout.
Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de le catéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec une certaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvant supposer un instant les singuliers amusements qu'il goûtait à ridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet de faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait que des hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer. Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de la famille, comprenant qu'un médecin avait tout à gagner en se faisant le chaud partisan du régime qui devait succéder à la République.
« Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenu raisonnable, il te faut songer à l'avenir… On t'accuse d'être républicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueux de la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tes véritables opinions ? » Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis, souriant :
« Mes véritables opinions ? répondit-il, je ne sais trop…
On m'accuse d'être républicain, dites-vous ? Eh bien, je ne m'en trouve nullement blessé. Je le suis sans doute, si l'on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheur de tout le monde.
– Mais tu n'arriveras à rien, interrompit vivement Félicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faire leur chemin. » Pascal comprit qu'il n'avait point à se défendre de ses égoïsmes de savant. Sa mère l'accusait simplement de ne pas spéculer sur la situation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, et il détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l'amener à calculer les chances des partis, ni à s'enrôler dans celui qui paraissait devoir l'emporter. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granoux l'intéressait comme un animal antédiluvien.

Les savants, les artistes et les enfants ont ceci de commun qu'ils développent face à l'ennui des stratégies de contournement qui s'appuient d'abord sur l'observation et qui font que l'on confond parfois, et par inattention, les savants, les artistes et les enfants. Il y a aussi les écrivains qui se doivent dans ce monde qui, chaque jour, se fait plus complexe, se faire tour à tour et parfois en même temps, savant, artiste et tout petit enfant. C'est ainsi que dans une assemblée, l'artiste peintre va voir un ensemble de lignes, d'angles et un peu de couleur, quand, dans cette même assemblée, le musicien entendra, là-bas tout au fond, une trille qui sera la voix flutée de la lavandière. L'enfant trouvera dans un coin de la pièce quelques objets déposés et avec deux ou trois cannes dessinera un pays lointain dans lequel il voyagera sans souci des grondements sonores qui entourent la table. L'écrivain quant à lui, note même quand il ne note pas, se souvient même quand il ne se souvient pas. D'une scène, il en compose dix ou vingt, imaginant dans le plus morne des dîners des catastrophes qui donneraient un peu de sel à la soupe insipide de la conversation des convives. Exaspéré, il entend même le craquement du plafond qui cède sous le poids du lustre et qui, tombant sur la table puis écrasant une duchesse infatuée couperait court de façon violente à la mascarade à laquelle il est obligé d'assister.
Le docteur Pascal utilisait principalement deux techniques, qu'utilisent aussi les enfants et les artistes. Tout d'abord, la nomenclature. Il s'agissait en effet de classer en permanence tout ce qui l'entourait et de pouvoir les nommer, puis de mesurer leur intensité. Les nomenclatures de Pascal étaient nombreuses et le néophyte n'aurait pas compris que dans la même classe on trouvât un animal, une souche et un banquier retiré des affaires. La seconde technique de Pascal était celle qui consiste à associer ensemble ce que d'ordinaire on n'associe jamais : un marquis et une sauterelle, un vendeur réactionnaire d'images pieuses et un crapaud... Mais ce n'était là qu'une infime partie de son talent d'association. Il pouvait tout aussi bien classer ensemble dans sa mémoire une ville et un couteau, donnant au manche du couteau le nom d'un quartier de la ville. Les associations de Pascal étaient connues de lui seulement et quand il consentait, rarement, à en dévoiler quelques-unes, il n'emportait qu'incrédulité à laquelle se mêlait parfois un peu d'inquiétude pour sa santé mentale. Il n'avait en tout cas jamais consenti à dévoiler à quels animaux il associait sa mère et son père. Il n'est même pas certain qu'il ait osé, même dans le secret de son âme, se livrer à cet exercice sacrilège. Il aurait dû en tirer de surcroît des conséquences particulières sur ce qui le constituait lui-même.
13 juillet Cependant, les événements marchaient. L'année 1851 fut, pour les politiques de Plassans, une année d'anxiété et d'effarement dont la cause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les plus contradictoires arrivaient de Paris ; tantôt les républicains l'emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République. L'écho des querelles qui déchiraient l'Assemblée législative parvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli le lendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient en pleine nuit. Le seul sentiment général était qu'un dénouement approchait. Et c'était l'ignorance de ce dénouement qui tenait dans une inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Tous souhaitaient d'en finir. Ils étaient malades d'incertitude, ils se seraient jetés dans les bras du Grand Turc, si le Grand Turc eût daigné sauver la France de l'anarchie.

Ces périodes de trouble sont pour tous les pays des périodes dangereuses pendant lesquelles tout peut arriver. Toutes les ambitions trouvent à s'exprimer, les plus fines comme les plus grossières et c'est souvent le plus malin qui parvient à se hisser au pouvoir et non pas celui qui a les meilleures idées et les capacités les plus grandes pour gouverner. Il semble même qu'en France, quand ces circonstances surviennent, la règle veuille que ce soit le prétendant au pouvoir le plus inepte qui parvienne à conquérir les honneurs suprêmes. Lassés par les batailles de ceux qui, plus habiles et expérimentés, devraient s'entendre pour sauver le pays, ils choisissent le plus benêt, qui ne se fâche avec personne et dont ils pensent qu'il les laissera faire ce qu'ils veulent faire. La France se préparait ainsi dans l'angoisse à se livrer au moins disant, à un nom célèbre, davantage qu'à un destin.
14 juillet
Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salon jaune, lorsque l'effroi rendait indistincts les grognements de Granoux, il s'approchait de Félicité, il lui disait à l'oreille :
« Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile. » Souvent, Félicité, qui continuait à lire les lettres d'Eugène, et qui savait que, d'un jour à l'autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris cette nécessité : se rendre utile, et s'était demandé de quelle façon les Rougon s'emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.
« Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard.
Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et d'attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…
– Oh ! dit Félicité, je me charge de l'assouplir… Pensez-vous que le département se révolte ?
– C'est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu'un coup d'État éclate, et l'on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure. » Félicité se recueillit.
« Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu'une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ?
– C'est mon avis », répondit M. de Carnavant.
Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :
« On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles, datent d'un massacre. » Ces mots, accompagnés d'un ricanement, firent courir un frisson froid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et la vue des beaux rideaux de M. Peirotte, qu'elle regardait religieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle se sentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait la maison du receveur. C'était ses Tuileries, à elle. Elle était décidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la ville neuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait de désirs depuis tant d'années.

Les rideaux de Monsieur Peirotte et quelques dizaines de milliers de francs de rentes valaient cependant moins que le sentiment de revanche qui serait le sien le jour de la victoire et qu'on pût perdre la vie pour qu'elle et son mari possédassent en somme bien peu de choses ne lui tournait pas les sangs. C'est ainsi que va le monde et Plassans, en cela comme en beaucoup d'autres choses, n'était en miniature que ce qui se passait partout dans le vaste monde. N'avait-on pas décimé les peuples des plaines d'Amérique pour chercher un peu d'or et de charbon ? N'avait-on pas pour de la canne à sucre embarqué et entassé sur des bateaux tous les peuples d'Afrique ? Madame Rougon voulait des rideaux aussi beaux que ceux de son voisin et pour cela était prête à faire réprimer dans le sang une insurrection républicaine. En cela, elle était elle-même le jouet d'intérêts qui la dépassaient largement. Elle était en quelque sorte comme le commandant du bateau négrier qui croyait faire une bonne affaire mais qui perdait son âme et son salut pour enrichir des négociants.
La chose était différente pour le marquis de Carnavant. Il n'espérait rien et n'avait en lui-même aucun esprit de revanche. Il n'éprouvait aucune compassion pour les aristocrates qui avaient péri pendant la terreur et considérait la République comme l'Empire comme des régimes de décadence. Il trouvait seulement plaisir à prédire l'avenir et à se donner l'illusion qu'il tirait les ficelles et poussait les manettes de l'histoire. Il était de ces hommes qui ricanent quand ils voient le peuple se précipiter vers l'abîme, savourant seulement le fait que lui sache où est ce même abîme. Mais il n'aurait rien fait qui pût les distraire de leur objectif. Le marquis regardait la République se préparer à périr comme il aurait assisté à la décapitation d'une très lointaine cousine. Il imaginait déjà la distraction que ce serait que de voir ces hordes de gueux défiler dans les rues de Plassans terrorisée. Lui connaissait la ville et savait que chaque hôtel particulier recèle des cachettes et des escaliers dérobés. Il ne craignait pas pour sa vie, ni pour aucune autre, mais il faisait volontiers le pari qu'il faudrait le coup de fouet d'une émeute pour que la réaction bavarde trouvât les forces et le courage de s'installer au pouvoir en se baignant dans le sang. Il n'imaginait pas que ce peuple violent et indiscipliné pût résoudre autrement ces années de palabres et de palinodies. Il lui fallait du sang et c'était toujours ainsi que le peuple de France avait construit son histoire. Certes, la guerre étrangère lui aurait semblé préférable mais ce n'était pas la minuscule campagne de Rome qui pouvait en tenir lieu. S'affronter à la Prusse était par trop risqué. Restait la guerre civile, en espérant qu'elle fût courte et ne laissât pas trop de traces. Et puis, il aurait tant de plaisir à visiter Félicité dans sa maison de la ville neuve et à la complimenter pour ses nouveaux rideaux.
15 juillet La conversation qu'elle avait eue avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lire une lettre d'Eugène dans laquelle l'employé au coup d'État semblait également compter sur une insurrection pour donner quelque importance à son père. Eugène connaissait son département. Tous ses conseils avaient tendu à faire mettre entre les mains des réactionnaires du salon jaune le plus d'influence possible, pour que les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon ses vœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Roudier y représentait la bourgeoisie riche ; sa conduite déciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve.
Granoux était plus précieux encore ; il avait derrière lui le conseil municipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donne une idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, que le marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale, le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvres hères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d'eux les outils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devait leur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ils n'avaient qu'à redouter les autres influences qui pouvaient agir dans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts le mérite de la victoire. C'était là leur grande crainte, car ils entendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs.

Car, à la vérité, ce à quoi les Rougon s'employaient n'étaient pas si difficile que d'autres ne pussent y parvenir. Ils étaient donc en droit de se demander si d'autres pouvaient le jour venu revendiquer la même victoire. On a vu ainsi des comploteurs se faire dépasser au poteau par d'autres comploteurs de la dernière heure volant au secours d'une victoire qu'ils savaient désormais certaine. La figure est même assez classique et aussi vieille que les complots eux-mêmes. Félicité savait bien que les derniers jours seraient les jours critiques, comme il en est de certains plats qui demandent beaucoup de préparation et qu'un four trop chaud ou bien trop froid réduit à néant. L'atout des Rougon et de leur salon jaune était bien sûr leur fils Eugène. Personne ne pouvait croire qu'il se dépensait ainsi pour remettre à ses parents le coût de ses études. Il prenait même des risques à dévoiler par lettre des secrets qui pouvaient le conduire encore, et beaucoup avec lui, en prison sinon devant le peloton d'exécution. Ouvertes à temps, les lettres du fils Rougon auraient pu faire échouer l'aventure de Bonaparte. Les raisons de ses attentions étaient toutes différentes. Il avait compris que l'on ne fait pas durablement de politique à Paris sans posséder une place fortifiée dans une province. C'est encore un trait hérité de la monarchie qui voulait que les princes disgraciés se retirent sur leurs terres. Eugène Rougon voulait ses terres. Les parents Rougon devaient les lui fournir.
16 juillet À l'avance, ils savaient qu'ils seraient plutôt aidés qu'entravés par le clergé et la noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et les autres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaient immédiatement l'insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtés même dans leurs exploits ; ils n'auraient ni le temps ni les moyens de se rendre utiles. Ce qu'ils rêvaient, c'était l'abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Si toute administration régulière disparaissait, et s'ils étaient alors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leur fortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n'y avait pas dans l'administration un homme assez convaincu ou assez besogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un esprit libéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sans doute au bon renom de la ville ; timide de caractère, incapable d'un excès de pouvoir, il devait se montrer fort embarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaient favorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, ne redoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiosité quelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guère plus de crainte. Le maire, M. Garçonnet, était un légitimiste que le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en 1849 ; il détestait les républicains et les traitait d'une façon fort dédaigneuse ; mais il se trouvait trop lié d'amitié avec certains membres du clergé, pour prêter activement la main à un coup d'État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dans le même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, le percepteur, ainsi que le receveur particulier, M. Peirotte, tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepter l'empire avec de grands élans d'enthousiasme. Les Rougon, sans bien voir comment ils se débarrasseraient de ces gens là et feraient ensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraient pourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leur disputât leur rôle de sauveurs.

Ainsi, parfois, et même très souvent, pendant les crises, des médiocres face à plus médiocres qu'eux peuvent paraître providentiels. Il ne faut pas chercher beaucoup dans l'histoire pour trouver des exemples frappants. Ainsi, les carolingiens, qui n'étaient au commencement que des intendants, durent d'abord leur destin à la faiblesse insigne des mérovingiens. Hugues Capet n'aurait jamais fondé la dynastie des capétiens sans la déchéance de Charles le Simple. La longue litanie des rois de France, présentée dans les classes comme une volonté divine devant encourager à louer la grandeur des souverains du royaume, n'est bien en réalité qu'une suite de hasards, de coups bas et de compromis sinon de compromissions. Le plus souvent, ce n'est pas le plus fort, ni même le plus habile, qui triomphe, mais bien celui qui se trouvait là, au bon moment, et en mesure de prendre un pouvoir qui, dans la plupart des cas, ne demandait qu'à être pris. Au fond de leur cœur, et mal gré qu'ils en avaient, les républicains savaient déjà que la république allaient se donner rapidement et sans presque coup férir. L'assemblée législative avait depuis longtemps, par ses querelles intestines et par son incapacité à agir, renié l'idéal de la révolution. Le peuple n'en pouvait plus de tous ses reniements successifs. Il n'était pas certain qu'il voulût l'empire mais il voulait bien que cela cesse, allant même dans certains cas jusqu'à préférer devoir se battre contre un ennemi bien identifié, que contre mille ennemis éparpillés et sans force. Les fonctionnaires en poste à Plassans étaient à la mesure de la faiblesse du pouvoir en place. Personne n'espérait qu'ils fissent acte de bravoure et chacun savait, ceux qui se préparaient à se battre et ceux qui craignaient l'émeute, que, quand retentirait le tocsin, ils se barricaderaient dans leurs maisons de la ville neuve. Il y avait encore plus à craindre des couvents, des moines et des moniales. Le goût du martyre qu'ont ces gens-là les poussent parfois à faire des bêtises. Des fonctionnaires hardis, on en eût trouvé, mais en d'autres temps.
17 juillet Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre, comme le bruit d'un coup d'État courait et qu'on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur :
« Eh ! nous le nommerons ce qu'il voudra, s'était écrié Granoux, pourvu qu'il fasse fusiller ces gueux de républicains ! » Cette exclamation de Granoux, qu'on croyait endormi causa une grande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu ; mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l'ancien marchand d'amandes. Roudier, qui ne craignait pas d'applaudir tout haut, parce qu'il était riche, déclara même, en regardant M. de Carnavant du coin de l'œil, que la position n'était plus tenable, et que la France devait être corrigée au plus tôt par n'importe quelle main.
Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour un acquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant la légitimité, osa alors faire des vœux pour l'Empire.
« Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, un Napoléon peut seul aujourd'hui protéger les personnes et les propriétés menacées… Soyez sans crainte, j'ai pris les précautions nécessaires pour que l'ordre règne à Plassans. » Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché, dans une sorte d'écurie, près des remparts, une provision de cartouches et un nombre assez considérable de fusils ; il s'était en même temps assuré le concours de gardes nationaux sur lesquels il croyait pouvoir compter.
Ses paroles produisirent une très heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisibles bourgeois du salon jaune parlaient de massacrer « les rouges », s'ils osaient bouger.

Personne cependant ne connaissait la date ni l'heure et les bourgeois du salon jaune ayant fait leur mue et l'ayant désormais avoué, ils auraient pu se livrer à quelque prédiction. Le marquis de Carnavant aimait l'histoire tout autant que la géographie et il savait que plus les pouvoirs sont illégitimes plus ils ont cœur à tirer dans le passé les preuves inventées de leur légitimité. Il le savait d'autant plus que c'est bien ce que la noblesse a fait pendant des siècles, justifiant ses privilèges et la suzeraineté sur ses terres en racontant de vieilles histoires de batailles et de serments. Le marquis se dit qu'un Bonaparte ne pouvait accéder au pouvoir que lors d'une date anniversaire de la geste napoléonienne. La date du 2 décembre ne pouvait dès lors qu'attirer son attention. Date anniversaire du sacre de Napoléon à Reims mais aussi de celle de la bataille d'Austerlitz, le marquis fut vite convaincue que l'occasion était trop belle. Il vécut ainsi chaque jour de ce mois de novembre dans la fébrilité, exhortant Félicité et l'invitant à la plus grande vigilance. Tout devait être prêt pour la date fatidique. Il se demandait même comment les bourgeois du salon jaune n'avait pas fait comme lui la même prédiction tant la chose paraissait évidente. Il n'en dit cependant rien, se refusant à jouer en public le jeu des prédictions qui, à ses yeux, n'avait que des inconvénients. La date pouvait passer sans que rien n'advînt, lui ôtant ainsi son prestige. Le coup d'État pouvait manquer, l'associant alors à la défaite. Il avait cependant trop de scrupules. Il est assez courant d'oublier et de faire oublier les prédictions manquées que l'on a un temps proférées. Si ce n'était pas le cas, il n'y aurait plus de journaux depuis longtemps. L'essentiel était que la réaction fût prête à résister et à maîtriser Plassans.
18 juillet Le 10 décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d'Eugène qu'il alla lire dans la chambre à coucher, selon sa prudente habitude. Félicité remarqua qu'il était fort agité en sortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour du secrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Son mari fut à peine endormi, qu'elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s'empara de la lettre en faisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu et lui conseillait de mettre sa mère au courant de la situation.
L'heure était venue de l'instruire ; il pourrait avoir besoin de ses conseils.
Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas. Elle n'osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindre l'ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari, qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autres femmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme la croyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuer à sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu'il s'imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcher à souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement des conseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré les recommandations de son fils.

Il est assez banal de croire commander quand on est commandé, comme il est tout aussi banal de penser agir dans le secret quand ce même secret, depuis longtemps, a été éventé. Ce qui se passait chez les Rougon n'avait donc rien d'original. Rougon, qui était épais, se croyait fin et surtout suffisamment fin pour maintenir contre toute évidence l'archaïque domination dans le ménage de l'homme sur la femme. C'est d'ailleurs cette même intention qui fait que les femmes finissent par former un peu de mépris pour leur mari, les regardant promener dans la ville leur infatuation quand ils sont bernés aux yeux de toute la société. La lucidité est une grâce qui semble avoir été accordée aux femmes plus qu'aux hommes, cependant. Face à une situation complexe et délicates, les gouvernants feraient bien de s'adresser aux femmes qui, depuis des siècles, les observent s'engager dans des guerres qu'elle savent perdues depuis leur commencement et prendre des mesures inefficaces qui n'ont pour effet que de cultiver leur impopularité. La République de 1848 n'avait d'ailleurs pas failli à cette mauvaise coutume et, alors qu'elle aurait pu donner aux femmes, qui la réclamait, une plus grande responsabilité dans la conduite des affaires et de la nation, n'avait cessé de les trahir. Rougon, fidèle à l'aveuglement de ses ancêtres et de ses contemporains se mura dans son silence.
19 juillet Félicité fut piquée, au point qu'elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n'avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, mais en cherchant quelque vengeance.
« Ah ! s'il pouvait avoir une bonne peur, pensait-elle, s'il commettait une grosse bêtise !… Je le verrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi à mon tour. » Ce qui l'inquiétait, c'était l'attitude de maître tout puissant que Pierre prendrait nécessairement, s'il triomphait sans son aide. Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelque clerc de notaire, elle avait entendu s'en servir comme d'un pantin solidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Et voilà qu'au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle, voulait marcher seul ! Tout l'esprit de ruse, toute l'activité fébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très capable d'une décision brutale, pareille à celle qu'il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu de cinquante mille francs ; l'instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

C'est aussi que pour les femmes, les hommes demeurent des enfants, quel que soit leur âge, leur poids et leurs responsabilités. Elles n'ont pas  toujours tort quand on voit combien les hommes aiment tout au long de leur vie se consacrer à des activités dont on pourrait penser qu'elles son impropres à occuper et à amuser qui conque a dépassé l'âge d'une dizaine d'années. Les hommes mettent dans les choses les plus graves et les plus sérieuses un brin d'infantilité qui ne cessera d'étonner. c'est à croire que les femmes ont été obligées de s'inventer des colifichets qui les font parfois passer pour futiles pour rejoindre les hommes dans leur incessante et harassante immaturité. Aurait-on confié la République à des femmes qu'elles n'auraient certainement pas laissé le neveu d'un empereur devenir empereur. Nul doute qu'elles ne seraient pas allées chercher pour conduire le pays la nièce de Joséphine de Beauharnais.
Félicité surveillait donc Pierre comme une mère ou une aïeule surveille les enfants qui jouent et les laisse jouer tout en vérifiant continuellement qu'ils ne fassent pas de bêtises, prête à décrocher une taloche.
20 juillet La nouvelle officielle du coup d'État n'arriva à Plassans que dans l'après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta les événements au milieu de bavardages sans fin.
Pierre, légèrement pâle comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l'acte décisif du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.
« On parle d'un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant nos maîtres légitimes. »
Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l'heure présente, se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d'ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :
« Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l'ordre. » Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant, la ville n'avait éprouvé qu'une légère émotion à l'annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblements devant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture ; le bruit courait aussi que quelques centaines d'ouvriers venaient de quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance. C'était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater. L'attitude que prendraient les villes et les campagnes voisines était bien autrement inquiétante ; mais on ignorait encore la façon dont elles avaient accueilli le coup d'État.

Ces heures indécises où un régime bascule, une guerre est déclarée sans que les hostilités aient encore commencé, sont des heures où la nature véritable des hommes se révèle. Quand vient l'heure des batailles, il arrive que le pleutre fasse acte de bravoure et que le bravache tourne le dos à l'ennemi. On ne connaissait rien, le 3 décembre 1851, à Plassans, de la mort sur une barricade du faubourg Saint-Antoine du député Baudin. Ce député de quarante ans, de Nantua, né sous l'Empire, n'était peut-être pas avant sa mort connu pour être particulièrement courageux. Nul ne le savait alors. Il aura fallu attendre le bon Charles Delescluze et son journal Le Réveil, pour lancer une souscription pour que fût érigée au cimetière de Montmartre une statue dédiée à son souvenir. Et le salon jaune ne savait rien de la plaidoirie de l'avocat de Delescluze, le jeune Gambetta, dans laquelle pourtant, il aurait pu se reconnaître :« Rappelez-vous ce que c'est que le 2 Décembre! Rappelez-vous ce qui s'est passé ! Oui le 2 Décembre, autour d'un prétendant se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque là, qui n'avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui à toutes les époques sont des complices des coups de force, de ces gens dont on peut répéter ce que Cicéron a dit de la tourbe qui entourait Catilina : un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes. » Baudin, de son anonymat, mourut et devint un symbole. D'autres trahirent, que l'on aurait cru voir mourir pour plus de vingt-cinq francs.
Les heures troubles avaient commencé leur sarabande. on ne savait pas encore s'il leur faudrait du sang pour se calmer.
21 juillet Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé ; il sortait d'une séance du conseil municipal, convoqué d'urgence.
D'une voix étranglée par l'émotion, il dit que le maire, M. Garçonnet, tout en faisant ses réserves, s'était montré décidé à maintenir l'ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle qui fit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission du sous-préfet ; ce fonctionnaire avait absolument refusé de communiquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre de l'Intérieur ; il venait, affirmait Granoux, de quitter la ville, et c'était par les soins du maire que les dépêches se trouvaient affichées.
C'est peut-être le seul sous-préfet, en France, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.
Si l'attitude ferme de M. Garçonnet inquiéta secrètement les Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite du sous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, dans cette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait le coup d'État et se déclarait ouvertement en faveur des faits accomplis. Vuillet fut chargé d'écrire immédiatement un article dans ce sens, que La Gazette publierait le lendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ils avaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieux auxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et la noblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurs pour écraser l'ennemie commune, la République.

Cependant, si le sous-préfet pouvait s'enorgueillir de n'avoir pas trahi et ses convictions démocratiques et la République, acceptant par là-même un avenir incertain, il laissait la place libre à toutes les dérives et à toutes les exagérations. Le salon jaune avait le goût des fusillades et nul doute que si des ouvriers se rebellaient, ils auraient à cœur de leur faire subir le sort qu'ils réservaient quelque temps plus tôt aux républicains italiens.
Quant au maire, quand bien-même les Rougon faisaient mine de croire qu'il pût soudainement incarner la force publique sinon la puissance publique, il n'y avait guère à craindre d'un homme qui se nomme « Garçonnet ». Certes l'homme n'y était pour rien, portant le nom de ses ancêtres, mais on sait que même après des générations, un patronyme trop marqué influe toujours sur la personnalité de ceux qui le porte. On ne compte plus les meuniers qui se nomment « Dumoulin » et les forgerons « Fabre ». Garçonnet jouait en permanence à la grande personne, enflant sa voix et ses gestes tant, au fond de lui, il estimait impossible que le peuple de Plassans obéît à un maire qui se nommait de la sorte.
Il ne restait donc personne des corps constitués pour sauver la République et la débandade était complète avant même que la crise eût commencé. Il restait seulement le journal l'Indépendant et le fougueux Aristide qui ne manquerait pas de dénoncer le lendemain le coup d'État, la fuite du sous-préfet et l'impéritie du Maire. Mais le marquis avait raison. Aristide n'avait rien d'un martyr.
22 juillet Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eut des sueurs froides d'anxiété. Jamais joueur qui risque son dernier louis sur une carte n'a éprouvé une pareille angoisse. Dans la journée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir. Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d'État devait échouer. Ce fonctionnaire, d'une honnêteté bornée, croyait au triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant le courage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutait d'ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir des renseignements précis ; il sentait qu'il marchait en aveugle, et il se raccrochait aux nouvelles qu'il volait à l'administration. L'opinion du sous-préfet le frappa ; mais il resta très perplexe. Il pensait : « Pourquoi s'éloigne-t-il, s'il est certain de l'échec du prince président ? » Toutefois, forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition. Il écrivit un article très hostile au coup d'État, qu'il porta le soir même à l'Indépendant, pour le numéro du lendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, et il revenait chez lui, presque tranquillisé lorsque, en passant par la rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda les fenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.
« Que peuvent-ils comploter là-haut ? » se demanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Aristide n'était pas un coquin mais il pouvait le devenir. Il était de ces pâtes qui deviennent ce que la cuisine de l'histoire en fait. Il lui aurait fallu un instant d'insouciance, ou encore un déjeuner trop arrosé, pour qu'il allât se mettre en danger. Son article hostile au coup d'État n'était pas un acte de bravoure, ni même un acte de résistance et moins encore un acte de loyauté envers lui-même et envers ses lecteurs. Aristide était un calculateur et un joueur, or, rien encore, dans cette partie incertaine, ne l'incitait à changer de pied.
Il voulait bien perdre, mais il préférait gagner, mais surtout, il n'aurait pas supporté de perdre quand son frère aurait pu gagner. Les fils Rougon avaient toujours été rivaux et, si cette rivalité s'était un peu diluée par leur éloignement, elle demeurait l'un des facteurs d'explication du comportement d'Aristide. Il voulait avoir raison, mais surtout ne pas avoir tort contre son frère. Depuis qu'Eugène était reparti à Paris, les deux frères, distants depuis l'enfance, n'avaient pas correspondu et jamais Aristide ne se serait abaissé à demander à ses parents des nouvelles de son aîné. S'il ne l'estimait guère, il s'en méfiait, lui reconnaissant une obstination sourde qui était précisément celle qui lui manquait. En secret, il avait espéré que son frère lui donnât des nouvelles de la capitale. Il était persuadé que c'était lui qui faisait la stratégie  des réactionnaires de Plassans.
23 juillet Une envie furieuse lui vint alors de connaître l'opinion du salon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce groupe réactionnaire une médiocre intelligence ; mais ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l'on prendrait conseil d'un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrer chez son père en ce moment, après la campagne qu'il avait faite contre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeant à la singulière mine qu'il ferait, si l'on venait à le surprendre dans l'escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisir qu'un bruit confus de voix.
« Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête. » Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait quelqu'un. Il n'eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s'ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d'habitude avant les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer des poignées de main dans la rue.
« Eh ! petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l'aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera la prendre. » Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :
« La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes. Son temps est fini.
– Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.
– Oh ! vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain, petite. »

Le marquis descendit l'escalier à pas mesurés, puis chemina, selon un itinéraire immuable, jusqu'à la soupente qu'il occupait dans l'hôtel particulier de Monsieur de Valqueyras, son cousin. Rien, ou presque, ne l'aurait détourné de son habitude, tant il considérait que se laisser conduire par les événements, en allant, par exemple, consulter les affichages sur les grilles de la sous-préfecture, ne pouvait convenir à sa condition. Désargenté et sans pouvoir, le caractère aristocratique du marquis s'était condensé dans l'attitude qui consistait principalement à ne pas consentir à l'esprit du temps. Il savait que la clique qui allait prendre le pouvoir était une bande de coquins affairistes qui ne l'enrichirait pas. S'il était attristé de la défaite, sans doute définitive, de la monarchie française, il préférait encore son extinction à une prolongation factice jouée par un roi fantoche. Il laissait bien volontiers les oripeaux impériaux au supposé prince Louis, et ne doutait pas que sous ses allures modernes il ne rétablît prochainement les ors et les dorures de l'Empire dont, par devers lui, il moquait la vulgarité crasseuse.
Cette attitude froide et distante était une force tout autant que sa faiblesse. Occupé à ne jamais déroger, il ne voyait pas comment le temps passait ni qu'il avait davantage à partager avec les idéaux révolutionnaires qu'avec les calculs sourds de la bourgeoisie de la ville neuve. Il eût fallu pour cela qu'il se départît de sa méfiance sinon de son dégoût pour des gens capables de décapiter un roi et une reine et toute une cohorte d'aristocrates. Les têtes des nobles de France formaient un rempart qui l'empêchaient pour le moins de percevoir chez ces gens-là tout esprit de grandeur.
Il rentra chez lui, la tête haute, à pas lents, comme si de rien n'était, désormais témoin d'un passé révolu.
24 juillet Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d'avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola quatre à quatre l'escalier et s'élança dehors comme un fou ; puis il prit sa course vers l'imprimerie de l'Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l'avoir dupé. Comment ! Eugène tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils !
Et c'était à cette heure qu'il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait le succès du coup d'État comme certain !
Cela, d'ailleurs, confirmait en lui certains pressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêché d'écouter.
Il était surtout exaspéré contre son père, qu'il avait cru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélait bonapartiste au bon moment.
« M'ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-il en courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah ! quelle école ! Granoux est plus fort que moi. » Il entra dans les bureaux de l'Indépendant, avec un bruit de tempête, en demandant son article d'une voix étranglée.
L'article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme et ne se calma qu'après avoir décomposé lui-même l'article, en mêlant furieusement les lettres comme un jeu de dominos.

Il ressentit un plaisir particulier à mêler entre elles, dans le plus grand désordre, les lettres de plomb qui faisaient en s'entrechoquant un curieux tintamarre. Il y voyait une sorte de métaphore qui l'encourageait à penser que tout était encore ouvert comme les lettres mêlées sur le marbre permettaient désormais d'imaginer n'importe quel texte porteur de n'importe quelle opinion. Et l'on peut y voir en effet une métaphore sur la possibilité de changer ses opinions et de les retourner en cas de crise politique, voire de révolution, avec célérité sinon allégresse. Car les hommes se révèlent aux autres, mais aussi à eux-mêmes, pendant les crises. La veille encore, Aristide, malgré ses doutes, se serait cru capable de défendre la République davantage encore qu'il n'aurait défendu les siens. Confronté à l'histoire, implacable, qui fait des gagnants et des perdants au fil du temps, il oubliait toutes ses colères et ce qu'il croyait être ses idéaux. Il n'était pas assez sage pour se rappeler que l'histoire fait des gagnants sur le court terme qui, face à elle et face aux hommes, le jour venu, se révèlent les perdants définitifs. Il avait même oublié que face à l'histoire, celui qui a perdu son honneur  ne peut jamais gagner. Alors qu'au même moment, à Paris, on perdait la vie sur des barricades du faubourg Saint-Antoine, si proche de la Bastille, pour défendre la République, Aristide et, partout en France ses semblables, dévissaient rapidement leurs idéaux pour endosser le moment venu les couleurs du vainqueur. C'est ainsi que sont les hommes et l'histoire, altière, se nourrit aussi de la longue geste des pleutres, des traîtres et des malfaisants.
25 juillet Le libraire qui dirigeait le journal le regarda faire d'un air stupéfait. Au fond, il était heureux de l'incident, car l'article lui avait paru dangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s'il voulait que l'Indépendant parût.
« Vous allez me donner autre chose ! ? demanda-t-il.
– Certainement », répondit Aristide.
Il se mit à une table et commença un panégyrique très chaud du coup d'État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louis venait de sauver la République. Mais il n'avait pas écrit une page, qu'il s'arrêta et parut chercher la suite.
Sa face de fouine devenait inquiète.
« Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vous enverrai cela tout à l'heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s'il est nécessaire. » En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L'indécision le reprenait. Pourquoi se rallier si vite ? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être sa mère avait-elle exagéré la portée d'une simple phrase de sa lettre. En tout cas, il valait mieux attendre et se taire.

Monsieur de La Fontaine en aurait fait une fable, qu'il a peut-être faite, se moquant de ces chiens qui aboient comme des forcenés alors que la maison de leur maître en rien n'est menacée et qui, lorsque survient le brigand et le moment d'aboyer, s'enfuient au bout du pré et au hardi voleur laissent le passage vidé.
Aristide avait besoin d'une plus grande certitude pour dicter sa conduite et déterminer ce qu'il allait écrire sur les événements et sur le nouveau régime. Il pensa même aller consulter une de ces diseuses de bonne aventure qui officiaient alors sur les bords de la Viorne et qui, pour quelques sous, lisaient dans les lignes de la main, ou dans tout autre expédient, l'avenir de celui ou de celle qui venait les consulter. Cependant, c'est encore ce brave Monsieur de La Fontaine qu'il convoqua pour l'en dissuader, se rappelant ce que le fabuliste avait écrit des horoscopes de toute sorte.
Je ne crois point que la nature / Se soit lié les mains, et nous les lie encor, / Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort. / Il dépend d'une conjoncture / De lieux, de personnes, de temps ; / Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Et en fonction de quoi, de se taire, il décida.
26 juillet Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion.
« Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Il s'est pris, en rentrant, les quatre doigts dans une porte. Il m'a, au milieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu'il vous prie de publier demain. » Le lendemain, l'Indépendant, presque entièrement composé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête de la première colonne :
Un regrettable accident survenu à notre éminent collaborateur, M. Aristide Rougon, va nous priver de ses articles pendant quelques temps. Le silence lui sera cruel dans les graves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs ne doutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour le bonheur de la France.
Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernière phrase pouvait s'expliquer en faveur de tous les partis. De cette façon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentrée par un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra dans toute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, très effrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa main et lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.
« Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée et légèrement railleuse. Tu n'as besoin que de repos. » Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ du sous-préfet, que l'Indépendant dut de n'être pas inquiété comme le furent la plupart des journaux démocratiques des départements.

Ainsi, parfois, et plus souvent qu'on ne le pense, les régimes autoritaires trouvent des alliés inattendus et n'ont alors même pas besoin de réduire au silence leur opposition, quand celle-ci, compréhensive et poltronne, se bâillonne elle-même. On a vu plusieurs de ces cas dans l'histoire et nul doute qu'on en verra encore. La référence au sentiment patriotique est, elle aussi, une technique usée qui veut qu'en des temps incertains, on s'en réfère aux valeurs suprêmes, accusant ses opposant de les bafouer. Pendant longtemps, ce fut Dieu qui fut appelé à cette sale besogne. Et on peut craindre que ce ne soit pas terminé et que ce siècle et les siècles suivants verront encore Dieu convoqué à des batailles dont il n'a certainement rien à faire. Dieu ne suffisant pas toujours à la tâche, on invoque alors la patrie, qui est mère nourricière et lien suprême avec la terre. La patrie, cependant, n'a jamais voulu qu'entre eux ses enfants se dévorent. La révolution a passé à la toise le sentiment patriotique des citoyens. D'autres régimes le feront à l'avenir, soyons-en certains.
Aristide promena ainsi son bras en écharpe dans la ville pendant quelques jours, avec une ostentation qui pouvait intriguer. Quelques commères osèrent en sourire mais leurs maris les firent taire. L'odieuse sape de la crainte de la dénonciation avait déjà commencé à faire son travail. Cela faisait longtemps que tout Plassans savait que l'Indépendant n'avait de tel que son nom. C'était pourtant faire preuve d'indépendance sinon de courage que de se taire quand il aurait fallu parler et de se taire encore quand il aurait fallu crier.
27 juillet La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif.
Il y eut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmes suffit à disperser. Un groupe d'ouvriers vint demander la communication des dépêches de Paris à M. Garçonnet, qui refusa avec hauteur ; en se retirant, le groupe poussa les cris de : Vive la République. Vive la Constitution ! Puis, tout rentra dans l'ordre. Le salon jaune, après avoir commenté longuement cette innocente promenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.
Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes.
On apprit successivement l'insurrection des petites villes voisines ; tout le sud du département prenait les armes ; la Palud et Saint-Manin-de-Vaulx s'étaient soulevés les premiers, entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols, Valqueyras, Vemoux. Alors le salon jaune commença à être sérieusement pris de panique. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était de sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandes d'insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toute communication.
Granoux répétait d'un air effaré que M, le maire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu'une formidable révolution avait éclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronnerie des bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.
Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures, le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait en permanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles et frissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans la chambre d'un mort. On avait su, dans la journée, qu'une colonne d'insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunie à Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait, à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu, en laissant Plassans à sa gauche, mais le plan de campagne pouvait être changé, et il suffisait, d'ailleurs, aux rentiers poltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pour s'imaginer que des mains rudes d'ouvriers les serraient déjà à la gorge.

Pour autant, l'évocation des mains d'ouvriers leur enserrant fermement le cou faisait frissonner les dames, et même quelques messieurs. Cela peut, de prime abord, sembler paradoxal, mais, tout au long de l'histoire, on pourrait pointer que l'on a toujours prêté aux hordes d'hommes armés des vertus aphrodisiaques, que ces hommes soient des soldats de la guerre étrangère ou de pauvres hères révoltés contre leur suzerain ou ce qui en tient lieu.
Le marquis, resté célibataire, était particulièrement impressionné, et l'idée de ces hommes dépoitraillés et suant lui donnait une sorte de chaleur qu'il ignorait pouvoir encore ressentir. Félicité n'avait pas ce genre de frissons. L'appât du gain avait chez elle remplacé toute autre forme d'émoi possible. Elle était d'ailleurs prête à se défendre et à défendre ses biens et malheur à qui pourrait oser porter la main sur l'une et sur les autres. Rougon songeait surtout qu'il allait très certainement devoir prendre des décisions et prendre des décision était ce qui, de loin, lui paraissait le plus épuisant. On aurait dit que l'audace qui l'avait pris quand il avait escroqué sa mère l'avait à jamais empli d'une telle fatigue qu'il ne pourrait plus désormais retrouver entièrement son énergie d'action.
Quant aux autres, ils poursuivaient chacun leurs ruminations, voyant seulement dans ces événements le moyen de confirmer à la face du monde qu'ils avaient eu raison. Cette volonté insatiable d'avoir raison aura d'ailleurs coûté à l'humanité beaucoup de sang et de malheur. Tel homme face à l'évidence qu'il s'est trompé, cherchera malgré tout à persister dans le seul but d'avoir raison. Quand il s'agit d'un particulier, son obstination et son entêtement n'ont que des conséquences limitées qui peuvent cependant plonger une famille entière dans la ruine et la désolation.
Quand il s'agit des dirigeants d'un pays, qui, au lieu de demander conseil et surtout de les suivre puis de venir, face au peuple, qui le comprendrait très bien, regretter de s'être trompés ; que ces dirigeants persistent dans leur erreur que le peuple entier peut constater, alors qu'eux-mêmes paraissent aveugles et sourds, alors, cette manie de vouloir avoir raison, contre les faits, contre les gens, contre le sens de l'histoire, cette manie-là, plonge le pays tout entier dans le désespoir et la colère.
28 juillet Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte : les quelques républicains de Plassans, voyant qu'ils ne sauraient rien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d'aller rejoindre leurs frères de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx ; un premier groupe était parti, vers onze heures, par la porte de Rome, en chantant la Marseillaise et en cassant quelques vitres. Une des fenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le fait avec des balbutiements d'effroi.
Le salon jaune, cependant, s'agitait dans une vive anxiété. Le commandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur la marche exacte des insurgés, et l'on attendait le retour de cet homme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunion était au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leurs fauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que, derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés. Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositions qu'il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne ; il délibérait s'il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, et il penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient de long en large, échangeant un mot de temps à autre. L'ancien marchand d'huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour lui emprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuis si longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgré l'émotion qui l'étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plus souriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, qui paraissait fort gaie.

Le salon jaune était en somme victime de ses propres croyances, ayant dépeint des années durant les républicains comme des monstres sanguinaires et ayant rabâché sans cesse, et sans contradicteur, les mêmes histoires dans lesquelles leurs ennemis apparaissaient comme des brutes sans scrupules, ils étaient face à leur propre création, bien obligés de croire pour vraies leurs histoires forgées pour leur propagande. Prêter à son ennemi crimes et abominations est une technique qui a souvent été employée et qui le sera très certainement encore. Elle peut s'appliquer à ceux que l'on considère comme les ennemis de l'intérieur comme à ceux, au-delà des frontières, qui vont jusqu'à égorger et manger les enfants de leurs ennemis vaincus. Pour le salon jaune, les ouvriers républicains avaient fini par devenir des êtres sans foi ni loi, très différents de ceux qu'ils croisaient sur le marché, et peu importe que ce fussent les mêmes. Les ouvriers étaient pour sûr des sortes de loups-garous républicains dont l'appétit de sang revenait soudainement à l'appel de la Marseillaise. Pour une pierre lancée dans les fenêtres de Granoux, c'était dans leur imaginaire de bourgeois, toute une lapidation qui était dessinée.
Le marquis, habitué depuis des lustres à considérer les roturiers comme des êtres différents de lui et de sa lignée ne prêtait aux pauvres hères aucun mythe particulier. Dans ces cas-là, il se rapprochait davantage de Félicité, donnant à ceux qui les observaient encore plus de certitude sur sa possible paternité. Ils semblaient tous deux, dans leur coin, venir d'une autre planète.
29 juillet Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s'ils avaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allait ouvrir, un silence de mort régna dans le salon ; les faces blêmes et anxieuses se tendaient vers la porte. Le domestique du commandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement à son maître :
« Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure. » Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa en s'exclamant ; des bras se levèrent au plafond. Pendant plusieurs minutes, il fut impossible de s'entendre. On entourait le messager, on le pressait de questions.
« Sacré tonnerre ! cria enfin le commandant, ne braillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus de rien ! » Tous retombèrent sur leurs sièges, en poussant de gros soupirs. On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré la colonne aux Tulettes, et s'était empressé de revenir.
« Ils sont au moins trois mille, dit-il, Ils marchent comme des soldats, par bataillons. J'ai cru voir des prisonniers au milieu d'eux.
– Des prisonniers ! crièrent les bourgeois épouvantés.
– Sans doute ! interrompit le marquis de sa voix flûtée.
On m'a dit que les insurgés arrêtaient les personnes connues pour leurs opinions conservatrices. » Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune.
Quelques bourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeant qu'ils n'avaient pas trop de temps devant eux pour trouver une cachette sûre.

Tout le monde regardait cependant le serviteur du commandant du coin de l'œil comme si, apportant cette mauvaise nouvelle, il avait en chemin pactisé avec les insurgés et portait sur lui des fragments de la révolte. Peu s'en fut fallu qu'ils s'en prissent à lui s'il n'avait été de fait placé sous la protection de son maître, qui n'était pas homme à déroger sur la protection de sa maison.
Un observateur attentif aurait pu peindre de cette scène plusieurs traits de la nature humaine et en tirer des conséquences politiques judicieuses. Monsieur de la Rochefoucauld, se serait-il abaissé à fréquenter, tel le marquis de Carnavant, cette société de province assez miteuse, qu'il en aurait à coup sûr conçu quelques-unes de ses fameuses maximes. N'avait-ils pas observé, en d'autres temps et dans une autre société plus valeureuse que celle des bourgeois de Plassans, que la plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent. Dans ce cas d'espèce, il n'était même pas certain que dans ces temps troublés où ils n'étaient soumis à aucune autorité civile ou militaire ils eussent même le projet de sauver leur honneur, donnant ainsi encore une fois raison au moraliste affirmant que la parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait capable de faire devant tout le monde. L'autre conclusion qu'il fallait en tirer, c'est que la bourgeoisie, qui vit par ses biens et qui veut les sauver, est le plus souvent, sans mercenaires, une piètre combattante que le peuple a tort de redouter.
30 juillet L'annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :
« Que font donc ces hommes des gens qu'ils arrêtent ?
– Mais ils les emmènent à leur suite, répondit M. de Carnavant. Ils doivent les regarder comme d'excellents otages.
– Ah ! » répondit la vieille femme d'une voix singulière.
Elle se remit à suivre d'un air pensif la curieuse scène de panique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s'éclipsèrent ; il ne resta bientôt plus que Vuillet et Roudier, auxquels l'approche du danger rendait quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes lui refusant tout service.
« Ma foi ! j'aime mieux cela, dit Sicardot en remarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m'exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et aujourd'hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d'un sou. » Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.
« Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez, Rougon. » Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son mari, qui, d'ailleurs, ne s'empressait guère de suivre le terrible Sicardot.
« Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient. » Le commandant s'arrêta, étonné.
« Sacrebleu ! gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.
– Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas ; je m'attacherai plutôt à ses vêtements. » Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l'heure, causait si gaiement ? Quelle comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.
« Je te dis que tu ne sortiras pas », répétait la vieille, qui se cramponnait à l'un de ses bras.
Et, se tournant vers le commandant :
« Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger inutilement.
– Eh ! c'est notre devoir », dit Sicardot impatienté.
Félicité éclata en sanglots.
« S'ils ne le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée ?
– Mais, s'écria le commandant, croyez-vous que nous n'en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d'entrer tranquillement chez nous ! ? Je jure bien qu'au bout d'une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitants de ce salon. » Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu'elle répondait d'un air épouvanté :
« Vous croyez ! ?
– Pardieu ! reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens. » À ces paroles, qu'elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d'ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d'entrevoir tout un plan de campagne.

Ainsi, un homme sachant une cause perdue et se sentant homme à renverser la situation le jour venu, devait-il mourir bravement sur une barricade ou attendre des jours meilleurs pour sauver ensuite ses frères et faire triompher son parti ? Il en arriva à la première conclusion que si le devoir pouvait se raisonner, il n'en était pas de même de l'honneur, dans lequel entrait beaucoup d'autres considérations. Il en conclut provisoirement que se comporter en homme d'honneur n'était certes pas raisonnable mais répondait à un ordre supérieur qui, selon les cas, pouvait être atavique ou eschatologique. S'agissant de l'aristocratie française, il considérait ardemment que les deux hypothèses étaient intimement liées. et c'est d'ailleurs pourquoi lui et ses semblables avaient toujours considéré la noblesse d'Empire Le marquis, que cette conversation avait fini par ennuyer, partit dans l'une de ses longues rêveries dont il était coutumier. Cette capacité qu'il avait de se taire et de méditer était l'un des rares pans de son héritage qui ne lui avait pas été enlevé. Ses ancêtres, une fois leur fief établi et leurs paysans mis sous servitude, n'avaient, l'âge venu, rien d'autre à faire que de se trouver un point d'observation, de regarder et de penser.  Et c'est sans doute pour cela que pendant longtemps, les philosophes ne furent jamais des marchands qui, eux, n'arrêtaient leurs besognes que pour compter et pour recompter. Sa rêverie le porta, à l'écoute de l'échange entre Sicardot le vieux grognard et Rougon, l'intrigant de province, à délibérer sur le devoir et sur l'honneur. Il n'était en effet plus convaincu, à voir tempêter le soldat de l'Empire, que le devoir conduisît à coup sûr à l'honneur. Faire son devoir pour un pouvoir félon et corrompu, pouvait bien conduire au déshonneur ; la chose était entendue. Mais était-il pour autant possible de se conduire en homme d'honneur en refusant de faire son devoir ?comme une singerie qui n'avait d'autre sens que d'insulter le temps. Tous ces barons et ces princes qui s'empressaient de procréer pour assurer leur lignée bâtarde ne provoquaient chez lui que de l'amusement mêlé d'un peu de dégoût. Mais il éprouvait le même sentiment pour les officiers roturiers, intimement convaincu qu'il fallait être né noble pour pouvoir conduire des hommes à la victoire, de même qu'il fallait quatre quartiers de noblesse pour pouvoir conduire avec succès une ambassade. Et le marquis de Carnavant cachait derrière ses yeux pensifs et son sourire à peine esquissé ces convictions réactionnaires qui l'empêchaient de nourrir une pointe de rancœur de se trouver à ce point déclassé qu'il était obligé de subir une compagnie aussi commune.
Si le marquis avait pris le parti de ne pas intervenir dans la scène qui se déroulait devant ses yeux, il espérait secrètement que Félicité parviendrait à ses fins et qu'elle ne laisserait pas le gros Rougon risquer de se faire tuer par devoir, ne lui prêtant par ailleurs aucun sens de l'honneur. C'était une chose en effet que de visiter le couple par une sorte de fidélité à sa jeunesse  et , à travers le temps, à la mère de Félicité, sans être cependant intimement convaincu que leur relation avait produit ce fruit sec désormais fripé et ridé. Tout cela avait été si bref et presque furtif qu'il ne s'en souvenait plus. Mais Félicité fût-elle restée seule et veuve qu'il en aurait conçu de la gêne et qu'il aurait alors douté de ce que son devoir allié à son sens de l'honneur aurait dû le conduire à faire. Tant qu'elle était sous la protection de son mari comme elle avait été enfant, puis jeune fille, sous la protection de son père légitime, il n'avait pas à délibérer sur sa conduite, ni même sur sa conduite passée.
Il en était là quand Rougon qui, pendant toute la scène jouée par Félicité, était resté entièrement silencieux, comme pétrifié par un tour de magie fabriqué par la vieille sorcière, se décida à sortir de son mutisme dans un long raclement de gorge feint.
31 juillet « Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au commandant. Ma femme n'a peut-être pas tort, en nous accusant d'oublier les véritables intérêts de nos familles.
– Non, certes, madame n'a pas tort », s'écria Granoux, qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d'un poltron.
Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d'un geste énergique, et dit, d'une voix nette :
« Tort ou raison, peu importe. Je suis commandant de la garde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir. » Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retint vivement.
« Écoutez, Sicardot », dit-il.
Et il l'entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait ses larges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu'il était de bonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommes énergiques, qui pourraient rétablir l'ordre dans la ville. Et comme le farouche commandant s'entêtait à ne pas vouloir déserter son poste, il s'offrit pour se mettre à la tête du corps de réserve.
« Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont les armes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de nos hommes de ne pas bouger jusqu'à ce que je les appelle. » Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il lui confia la clef du hangar, comprenant lui-même l'inutilité présente de la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.
Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d'un air fin à l'oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur son coup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire. Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et se disposait à sortir :
« Décidément, vous nous quittez ? lui demanda-t-elle en reprenant son air bouleversé.
– Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne se laissera intimider par la canaille. » Il l'était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et lui cria :
« Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui se passe. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer. » Félicité s'était à son tour penchée à l'oreille du marquis, en murmurant avec une joie discrète :
« Ma foi ! j'aime mieux que ce diable de commandant aille se faire arrêter. Il a trop de zèle. » Cependant, Rougon avait ramené Granoux dans le salon.
Roudier, qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant de signes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint les retrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent également levés :
« A présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre gens paisibles, je vous propose de nous cacher, afin d'éviter une arrestation certaine, et d'être libres, lorsque nous redeviendrons les plus forts. » Granoux faillit l'embrasser ; Roudier et Vuillet respirèrent plus à l'aise.
« J'aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continua le marchand d'huile avec importance. C'est à nous qu'est réservé l'honneur de rétablir l'ordre à Plassans.
– Comptez sur nous », s'écria Vuillet avec un enthousiasme qui inquiéta félicité.

C'est qu'il ne fallait pas que le parti religieux l'emportât sur les autres partis réactionnaires. Ce n'était pas que Madame Rougon fût en délicatesse avec la religion et le clergé. Elle faisait ses dévotions très raisonnablement et tenait sa place à l'église, ni au premier rang, ni au dernier. Il n'y avait en somme que la confession qui lui posait problème. Ce n'était d'ailleurs pas qu'elle eût tant de péchés à avouer et à se faire pardonner. C'est qu'elle avait beau croire en Dieu et en son Église, elle ne pouvait s'empêcher de voir derrière le prêtre qui entrait dans le confessionnal avec un air compassé, un homme, le plus souvent rougeaud, qu'elle avait vu plusieurs fois dans sa boutique ou dans celle de son père, se livrer au péché de gourmandise. Enfin, elle n'accordait à Vuillet aucune confiance et elle considérait que les détails de ses images pieuses devaient bien recéler le diable.
Dans les périodes troublées, les alliances bancales se révèlent pour ce qu'elles sont et les alliés d'un jour se surveillent et s'épient, avant de revenir tôt ou tard à l'état premier et naturel de leurs relations, qui est celle d'être ennemis. Il en va de cela d'ailleurs si l'on considère les relations de l'Église et de la bourgeoisie. La véritable alliée de l'Église était, depuis les premiers rois chrétiens, l'aristocratie. Le roi tenait son pouvoir temporel d'une onction intemporelle qui rejaillissait sur l'ensemble de la noblesse. En retour, l'Église bénissait et faisait de la politique et plaçait même ses prélats à la tête des gouvernements du royaume. Une fois l'aristocratie déchue, l'Église n'eut d'autre choix que de s'allier avec les nouveaux maîtres qui, dès qu'ils furent lassés de leurs atours révolutionnaires, revinrent eux aussi à leur véritable nature, qui était celle d'être de bons ou de moins bons bourgeois. Mais cette alliance n'est que d'apparence et il ne pourra jamais en être autrement. Rien ne saurait en effet conforter et réconforter la bourgeoisie dans la lecture des textes saints. Là où elle prêche la revanche, les textes imposent la réconciliation. Là où elle cherche le profit, les textes prônent le partage et la pauvreté. Et c'est sans doute l'un des plus grands mystères du christianisme, que celui d'être devenu l'étendard de gens en tous points éloignés de ce qu'ils devraient être s'ils obéissaient à la doctrine qu'ils professent.
Ayant tenu Vuillet à distance, Félicité considéra son mari et ne put cacher un court instant un sentiment de fierté mêlé d'un brin d'incrédulité. Le gros homme, pleutre à l'évidence, se donnait des airs de chef et d'homme providentiel. Elle connaissait son Rougon, et plus aucune de ses faiblesses ne lui demeurait cachée. Elle savait par exemple qu'il n'avait aucune résistance à la douleur physique et elle l'avait vu, certains soirs, geindre et gémir à l'agonie pour un cor au pied. C'est d'ailleurs une des caractéristiques des hommes que de se jeter un jour dans une bataille où ils risquent un bras, mais de craindre le lendemain qu'on leur arrache un poil de leurs sourcils. Elle n'avait donc pas vraiment à craindre que Rougon se mît en avant et allât se faire tuer dans quelqu'échauffourée. Lorsqu'elle s'était pendue à son bras pour l'empêcher de sortir, elle n'avait senti chez lui qu'une bien molle résistance et il avait fallu tout son talent de comédienne pour que Sicardot crût un instant que la scène était véritable. Si les hommes étaient plus sages, ils mettraient les femmes à la tête de leurs armées. Elles feraient moins de guerre, les calmeraient de temps en temps, quand il le faudrait, à coup de manœuvres harassantes qui les épuiseraient et le tour serait joué.
1er août L'heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui se cachaient pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d'aller s'enfouir au fond de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierre lui recommanda de ne pas commettre la faute de se barricader, et de répondre, si l'on venait la questionner, qu'il était parti pour un petit voyage. Et comme elle faisait la niaise, feignant quelque terreur et lui demandant ce que tout cela allait devenir, il lui répondit brusquement :
« Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nos affaires. Elles n'en iront que mieux. » Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la rue de la Banne. Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieux quartier une bande d'ouvriers armés qui chantaient la Marseillaise.
« Fichtre ! pensa-t-il, il était temps. Voilà la ville qui s'insurge, maintenant. » Il hâta sa marche, qu'il dirigea vers la porte de Rome.
Là, il eut des sueurs froides, pendant les lenteurs que le gardien mit à lui ouvrir cette porte. Dès ses premiers pas sur la route, il aperçut, au clair de lune, à l'autre bout du faubourg, la colonne des insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes blanches. Ce fut en courant qu'il s'engagea dans l'impasse Saint-Mittre et qu'il arriva chez sa mère, où il n'était pas allé depuis de longues années.

Alors qu'il s'engageait dans l'impasse revint à sa mémoire, comme malgré lui, son enfance esseulée. Davantage que sa mémoire-même et que son esprit, ce furent ses sens qui furent touchés. L'odeur âcre du salpêtre des murs qui entouraient l'ancien cimetière le cingla et déclencha quelques images colorées qui émergèrent du milieu de sa grande inquiétude. Il vit les yeux de sa mère, qui alors déjà lui semblait si lointaine. Il entendit des cris d'enfants sans savoir à qui les attribuer. Alors même qu'il n'y avait rien d'insouciant dans son enfance ballotée, ce furent des impressions d'insouciance qui le submergèrent, comme si le corps, indépendamment de tout, se souvenait l'âge venu de sa jeunesse corporelle, de la fluidité de son sang et de ses humeurs. Tout lui sembla alors plus léger de ce passé qui surgissait. et tout en conséquence lui sembla  plus lourd dans ce présent qui se traînait. Soudain, et malgré les assurances de son fils Eugène, il douta de l'issue de tout cela. Il imagina Félicité emprisonnée et lui, caché chez sa mère jusqu'à sa mort, ou bien encore proscrit, la République triomphante. Toutes ces pensées, qui faisaient poindre chez cet homme alourdi une émotion inusitée, se précipitèrent en masse, comme un tas de feuilles mortes est soudain transporté en bloc par le vent et se stabilise ensuite un peu plus loin, semblable au tas de feuilles qu'il avait été et pourtant à jamais différent.


IV
2 août Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Il avait eu l'incroyable chance de ne faire aucune des dernières et meurtrières campagnes de l'Empire. Il s'était traîné de dépôt en dépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cette vie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devint raisonnée ; son ivrognerie, qui lui valut un nombre incalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religion véritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements, ce fut le beau dédain qu'il contracta pour les pauvres diables qui gagnaient le matin leur pain du soir.
« J'ai de l'argent au pays, disait-il souvent à ses camarades ; quand j'aurai fait mon temps, je pourrai vivre bourgeois. » Cette croyance et son ignorance crasse l'empêchèrent d'arriver même au grade de caporal.
Depuis son départ, il n'était pas venu passer un seul jour de congé à Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l'en tenir éloigné. Aussi ignorait-il complètement la façon adroite dont Pierre s'était emparé de la fortune de leur mère.
Adélaïde, dans l'indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas trois fois, pour lui dire simplement qu'elle se portait bien. Le silence qui accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d'argent ne lui donna aucun soupçon ; la ladrerie de Pierre suffit pour lui expliquer la difficulté qu'il éprouvait à arracher, de loin en loin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d'ailleurs, qu'augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait se morfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter. Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petit garçon et de réclamer carrément sa part de fortune pour vivre à sa guise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuse existence de paresse. L'écroulement de ses châteaux en Espagne fut terrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu'il ne reconnut plus l'enclos des Fouque, il resta stupide, Il lui fallut demander la nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scène épouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s'emporta, allant jusqu'à lever la main.
La pauvre femme répétait :
« Ton frère a tout pris ; il aura soin de toi, c'est convenu. » Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu'il avait prévenu de son retour, et qui s'était préparé à le recevoir de façon à en finir avec lui, au premier mot grossier.
« Écoutez, lui dit le marchand d'huile qui affecta de ne plus le tutoyer, ne m'échauffez pas la bile ou je vous jette à la porte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas le même nom. C'est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère se soit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m'injurier. J'étais bien disposé pour vous ; mais, puisque vous êtes insolent, je ne ferai rien, absolument rien. » Antoine faillit étrangler de colère.
« Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, ou faudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux ? » Pierre haussait les épaules :
« Je n'ai pas d'argent à vous, répondit-il, de plus en plus calme. Ma mère a disposé de sa fortune, comme elle l'a entendu. Ce n'est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J'ai renoncé volontiers à toute espérance d'héritage. Je suis à l'abri de vos sales accusations. » Et comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et ne sachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçu qu'Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce acheva d'accabler Antoine.
« C'est bien, dit-il d'une voix presque calmée, je sais ce qu'il me reste à faire. » La vérité était qu'il ne savait quel parti prendre. Son impuissance à trouver un moyen immédiat d'avoir sa part et de se venger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère, il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme ne pouvait que le renvoyer chez Pierre.
« Est-ce que vous croyez, s'écria-t-il insolemment, que vous allez me faire aller comme une navette ? Je saurai bien qui de vous deux a le magot. Tu l'as peut-être déjà croqué, toi ?… » Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demanda si elle n'avait pas quelque canaille d'homme auquel elle donnait ses derniers sous. Il n'épargna même pas son père, cet ivrogne de Macquart, disait-il, qui devait l'avoir grugée jusqu'à sa mort, et qui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait, d'un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle se défendit avec une terreur d'enfant, répondant aux questions de son fils comme à celles d'un juge, jurant qu'elle se conduisait bien, et répétant toujours avec insistance qu'elle n'avait pas eu un sou, que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.
« Ah ! quel gueux ! murmura-t-il ; c'est pour cela qu'il ne me rachetait pas. » Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce qui l'exaspérait, c'était surtout de se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait et dormait grassement. N'ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit le lendemain avec son pantalon et son képi d'ordonnance. Il eut la chance de trouver, au fond d'une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu à Macquart.
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Antoine Macquart n'était pas le seul soldat des campagnes napoléoniennes qui errait ainsi sans le sou et dans un accoutrement de cloche. Ils étaient nombreux qui, après des années passées en dehors de chez eux, revenaient et ne trouvaient pas ce dont ils avaient le souvenir. Ce n'était pas toujours un drame comme l'était la spoliation dont Antoine était la victime, mais le plus souvent un sentiment indicible que plus rien n'était comme avant. Ceux qui avaient pris femme avant de partir reconnaissaient à peine leur femme à leur retour, celle-ci n'eût-elle en rien changé. D'autres reconnaissaient leur femme mais gardaient en tête quelque gourgandine autrichienne ou romaine qui leur avait tourné la tête. D'autres n'étaient pas aussi certains de n'avoir pas laissé derrière eux un ou deux bâtards qui grandiraient et dont ils ne sauraient jamais rien. On en avait vu beaucoup repartir et ne plus jamais revenir. Sans doute s'étaient-ils établis dans un village ou dans une ville, apprenant peu à peu la langue et les coutumes et devenant tranquillement de vieux bavarois ou des vieillards vénitiens. Les guerres napoléoniennes avaient ainsi ensemencé il"Europe et fait naître de curieux sentiments. Les forêts germaniques peuplées de magiciennes et de sorcières pour les habitants de ce côté du Rhin étaient devenues des forêts aussi belles mais aussi communes que les forêts des Vosges. Les Barbares étaient devenus des paysans ni plus riches ni plus pauvres que les paysans de France. Parfois, même, le soldat impérial, maraîcher de son état, s'était penché sur les cultures qu'il devait traverser au pas de charge, soudain curieux de ce tressage utilisé comme tuteur, de cette plante aromatique qu'il ignorait et qui paraissait pourtant prospérer sous un climat aussi rude. Les ouvriers citadins avaient aussi vu du pays et avaient traversé des villes, vu des usines et des fabriques qui leur avaient rappelé leurs usines et leurs fabriques et, surtout, tout au long des routes de l'Europe, ils avaient croisé la même misère de ceux qui travaillaient dans les usines et dans les fabriques et certains, parmi les plus éveillés et les plus combattifs, en avaient tiré de la rancœur. Fallait-il vraiment que dans tous les pays les pauvres payent le prix de la guerre comme soldats ou comme ouvriers. Certains en avaient conçu l'idée d'une union, à travers les nations, de ceux qui travaillaient de leurs mains et qui, ensemble, pourraient renverser les rentiers. Si leurs pères avaient vu dans l'arrogance de l'aristocratie propriétaire de leurs terres l'ennemi héréditaire à abattre, naissait doucement à travers toute l'Europe bouleversée par les guerres napoléoniennes et le progrès technique de la machine à vapeur, cette idée qui conduirait le siècle et certainement le siècle suivant, qu'il n'était pas inéluctable que les travailleurs soient toujours écartés du fruit de leur travail. La révolution française avait posé le beau principe de l'égalité entre les hommes et l'abolition des privilèges. Cette égalité des droits et des devoirs devrait bien un jour se muer en égalité économique. Même certains curés, qui avaient lu leur bible, appelés au chevet de toute la misère du monde, s'en faisaient parfois l'écho, révoltés des conditions de vie de la classe ouvrière.
Mais, quant à lui, comme son père le contrebandier coureur de jupons, l'avait fait avant lui, Antoine Macquart se tenait le plus éloigné qu'il pouvait du travail et de la condition de travailleur. Nul n'aurait pu dire si, dans sa conscience paresseuse et embrumée par l'alcool qu'il ingérait en quantité, c'était là un choix de vie réfléchi, l'obéissance aveugle aux règles de sa lignée ou une paresse terrible. Sans doute était-ce tout cela à la fois.  La seule injustice qui parvenait à l'animer un peu était celle que son frère, avec la complicité passive de sa mère, lui avait faite. Il était trop égoïste et pas assez intelligent pour en former un principe politique. Il n'était même pas certain qu'il savait bien quel régime politique sévissait. Il savait seulement que, quel que soit le pouvoir, son frère l'avait volé du peu qui lui revenait et que cela était intolérable. Il ne savait rien d'autre et cette injustice l'obsédait entièrement.
Quand Antoine trouva la vieille veste de son père, il commença par lui faire les poches. C'était devenu chez lui une habitude qui, d'ailleurs, à l'armée, lui avait valu quelques mésaventures, ses camarades n'appréciant peu d'être détroussés du peu qu'ils avaient. Un jour, un paysans breton l'avait assommé d'un seul coup de poing, si profondément qu'on l'avait presque laissé pour mort. Il n'y avait pas d'argent dans la poche de la veste ni rien qui lui semblât d'intérêt. il n'y avait que quelques graines que son père avait laissé là, ramassées sur les chemins de haute montage qu'il empruntait pour la contrebande. Antoine ne chercha pas à quoi pouvaient lui servir ces graines. Peut-être étaient-elles le souvenir concentré des paysages qu'il affectionnait tant. On sait en effet qu'il suffit parfois de garder avec soi un objet, aussi infime soit-il, pour que, retrouvé par inadvertance, il fasse rejaillir une scène, un paysage, un temps à jamais envolé. Mais ces petites graines ne disaient rien à la brute que Macquart avait engendrée. Après avoir jeté les graines sur le sol, Macquart porta la veste à son nez. On pouvait être pauvre, encore ne fallait-il pas puer. La veste avait l'odeur des coffres à vêtements dans les maisons humides, âcre mais acceptable et il fait le pari que l'odeur, au soleil et au grand air, ne tarderait pas à partir. Enfin, il l'essaya. Elle était trop large aux épaules car Macquart était un sacré gaillard et son fils n'avait pas hérité de sa force. Il décida cependant qu'elle lui irait bien assez
3 août Ce fut dans ce singulier accoutrement qu'il courut la ville, contant son histoire et demandant justice.
Les gens qu'il alla consulter le reçurent avec un mépris qui lui fit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pour les familles déchues. Selon l'opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se dévorant entre eux ; la galerie, au lieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre, d'ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit de sa friponnerie ; des personnes allèrent jusqu'à dire qu'il avait bien fait, s'il s'était réellement emparé de l'argent, et que cela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de la ville.
Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec des mines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s'être habilement informé s'il possédait la somme nécessaire pour soutenir un procès. Selon cet homme, l'affaire paraissait bien embrouillée, les débats seraient très longs et le succès était douteux. D'ailleurs, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.
Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère ; ne sachant sur qui se venger, il reprit ses accusations de la veille ; il tint la malheureuse jusqu'à minuit, toute frissonnante de honte et d'épouvante. Adélaïde lui ayant appris que Pierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que son frère avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans son irritation, il feignit de douter encore, par un raffinement de méchanceté qui le soulageait. Et il ne cessait de l'interroger d'un air soupçonneux, en paraissant continuer à croire qu'elle avait mangé sa fortune avec des amants.
« Voyons, mon père n'a pas été le seul », dit-il enfin avec grossièreté.
À ce dernier coup, elle alla se jeter chancelante sur un vieux coffre où elle resta toute la nuit à sangloter.
Antoine comprit bientôt qu'il ne pouvait, seul et sans ressources, mener à bien une campagne contre son frère, Il essaya d'abord d'intéresser Adélaïde à sa cause ; une accusation, portée par elle, devait avoir de graves conséquences.
Mais la pauvre femme, si molle et si endormie, dès les premiers mots d'Antoine, refusa avec énergie d'inquiéter son fils aîné.
« Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison de te mettre en colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, si je faisais conduire un de mes enfants en prison. Non, j’aime mieux que tu me battes. »
Il sentit qu'il n'en tirerait que des larmes, et il se contenta d'ajouter qu'elle était justement punie et qu'il n'avait aucune pitié d'elle. Le soir, Adélaïde, secouée par les querelles successives que lui cherchait son fils, eut une de ces crises nerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme morte. Le jeune homme la jeta sur son lit ; puis, sans même la délacer, il se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureuse n'avait pas des économies cachées quelque part. Il trouva une quarantaine de francs. Il s'en empara, et, tandis que sa mère restait là, rigide et sans souffle, il alla prendre tranquillement la diligence pour Marseille.
Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avait épousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie de Pierre, et qu'il voudrait sans doute défendre les intérêts de sa femme. Mais il ne trouva pas l'homme sur lequel il comptait. Mouret lui dit nettement qu'il s'était habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu'il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçu très froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant de partir, il voulut se venger du secret mépris qu'il lisait dans les regards de l'ouvrier ; sa sœur lui ayant paru pâle et oppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, en s'éloignant :
« Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l'ai trouvée bien changée ; vous pourriez la perdre. » Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu'il avait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur bonheur.

Car les débauchés et les fainéants n'aiment pas, d'ordinaire, que l'on fasse autrement qu'ils ne font. Ursule et Mouret menaient une vie calme. Marseille leur réussissait. C'était alors, parmi les grandes villes de France, celle qui, de loin, était pour les pauvres, la plus accueillante. C'est que la mer, plus que la terre, est nourricière et que personne n'a jamais pu décréter qu'il la possédait. Dès leur plus jeune âge, les garçons, et même quelques filles, apprennent les uns des autres à pêcher le poisson, à courir de calanques en calanques, à s'embaucher sur un de ces petits bateaux que l'on nomme pointus. La ville, protégée par le rempart naturel que lui font ses collines abruptes et déchiquetées, vit à sa guise, fécondée par les navires de haute mer qui racontent les histoires formidables de contrées éloignées. La ville prélève d'ailleurs son contingent d'hommes, qui deviennent marins et reviennent ou ne reviennent jamais. La tempête en emporte certains quand d'autres trouvent une fille et s'établissent se fondant vite dans les foules cosmopolites des ports. Pourtant proche de Plassans, à quelques heures de diligence, Marseille n'a rien de semblable à la sous-préfecture aristocratique et bourgeoise. Jamais aucun Marseillais n'aurait d'ailleurs l'idée de venir y tenter des affaires ou s'y installer. On sait dans le pays entier que la chose est impossible tant toute idée de changer de condition y est bannie. Même les mœurs marseillaises étaient déjà plus déliées que dans le reste du pays. Le soleil et la mer donnent aux corps des souplesses que l'on ne connaît pas ailleurs et beaucoup moins de gêne et de honte que dans les terres.
Ursule, malheureusement, n'avait pas profité de tout cela, comme si l'opprobre de sa naissance lui gâtait le teint et la santé. Elle avait pourtant avec Mouret un mari plein d'attention et qui faisait profession de l'aimer. Rien n'y faisait, elle dépérissait. Rien ne lui manquait pourtant, et surtout pas sa condition à Plassans où elle n'aurait même pas pu élever dignement ses enfants. Rien n'y faisait. Elle semblait plongée dans la tristesse comme si une humeur maligne lui suçait le sang. Mouret avait même songé à consulter l'une de ces rebouteuses qui professent dans le quartier du Panier. Il en vint une, puis une autre, sans qu'aucune ne parvînt à la remettre sur pied. Mouret renonça à aller en chercher une troisième. C'est que le ménage vivotait et ne pouvait se le permettre. Pourtant, l'amour qui s'était noué entre Ursule et Mouret était digne d'une histoire. L'ouvrier chapelier avait pour son épouse des attentions de prince hériter pour la mère de ses enfants et ils avaient entre eux de ces délicatesses que l'on ne trouve que dans les familles les plus élevées. Jamais l'un n'élevait la voix contre l'autre, ni ne marquait aucune impatience. Mouret était prévenant et à la condition que sa femme n'en dît rien à personne, il insistait pour l'aider dans les tâches ménagères. Voyant bien que les forces chancelantes de sa femme ne lui permettaient pas de tirer l'eau et de la remonter le long des ruelles en pentes du quartier où ils habitaient, il avait ainsi confectionné une sorte de sac qu'il portait sur son dos et rapportait l'eau sans que les hommes du quartier se moquent. C'est que dans ces villes méditerranéennes, plus encore que dans le reste du pays, la répartition des tâches entre les hommes et les femmes est précise et immuable, et il n'est pas de bon ton d'y déroger. Verrait-on un homme laver le linge qu'il serait la risée de tous, sinon davantage et, s'il persévérait, on le retrouverait sans doute abattu d'un mauvais coup. Les jeunes femmes aidaient les plus vieilles, recréant ainsi ses sociétés de femmes que les auteurs antiques ont décrites. Marseille était bien une ville française mais aussi la petite sœur de Constantinople, d'Éphèse ou d'Alexandrie, dont elle était plus proche qu'elle n'était de Paris, de Strasbourg ou de Maubeuge. Marseille entretenait les légendes d'antan, et faisait ses dévotions à Marie-Madeleine qui, de toutes les saintes des quatre évangiles, était bien celle qui lui allait le mieux. Les femmes marseillaises s'identifiaient volontiers en cette femme forte et aimante, fidèle jusqu'au tombeau et connaissant la première la révélation de la résurrection. Ursule quant à elle, ressemblait à la sœur de Lazare.
4 août Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu'il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois, on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l'entendre. Lorsqu'il avait réussi à se faire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait la boire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frère était une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En de pareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes lui donnait un auditoire sympathique ; toute la crapule de la ville épousait sa querelle ; c'étaient des invectives sans fin contre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat, et la séance se terminait d'ordinaire par la condamnation générale de tous les riches.
Antoine, par un raffinement de vengeance, continuait à se promener avec son képi, son pantalon d'ordonnance et sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eût offert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichait ses guenilles, les étalait le dimanche, en plein cours Sauvaire.
Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois par jour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de la veste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois à causer devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Ces jours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servait de compère ; il lui racontait le vol des cinquante mille francs, accompagnant son récit d'injures et de menaces, à voix haute, de façon à ce que toute la rue l'entendît, et que ses gros mots allassent à leur adresse, jusqu'au fond de la boutique.
« Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendier devant notre maison. » La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale. Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d'avoir épousé Rougon ; ce dernier avait aussi une famille par trop terrible. Elle eût donné tout au monde pour qu'Antoine cessât de promener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frère affolait, ne voulait seulement pas qu'on prononçât son nom devant lui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu'il vaudrait peut-être mieux s'en débarrasser en donnant quelques sous :
« Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu'il crève ! » Cependant, il finit lui-même par confesser que l'attitude d'Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant en finir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une moue dédaigneuse. « Cet homme » était en train de la traiter de coquine au milieu de la rue, en compagnie d'un sien camarade encore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.
« Viens donc, on nous appelle là-dedans », dit Antoine à son compagnon, d'une voix goguenarde.
Félicité recula en murmurant :
« C'est à vous seul que nous désirons parler.
– Bah ! répondit le jeune homme, le camarade est un bon enfant. Il peut tout entendre. C'est mon témoin. » Le témoin s'assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvrit pas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété des ivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité, honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu'on ne vît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait. Heureusement que son mari arriva à son secours. Une virulente querelle s'engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont la langue épaisse s'embarrassait dans les injures, répéta à plus de vingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre à pleurer, et peu s'en fallut que son émotion ne gagnât son camarade. Pierre s'était défendu d'une façon très digne.
« Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j'ai pitié de vous. Bien que vous m'ayez cruellement insulté, je n'oublie pas que nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose, sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vous cent francs pour vous tirer d'affaire ? » Cette offre brusque de cent francs éblouit le camarade d'Antoine. Il regarda ce dernier d'un air ravi qui signifiait clairement : « Du moment que le bourgeois offre cent francs, il n'y a plus de sottises à lui dire. » Mais Antoine entendait spéculer sur les bonnes intentions de son frère. Il lui demanda s'il se moquait de lui ; c'était sa part, dix mille francs, qu'il exigeait.
« Tu as tort, tu as tort », bégayait son ami.
Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous les deux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions, et, d'un coup, ne réclama plus que mille francs. Ils se querellèrent encore un grand quart d'heure sur ce chiffre. Félicité intervint. On commençait à se rassembler devant la boutique.
« Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deux cents francs, et moi je me charge de vous acheter un vêtement complet et de vous louer un logement pour une année. » Rougon se fâcha. Mais le camarade d'Antoine, enthousiasmé, cria :
« C'est dit, mon ami accepte. » Et Antoine déclara, en effet, d'un air rechigné, qu'il acceptait. Il sentait qu'il n'obtiendrait pas davantage. Il fut convenu qu'on lui enverrait l'argent et le vêtement le lendemain, et que peu de jours après, dès que Félicité lui aurait trouvé un logement, il pourrait s'installer chez lui. En se retirant, l'ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueux qu'il venait d'être insolent ; il salua plus de dix fois la compagnie, d'un air humble et gauche, bégayant des remerciements vagues, comme si les dons de Rougon lui eussent été destinés.

Ainsi Macquart renonça à ses droits, car, rien ne sont les droits pour qui ne peut les faire valoir. Certes, il y a les juges et les tribunaux, les procureurs et les avocats mais pour actionner la grande machine judiciaire, il n'est pas suffisant de croire être dans son bon droit, il faut aussi posséder la mise première qui permettra de mettre en marche cette machine et d'espérer que la cause prospère. Le témoin un peu gris, compagnon de beuverie et d'infortune du fils bâtard, sous son apparente gaucherie n'avait pas mal conseillé Macquart et lui avait même évité un sort plus funeste. A force de bramer sous les fenêtres de son frère et de le provoquer, il aurait bien fini par faire une bêtise qui l'aurait conduit à finir ses jours à la prison d'Avignon ou bien encore au bagne. Macquart et son ami, dans l'affaire, étaient un peu comme ces peuples qui s'insurgent et montent des barricades et qui, dans la négociation qui suit la bataille, acceptent une augmentation minime du salaire journalier plutôt que d'exiger qu'on leur cédât la part des bénéfices qui leur reviendrait légitimement si le partage était la loi. Ce n'est pas le Premier Empire qui a empêché que soient instaurées pour les salariés des conditions plus justes mais bien l'Assemblée constituante par la loi proposée par Monsieur Le Chapelier qui, en abolissant les corporations interdit de la même façon aux ouvriers de se réunir et de se coaliser. Les Canuts lyonnais en firent les frais plusieurs fois dans leur histoire et il n'avait fallu en 1831 que cent-quatre fabricants refusant d'appliquer un salaire qui, dans tous les cas, demeurait un salaire de misère pour que les canuts se soulèvent et embrasent la Croix-Rousse. Ils allèrent jusqu'à prendre Lyon et occupèrent l'Hôtel de ville, puis repartirent chez eux au lieu de s'installer. On leur avait promis les quelques sous qu'ils réclamaient. Moins d'un mois plus tard, leur tarif était annulé. Quelques années plus tard, revenus sur les barricades, ils périrent ou furent déportés. Nul doute que ces histoires vont marquer pendant longtemps la forme que prendra la revendication ouvrière, mais elles signeront aussi, pour des siècles, la défaite des ouvriers, quel que soit le prix du sang auquel ils consentirent.
Cependant, Macquart était loin de former une conscience politique et son ami n'était jamais qu'un sentimental, prompt à suivre ses camarades de beuverie pour se ranger ensuite du côté du plus fort.
Félicité, quant à elle, ne savait trop que penser des avancées qu'elle avait proposées. C'est avec le souci de sa tranquillité et de celle de son ménage qu'elle avait enfreint les instructions de son époux, car, elle ne risquait rien sinon de devoir affronter le scandale. Et c'est sans doute la faiblesse principale de la petite bourgeoisie de province de céder parfois pour qu'on n'étale point son nom dans les gazettes locales. Nul doute que Macquart aurait obtenu davantage s'il avait mobilisé un plumitif mercenaire. Il n'aurait fallu que quelques articles publiés sous un titre outrancier pour que les Rougon lâchent les dix-mille francs de Macquart, quitte à s'endetter. Mais Félicité en serait peut-être morte, tant la honte aurait été forte et cruelle. Il y aurait beaucoup à dire sur le souci qu'ont les notables de leur respectabilité. Le chemin le plus court et le plus sûr pour la conserver serait bien sûr de ne pas la mettre en défaut et de ne rien faire qui puisse la dégrader. Pour autant, alors qu'elle est ce qu'ils ont de plus cher, après leur commerce et leurs rentes, il leur arrive souvent de la mettre en péril. C'est que le bénéfice appelle le bénéfice et le gain l'appât du gain.
Entre ceux qui, comme les canuts, déclaraient vouloir vivre en travaillant ou mourir en combattant et les soyeux lyonnais qui firent donner la troupe, le fracture est certainement irréparable. Les enfants des enfants des uns haïront encore les enfants des enfants des autres, sauf à ce qu'une révolution d'un ordre différent vienne les aider à en découdre sur le terrain du droit, donnant aux uns ce que les autres révèrent. Il ne s'agira pas de faire une société d'ouvriers ni de faire une société de bourgeois mais bien de tendre à l'harmonie sociale en délibérant au mieux de ce qui semble juste aux uns comme aux autres et de le leur accorder. C'est d'ailleurs ce que proposait Monsieur de Saint-Simon et son principe de l'égalité parfaite et d'association entre les hommes.
Pierre Rougon ne pensait rien de tout cela. Il avait appris très jeune, sa père faisant l'objet de la réprobation publique, que l'on pouvait survivre et même se renforcer à devoir supporter le scandale. Il ne voulait pas donner son argent car il avait fait usage de la ruse la plus impie et qu'il avait volé sa mère et que cette peine-là méritait bien qu'il gardât le magot. Enfin, son apathie naturelle le faisait fuir toute occasion d'avoir à affronter les cris et les querelles. Il aspirait au calme comme les gros poissons d'étang demeurent dans l'obscurité de la vase. Il fallait en finir et il n'était pas mécontent, dans le secret de son âme, que Félicité ait pris les choses en main.
Macquart était de ces hommes pour qui le lendemain est un jour lointain. Une année entière, dès lors, est une durée qu'ils ne peuvent concevoir. Ceux-là abandonnent bien volontiers dix-mille francs pourvu qu'ils puissent jouir dans l'instant. Cela  peut même les conduire à des comportements qui les mettent en danger et à prendre des risques inconsidérés.  On trouve cependant des hommes pour  les tenter et l'on peut même penser que toutes les réclames et les publicités n'ont de cesse que de faire tomber les hommes et toute la société dans l'immédiateté.
5 août Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre du vieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que ses promesses, sur l'engagement formel du jeune homme de les laisser tranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et des chaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils ; elle était condamnée à plus de trois mois de pain et d'eau par le court séjour qu'il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé les deux cents francs. Il n'avait pas songé un instant à les mettre dans quelque petit commerce qui l'eût aidé à vivre. Quand il fut de nouveau sans le sou, n'ayant aucun métier, répugnant d'ailleurs à toute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse des Rougon. Mais les circonstances n'étaient plus les mêmes, il ne réussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasion pour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre les pieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations : la ville qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicité avait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant. Cependant, la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandier comme son père, et de commettre quelque mauvais coup qui déshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules ; ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d'une rage sourde contre ses proches et contre la société tout entière, Antoine se décida à chercher du travail.
Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d'un ouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit de l'aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et des paniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d'une vente facile. Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant lui plaisait. Il restait maître de ses paresses, et c'était là surtout ce qu'il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu'il ne pouvait plus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeilles qu'il allait vendre au marché. Tant que l'argent durait, il flânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil ; puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brins d'osier avec de sourdes invectives, accusant les riches qui, eux, vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, est fort ingrat ; son travail n'aurait pu suffire à payer ses soûleries, s'il ne s'était arrangé de façon à se procurer de l'osier à bon compte. Comme il n'en achetait jamais à Plassans, il disait qu'il allait faire chaque mois sa provision dans une ville voisine, où il prétendait qu'on le vendait à meilleur marché.
La vérité était qu'il se fournissait dans les oseraies de la Viorne, par les nuits sombres. Le garde champêtre l'y surprit même une fois, ce qui lui valut quelques jours de prison.
Ce fut à partir de ce moment qu'il se posa dans la ville en républicain farouche. Il affirma qu'il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière, lorsque le garde champêtre l'avait arrêté. Et il ajoutait :
« Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu'ils savent quelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux de riches ! » Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu'il travaillait trop. Son continuel rêve était d'inventer une façon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pas contentée de pain et d'eau, comme celle de certains fainéants qui consentent à rester sur leur faim, pourvu qu'ils puissent se croiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de belles journées d'oisiveté. Il parla un instant d'entrer comme domestique chez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier de ses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de ses maîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jour où il lui faudrait acheter l'osier nécessaire, allait se vendre comme remplaçant et reprendre la vie de soldat. qu'il préférait mille fois à celle d'ouvrier, lorsqu'il fit la connaissance d'une femme dont la rencontre modifia ses plans.

Quelque chose était fêlé chez le jeune homme et la fêlure, loin de se réparer au fil du temps, ne faisait que s'écarter davantage. Fort, et en bonne santé, ayant réussi à s'établir, et habile de ses mains, la vie pouvait lui offrir de nombreuses chances pour peu qu'il réussît à former un projet et à s'y tenir un peu. Mais il semblait en être empêché par quelque force obscure qui l'aurait enchanté dès après sa naissance. Les contes ancestraux nés de la sagesse populaire ont remarqué ces destins qui, quoi qu'il advienne, sont contrariés par le sort. Antoine se plaignait souvent de visites nocturnes de formes maléfiques qui l'oppressaient en se couchant contre lui avant de repartir comme par magie. Il attribuait sa paresse, qu'il nommait aussi fatigue ou lassitude, à ce sommeil contrarié et n'était pas loin de croire que quelqu'un lui avait envoyé ces succubes. Il alla même jusqu'à penser qu'il pouvait s'agir de sa mère que les enfants, dans le faubourg, craignaient comme étant une sorcière. Ses camarades de beuverie écoutaient ses histoires avec l'air de gravité des ivrognes qui savent que leur écoute attentive pourrait leur valoir une tournée. Dès qu'Antoine avait le dos tourné, cependant, ils riaient ouvertement de ses terreurs nocturnes, et envisageaient pour l'en guérir quelques remèdes qu'eux-mêmes avaient expérimentés. Il y avait, même à Plassans la sage, des filles qui se vendaient. Elles ne travaillaient pas en ville mais à sa périphérie. Le climat clément du Midi leur permettait, le plus souvent, d'exercer leur profession à l'extérieur sur les bords de la Viorne. La rivière accueillait toutes les marges de la société, au point que l'on aurait pu croire que son cours était le transport des elfes, des lutins et autres esprits bienfaisants ou maléfiques. Mais les camarades de Macquart se trompaient. Ce dernier fréquentait assez assidument les bords de la Viorne, y volant de l'osier, pour savoir qu'ils accueillaient des filles. Son impécuniosité n'était pour rien dans le désintérêt qu'il manifestait à leur égard. C'est que la vie de soldat et ses visites organisées dans les bordels des villes de garnison l'avait guéri définitivement de ce genre de pratiques. Ce qui étouffait Antoine, la nuit, était peut-être d'un autre ordre. L'homme affichait un parfait cynisme et une absence totale de sentiments qui était trop démonstrative pour être parfaitement sincère. Orphelin de père, éloigné de sa mère lunatique, éloigné tout autant de sa sœur pour laquelle il aurait pu garder un peu d'affection, méprisé comme bâtard par Pierre Rougon, Antoine Macquart éprouvait la nuit ce qu'éprouvent en secret ceux qui manquent cruellement d'amour.
Il n'en reste pas moins que les bonnes gens de Plassans réprouvaient sa paresse et surtout qu'il prétendît en vivre grassement. C'est à bien y regarder un fait assez curieux que les bourgeois qui vivent de leur rente et considèrent que c'est bien légitime, refusent à ceux nés sans fortune ni biens l'envie et le goût d'en faire autant. La société, qui se flatte toujours de détenir le bon sens, accepte sans ciller cette contradiction qui fait que l'un est rentier, de rentes lointaines qui lui servent au trimestre de quoi entretenir sa maison, quand l'autre qui ne reçoit rien, est taxé de paresse, et finira parfois en prison, pour avoir voulu vivre la vie de son voisin. Il faut bien tous les arguments de l'ordre social, et parfois même un peu de religion, pour accepter comme allant de soi un fait qui, observé à l'aune de la seule logique et de la déclaration qui veut que les hommes soient égaux en droit, confine à l'absurdité la plus complète. En s'affirmant républicain, sans le savoir peut-être, Macquart dénonçait cette marche ancestrale des affaires du monde. Il ne le faisait pas par raisonnement et n'en tirait aucune conséquence sur le régime qu'il aurait fallu mettre en place pour pallier ces inégalités. Il se disait républicain comme on se dit d'un pays de naissance que l'on a quitté dans les langes. La République, bonne mère, accepte ces enfants perdus, apeurés par la dureté du monde, englués dans leurs incapacités, qui font mine de la chérir en dernier secours.
6 août Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous le diminutif familier de Fine, était une grande et grosse gaillarde d'une trentaine d'années. Sa face carrée, d'une ampleur masculine, portait au menton et aux lèvres des poils rares, mais terriblement longs. On la nommait comme une maîtresse femme, capable à l'occasion de faire le coup de poing. Aussi ses larges épaules, ses bras énormes imposaient-ils un merveilleux respect aux gamins, qui n'osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec cela, Fine avait une toute petite voix, une voix d'enfant, mince et claire. Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible, elle était d'une douceur de mouton.
Très courageuse à la besogne, elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n'avait aimé les liqueurs ; elle adorait l'anisette. Souvent, le dimanche soir, on était obligé de la rapporter chez elle.
Toute la semaine, elle travaillait avec un entêtement de bête. Elle faisait trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou des châtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s'occupait des ménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez les bourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempailler les vieilles chaises. C'était surtout comme rempailleuse qu'elle était connue de la ville entière.
On fait, dans le Midi, une grande consommation de chaises de paille, qui y sont d'un usage commun.
Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle.
Quand il allait y vendre ses corbeilles, l'hiver, il se mettait, pour avoir chaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire ses châtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindre besogne épouvantait. Peu à peu, sous l'apparente rudesse de cette forte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes. Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmots en guenilles qui s'arrêtaient en extase devant sa marmite fumante. D'autres fois, lorsque l'inspecteur du marché la bousculait, elle pleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses gros poings. Antoine finit par se dire que c'était la femme qu'il lui fallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi au logis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable et obéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait tout naturel. Après avoir bien pesé les avantages d'une pareille union, il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n'avait osé s'attaquer à elle. On eut beau lui dire qu'Antoine était le pire des chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser au mariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soir même des noces, le jeune homme vint habiter le logement de sa femme, rue Civadière, près de la halle ; ce logement, composé de trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que le sien, et ce fut avec un soupir de contentement qu'il s'allongea sur les deux excellents matelas qui garnissaient le lit.
Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, comme par le passé, à ses besognes multiples ; Antoine, pris d'une sorte d'amour-propre marital qui l'étonna lui-même, tressa en une semaine plus de corbeilles qu'il n'en avait jamais fait en un mois. Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison une somme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit, ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu'il leur fut possible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avait commencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dix heures ; puis Antoine s'était mis à cogner brutalement sur Fine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autant de coups de poing qu'elle recevait de gifles. Le lendemain, elle se remit bravement au travail, comme si de rien n'était. Mais son mari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant du jour fumer sa pipe au soleil.

La bagarre était peut-être la raison secrète pour laquelle Antoine avait choisi Fine comme épouse car, il connaissait son travers qui voulait que, parfois, pris par l'alcool sans pourtant être vraiment ivre, il se mît à frapper les femmes. Le pire avait failli arriver dans une ville de garnison où il avait séduit une fille perdue. On l'avait retrouvée assommée dans le caniveau et Antoine avait été inquiété. Il ne se rappelait en aucune manière les raisons pour lesquelles il l'avait laissée pour morte et il n'y en avait peut-être pas. La même histoire s'était répétée dans une autre ville mais cette fois-ci, la jeune femme s'était enfuie et avait raconté à la maréchaussée que, sans raison, Antoine s'était mis à la battre, comme pris d'une folie subite ou comme sous l'emprise d'une drogue puissante. Antoine avait alors échappé de peu à la prison. Dès lors, il était arrivé à la conclusion qu'un démon le poussait à frapper les femmes avec lesquelles il avait quelque commerce, et cela, qu'il bût ou qu'il ne bût pas. Il alla voir un exorciste pour lui conter l'histoire et pour lui demander de le désenvoûter. L'exorciste, qui n'était sans doute pas un charlatan, lui dit qu'il ne pouvait rien pour lui et qu'il ne s'agissait en l'occurrence ni du diable, ni d'un démon. Il osa même un jour consulter un médecin qui ne put que constater la conformité de ses attributs à la norme des attributs masculins et qui ne décela rien d'autre que de mauvaises dents, une haleine fétide et, déjà, les marques de couperose que prennent tôt celles et ceux qui abusent de la boisson. Antoine en conçut donc l'idée, qui peut sembler curieuse, qu'il ne pouvait s'empêcher de frapper les femmes et, comme il ne voulait pas vivre une vie de totale abstinence, qu'il lui fallait une femme qui pût supporter ses coups, et peu importe qu'elle les lui rendît.
Pendant la première semaine de leur mariage, celle qui suivit les noces pour lesquelles ils furent accompagnés d'une bande d'ivrognes et de rempailleuses de chaises, Antoine crut que la présence imposante de son épouse avait suffi à déjouer sa manie. Et, en effet, il ne la battit pas. Il se dit même que les sacrements du mariage avaient une puissance qu'il ne soupçonnait pas. Alors, quand le dimanche, sa manie le reprit et que, sans raison, il s'attaqua à cette montagne de chair et de muscles, il en conçut le lendemain une grande tristesse, se sentant abandonné du sort et maudit. La rancune qu'il ressentait allait tout autant vers lui-même que vers sa femme qui l'avait rossé. On peut en tirer d'ailleurs des leçons sur les vertus prétendues des corrections que l'on assène aux enfants comme aux criminels. Si la correction physique, la fessée et autres balivernes étaient efficaces, depuis le temps qu'elles sont appliquées, ce bas-monde serait un havre de paix. Si la crainte de la fessée suffisait à empêcher les vols de confiture, les armoires des familles nombreuses crouleraient sous les pots intacts. Il faudra certainement trouver un jour d'autres remèdes pour contrer les pulsions mauvaises que de vouloir les contraindre et les empêcher par la force et par la violence. Il faudra bien un jour admettre que ces punitions-là n'ont aucun effet.
Entre Fine et Antoine, les coups pleuvaient. La douleur parfois, parvenait à calmer Antoine comme s'il se réveillait d'un rêve éveillé. Fine résistait et personne ne sut jamais si elle y prenait quelque plaisir. On ne savait dire non plus si sa moustache et son physique de fort des halles avaient sur Antoine un effet sédatif ou un effet aphrodisiaque. Il est en effet assez courant de constater chez deux hommes qui se battent une forme d'excitation qui ne cesse de troubler et rien ne ressemble plus à deux chiens qui se battent que deux chiens qui copulent. Antoine avait peut-être des penchants secrets pour les êtres de son sexe, toute chose que Plassans pouvait difficilement assouvir. Il s'arrangea donc de la rempailleuse de chaises et de ses gros poings, rêvant parfois sur ses jambes velues.
7 août À partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de vie qu'ils devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitement entre eux que la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari. Fine, qui aimait le travail par instinct, ne protesta pas. Elle était d'une patience angélique, tant qu'elle n'avait pas bu, trouvant tout naturel que son homme fut paresseux, et tâchant de lui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon, l'anisette, la rendait non pas méchante, mais juste ; les soirs où elle s'était oubliée devant une bouteille de sa liqueur favorite, si Antoine lui cherchait querelle, elle tombait sur lui à bras raccourcis, en lui reprochant sa fainéantise et son ingratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages périodiques qui éclataient dans la chambre des époux. Ils s'assommaient consciencieusement ; la femme tapait en mère qui corrige son galopin ; mais le mari, traître et haineux, calculait ses coups et, à plusieurs reprises, il faillit estropier la malheureuse.
« Tu seras bien avancé, quand tu m'auras cassé une jambe ou un bras, lui disait-elle. Qui te nourrira, fainéant ? » À part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouver supportable son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait à sa faim, buvait à sa soif. Il avait complètement mis de côté la vannerie ; parfois, quand il s'ennuyait par trop, il se promettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine de corbeilles ; mais, souvent, il ne terminait seulement pas la première. Il garda, sous un canapé, un paquet d'osier qu'il n'usa pas en vingt ans.
Les Macquart eurent trois enfants : deux filles et un garçon.
Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, resta peu au logis. C'était une grosse et belle enfant très saine, toute sanguine, qui ressemblait beaucoup à sa mère.
Mais elle ne devait pas avoir son dévouement de bête de somme. Macquart avait mis en elle un besoin de bien-être très arrêté. Tout enfant, elle consentait à travailler une journée entière pour avoir un gâteau. Elle n'avait pas sept ans, qu'elle fut prise en amitié par la directrice des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petite bonne. Lorsqu'elle perdit son mari, en 1839, et qu'elle alla se retirer à Paris, elle emmena Lisa avec elle. Les parents la lui avaient comme donnée.
La seconde fille, Gervaise, née l'année suivante, était bancale de naissance. Conçue dans l'ivresse, sans doute pendant une de ces nuits honteuses où les époux s'assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse.
Gervaise resta chétive, et Fine, la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de l'anisette, sous prétexte qu'elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre créature se dessécha davantage. C'était une grande fille fluette dont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde et blême d'une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.
Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce fut un fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise. Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir sa ressemblance physique. Il apportait, le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait la froideur grasse d'une nature sérieuse et peu intelligente. Ce garçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour une position indépendante. Il fréquenta assidûment l'école et s'y cassa la tête, qu'il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d'arithmétique et d'orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d'autant plus méritoire qu'il lui fallait un jour pour apprendre ce que d'autres savaient en une heure.

Les trois enfants, les quelques années qu'ils restèrent enfants et dans l'obligation de demeurer avec leurs parents, conçurent les uns pour les autres une grande amitié fondée sur la solidarité, seule réponse possible pour résister aux querelles incessantes de leurs parents, à leurs soûleries et à leurs bagarres. Le regard que les enfants portent sur leurs parents est d'ordinaire assez éloigné de ce qu'en imaginent ces mêmes parents. Les parents vivent dans l'illusion que leur progéniture serait comme amputée du sens commun et qu'ils peuvent, face à elle, se comporter comme ils le veulent sans que cela n'ait aucune conséquence. Ils pensent de la même façon que les corrections qui pleuvent sur les petits ne laissent de traces que quelques heures, ou, au pire et s'ils ont cogné trop fort, que quelques jours. La réalité est évidemment toute autre, et l'on a vu des enfants en former et en nourrir des rancunes toute leur vie durant. Le plus souvent, ceux-ci, dès leur plus jeune âge, comprennent très bien ce qui se joue, ce qui se trame autour d'eux dans le cercle de la famille. Ainsi, les enfants Macquart avaient très bien compris, très tôt, que leur mère faisait bouillir la marmite et qu'il était préférable de la ménager. Et qu'il était tout autant préférable de ne pas demeurer longtemps dans le périmètre tracé par les bras de leur fainéant de père, qui avait la main leste et qui, quand il était réveillé, ne dédaignait pas filer des taloches même sans raison.
Cependant chacun des trois enfants avait déployé pour survivre des stratégies différentes.
Lisa semblait la figure même de l'adage selon lequel il vaut mieux faire envie que pitié. Un observateur attentif aurait pu décrire la manière déterminée avec laquelle elle avait séduit la directrice des postes dans le but à elle-même avoué de quitter la mauvaise chambre de ses parents. Elle afficha d'abord sa bonne santé, accentuant encore le fait qu'elle n'était jamais malade et qu'elle se contentait de peu pour prospérer. Elle était d'une serviabilité sans faille, prévenant les demandes de sa logeuse et de sa patronne, devenue peu à peu avec elle plus maternelle que sa propre mère. Elle eut enfin cette habileté de ne pas paraître aussi intelligente qu'elle l'était en réalité. Les adultes craignent en effet les enfants trop intelligents, qui leur rappellent justement qu'ils le sont parfois davantage qu'eux. Lisa taisait sa perspicacité et s'abstenait de tenir des raisonnements. Elle apprit à compter sans aucune difficulté et à déchiffrer pour pouvoir faire des listes de courses. Dans le secret de ses heures vides, elle dévorait des livres et elle était devenue assez savante quand son entourage croyait qu'elle peinait encore à déchiffrer.
Gervaise n'avait pas cette possibilité. Il fallait qu'elle fasse pitié si elle voulait survivre et elle y parvenait sans grande difficulté, accentuant encore par des poses faussement maladroites la gaucherie de son corps d'estropiée. Dès qu'elle était éloignée de la vue de ses parents, elle masquait aisément qu'elle boitait. Qu'ils surgissent et elle tombait presque à chaque pas. Quand ils allaient en promenade, quelques rares dimanches sur le cours Sauvaire, sa marche de guingois lui permettait de demeurer loin derrière eux. Elle pouvait ainsi entendre tous les sarcasmes que le couple à l'apparence grotesque suscitait après son passage et s'en amusait tristement.
Jean, quant à lui, avait d'emblée perçu qu'il était né dans une famille frappée par le guignon de la pauvreté malsaine. Il lui fallait contredire ce sort jusqu'à veiller à ce que son physique, son visage même, démentît son ascendance. Si bien que dans Plassans, quand on le croisait, on avait peine à croire, et ce, dès son plus jeune âge, qu'il eût pour parents les Macquart. Ils ne lui avaient légué aucun de leurs travers, pensait-on. Et pourtant si. Mais c'est que Jean Macquart avait consciencieusement décidé de contrarier en lui toute trace de son hérédité. Bien sûr, cela laissa quelques troubles bien cachés au fond de lui. Ses deux sœurs le trouvaient secret ; c'est qu'il l'était.
8 août Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison, Antoine grogna. C'étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sa part. Il avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d'enfants, ces mange-tout qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallait l'entendre se désoler, depuis qu'ils étaient cinq à table, et que la mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa et à Gervaise.
« C'est ça, grondait-il, bourre-les, fais-les crever ! » À chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leur achetait, il restait maussade pour plusieurs jours. Ah ! s'il avait su, il n'aurait jamais eu cette marmaille qui le forçait à ne plus fumer que quatre sous de tabac par jour, et qui ramenait par trop souvent, au dîner, des ragoûts de pommes de terre, un plat qu'il méprisait profondément.
Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean et Gervaise lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient du bon. Lisa n'était déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux qui restaient sans le moindre scrupule, comme il se faisait déjà nourrir par leur mère. Ce fut, de sa part, une spéculation très arrêtée. Dès l'âge de huit ans, la petite Gervaise alla casser des amandes chez un négociant voisin ; elle gagnait dix sous par jour, que le père mettait royalement dans sa poche sans que Fine elle-même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune fille entra en apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle fut ouvrière et qu'elle toucha deux francs par jour, les deux francs s'égarèrent de la même façon entre les mains de Macquart. Jean, qui avait appris l'état de menuisier, était également dépouillé les jours de paie, lorsque Macquart parvenait à l'arrêter au passage, avant qu'il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent lui échappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d'une terrible maussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et sa femme d'un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, mais ayant encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation. À la paie suivante, il faisait le guet et disparaissait des journées entières, dès qu'il avait réussi à escamoter le gain des petits.
Gervaise, battue, élevée dans la rue avec les garçons du voisinage, devint grosse à l'âge de quatorze ans. Le père de l'enfant n'avait pas dix-huit ans. C'était un ouvrier tanneur, nommé Lantier. Macquart s'emporta. Puis, quand il sut que la mère de Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendre l'enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, elle gagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon, que la mère de Lantier réclama encore. Macquart, cette fois là, ferma absolument les yeux. Et comme Fine lui disait timidement qu'il serait bon de faire une démarche auprès du tanneur pour régler une situation qui faisait clabauder, il déclara très carrément que sa fille ne le quitterait pas, et qu'il la donnerait à son séducteur plus tard, « lorsqu'il serait digne d'elle, et qu'il aurait de quoi acheter un mobilier ».
Cette époque fut le meilleur temps d'Antoine Macquart.
Il s'habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalons de drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le cours Sauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu'il avait de l'argent en poche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d'être retenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sa demi-tasse ; ces jours-là, il accusait le genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d'envie, au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièce blanche de la maison, pour qu'il pût passer sa soirée au café. Le cher homme était d'un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu'à soixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de minces robes d'indienne, tandis qu'il se commandait des gilets de satin noir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçon qui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-être dévalisé avec plus d'impudence encore. Le café où son père restait des journées entières se trouvait justement en face de la boutique de son patron, et, pendant qu'il manœuvrait le rabot ou la scie, il pouvait voir, de l'autre côté de la place, « monsieur » Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelque petit rentier. C'était son argent que le vieux fainéant jouait. Lui n'allait jamais au café, il n'avait pas les cinq sous nécessaires pour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne lui laissant pas un centime et lui demandant compte de l'emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdait une journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorne ou sur les pentes des Garrigues, son père s'emportait, levait la main, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu'il trouvait en moins à la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi son fils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu'à regarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisier courtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies de Gervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses dont la puberté s'éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir, retenu au logis par le manque d'argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu'on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules de pitié :
« Quel innocent ! » murmurait-il d'un air de supériorité ironique.
Et c'était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou, quand sa femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plus loin avec une petite blanchisseuse que Jean poursuivait plus vigoureusement que les autres. Il la lui vola un beau soir, presque entre les bras. Le vieux coquin se piquait de galanterie.
Il est des hommes qui vivent d'une maîtresse. Antoine Macquart vivait ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte et d'impudence. C'était sans la moindre vergogne qu'il pillait la maison et allait festoyer au-dehors, quand la maison était vide. Et il prenait encore une attitude d'homme supérieur ; il ne revenait du café que pour railler amèrement la misère qui l'attendait au logis ; il trouvait le dîner détestable ; il déclarait que Gervaise était une sotte et que Jean ne serait jamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur morceau ; puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deux pauvres enfants, brisés de fatigue, s'endormaient sur la table. Ses journées passaient, vides et heureuses. Il lui semblait tout naturel qu'on l'entretînt, comme une fille, à vautrer ses paresses sur les banquettes d'un estaminet, à les promener, aux heures fraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit par raconter ses escapades amoureuses devant son fils qui l'écoutait avec des yeux ardents d'affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés à voir leur mère l'humble servante de son mari.

Antoine Macquart était de ces hommes qui, à les observer, fait se souvenir que la famille humaine et ses comportements habituels est une création récente. Pour autant, les sociétés d'animaux et notamment les meutes sont beaucoup mieux réglées que ne  l'était la famille Macquart. C'est que les animaux ne connaissent ni le jeu de cartes ni l'anisette et que rien ne vient les distraire de leurs occupations premières qui consistent à trouver de quoi manger et un partenaire avec qui s'accoupler. Fine, d'une certaine manière, respectait le très ancien contrat et semblait boire désormais pour oublier que son mari en avait oublié la première partie.
Mais, ce qui était le plus étonnant, et aussi le plus navrant, était la manière dont Macquart traitait ses enfants. Les animaux nourrissent les leurs jusqu'à leur âge adulte et leur enseignent les techniques de chasse ou de récolte qui permettront leur survie. Jamais on a vu de jeunes devoir nourrir leurs parents, du moins tant que ceux-ci sont ne mesure de trouver la nourriture par eux-mêmes. Que Macquart s'engraissât par le labeur de ses petits, était une sorte d'abomination.
À bien y réfléchir, pourtant, Macquart imitait bien une sorte d'animal, peu élevé dans le genre, entre la plante et la chose vivante, une forme inusitée de parasite. On pouvait ainsi le comparer à une forme de champignon ou de tique qui vit sur le corps de la bête, mâtinée de ces espèces qui sucent le sans de leurs semblables. Mais il était aussi de ces espèces végétales qui empêchent de croître tout ce qui les entoure. Macquart et sa famille étaient devenu, sans même le savoir, le terrain d'observation privilégié du Docteur Pascal et ce dernier, si on l'avait laissé faire, se serait bien installé chez son oncle pour ne rien perdre de cette évolution curieuse des lois naturelles. C'est que les savants trouvent des facilités à démontrer les règles en observant les êtres qui n'y obéissent pas, justifiant ainsi l'expression commune qui veut que la règle naisse de l'exception et que celle-ci confirme la première. Macquart était donc la paresse qui confirme le courage, la méchanceté qui confirme la bonté, la cupidité et l'égoïsme qui confirment la bienveillance et la générosité.
En revanche, là où Macquart retrouvait une des règles animales, retranscrite des siècles durant dans les lois de la société féodale, était la sorte de droit de cuissage qu'il exerçait sur les femmes qui l'entouraient. Ses filles même ne se sentaient pas en sa présence parfaitement en sécurité. Lise avait peut-être quitté la maison pour ne pas avoir à supporter le comportement trouble de son père à l'égard de tout ce qui portait jupon. Quant à Gervaise, dès qu'elle fut femme, elle amena vers son père de la chair fraiche et tendre qu'elle aurait dû conduire vers son frère qui n'en pouvait mais. L'effet de tout cela sur Jean était désastreux. Le garçon, qui, par une bizarrerie, ne semblait pas connaître la révolte, regardait son père d'un air où se mêlaient l'incrédulité et la stupeur. Il voyait bien que la vie de ses camarades de classe puis de travail différait de la sienne et qu'aucun d'entre-eux n'avait un père à l'aune du sien. Écrasé par son père, il lui vint l'idée que la cause première de son malheur venait de sa mère, de sa trop grande force, de son poil au menton et de son anisette. Alors qu'il aurait dû se rebeller contre Macquart, c'était à Fine qu'il reprochait de boire et c'était à elle qu'il attribuait en secret les difficultés qu'il avait à devenir un homme. C'est malheureusement un travers que beaucoup d'hommes connaissent et que les sociétés aussi. On a vu dans l'histoire des peuples entiers prendre les armes contre des pauvres parmi les pauvres en prétendant que c'étaient eux, et non les rentiers et les nobles, qui mangeaient leur pain. Il est malheureusement certain qu'on le reverra dans l'Histoire.
Aussi scandaleux fût le comportement de Macquart, aussi révoltante fût le sort qu'il faisait à sa famille, Plassans, dans sa torpeur, s'en accommodait. Les Macquart étaient bien, de temps en temps, un sujet de conversation mais, le plus souvent, on n'en disait même rien, ni par crainte, ni par pudeur, mais par cette forme de désintérêt qui prend les villes de province quand elles sont confrontées à ce qu'elles ne comprennent pas et ne sauraient admettre. Alors qu'on commentait longuement le moindre nouveau ruban du chapeau de l'épouse du sous-préfet, on ne disait plus rien des plaies et des bosses que le couple Macquart s'infligeait leurs soirs de beuverie. Alors qu'on clabaudait sur une œillade un peu trop appuyée que la femme du boucher avait eu pour un client de passage, on ne disait plus rien des escapades du même Macquart avec les petites blanchisseuses de l'âge de sa fille. Cette indifférence affichée, que l'on ne s'y trompe pas, n'était en rien de la tolérance à leur égard, ni même de la complaisance. C'est que la ville les avait proscrit et que la famille vivait en exil au cœur même du vieux quartier.
Une seule fois, les enfants se rebellèrent contre leur père et lui jouèrent un bon tour. Alors qu'assis déjà à table alors que les deux petits revenaient à peine de leur journée de travail, ils lui dirent qu'un homme qu'ils ne connaissaient pas l'appelaient en bas pour l'inviter à dîner. Macquart les crut sans ciller car il n'était pas d'usage dans la maisonnée de faire des niches. Macquart descendit, ne voyant pas très bien qui pouvait être l'homme mais croyant soudain à la providence dès lors qu'il y avait promesse d'un bon repas. Il descendit, mais d'homme il n'y avait pas. La perspective du festin s'enfuyant, il remonta pour dîner mais entre temps, les deux enfants, aidés en cela par leur mère, avait fini le plat. Il tempêta et gronda. Ils pleurèrent, assurant qu'ils croyaient que l'homme l'avait invité à dîner et craignant que le plat ne se perdît. Ils jouèrent la comédie avec tant de conviction que Macquart, qui avait déjà commencé à lever la main pour les frapper, ne les frappa point. Fine lui confectionna à la hâte un ragoût avec les restes. Il mangea en grommelant et on ne reparla plus de cette affaire. Les enfants, riant ensuite entre eux d'avoir berné leur père, donnèrent un nom à l'homme imaginaire. Ils l'appelaient souvent dans leurs histoires pour signifier sans être compris qu'il s'agissait d'un mensonge. Jean, qui avait quelque sentiment religieux, s'en confessa. Gervaise n'en fit rien, jugeant plutôt qu'elle n'avait rien fait de mal et que son mensonge, lui avait permis, pour une fois, de manger à sa faim. Fine, avait subodoré le stratagème mais n'en avait rien dit. Si Macquart avait soupçonné un seul instant ce que ses enfants avaient osé lui faire, il aurait été capable d'aller jusqu'aux dernières extrémités et Fine craignait qu'il ne les eût alors tués. Le secret demeura entre la mère et les enfants. Parfois, quand quelqu'un appelait Macquart du bas de la rue, Gervaise esquissait un sourire mélancolique. Cela n'allait pas plus loin.
année après année, les enfants grandissaient. Macquart et Fine vieillissaient, cultivant cette forme d'équilibre qui pouvait laisser songeur. Mais l'on trouve des familles qui ressemblent à la leur dans toutes les villes de province et même dans les faubourgs parisiens. On en trouve davantage dans le Nord de la France où la pauvreté sévit d'importance. Alors qu'à Plassans, ils faisaient figure de parias, près des mines, ils auraient pu paraître à l'aise.
9 août Fine, cette gaillarde qui le rossait d'importance, quand ils étaient ivres tous les deux, continuait à trembler devant lui, lorsqu'elle avait son bon sens, et le laissait régner en despote au logis. Il lui volait la nuit les gros sous qu'elle gagnait au marché dans la journée, sans qu'elle se permît autre chose que des reproches voilés. Parfois, lorsqu'il avait mangé à l'avance l'argent de la semaine, il accusait cette malheureuse, qui se tuait de travail, d'être une pauvre tête, de ne pas savoir se tirer d'affaire. Fine, avec une douceur d'agneau, répondait de cette petite voix claire qui faisait un si singulier effet en sortant de ce grand corps, qu'elle n'avait plus ses vingt ans, et que l'argent devenait bien dur à gagner. Pour se consoler, elle achetait un litre d'anisette, elle buvait le soir des petits verres avec sa fille, tandis qu'Antoine retournait au café. C'était là leur débauche. Jean allait se coucher, les deux femmes restaient attablées, prêtant l'oreille, pour faire disparaître la bouteille et les petits verres au moindre bruit. Lorsque Macquart s'attardait, il arrivait qu'elles se soûlaient ainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, se regardant avec un sourire vague, cette mère et cette fille finissaient par balbutier. Des taches roses montaient aux joues de Gervaise ; sa petite face de poupée, si délicate, se noyait dans un air de béatitude stupide, et rien n'était plus navrant que cette enfant chétive et blême, toute brûlante d'ivresse, ayant sur ses lèvres humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sa chaise, s'appesantissait. Elles oubliaient parfois de faire le guet, ou ne se sentaient plus la force d'enlever la bouteille et les verres, quand elles entendaient les pas d'Antoine dans l'escalier. Ces jours-là, on s'assommait chez les Macquart.
Il fallait que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pour aller coucher sa sœur qui, sans lui, aurait dormi sur le carreau.


Les raisons pour lesquelles, ni Fine, ni Gervaise ne semblaient pouvoir distinguer ni formuler l'injustice de Macquart, ni même encore son insolent égoïsme, étaient mystérieuses. Il avait certainement fallu ces siècles d'habitude qui rendirent acceptable que les mâles dominent les femelles. Et puis, il y avait cette bizarrerie qui fait qu'un homme qui est seulement un peu injuste est dénoncé sur le champ alors qu'un homme qui lui, est très injuste, plus injuste que personne d'autre n'oserait l'être, réussit à dissimuler son injustice par la crainte qu'il provoque et parfois, par un masque d'énergie ou d'originalité. Il en va d'ailleurs de même pour les voleurs. Les petits voleurs ont plus de chance de se faire prendre à peine leur larcin commis, quand les très grands voleurs peuvent dormir sur leur magot sans jamais être inquiétés. Un phénomène semblable, enfin, est constaté pour les mensonges. Les gros mensonges sont toujours les plus crédibles. On imagine assez bien, dès lors, la chance qu'aurait un homme qui surgirait pour prendre le pouvoir et qui adopterait comme principe personnel de gouvernement l'injustice, le mensonge et le vol. Il pourrait fort bien se maintenir longtemps au pouvoir, en partir puis y revenir même, à la condition cependant que l'injustice, le mensonge et le vols soient d'importance, manifestes et sans scrupules aucun. On a d'ores et déjà vu dans l'Histoire des régimes fonctionnant de la sorte et des tribuns enflammés au verbe plus vertueux que les actes. On en reverra très certainement car, quelle que soit l'avancée des techniques et ce que l'on nomme le progrès, les aveuglements du peuple demeurent identiques à ce qu'ils ont toujours été. Les Macquart dessinaient dans leur taudis les jougs de toutes les dominations et de toutes les dérives. La déréliction de leur famille reprenait à la petite échelle les conditions qui conduisent à la fin des civilisations.
10 août Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart, rongé d'envie et de haine, rêvant des vengeances contre la société entière, accueillit la République comme une ère bienheureuse où il lui serait permis d'emplir ses poches dans la caisse du voisin, et même d'étrangler le voisin, s'il témoignait le moindre mécontentement. Sa vie de café, les articles de journaux qu'il avait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terrible bavard qui émettait en politique les théories les plus étranges du monde. Il faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet, pérorer un de ces envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pour s'imaginer à quel degré de sottise méchante en était arrivé Macquart. Comme il parlait beaucoup, qu'il avait servi et qu'il passait naturellement pour être un homme d'énergie, il était très entouré, très écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, il avait su réunir autour de lui un petit groupe d'ouvriers qui prenaient ses fureurs jalouses pour des indignations honnêtes et convaincues.
Dès février, il s'était dit que Plassans lui appartenait, et la façon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, les petits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leur boutique, signifiait clairement : « Notre jour est arrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle de danse ! » Il était devenu d'une insolence incroyable ; il jouait son rôle de conquérant et de despote, à ce point qu'il cessa de payer ses consommations au café, et que le maître de l'établissement, un niais qui tremblait devant ses roulements d'yeux, n'osa jamais lui présenter la note. Ce qu'il but de demi-tasses, à cette époque, fut incalculable ; il invitait parfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n'aurait pas donné un sou à un pauvre.

C'est ainsi que les idées de ceux qui voudraient partager les richesses sont, à peine nées, dévoyées par des parasites qui, les détournant à leur profit, leur enlèvent rapidement toute crédibilité dans le cœur des peuples. Antoine Macquart était de ces hommes qui font douter de l'altruisme et de l'espérance en un monde meilleur. Chaque époque voit malheureusement cette engeance prospérer et ce sont les mêmes qui s'engraissent sur la République qui s'engraisseront tout autant sous un autre régime et qui parviendront même, en temps de guerre étrangère, à pactiser avec l'ennemi pour se servir à sa table. Macquart avait cela pour lui que sa rouerie se lisait sur son visage et qu'il fallait être sot ou lâche pour croire un instant à ce qu'il racontait comme à ce qu'il pût avoir un jour du pouvoir. Le cafetier était à la fois sot et lâche. L'aubaine était trop bonne et Macquart en abusait.Mais la paresse infinie du personnage et son goût pour la chair et le vin se doublaient d'un autre défaut plus terrible encore. Macquart aimait voir souffrir. Qu'il passât devant un vieillard malade et sans le sou qui mendiait sa pitance, qu'il en ressentait une forme de contentement qui dépassait le soulagement de ne pas avoir à faire de même. Lui arrivait-il de croiser un mioche en larmes qui venait de recevoir une taloche que, s'il était certain de ne pas être vu, il lui décrochait un méchant coup de pied au derrière. Il allait même jusqu'à se poster non loin de l'église les jours d'enterrement pour voir les veufs et les enfants des défunts, éplorés et gémissants, tant il en ressentait une curieuse et inquiétante satisfaction. Si Macquart avait été religieux, il s'en serait confessé et il n'aurait pas fallu parier qu'alors le prêtre allât chercher un exorciste. Car, les forces qui agissaient en secret dans l'âme de Macquart et le poussaient dans chacune de ses actions ressemblaient trait pour trait aux forces du malin.
11 août Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce fut l'espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaient franchement du côté de la réaction. Ah ! quel triomphe ! s'il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci ! Bien que ces derniers eussent fait d'assez mauvaises affaires, ils étaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était resté ouvrier. Cela l'exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ils avaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisième employé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et sa Gervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femme vendre des châtaignes à la halle et rempailler, le soir, les vieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre était son frère, il n'avait pas plus droit que lui à vivre grassement de ses rentes. Et, d'ailleurs, c'était avec l'argent qu'il lui avait volé, qu'il jouait au monsieur aujourd'hui. Dès qu'il entamait ce sujet, tout son être entrait en rage ; il clabaudait pendant des heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne se lassant pas de dire :
« Si mon frère était où il devrait être, c'est moi qui serais rentier à cette heure. » Et quand on lui demandait où devrait être son frère, il répondait : « Au bagne ! » d'une voix terrible.

Les hommes politiques qui s'adressent au peuples par leurs discours, déclamés ou imprimés, tentent tous de développer des arguments qu'ils veulent raisonnables, logiques et rationnels. La réalité des choix politiques des citoyens est toute autre et tient rarement de la raison et du raisonnement. Il y a ceux qui choisissent sur la bonne tête du candidat, trouvant ou non que son allure est conforme à l'emploi. Fût-il plus gros, plus petit ou plus grand que c'en était fait et qu'il n'eût jamais connu aucune popularité. Certains vont jusqu'à mettre dans la balance les faits et gestes de son entourage. Les bonnes œuvres des reines sont depuis longtemps les gages de la popularité des rois. Si Louis le seizième avait eu une épouse un peu dévote, la France serait encore sans doute une monarchie. Mais il a fallu que Marie-Antoinette voulût faire manger de la brioche aux Français pour qu'ils renversassent le roi, la reine et le petit prince. C'est aussi que la reine s'était trompée d'époque. Eût-elle été reine de France cinquante années plus tôt que personne ne se fût plaint de ses munificences. Certaines périodes sont graves quand d'autres fleurent bon l'insouciance et il faut que les gouvernants se plient à leur époque sous peine, s'ils ne le font pas, d'être renvoyés sous les huées de l'Histoire. Il y a enfin ceux qui choisissent leur bord parce qu'ils ont un compte personnel à régler avec leur frère ou leur cousin. Macquart était de ceux-là.
11 août b Sa haine s'accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les conservateurs autour d'eux, et qu'ils prirent, à Plassans, une certaine influence. Le fameux salon jaune devint, dans ses bavardages ineptes de café, une caverne de bandits, une réunion de scélérats qui juraient chaque soir sur des poignards d'égorger le peuple. Pour exciter contre Pierre les affamés, il alla jusqu'à faire courir le bruit que l'ancien marchand d'huile n'était pas aussi pauvre qu'il le disait, et qu'il cachait ses trésors par avarice et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi à ameuter les pauvres gens, en leur contant des histoires à dormir debout, auxquelles il finissait souvent par croire lui-même. Il cachait assez mal ses rancunes personnelles et ses désirs de vengeance sous le voile du patriotisme le plus pur ; mais il se multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, que personne n'aurait alors osé douter de ses convictions.
Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même rage d'appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinions exaltées de Macquart n'étaient que des colères rentrées et des jalousies tournées à l'aigre, aurait désiré vivement l'acheter pour le faire taire. Malheureusement l'argent lui manquait, et elle n'osait l'intéresser à la dangereuse partie que jouait son mari. Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers de la ville neuve. Il suffisait qu'il fut leur parent. Granoux et Roudier leur reprochaient, avec de continuels mépris, d'avoir un pareil homme dans leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avec angoisse comment ils arriveraient à se laver de cette tache.
Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard, M. Rougon eût un frère dont la femme vendait des châtaignes, et qui lui-même vivait dans une oisiveté crapuleuse.
Elle finit par trembler pour le succès de leurs secrètes menées, qu'Antoine compromettait comme à plaisir ; lorsqu'on lui rapportait les diatribes que cet homme déclamait en public contre le salon jaune, elle frissonnait en pensant qu'il était capable de s'acharner et de tuer leurs espérances par le scandale.


Et il est vrai que si Macquart avait été plus habile et plus fin et si ses histoires avaient été plus vraisemblables, il serait parvenu à créer le doute chez ses auditeurs jusqu'à créer dans Plassans la secrète et la molle une furieuse rumeur. Il fallait d'ailleurs tous les excès du personnage et sa parasse invétérée pour qu'il n'y parvînt point. Car, de la recette de la rumeur, il avait tous les ingrédients sous la main : une société secrète qui n'était pas secrète. Des réunions vespérales qui s'éternisaient. Des bourgeois à l'air compassé et aux airs de comploteurs. Mais il y avait surtout un détail qui pouvait fixer toutes les imaginations : la couleur jaune des meubles de Félicité qui avait fourni le nom de « salon jaune ». Car, l'esprit des sociétés est fait ainsi que tout ce qui porte un nom, fut-ce l'objet le plus banal et le plus simple, peut dès lors être le support d'un récit. Le salon jaune eût-il été bleu qu'il eût été monarchiste; Eût-il été rouge, qu'il eût été révolutionnaire. Eût-il été vert que l'on n'y eût pas fait de politique. Mais le salon jaune était jaune, de cette couleur qui est la couleur de toutes les ambigüités. Et parce qu'il était jaune, en s'y prenant bien et doucement, on eût pu faire croire à Plassans qu'on y égorgeait les enfants. Ce pourquoi le jaune est souvent la couleur de l'infamie tient à des légendes historiques qu'il appartiendra au lecteur de vérifier. Couleur de la trahison, de la félonie et de l'adultère, couleur de la maladie et par conséquent de la quarantaine, les exemples foisonnent à travers les siècles pour justifier la fascination trouble que la couleur jaune exerce sur le peuple de France. C'est aussi que le jaune est la couleur de la bile et des excréments et surtout qu'elle n'est la couleur des yeux qu'en cas d'affection du foie. Les yeux sont bleus, verts, marrons, ou même parfois dorés. Ils ne sont jaunes que par excès.
Mais Macquart, tout à sa rancœur et à sa colère avinée, n'avait pas le goût des couleurs et maniait peu la symbolique. Il n'y avait qu'une personne à Plassans à qui cela n'avait pourtant pas échappé. Le Docteur Pascal le savait mais il se taisait.
12 août Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et c'était uniquement pour les mettre à bout de patience, qu'il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches. Au café, il appelait Pierre « mon frère », d'une voix qui faisait retourner tous les consommateurs ; dans la rue, s'il venait à rencontrer quelque réactionnaire du salon jaune, il murmurait de sourdes injures que le digne bourgeois, confondu de tant d'audace, répétait le soir aux Rougon en paraissant les rendre responsables de la mauvaise rencontre qu'il avait faite.
Un jour, Granoux arriva furieux.
« Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c'est intolérable ; on est insulté à chaque pas. » Et, s'adressant a Pierre :
« Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on en débarrasse la société. Je venais tranquillement par la place de la sous-préfecture, lorsque ce misérable, en passant à côté de moi, a murmuré quelques paroles au milieu desquelles j'ai parfaitement distingué le mot de vieux coquin. » Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses à Granoux ; mais le bonhomme ne voulait rien entendre, il parlait de rentrer chez lui. Le marquis s'empressa d'arranger les choses.
« C'est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous ait appelé vieux coquin ; êtes-vous sûr que l'injure s'adressait à vous ? » Granoux devint perplexe ; il finit par convenir qu'Antoine avait bien pu murmurer : « Tu vas encore chez ce vieux coquin. » M. de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourire qui montait malgré lui à ses lèvres.
Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid :
« Je m'en doutais, c'est moi qui devais être le vieux coquin. Je suis heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous en prie, messieurs, évitez l'homme dont il vient d'être question, et que je renie formellement. » Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, elle se rendait malade à chaque esclandre de Macquart ; pendant des nuits entières, elle se demandait ce que ces messieurs devaient penser.

Un soir, le marquis, voyant sur le visage de Félicité des marques accentuées de fatigue, la prit à part pour tenter de la tranquilliser. Il lui dit que les outrances et la présence-même d'Antoine était certes une disgrâce qu'il faudrait un jour traiter mais que le moment n'en était pas venu et qu'il fallait supporter le bonhomme. Il l'engagea à ne pas accorder autant d'importance aux saillies d'Antoine, qui ne pouvait ignorer que cela l'affectait, cela ne pouvant que l'encourager à persister. Félicité l'écouta car elle écoutait toujours le marquis en qui elle avait une confiance filiale. Le marquis revint sur l'épisode qu'il nommait « l'histoire du vieux coquin ». Il souffla à l'oreille de Félicité que pour être insultant, cela n'en était pas moins vrai et que Granoux, tout Granoux qu'il était, n'en était pas moins pour autant un vieux coquin, comme l'étaient d'ailleurs la plupart des hôtes de ce salon. Mais le marquis, cette fois, avait même manqué de finesse. Félicité, qui avait beaucoup de qualités d'intelligence manquait d'humour. Les plans qu'elle échafaudait en accueillant tout ce que Plassans comptait de réactionnaires rances et engraissés étaient pour elle une affaire très sérieuse. Il s'agissait même de toute sa vie. Elle regarda le marquis sans comprendre, l'œil si fixe qu'on l'aurait dit prise d'une crise d'apoplexie. Elle avait l'air d'une morte qui aurait tenu debout. Comprenant sa méprise, le marquis, homme d'esprit, fit une de ces pirouettes qui lui étaient familières. Il ajouta : « Vieux coquin, comme je le suis moi-même. L'important n'est pas là. Granoux qui s'offusque a bien dans sa famille proche un ou deux bâtards et tous ces bourgeois qui se piquent de respectabilité ont des placards où ils rangent soigneusement ce qu'ils ne veulent pas que la société sache. Nous, les aristocrates, avons réglé ces questions depuis des siècles. Nous nous moquons parfaitement de la respectabilité, qui est une guigne que nous laissons bien volontiers aux bourgeois. La respectabilité conduit rapidement à la sottise et l'on a vu des gens aller jusqu'à perdre la vie pour une histoire qui aurait été oublié avant Pâques. Allons petite, fais-moi confiance. Tant que je suis là, Antoine pourra insulter le monde que le monde continuera de venir ici. »
12 août b Quelques mois avant le coup d'État, les Rougon reçurent une lettre anonyme, trois pages d'ignobles injures, au milieu desquelles on les menaçait, si jamais leur parti triomphait, de publier dans un journal l'histoire scandaleuse des anciennes amours d'Adélaïde et du vol dont Pierre s'était rendu coupable, en faisant signer un reçu de cinquante mille francs à sa mère, rendue idiote par la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour Rougon lui-même. Félicité ne put s'empêcher de reprocher à son mari sa honteuse et sale famille ; car les époux ne doutèrent pas un instant que la lettre fut l'œuvre d'Antoine.
« Il faudra, dit Pierre d'un air sombre, nous débarrasser à tout prix de cette canaille. Il est par trop gênant. » Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchait des complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avait d'abord compté sur Aristide, en lisant ses terribles articles de l'Indépendant. Mais le jeune homme, bien qu'aveuglé par ses rages jalouses, n'était point assez sot pour faire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne prit même pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, ce qui le fit traiter de suspect par Antoine ; dans les estaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu'à dire que le journaliste était un agent provocateur.

Bien que méditerranéenne, la société de Plassans en avait perdu certains usages qui veulent que l'honneur soit un bien si précieux qu'on ne le bafoue jamais sans en payer le prix. Nul doute que si l'affaire s'était déroulée à Bastia ou dans la ville d'Ajaccio, les règles que les Corses s'appliquent à eux-mêmes comme ils les appliquent aux autres auraient fait le travail et qu'Antoine aurait eu à répondre de manière catégorique de ses accusations. on ne peut sur l'île accuser quiconque de collaborer avec la gendarmerie ou d'être un mouchard en toute impunité, tout simplement parce que cela ne se dit pas, ou seulement de bouche à oreille dans le secret du maquis. Celui qui est soupçonné de trahison, fut-ce une trahison vénielle, est bientôt retrouvé mort et est vite enterré. Sa mémoire même, ne sera plus jamais évoquée sans gêne et deux générations suffiront à effacer sa mémoire de l'histoire de la famille. Mais celui qui accuse à tort connaît souvent le même sort. Considéré comme un bavard, défaut que les habitants de l'ile détestent parmi tous les défauts, il est vite ostracisé et, s'il persiste, il disparaît un jour sans laisser d'autres traces que les notes qu'il a laissées dans les estaminets. Mais Plassans n'est pas la Corse et laissait Antoine clabauder sans fin dans tous les cafés de la ville. Entouré de fidèles, pochards comme lui, il finissait par croire lui-même à ses récits.
13 août Battu de ce côté, Macquart n'avait plus qu'à sonder les enfants de sa sœur Ursule.
Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistre prophétie de son frère. Les névroses de sa mère s'étaient changées chez elle en une phtisie lente qui l'avait peu à peu consumée. Elle laissait trois enfants : une fille de dix-huit ans, Hélène, mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeune homme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature à peine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme, qu'il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna une année, ne s'occupant plus de ses affaires, perdant l'argent qu'il avait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet où étaient encore accrochées les robes d'Ursule. Son fils aîné, auquel il avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra, à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristide qui venait de quitter la maison.


Aussi éloignés les Rougon et les Macquart pussent-ils être des anciennes traditions familiales, qu'ils en gardaient pourtant quelques-unes et parmi les plus antiques. En accueillant François dans son commerce, il avait renoué, sans le savoir et même malgré lui, avec cette coutume qui veut que l'on préfère travailler avec ses proches qu'avec des étrangers. Il s'agissait bien sûr uniquement d'un intérêt bien compris. En choisissant comme employé un allié, un cousin ou un neveu, fût-il issu d'une demi-sœur, on s'assurait d'avoir sur cet employé d'autres moyens de pression que la loi de l'État. Mais, de la même façon, on se privait de cette même loi, car, s'il était considéré comme plus difficile pour un neveu de voler son oncle mais aussi son patron, il était plus difficile pour ce patron, qui était aussi un oncle, de porter plainte à la gendarmerie contre son employé, qui était aussi son neveu. C'est ainsi que se superposent les lois de la famille et les lois écrites, l'honneur et la crainte.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillit très volontiers son neveu, qu'il savait laborieux et sobre. Il sentait le besoin d'un garçon dévoué qui l'aidât à relever ses affaires. D'ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avait éprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l'argent, et du coup il s'était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussi voulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir une compensation ; il avait dépouillé la mère, il s'évitait tout remords en donnant du travail au fils ; les fripons ont de ces calculs d'honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouva chez son neveu l'aide qu'il cherchait. Si, à cette époque, la maison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçon paisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrière un comptoir d'épicier, entre une jarre d'huile et un paquet de morue sèche. Bien qu'il eût une grande ressemblance physique avec sa mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimant d'instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce. Trois mois après son entrée chez lui, Pierre, continuant son système de compensation, lui donna en mariage Marthe, sa fille cadette, dont il ne savait comment se débarrasser. Les deux jeunes gens s'étaient aimés tout d'un coup, en quelques jours. Une circonstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leur tendresse : ils se ressemblaient étonnamment, d'une ressemblance étroite de frère et de sœur. François, par Ursule, avait le visage d'Adélaïde, l'aïeule. Le cas de Marthe était plus curieux, elle était également tout le portrait d'Adélaïde, bien que Pierre Rougon n'eût aucun trait de sa mère nettement accusé  ; la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pour reparaître chez sa fille, avec plus d'énergie. D'ailleurs, la fraternité des jeunes époux s'arrêtait au visage ; si l'on retrouvait dans François le digne fils du chapelier Mouret, rangé et un peu lourd de sang, Marthe avait l'effarement, le détraquement intérieur de sa grand-mère, dont elle était à distance l'étrange et exacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblance physique et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l'un de l'autre. De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. François resta chez son oncle jusqu'au jour où celui-ci se retira. Pierre voulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s'en tenir sur les chances de fortune que le commerce présentait à Plassans ; il refusa et alla s'établir à Marseille, avec ses quelques économies.

Pour le jeune ménage, et pour François en particulier, s'établir à Marseille devait éloigner le guignon de Félicité, le péché de la naissance de sa défunte mère, l'avarice sans imagination de son oncle. Issu d'une Macquart, il épousait une Rougon, tentant peut-être, sans en avoir la conscience, une réconciliation entre les deux branches nées d'Adélaïde et qui, de par les circonstances que l'on connaît, étaient irréconciliables. C'était de surcroit, une manière assez efficace de narguer son oncle Antoine et de lui signifier ainsi qu'il n'avait aucune considération pour sa personne et n'entendait avoir avec lui aucun commerce. Mais, surtout, il savait confusément que la  concorde des deux sangs ne saurait advenir dans la ville de Plassans, qui ne saurait être à jamais que le théâtre de leur discorde. Marseille aurait pu être pour lui la ville de la tristesse, qui avait vu mourir sa mère et se tuer son père inconsolable. Peu importait. C'était aussi pour lui, la ville de l'amour, de la confiance, de ce brassage incessant qui fait le caractère de la ville. On ne garde pas longtemps à Marseille la mémoire des déconvenues de la vie et on ne fait pas porter aux enfants les errances de leurs parents ou, pire, de leur parentèle. Il semble que depuis leur création, Plassans et Marseille soient opposées en tout et que cette opposition soit le ferment de l'histoire de la France. Marseille la maritime et Plassans la continentale n'ont ni la même vision du monde, ni la même morale. Marseille pardonnera là où Plassans condamnera et Marseille condamnera là où Plassans fermera les yeux. Né marseillais François sentait tout cela, et il savait que s'il retournait dans le quartier de son enfance, il n'y reconnaîtrait rien, que tous les voisins auraient changé et que quelque vieillard resté là peut-être se rappellerait le chapelier et son épouse qui était si gentille sans se souvenir d'aucun drame ni pouvoir dire s'ils étaient morts ou partis s'installer dans une autre ville. Et c'est là un des autres secrets de Marseille que de ne rien vouloir savoir de trop précis sur la vie de ses voisins, que l'on salue, avec qui l'on plaisante sur le temps ou sur la pêche mais que l'on n'interroge jamais davantage. Le précepte du Marseillais, comme celui du Corse est d'en savoir le moins possible sur ceux qui ne sont pas de la famille, afin de ne jamais être tenté d'en dire trop, ni soupçonné ou accusé d'en avoir trop dit.
François et sa jeune femme qui lui ressemblait tant s'établirent cependant dans un autre quartier de Marseille que celui que les Mouret avaient habité.

Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les Rougon ce gros garçon laborieux, qu'il traitait d'avare et de sournois, par une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir le complice qu'il cherchait dans le second fils Mouret, Silvère, un enfant âgé de quinze ans. Lorsqu'on trouva Mouret pendu dans les jupes de sa femme, le petit Silvère n'allait pas même encore à l'école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être, l'emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyant arriver l'enfant ; il n'entendait pas pousser ses compensations jusqu'à nourrir une bouche inutile. Silvère, que Félicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes, comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand-mère, dans une des rares visites qu'elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui et demanda à l'emmener. Pierre fut ravi ; il laissa partir l'enfant, sans même parler d'augmenter la faible pension qu'il servait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

Au travers des brumes qui lui encombraient l'esprit, l'aïeule cherchait elle aussi une réconciliation. Savait-elle qu'elle avait laissé Antoine et Ursule vagabonder et se perdre alors qu'elle aurait dû chérir ces enfants qui étaient les enfants de l'amour. En prenant auprès d'elle le dernier né de ses petits enfants, elle retrouvait le Macquart qu'elle avait aimé, ce conteur infatigable des chemins qui mènent vers l'Italie, cet homme aux mille aventures qui la faisait rire et fondre son cœur. Il lui arrivait encore, dans le secret de sa chambre, de pleurer à son souvenir. Silvère allait concentrer sur lui toute cette attente et toute cette mémoire, qui était une mémoire digne, un alliage de bravoure et de mépris du danger, une mémoire de fidélité et d'amour, une mémoire qui se moquait de ce que disent le voisinage. Silvère allait hériter de tout ce que Macquart avait de noble quand Antoine semblait avoir fait croître en lui tout ce qu'il avait de tordu et de faisandé. C'est ainsi que se forgent certains destins.
14 août Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle n'était plus la maigre et ardente fille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s'était roidie et figée, au fond de sa masure de l'impasse Saint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolument seule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, se nourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à la voir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheurs molles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéressées de ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d'une coiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague, apaisé, d'une indifférence suprême. L'habitude d'un long silence l'avait rendue muette ; l'ombre de sa demeure, la vue continuelle des mêmes objets avaient éteint ses regards et donné à ses yeux une limpidité d'eau de source.
C'était un renoncement absolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l'amoureuse détraquée, une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu'un amollissement des chairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec une brutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjà pour le cercueil, ne s'exhalait plus qu'une senteur fade de feuille sèche. Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s'étaient rongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Ses besoins d'amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire à sa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fille cloîtrée, et sans qu'elle songeât un instant à les contenter. Une vie de honte l'aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée, que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravages lents et secrets, qui modifiaient son organisme.

On croise ainsi dans les villes et les villages des vieux et des vieilles que l'on trouve chenus et usés par l'âge, à qui l'on ne prête ni passion ancienne, ni brûlure amoureuse, ni même aucune histoire qui mériterait d'être racontée, et que l'on regarde passer, avec parfois, seulement, un vague sentiment d'admiration d'avoir su résister au temps et de tenir encore vaillamment ou péniblement debout.
Pourtant, si le voyageur pressé s'arrêtait et parvenait à gagner la confiance du vieillard, retrouvant sous les oripeaux fanés l'humanité brûlante qui continue de l'habiter et que ce vieux, cette vieille fussent pris du désir de raconter, ce voyageur patient trouverait là les plus belles histoires qu'il eût entendues. Il verrait défiler sous ses yeux, d'abord, toute une géographie de collines et de sentiers dessinées d'un carrousel d'odeurs et de couleurs, car, chaque être enferme en lui sa carte du Tendre et ne la dévoile jamais qu'à celui qui sait l'aimer. Puis viendrait les cohortes disparates du temps où le temps continu de l'existence se mêle au temps de l'amour, qui est un temps d'attente strié de brusques accélérations, qui est un temps de l'oubli mélangé de souvenirs. Viendraient enfin des murmures et quelques chansonnettes d'antan, quelques mots oubliés ou jamais entendus. Alors, le voyageur, ému, verrait surgir comme dans les contes de fée de ce corps abîmé, courbé, tordu par la vie, une amoureuse, un amoureux d'éternelle jeunesse et d'éternelle souffrance. Puis, viendrait ensuite dans ce récit le moment douloureux de la séparation. Ce serait une guerre, ce serait une mort précoce, une maladie lente et incurable ou fulgurante et inattendue... Parfois, tristement, ce serait une trahison. Ou bien, ce serait quelque passion secrète, jamais avouée pour un être que la vie ou que le temps auraient pour toujours interdit.
Le voyageur repartirait de cette halte changé pour le reste de son existence, accordant à chaque être qu'il croiserait ensuite la capacité d'aimer et de rejoindre par le récit de son amour la magie universelle de la vie.

Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blême qui paraissait n'avoir plus une goutte de sang, des crises nerveuses passaient, comme des courants électriques, qui la galvanisaient et lui rendaient pour une heure une vie atroce d'intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les yeux ouverts ; puis des hoquets la prenaient, et elle se débattait ; elle avait la force effrayante de ces folles hystériques, qu'on est obligé d'attacher, pour qu'elles ne se brisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses anciennes ardeurs, ces brusques attaques, secouaient d'une façon navrante son pauvre corps endolori. C'était comme toute sa jeunesse de passion chaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire. Quand elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissait si effarée, que les commères du faubourg disaient : « Elle a bu, la vieille folle ! » Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernier rayon pâle qui rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elle avait demandé l'enfant, lasse de solitude, terrifiée par la pensée de mourir seule, dans une crise. Ce bambin qui tournait autour d'elle la rassurait contre la mort.

On ne mesure pas bien encore la force que l'amour peut avoir sur le corps, ni même, celle de l'esprit. Adélaïde n'avait à l'évidence aucune maladie qui affectât l'un de ses organes et elle avait parcouru soixante-quinze années sans jamais ployer sous une fluxion de poitrine ou un emballement cardiaque. Il est possible de croire, au contraire, que son amour inextinguible et ses crises nerveuses répétées la maintenaient vivante et qu'elle traverserait ainsi le siècle comptant le temps par ses catalepsies. Elle menait en outre une vie très saine et le manque de diversité de son alimentation la préservait des excès. Contrairement à ce que clabaudaient les femmes du voisinage, Adélaïde ne buvait pas et n'avait jamais fumé ni prisé. Sa vie depuis la mort de Macquart n'était qu'abstinence et contrition.
Avec Silvère, cependant, elle rencontrait un sentiment nouveau qu'elle ne parvenait pas bien à cerner tant les termes qui pouvaient le nommer demeuraient étrangers à son existence. Il s'agissait certainement, sinon de pureté, qui est un sentiment mêlé de morale, d'innocence, ou du moins d'innocente apparence.

Sans sortir de son mutisme, sans assouplir ses mouvements automatiques, elle se prit pour lui d'une tendresse ineffable.
Roide, muette, elle le regardait jouer pendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérable dont il emplissait la vieille masure. Cette tombe était toute vibrante de bruit, depuis que Silvère la parcourait à califourchon sur un manche à balai, se cognant dans les portes, pleurant et criant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre ; elle s'occupait de lui avec des maladresses adorables ; elle qui avait dans sa jeunesse oublié d'être mère pour être amante, éprouvait les voluptés divines d'une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, à l'habiller, à veiller sans cesse sur sa frêle existence. Ce fut un réveil d'amour, une dernière passion adoucie que le ciel accordait à cette femme toute dévastée par le besoin d'aimer. Touchante agonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres et qui se mourait dans l'affection d'un enfant.
Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes des grand-mères bonnes et grasses ; elle adorait l'orphelin secrètement, avec des pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouver des caresses. Parfois, elle le prenait sur ses genoux, elle le regardait longuement de ses yeux pâles.
Lorsque le petit, effrayé par ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter, elle paraissait confuse de ce qu'elle venait de faire, elle le remettait vite sur le sol sans l'embrasser.
Peut-être lui trouvait-elle une lointaine ressemblance avec le braconnier Macquart.

On ne saura jamais si cette ressemblance qui n'allait cesser de s'affirmer au fil du temps préexistait chez l'enfant avant qu'il eût rejoint sa grand-mère ou si c'était celle-ci qui l'avait induite et suggérée chez le jeune être. C'est un débat que l'on aura longtemps et le camp de ceux qui croient que tous les caractères sont innés affrontera encore pendant des siècles le camp de ceux qui pensent que ces mêmes caractères sont acquis. Bien malin ce qui qui pourrait penser les départager et qui trouveraient les conditions de l'expérience qui servirait de preuve. Il faudrait en effet abolir une donnée essentielle pour parfaire la démonstration : il faudrait abolir le temps. Car le temps fait son ouvrage sans se soucier toujours de ce que font les hommes et grave dans les cœurs ses propres marques. L'être n'est ainsi pas seulement le produit docile de son hérédité, ni celui, passif ou réticent, de son environnement. Ce que le visage hébété de sa grand-mère absorbée par ses souvenirs provoquait chez le petit enfant pouvait tout aussi bien ne pas durer. On a vu ainsi des enfants oublier entièrement des drames atroces qui se s'étaient déroulés devant eux, comme savent le faire les enfants quand ils doivent réprimer, les ravalant, leurs sanglots et leurs peines. Certes, devenu grand et posté aux frontières de l'âge adulte, Silvère se souvenait parfois encore de ces séances inquiétantes où la face blême et presque marmoréenne d'Adélaïde le fixait curieusement. Mais ce qui était frayeur dans son enfance, avec l'âge, était devenu tendresse et le jeune homme se reprochait presqu'alors d'avoir pleuré, pensant qu'un seul sourire eût sauvé sa grand-mère.
15 août Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Par une cajolerie d'enfant, il l'appelait tante Dide, nom qui finit par rester à la vieille femme ; le nom de tante, ainsi employé, est, en Provence, une simple caresse.
L'enfant eut pour sa grand-mère une singulière tendresse mêlée d'une terreur respectueuse. Quand il était tout petit et qu'elle avait une crise nerveuse, il se sauvait en pleurant, épouvanté par la décomposition de son visage ; puis il revenait timidement après l'attaque, prêt à se sauver encore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre. Plus tard, à douze ans, il demeura courageusement, veillant à ce qu'elle ne se blessât pas en tombant de son lit. Il resta des heures à la tenir étroitement entre ses bras pour maîtriser les brusques secousses qui tordaient ses membres. Pendant les intervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa face convulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient, pareilles à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaque mois, cette vieille femme rigide comme un cadavre, et cet enfant penché sur elle, épiant en silence le retour de la vie, prenaient, dans l'ombre de la masure, un étrange caractère de morne épouvante et de bonté navrée.

Silvère savait ainsi intuitivement que la conscience était un état provisoire que l'on pouvait abandonner, puis reprendre. La confrontation avec des troubles de la conscience aussi prononcés dès le plus jeune âge, influe nécessairement sur la manière dont un jeune être aborde la vie. On apprend d'ordinaire aux enfants, et surtout aux garçons, et cela encore davantage dans les campagnes, à ne pas être trop sensibles, allant même parfois jusqu'à leur imposer des épreuves destinées, au moins le croit-on, à les endurcir. C'est qu'il faut bien les préparer à toutes les souffrances du travail, mais aussi à ce qu'ils partent un jour à la guerre. Silvère, grâce à cette observation forcée et répétée de sa grand-mère savait que la sensibilité est une description facile, non d'un état, mais d'un mouvement, d'ailleurs beaucoup mieux traduit par le terme « émotion », qui garde justement la trace de ce déplacement. Il avait aussi compris que sa grand-mère ne souffrait pas de ce que le voisinage se complaisait à nommer « folie », mais qu'elle ne parvenait pas à bien contrôler les mouvements de son âme. Il savait qu'elle était comme ces enfants qui, emportés par le jeu, entièrement pris par une course après une proie imaginaire, mais ô combien désirable, arrivés à proximité d'un mur, ne peuvent plus freiner et s'y cognent violemment sans pouvoir s'arrêter. Il avait dès lors, très jeune, tenté de déterminer, pour les prévenir, ce qui provoquait les crises d'Adélaïde. Il n'avait rien trouvé si ce n'était, justement, qu'elles survenaient après qu'elle l'eût regardé fixement jusqu'à ce que son regard le traverse pour rejoindre ses souvenirs perdus.

Lorsque tante Dide revenait à elle, elle se levait péniblement, rattachait ses jupes, se remettait à vaquer dans le logis, sans même questionner Silvère ; elle ne se souvenait de rien, et l'enfant, par un instinct de prudence, évitait de faire la moindre allusion à la scène qui venait de se passer.
Ce furent surtout ces crises renaissantes qui attachèrent profondément le petit-fils à sa grand-mère. Mais, de même qu'elle l'adorait sans effusions bavardes, il eut pour elle une affection cachée et comme honteuse. Au fond, s'il lui était reconnaissant de l'avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle une créature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu'il fallait plaindre et respecter. Il n'y avait sans doute plus assez d'humanité dans Adélaïde, elle était trop blanche et trop roide pour que Silvère osât se pendre à son cou. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnement d'une tendresse infinie.

Ce qui les liait était du même ordre que ce qui lient derrière les murs d'un couvent ou d'un monastère deux religieuses ou deux moines qui, des années durant, vont chanter ensemble les mêmes psaumes, réciter les mêmes prières, écouter et lire les mêmes textes et accomplir dans le silence des rituels sacrés comme ils accomplissent aussi les gestes quotidiens. Quand l'une va mourir, quand l'autre va mourir, ils ne s'autoriseront peut-être pas de larmes mais redoubleront de prières et s'endormiront plus tard, un jour ou une nuit dans une douceur muette. Ces attachements-là, qui existent aussi entre les frères, entre les sœurs, approche au plus près de la sainteté.

Cet air grave et mélancolique qu'il respira dès son enfance donna à Silvère une âme forte, où s'amassèrent tous les enthousiasmes. Ce fut de bonne heure un petit homme sérieux, réfléchi, qui rechercha l'instruction avec une sorte d'entêtement. Il n'apprit qu'un peu d'orthographe et d'arithmétique à l'école des frères, que les nécessités de son apprentissage lui firent quitter à douze ans. Les premiers éléments lui manquèrent toujours. Mais il lut tous les volumes dépareillés qui lui tombèrent sous la main, et se composa ainsi un étrange bagage ; il avait des données sur une foule de choses, données incomplètes, mal digérées, qu'il ne réussit jamais à classer nettement dans sa tête. Tout petit, il était allé jouer chez un maître charron, un brave homme nommé Vian, dont l'atelier se trouvait au commencement de l'impasse, en face de l'aire Saint-Mittre, où le charron déposait son bois. Il montait sur les roues des carrioles en réparation, il s'amusait à traîner les lourds outils que ses petites mains pouvaient à peine soulever ; une de ses grandes joies était alors d'aider les ouvriers, en maintenant quelque pièce de bois ou en leur apportant les ferrures dont ils avaient besoin. Quand il eut grandi, il entra naturellement en apprentissage chez Vian, qui s'était pris d'amitié pour ce galopin qu'il rencontrait sans cesse dans ses jambes, et qui le demanda à Adélaïde sans vouloir accepter la moindre pension. Silvère accepta avec empressement, voyant déjà le moment où il rendrait à la pauvre tante Dide ce qu'elle avait dépensé pour lui. En peu de temps, il devint un excellent ouvrier. Mais il se sentait des ambitions plus hautes. Ayant aperçu, chez un carrossier de Plassans, une belle calèche neuve, toute luisante de vernis, il s'était dit qu'il construirait un jour des voitures semblables. Cette calèche resta dans son esprit comme un objet d'art rare et unique, comme un idéal vers lequel tendirent ses aspirations d'ouvrier. Les carrioles auxquelles il travaillait chez Vian, ces carrioles qu'il avait soignées amoureusement, lui semblaient maintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenter l'école de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collège qui lui prêta son ancien traité de géométrie. Et il s'enfonça dans l'étude, sans guide, passant des semaines à se creuser la tête pour comprendre les choses les plus simples du monde. Il devint ainsi un de ces ouvriers savants qui savent à peine signer leur nom et qui parlent de l'algèbre comme d'une personne de leur connaissance. Rien ne détraque autant un esprit qu'une pareille instruction, faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le plus souvent, ces miettes de science donnent une idée absolument fausse des hautes vérités, et rendent les pauvres d'esprit insupportables de carrure bête. Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firent qu'accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée sainte de ces choses qu'il n'arrivait pas à toucher de la main, et il vécut dans une profonde et innocente religion des grandes pensées et des grands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours les comprendre.
Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil du temple, à genoux devant des cierges qu'il prenait de loin pour des étoiles.

S'il avait été parisien et né quelques années plus tôt, Silvère eût sans doute été tenté de rejoindre les disciples de Monsieur de Saint-Simon, tant leur doctrine que leur enseignement semblent conçus pour les jeunes esprits de cette trempe. Peut-être eût-il même suivi en orient les proscrits des procès de 1832. Malgré leurs outrances, l'enclos des saint-simoniens était le seul endroit, à Paris, comme dans toute la France et sans doute dans le monde entier, où des ouvriers et des ouvrières côtoyaient et discutaient avec des médecins ou des ingénieurs polytechniciens. Le comte de Saint-Simon, fût-il d'ascendance noble et de la famille du mémorialiste qui vécut au temps de Louis IV, n'était au commencement, ni philosophe, ni théologien. C'est très certainement en observant le travail manuel qu'il en conclut qu'il fallait abolir les privilèges de naissance. Silvère, de la même façon, constatant son habileté dans le maniement des outils et sa capacité à travailler le bois aussi bien que le fer, en était venu à penser qu'il pourrait s'élever, non pas pour changer de condition et devenir rentier, mais pour faire un travail qui le satisferait. L'idée selon laquelle le travail devait permettre de s'accomplir, était encore, en ce milieu de siècle, une idée neuve. Jusqu'alors, le travail était le travail, plus ou moins dur et plus ou moins payé, mais il n'était ni question de l'aimer ni de ne pas l'aimer. Silvère se serait vite reconnu dans l'ambition première du saint-simonisme, qui était « d'améliorer le sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »
Mais, en ce basculement du siècle, la maison de Ménilmontant était désertée des disciples de Saint-Simon depuis près d'une vingtaine d'années. Silvère était aussi trop jeune pour s'embaucher avec eux en Égypte, au service du Pacha, aux fins de construire un barrage sur le Nil tout en rêvant à un canal qui joindrait la Mer Rouge à la mer Méditerranée avec Monsieur de Lesseps. En revanche, il avait l'âge de rejoindre les rescapés de cette aventure utopique dans le désert algérien. Il aurait alors pu aider Warnier et Carette dans leur entreprise de dessiner la carte des tribus algériennes et se serait très certainement engagé contre la conquête coloniale. On ne saura cependant jamais si Silvère aurait rejoint Thomas Ismaÿl Urbain, converti à l'Islam, et qui voulait défendre les droits des populations arabes contre les envahisseurs français.
L'époque, partout dans le monde, ne manquait pas d'occasions de s'engager à défendre des causes justes tant l'avènement du règne de la machine faisait trembler et s'effriter les fondations de l'ordre ancestral imposé par le travail de la terre, des saisons, par le recommencement immuable des semailles et des moissons, de la pluie et du gel, du soleil et du vent. Le monde bruissait alors, de la vieille Europe aux terres australes, de désirs de libertés nouvelles et d'émancipation.
Sans guide,  Silvère accumulait les connaissances et les rangeait dans le théâtre de sa mémoire dont il avait fabriqué lui-même les gradins et la nomenclature. Eût-on pu visualiser le fatras qu'il avait accumulé que l'on eût pensé à un manuscrit ancien dont des parties entières ont été usées et effacées par le temps. Mais des rencontres fortuites qu'il suscitait naissait, dru, son goût pour l'universel.
16 août La masure de l'impasse Saint-Mittre se composait d'abord d'une grande salle sur laquelle s'ouvrait directement la porte de la rue ; cette salle, dont le sol était pavé et qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger, avait pour uniques meubles des chaises de paille, une table posée sur des tréteaux et un vieux coffre qu'Adélaïde avait transformé en canapé, en étalant sur le couvercle un lambeau d'étoffe de laine ; dans une encoignure, à gauche d'une vaste cheminée, se trouvait une Sainte Vierge en plâtre, entourée de fleurs artificielles, la bonne mère traditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu dévotes qu'elles soient. Un couloir menait de la salle à la petite cour, située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits. À gauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroite pièce meublée d'un lit en fer et d'une chaise ; à droite, dans une pièce plus étroite encore, où il y avait juste la place d'un lit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer tout un système de planches, montant jusqu'au plafond, pour garder auprès de lui ses chers volumes dépareillés, achetés sou à sou dans la boutique d'un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, il accrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelque crise prenait sa grand-mère, il n'avait, au premier râle, qu'un saut à faire pour être auprès d'elle.
La vie du jeune homme resta celle de l'enfant. Ce fut dans ce coin perdu qu'il fit tenir toute son existence. Il éprouvait les répugnances de son père pour les cabarets et les flâneries du dimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales, Il préférait lire, se casser la tête à quelque problème bien simple de géométrie.

Ce type d'éducation agit le plus souvent par la forme de l'accumulation ou celle de la superposition plutôt que par celles de l'association et de l'extrapolation. Silvère pensait ainsi fermement que s'il pouvait lire tous les livres écrits depuis le commencement des livres, sinon depuis le commencement des temps, il aurait en sa possession tout le savoir élaboré par l'humanité. Ainsi, éprouvait-il les plus grandes difficultés à passer d'un traité de philosophie à un manuel d'algèbre, ne voyant pas comment il pourrait aisément assembler ces deux matières dans un esprit passablement encombré. C'est ce que fait que les meilleurs maîtres ne son pas ceux qui donnent à lire et à réciter des litanies apprises par cœur, mais bien ceux qui, à partir de connaissances éparses tracent entre elles, pour leurs élèves, les lignes et les chemins qui les assemblent. Ils utilisent d'ailleurs toutes les possibilités qui leur son offertes, jusqu'à celles que seule la rêverie permet. Ils emmènent aussi leurs élèves en dehors de la classe pour observer le monde et acquérir ainsi une des capacités qui leur sera parmi les plus utiles dans leur vie : la déduction. Car, savoir n'est rien si l'on ne peut déduire. Les plus habiles de ces maîtres ont aussi des techniques qui permettent d'amener les esprits qui leur sont confiés à développer leur intuition. On n'a pas encore une connaissance parfait de ce qu'est l'intuition qui, pourtant, semble ne pas faire défaut à nombre d'animaux. Il s'agit sans doute de capter et d'assembler de multiples indices pour émettre diverses hypothèses et parmi celles-ci en choisir une et la suivre. Le bon joueur d'échecs est celui qui est maître en déductions. Mais, le maître des échecs ajoute assurément à la déduction beaucoup d'intuition. Silvère avait de bonnes dispositions, mais il lui manquait un maître.

Depuis que tante Dide le chargeait des petites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle vivait étrangère même à sa famille. Parfois, le jeune homme songeait à cet abandon ; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deux pas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme si elle fut morte ; alors il l'aimait davantage, il l'aimait pour lui et pour les autres. S'il avait, par moments, vaguement conscience que tante Dide expiait d'anciennes fautes, il pensait : « Je suis né pour lui pardonner. » Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idées républicaines s'exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fond de son taudis, lisait et relisait un volume de Rousseau, qu'il avait découvert chez le fripier voisin, au milieu de vieilles serrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu'au matin. Dans le rêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté, d'égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruit sonore et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux. Aussi, quand il apprit que la République venait d'être proclamée en France, crut-il que tout le monde allait vivre dans une béatitude céleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin que les autres ouvriers, ses aspirations ne s'arrêtaient pas au pain de chaque jour ; mais ses naïvetés profondes, son ignorance complète des hommes, le maintenaient en plein rêve théorique, au milieu d'un Éden où régnait l'éternelle justice. Son paradis fut longtemps un lieu de délices dans lequel il s'oublia. Quand il crut s'apercevoir que tout n'allait pas pour le mieux dans la meilleure des républiques, il éprouva une douleur immense ; il fit un autre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, même par la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts du peuple excita en lui une indignation vengeresse.
D'une douceur d'enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n'aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue, dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé d'enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes ; il lui fallait un gouvernement idéal d'entière justice et d'entière liberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à le jeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait une terrible besogne, s'il parvenait à l'exaspérer convenablement. Ce calcul ne manquait pas d'une certaine finesse.

Silvère avait pourtant passé beaucoup de temps à apprendre par cœur le début du Contrat  social  de Jean-Jacques Rousseau mais il aurait dû méditer davantage sur la première phrase qui dit beaucoup sur le pouvoir des hommes sur les hommes : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclaves qu'eux. » Si le jeune homme avait eu un maître, celui-ci aurait pu l'avertir des risques qu'il y a, en politique comme dans les affaires amicales ou familiales, à vouloir faire malgré le bonheur des hommes malgré eux. La Révolution française, avec la Terreur a fourni en cela des exemples que Rousseau ne pouvait pas connaître. En matière de libération des peuples, l'épopée napoléonienne a démontré les risques que représente la guerre étrangère comme instrument d'une libération des peuples, fût-ce pour leur épargner le joug d'un tyran. Mais Silvère ne retenait vraiment que la première partie de la phrase et nourrissait des désirs violents de libération. Il avait pourtant longuement médité sur le commencement du livre III qui traite du Gouvernement en général : « J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif. » Rousseau savait peut-être qu'il ne suffit pas d'être attentif pour comprendre et qu'il faut aussi le vouloir et y consentir.
Silvère ne comprenait pas tout de Rousseau, ni d'ailleurs des autres auteurs auxquels il s'abreuvait. Il se consolait parfois en relisant la dernière phrase de ce même Contrat social : « Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue : j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi. » Il y avait pourtant un autre membre de sa famille qui, contrairement à Macquart qui savait à peine lire son nom, avait lu le livre de Rousseau. Il s'agissait bien sûr du Docteur Pascal qui avait fait sienne cette dernière phrase et, par la déduction et par l'intuition, comme par la volonté farouche de ne rien faire peser de lui-m^me sur aucun de ses semblables, s'appliquait à observer et à raisonner passionnément sur tout ce qui l'entourait. Le docteur Pascal eût été un bon maître pour Silvère, mais, malheureusement, il ne s'intéressait pas à l'édification et à l'instruction des jeunes âmes et il visitait peu sa grand-mère, vexé très certainement, de ne pouvoir la guérir de ses crises nerveuses. Alors, il laissa Silvère fréquenter son oncle Macquart, au risque de voir ce dernier frelaté toutes les puretés que l'âme de Silvère pouvait receler.
17 août Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichant une admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès le début, il faillit tout compromettre : il avait une façon intéressée de considérer le triomphe de la République, comme une ère d'heureuse fainéantise et de mangeailles sans fin, qui froissa les aspirations purement morales de son neveu. Il comprit qu'il faisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange, dans une enfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme une preuve suffisante de civisme. Bientôt, l'oncle et le neveu se virent deux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, où le sort du pays était carrément décidé, Antoine essaya de persuader le jeune homme que le salon des Rougon était le principal obstacle au bonheur de la France.
Mais, de nouveau, il fit fausse route en appelant sa mère « vieille coquine » devant Silvère. Il alla jusqu'à lui raconter les anciens scandales de la pauvre vieille. Le jeune homme, rouge de honte, l'écouta sans l'interrompre. Il ne lui demandait pas ces choses, il fut navré d'une pareille confidence, qui le blessait dans ses tendresses respectueuses pour tante Dide. À partir de ce jour, il entoura sa grand-mère de plus de soins, il eut pour elle de bons sourires et de bons regards de pardon. D'ailleurs, Macquart s'était aperçu qu'il avait commis une bêtise, et il s'efforçait d'utiliser les tendresses de Silvère en accusant les Rougon de l'isolement et de la pauvreté d'Adélaïde. À l'entendre, lui avait toujours été le meilleur des fils, mais son frère s'était conduit d'une façon ignoble ; il avait dépouillé sa mère, et aujourd'hui qu'elle n'avait plus le sou, il rougissait d'elle. C'était, sur ce sujet, des bavardages sans fin. Silvère s'indignait contre l'oncle Pierre, au grand contentement de l'oncle Antoine.

Le mauvais charpentier sait fausser une solive droite et Antoine pensait bien parvenir à fausser le jeune esprit qui se confiait à lui. L'opposition entre ces deux êtres était cependant totale et se situait à cet endroit mystérieux que l'on nomme habituellement  « idéal ». Il est courant de croire que tous ceux qui prêchent pour l'égalité des droits et le partage des richesses sont mus par cette notion abstraite et ardente qui les rattache à ce que l'humanité a de plus précieux et qui prend tour à tour le nom « d'altruisme » ou de « désintéressement ». C'est faire peu de cas de tous ceux qui ont enfoui dans les tréfonds de leurs âmes salies ces doux noms. Leur lutte pour l'égalité et le partage prend un tout autre tour où la rapine et l'espoir d'un profit immédiat et facile n'est jamais très loin, à l'affût de toute situation qui leur serait favorable. Tel était Antoine Macquart qui voulait être riche à la place des riches mais s'accommodait très bien de la pauvreté qu'il côtoyait jusque dans sa propre maison, affamant sa femme et ses enfants pour aller faire le gandin dans les cafés de la ville. Silvère, lui, ne voulait pas devenir riche. Il n'avait même pas idée de ce que cela pouvait bien signifier. Il servait des dieux lares qui se nommaient « courage », « travail », « effort », « volonté »... Ces dieux formaient dans son âme encore verte une cohorte entière. Mais il les maintenait dans le secret de sa chambre et de ses livres et se gardait bien de les lancer à la face de ses interlocuteurs. Il n'était pas de ceux, prosélytes invétérés, qui promènent en permanence leurs valeurs et leurs croyances en bandoulière et qui les imposent à chacun, au moindre propos, dans la conversation. Silvère était un doux, un tendre, de ceux que les évangiles célèbrent dans les béatitudes. Il avait dès lors l'étoffe du martyr.

À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes se reproduisaient. Il arrivait, le soir, pendant le dîner de la famille Macquart. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terre en grognant. Il triait les morceaux de lard, et suivait des yeux le plat, lorsqu'il passait aux mains de Jean et de Gervaise.
« Tu vois, Silvère, disait-il avec une rage sourde qu'il cachait mal sous un air d'indifférence ironique, encore des pommes de terre, toujours des pommes de terre ! Nous ne mangeons plus que de ça. La viande, c'est pour les riches. Il devient impossible de joindre les deux bouts, avec des enfants qui ont un appétit de tous les diables. » Gervaise et Jean baissaient le nez dans leur assiette, n'osant plus se couper du pain. Silvère, vivant au ciel dans son rêve, ne se rendait nullement compte de la situation.
Il prononçait d'une voix tranquille ces paroles grosses d'orage :
« Mais, mon oncle, vous devriez travailler.
– Ah ! oui, ricanait Macquart touché au vif de sa plaie, tu veux que je travaille, n'est-ce pas ? pour que ces gueux de riches spéculent encore sur moi. Je gagnerais peut-être vingt sous à m'exterminer le tempérament. Ça vaut bien la peine !
– On gagne ce qu'on peut, répondait le jeune homme.
Vingt sous, c'est vingt sous, et ça aide dans une maison…
D'ailleurs, vous êtes un ancien soldat, pourquoi ne cherchez-vous pas un emploi ? » Fine intervenait alors, avec une étourderie dont elle se repentait bientôt.
« C'est ce que je lui répète tous les jours, disait-elle. Ainsi l'inspecteur du marché a besoin d'un aide ; je lui ai parlé de mon mari, il paraît bien disposé pour nous… » Macquart l'interrompait en la foudroyant d'un regard.
« Eh ! tais-toi, grondait-il avec une colère contenue. Ces femmes ne savent pas ce qu'elles disent ! On ne voudrait pas de moi. On connaît trop bien mes opinions. » À chaque place qu'on lui offrait, il entrait ainsi dans une irritation profonde. Il ne cessait cependant de demander des emplois, quitte à refuser ceux qu'on lui trouvait, en alléguant les plus singulières raisons. Quand on le poussait sur ce point, il devenait terrible.
Si Jean, après le dîner, prenait un journal :
« Tu ferais mieux d'aller te coucher. Demain tu te lèveras tard, et ce sera encore une journée de perdue… Dire que ce galopin-là a rapporté huit francs de moins la semaine dernière ! Mais j'ai prié son patron de ne plus lui remettre son argent. Je le toucherai moi-même. » Jean allait se coucher, pour ne pas entendre les récriminations de son père. Il sympathisait peu avec Silvère ; la politique l'ennuyait, et il trouvait que son cousin était « toqué ».

Antoine, ancien conscrit, pouvait bénéficier d'un de ces emplois qui leur étaient réservés dans l'administration et, plus précisément, une de ces fonctions de petite police qui abondent dans les villes et les campagnes. Ils ont tous pour ancêtres communs les gardes-champêtres établis en France dès le haut Moyen Âge et qui avaient pour tâche de garder les chasses et les moissons. Tous ceux qui, en France, se nomment « Messier » ont un ancêtre qui s'est posté en haut d'une colline, chaque été et pendant tout l'été, pour surveiller les champs de son maître, puis, une fois la moisson faite, vérifier que le droit de glanage n'était pas enfreint.
Il y avait cependant peu de temps que les soldats de l'Empire avaient gagné le droit d'obtenir ce type d'emplois, tel celui d'inspecteur de marché que Joséphine suggérait à son mari. Les grognards, après 1815, avaient d'abord été mal considérés, voire poursuivis pendant ce qu'il est convenu d'appeler la Terreur blanche. Puis, peu à peu, mais non sans bataille, ils acquirent ces droits à mesure que les besoins de police se faisaient sentir. On leur donna en 1829 la police de la pêche, celle du chemin de fer en 1845. En 1851, il y avait tant de gardes de toute sorte que l'on n'imaginait pas comment encore en ajouter. On y parvint cependant tant on a dans ce pays la capacité à superposer entre elles les fonctions de contrôle.
Antoine, en refusant de solliciter un emploi de garde ou d'inspecteur, sans le savoir, épargnait beaucoup à ses concitoyens. Eût-il exercé un pouvoir, fût-il le plus minime d'entre les pouvoirs qu'il en eût abusé. Les villes et les campagnes connaissaient toutes ces gardes autoritaires qui ne refusaient jamais, quand personne ne les voyait, de fermer les yeux contre une pièce, un faisan fraîchement tué ou tout autre avantage. La multiplication des gardes avait aussi accru la corruption et installé des potentats locaux qui faisaient la loi dans les campagnes. Il n'était pas rare d'en retrouver un, parfois, tué d'un coup de carabine au détour d'un chemin creux. La maréchaussée enquêtait et, curieusement, ne trouvait que très rarement le coupable. C'était que la population, et parfois les gendarmes eux-mêmes, n'étaient pas si mécontents d'être enfin débarrassés d'un garde qui les saignait à la moindre occasion. Antoine avait toutes les dispositions pour être l'un de ceux-ci. Mais il eût fallu pour cela qu'il arpentât les collines, et ce, par tous les temps, or cette seule perspective le plongeait dans une lassitude infinie. Pris entre son père et son cousin, le jeune Jean, qui était tout aussi courageux que Silvère sans connaître ses exaltations, et sans aucun goût pour la dialectique, ne pouvait que se détourner de toute idée de réforme de la société. Ce n'était pas qu'il fût conservateur, monarchiste ou bonapartiste. Il était de ceux qui, nombreux, considèrent que la forme du régime, quelle qu'elle soit, est une contrainte aussi naturelle que la pluie et le gel et qu'il n'y pouvait rien.
18 août Lorsqu'il ne restait plus que les femmes, si par malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi la table :
« Ah ! les fainéantes ! criait Macquart. Est-ce qu'il n'y a rien à raccommoder ici. Nous sommes tous en loques…
Écoute, Gervaise, j'ai passé chez ta maîtresse, où j'en ai appris de belles. Tu es une coureuse et une propre à rien. » Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d'être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d'elle, éprouvait un malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de son oncle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant une bouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousine sans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d'un rire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petite figure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoires qui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite, il la regardait parfois à la dérobée, avec l'étonnement craintif d'un collégien mis en face d'une fille.

Gervaise à cet âge était assez étrange pour susciter chez les hommes des sentiments mêlés de désir et de répulsion. Son physique bancal, sa pilosité généreuse qu'elle avait héritée de sa mère ainsi que la pâleur de son teint impressionnaient défavorablement ceux qui la rencontraient. Elle compensait tout cela par un air enjoué, une parole déliée et une force physique qui laissait les garçons pantois. Il n'était donc pas entièrement faux de déclarer que Gervaise était une coureuse et elle n'avait pas encore quinze ans qu'elle n'était plus jeune fille. En ce temps-là, dans les campagnes et dans les faubourgs, il n'était pas rare que les filles fautent dès qu'elles étaient nubiles. Les parents les surveillaient cependant car, sinon, le curé de la paroisse leur faisait les gros yeux, mais surtout parce que la faute, réelle ou supposée, rendait plus difficile la perspective de pouvoir les marier. Bien sûr, ce que les familles redoutaient le plus arrivait très souvent et les jeunes imprudentes se trouvaient enceintes. La famille se serrait, maugréant contre cette bouche supplémentaire à nourrir. Parfois on régularisait. Parfois, on ne le pouvait pas. 

Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaient les yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assis sur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C'était l'heure où le vieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Il avait des emportements superbes contre ces messieurs de la ville neuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir par le pauvre monde. Les lambeaux d'idées communistes qu'il avait pris le matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux en passant par sa bouche. Il parlait d'une époque prochaine où personne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pour les Rougon ses haines les plus féroces. Il n'arrivait pas à digérer les pommes de terre qu'il avait mangées.

Certains esprits semblent être nés pour corrompre jusqu'aux idées les plus nobles. Le moteur de cette corruption est le plus souvent quelque rancune, quelque ressentiment. Pour Antoine Macquart, son envie de revanche le portait vers les Rougon et toutes ses autres haines en découlaient. Pour d'autres, la rancune vient d'un physique ingrat, ou d'une intelligence bornée qui font que, ne comprenant pas ses erreurs, l'aigri y voit un coup du sort ou, pire, la malveillance de ses voisins. Il suffit parfois d'une maison qui se construit en face de la sienne et qui lui enlève quelques minutes de soleil le matin pour qu'une guerre s'enflamme et dure parfois des générations. La rancune est un sentiment méchant dans le cœur des hommes. Heureux sont ceux qui en sont épargnés.

« J'ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetait ce matin un poulet à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleurs d'héritage !
– Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon oncle Pierre a été bon pour vous, à votre retour du service. N'a-t-il pas dépensé une forte somme pour vous habiller et vous loger ?
– Une forte somme ! hurlait Macquart exaspéré. Ta grand-mère est folle !… Ce sont ces brigands qui ont fait courir ces bruits-là, afin de me fermer la bouche. Je n'ai rien reçu. » Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mari qu'il avait eu deux cents francs, plus un vêtement complet et une année de loyer. Antoine lui criait de se taire, il continuait avec une furie croissante :
« Deux cents francs ! la belle affaire ! c'est mon dû que je veux, c'est dix mille francs. Ah ! oui, parlons du bouge où ils m'ont jeté comme un chien, et de la vieille redingote que Pierre m'a donnée, parce qu'il n'osait plus la mettre, tant elle était sale et trouée ! » Il mentait ; mais personne, devant sa colère, ne protestait plus. Puis, se tournait vers Silvère :
« Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre ! ajoutait-il.
Ils ont dépouillé ta mère, et la brave femme ne serait pas morte, si elle avait eu de quoi se soigner.
– Non, vous n'êtes pas juste, mon oncle, disait le jeune homme, ma mère n'est pas morte faute de soins, et je sais que jamais mon père n'aurait accepté un sou de la famille de sa femme.
– Baste ! laisse-moi tranquille ! Ton père aurait pris l'argent tout comme un autre. Nous avons été dévalisés indignement, nous devons rentrer dans notre bien. » Et Macquart recommençait pour la centième fois l'histoire des cinquante mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée de toutes les variantes dont il l'enjolivait, l'écoutait avec quelque impatience.
« Si tu étais un homme, disait Antoine en finissant, tu viendrais un jour avec moi, et nous ferions un beau vacarme chez les Rougon. Nous ne sortirions pas sans qu'on nous donnât de l'argent. » Mais Silvère devenait grave et répondait d'une voix nette :
« Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis pour eux ! Je ne veux pas de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, ce n'est pas à nous qu'il appartient de frapper notre famille.
Ils ont mal agi, ils seront terriblement punis un jour.
– Ah ! quel grand innocent ! criait l'oncle. Quand nous serons les plus forts, tu verras si je ne fais pas mes petites affaires moi-même. Le bon Dieu s'occupe bien de nous ! La sale famille, la sale famille que la nôtre ! Je crèverais de faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau de pain sec. » Lorsque Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Il montrait à nu les blessures saignantes de son envie. Il voyait rouge, dès qu'il venait à songer que lui seul n'avait pas eu de chance dans la famille, et qu'il mangeait des pommes de terre, quand les autres avaient de la viande à discrétion.

Le sort de la France, son avenir proche et lointain, valaient pour Antoine Macquart la somme de dix-mille francs, somme à laquelle il aurait fallu ajouter les intérêts légitimes et retrancher, augmentée aussi des intérêts, la somme de deux-cents francs. Le régime tout entier, avec le Parlement, l'économie du pays et sa diplomatie, ne valaient pas plus que ça. De ces dix-mille francs procédait l'opinion politique de monsieur Macquart. La chose peut paraître scandaleuse. Pour autant, Macquart n'était ni ne sera le dernier à raisonner de la sorte. Il y a en embuscade derrière les idées et les engagements politiques de beaucoup de citoyens des monstres qui peuvent parfois se laisser séduire pour moins de dix-mille francs. Qu'il advienne que la France soit occupée par la soldatesque étrangère et l'on verra, soyons-en certains, pour quelques œufs, pour du fromage et pour un peu de beurre, certaines personnes que l'on pense aujourd'hui respectables vendre le sentiment patriotique qu'ils portent en bandoulière, et même pour moins que cela. D'autres ou bien les mêmes iront jusqu'à vendre leurs voisins. On pense d'ordinaire que le courage s'oppose à la trahison et qu'il suffirait en conséquence d'être courageux pour ne jamais trahir. C'est bien mal connaître l'âme humaine qui ne se satisfait jamais d'oppositions aussi simplistes. On peut courageusement trahir et demeurer fidèle par crainte ou par faiblesse. Cela vaut en politique comme cela vaut tout autant dans les affaires matrimoniales. Antoine Macquart n'était ni faible ni courageux. On n'aurait même pas pu affirmer qu'il aimait l'argent. Il ne l'aimait d'ailleurs pas. Ce qu'il voulait et ce qu'il aimait, c'était son argent, c'est à dire celui des Rougon et pour cet argent-là, il n'y avait chez lui ni courage ni faiblesse, ni fidélité ni trahison possibles, il n'y avait que la fin qui valait tous les moyens, dussent-ils entraîner mort humaine.
Silvère était à l'opposé de son oncle Antoine, comme il était à l'opposé de son oncle et de sa tante Rougon; Il n'y avait aucune possibilité que Silvère trahît. Les ressorts de son âme qui rendaient la trahison impossible ne sont pas simples à démonter. Ce n'était pas son instruction. On a vu des savants se trahir eux-mêmes et trahir les siens. Ce n'était pas son éducation. On ne lui en avait pas donné et le peu qu'il avait, il se l'était donnée lui-même. Ce n'était pas sa capacité à raisonner. On a vu certains tuer parce que cela leur semblait logique. Il y avait autre chose, que les chrétiens nomment la grâce et que d'autres religions ou d'autres civilisations doivent nommer autrement. Il semblait bien que ce fût la nature qui l'avait fait ainsi, croyant parfaitement ce à quoi il croyait et n'étant pas capable, en aucune manière, d'y déroger. C'était précisément pour ces raisons que son oncle Macquart lui reprochait sa naïveté. Car, un naïf, est d'abord quelqu'un qui croit, ce qu'il voit et ce qu'on lui dit. Venez-en à le tromper et qu'il s'en aperçoive, le naïf se révélera pour ce qu'il est, un croyant bafoué. Il faut croire à moitié à ses idées pour être capable de les trahir. Celui qui ne laisse aucun espace entre ses idées et sa conscience ne pourra consentir à la trahison car celle-ci ne saurait entrer dans son système de croyance. Quel ces croyances soient généreuses et cela fabrique des héros. Qu'elles soient malfaisantes et cela fabrique des monstres et des bourreaux.
19 août Tous ses parents, jusqu'à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d'eux.
« Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraient crever comme un chien. »
Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille, disait parfois timidement :
« Pourtant, papa, mon cousin Pascal a été bon pour nous, l'année dernière, quand tu étais malade.
– Il t'a soigné sans jamais demander un sou, reprenait Fine, venant au secours de sa fille, et souvent il m'a glissé des pièces de cinq francs pour te faire du bouillon.
– Lui ! il m'aurait fait crever, si je n'avais pas eu une bonne constitution ! s'exclamait Macquart. Taisez-vous, bêtes ! Vous vous laisseriez entortiller comme des enfants.
Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai malade, je vous prie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n'étais déjà pas si tranquille que ça, de me sentir entre ses mains.
C'est un médecin de quatre sous, il n'a pas une personne comme il faut dans sa clientèle. »

Ainsi, les raisons qui faisaient que Pascal soignait Macquart sans le faire payer étaient les mêmes qui faisaient que ce même Macquart le méprisait. S'il avait eu véritablement l'esprit républicain, ce dernier aurait pu s'enorgueillir d'avoir un cousin qui était le médecin des pauvres et des déshérités. Mais la forme de dérèglement mental qui avait pris Macquart, et que l'on retrouve chez beaucoup d'individus, faisait au contraire que le dévouement du docteur Pascal pour les pauvres était perçu comme le signe d'une honte indélébile. Être soigné gracieusement par un médecin qui soignerait les riches aurait à l'évidence un prix plus grand que de l'être par un médecin qui soigne les pauvres. Ce sont d'ailleurs les jugements de cette sorte qui font que deux objets identiques valent ou ne valent pas le même prix selon à qui ils appartiennent ou à qui ils ont appartenu. On regarde ainsi avec attendrissement la cuillère de bois que le roi a touchée, quand on n'y prête aucune attention quand elle se trouve dans les mains de la servante. De la même façon, l'Église a inventé les reliques et les reliquaires, qui ne contiennent que quelques bouts d'os plus ou moins authentifiés, et qui, sur la foi de l'Église, sont sans prix, de par le Saint ou la Sainte dont ils seraient la trace ultime.

Puis Macquart, une fois lancé, ne s'arrêtait plus.
« C'est comme cette petite vipère d'Aristide, disait-il, c'est un faux frère, un traître. Est-ce que tu te laisses prendre à ses articles de l'Indépendant, toi, Silvère ? Tu serais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français, ses articles. J'ai toujours dit que ce républicain de contrebande s'entendait avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verras comme il retournera sa veste… Et son frère, l'illustre Eugène, ce gros bêta dont les Rougon font tant d'embarras ! Est-ce qu'ils n'ont pas le toupet de prétendre qu'il a à Paris une belle position ! Je la connais, moi, sa position. Il est employé à la rue de Jérusalem ; c'est un mouchard…
– Qui vous l'a dit ! ? Vous n'en savez rien », interrompait Silvère, dont l'esprit droit finissait par être blessé des accusations mensongères de son oncle.
« Ah ! je n'en sais rien ? Tu crois cela ? Je te dis que c'est un mouchard… Tu te feras tondre comme un agneau, avec ta bienveillance. Tu n'es pas un homme. Je ne veux pas dire du mal de ton frère François ; mais, à ta place, je serais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à ton égard ; il gagne de l'argent gros comme lui, à Marseille, et il ne t'enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pour tes menus plaisirs. Si tu tombes un jour dans la misère, je ne te conseille pas de t'adresser à lui.
– Je n'ai besoin de personne, répondait le jeune homme d'une voix fière et légèrement altérée. Mon travail nous suffit à moi et à tante Dide. Vous êtes cruel, mon oncle.
– Moi je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t'ouvrir les yeux. Notre famille est une sale famille ; c'est triste, mais c'est comme ça.

Parmi tous les mensonges à la file que proférait Macquart, cette dernière parole avait le mérite de ne pas être entièrement fausse. La famille des Rougon-Macquart était bien une sale famille, mais ce qu'il ne disait pas, et ce qu'il ne voyait sans doute pas, c'était qu'il en était un des éléments les plus sales, et qui s'adressait de surcroît à l'un des éléments les plus purs. L'adage populaire veut que l'on regarde d'abord la poutre qui est dans son œil avant d'aller gourmander son voisin pour la paille qui est dans le sien. Macquart, comme beaucoup de ses semblables, sur la poutre dans son œil, était entièrement aveugle. Ce n'est pas très étonnant, car, d'ailleurs, la sagesse populaire, sans le dire vraiment, laisse entendre que, justement, une poutre dans un œil rend celui-ci aveugle.
En alignant toute sa famille contre un mur imaginaire, Macquart révélait cependant sa grande solitude. Il avait beau être entouré de sa femme et de ses deux enfants, boire des petits verres avec  tous les pochards de la ville et, dans le faubourg, être salué par les passants, il était seul. Il n'était plus possible de distinguer si sa solitude le rendait méchant ou si c'était sa méchanceté qui l'esseulait. Silvère aussi, d'une autre façon, était seul, mais d'une solitude choisie et désirée. Silvère ne rêvait pour lui-même d'aucune forme de tribune et s'il se voyait au combat, ce n'était jamais en tête de la colonne, mais bien dans les rangs, au milieu de ses camarades. Son dévouement pour sa grand-mère abandonnée de toute la famille se faisait sans ostentation aucune et il ne pensait pas à se gratifier lui-même des commentaires élogieux des commères à son passage qui, depuis sa petite enfance, disaient de lui qu'il était un brave garçon. Mais Macquart continuait.

« Il n'y a pas jusqu'au petit Maxime, le fils d'Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me tire la langue quand il me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et ce sera bien fait. Va, tu as beau dire, tous ces gens là ne méritent pas leur chance ; mais ça se passe toujours ainsi dans les familles : les bons pâtissent et les mauvais font fortune. » Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisance devant son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il aurait voulu remonter dans son rêve. Dès qu'il donnait des signes trop vifs d'impatience, Antoine employait les grands moyens pour l'exaspérer contre leurs parents.
« Défends-les ! défends-les ! disait-il en paraissant se calmer. Moi, en somme, je me suis arrangé de façon à ne plus avoir affaire à eux. Ce que je t'en dis, c'est par tendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique traite vraiment d'une façon révoltante.
– Ce sont des misérables ! murmurait Silvère.
– Oh ! tu ne sais rien, tu n'entends rien, toi. Il n'y a pas d'injures que les Rougon ne disent contre la brave femme.
Aristide a défendu à son fils de jamais la saluer. Félicité parle de la faire enfermer dans une maison de folles. » Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquement son oncle.
« Assez, criait-il, je ne veux pas en savoir davantage. Il faudra que tout cela finisse.
– Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieux coquin en faisant le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu ne dois pas ignorer, à moins que tu ne veuilles jouer le rôle d'un imbécile. » Macquart, tout en s'efforçant de jeter Silvère sur les Rougon, goûtait une joie exquise à mettre des larmes de douleur dans les yeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres, parce qu'il était excellent ouvrier et qu'il ne buvait jamais. Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensonges atroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon ; il jouissait alors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regards navrés, avec la volupté d'un esprit méchant qui calcule ses coups et qui a touché sa victime au bon endroit.

Macquart retrouvait dans l'émotion du jeune homme celle qu'il avait provoquée chez son défunt père lorsqu'il avait grossièrement évoqué devant lui la mort de sa femme. Silvère avait hérité de cette forme de pureté qui fait que l'on ne peut supporter de voir ceux que l'on chérit mis en cause, diffamés ou même seulement critiqués. Sa réaction, dès lors, était sans ambiguïté : il fallait que ceux qui clabaudaient sur sa grand-mère et qui, de la même façon, lui manquaient de respect, fussent punis et punis durement. Mais Silvère, fidèle à ses idéaux, laissait le soin de cette punition à d'autres. Il n'échafaudait aucun plan contre les infâmes qui, selon Macquart, torturaient sa chère tante Dide ; il sentait seulement son cœur qui lui faisait de la peine ; ses joues rosissaient ; son pouls s'accélérait ; tout son être frémissait et ce frémissement était un frémissement d'amour. À une autre époque, Silvère aurait pu devenir un Saint. Il se serait forgé, sans la conduite de quiconque, une solide foi en la Révélation. Il aurait, avec intransigeance, défendu, seul contre tous, ses frères chrétiens contre toutes les adversités. Il serait très probablement mort dans une prison ou sur le bûcher. Il avait en lui cet alliage de force et de tendresse que l'on retrouve chez les grands personnages de notre histoire. Il était un lointain petit frère de Jeanne d'Arc, la Pucelle. Les voix qu'il avait entendues n'étaient pas celles de l'archange, mais celles que l'ont trouve dans les livres des philosophes de l'Encyclopédie. Silvère avait l'étoffe d'un Saint laïc. Ce qui distingue et sépare le Saint en religion du Saint en République, est en fait peu de choses. Ils croient tous deux en la dignité de l'homme et en la nécessité absolue de défendre cette dignité contre tout et contre tous et ce, jusqu'à la mort. Pour le reste, l'un va croire en la résurrection quand l'autre n'y croira pas, si ce n'est en la résurrection, à chaque génération et à chaque époque, du sentiment collectif de la résurrection des droits humains, c'est à dire dans le rétablissement de leur état premier.
Macquart quant à lui, ne croyait en rien, ni en Dieu, ni en la République, ni en lui-même, ni en sa famille. Il croyait seulement qu'il était injuste, s'il y avait un Dieu, de ne pas être Dieu, et s'il y avait une République de ne pas en être le maître.

Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait la politique.
« On m'a assuré, disait-il en baissant la voix, que les Rougon préparent un mauvais coup.
– Un mauvais coup ? interrogeait Silvère devenu attentif.
– Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tous les bons citoyens de la ville et les jeter en prison. » Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait des détails précis : il parlait de listes dressées, il nommait les personnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quelle façon, à quelle heure et dans quelles circonstances s'exécuterait le complot. Peu à peu, Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la République.
« Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire à l'impuissance, s'ils continuent à trahir le pays. Et que comptent-ils faire des citoyens qu'ils arrêteront ?
– Ce qu'ils comptent en faire ! répondait Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons. » Et comme le jeune homme, stupide d'horreur, le regardait sans pouvoir trouver une parole :
« Et ce ne sera pas les premiers qu'on y assassinera, continuait-il. Tu n'as qu'à aller rôder le soir, derrière le palais de justice, tu y entendras des coups de feu et des gémissements.
– O les infâmes ! » murmurait Silvère.

Des images sanglantes, insoutenables, parcouraient l'esprit du jeune homme. Il se figurait les corps parcourus de spasmes comme l'étaient les animaux que l'on tuait sur le marché. Il entendait des cris, de ces cris si caractéristiques de la mort. Peu à peu, ils se voyait parmi eux, faisant face bravement et bombant la poitrine au moment de la salve et, au dernier moment, juste avant que son esprit ne s'embrume et que le voile de la mort imaginaire ne s'abattît sur ses yeux, il voyait s'avancer sa bonne vieille tante Dide, qui se penchait sur lui comme elle se penchait sur son petit lit d'enfant. La vieille pleurait, gémissait, suppliait et Silvère, les larmes aux yeux, dans un hoquet, revenait à lui et regardait Macquart, narquois devant son trouble.
« Où étais-tu garçon, lui disait-il ? Craindrais-tu donc ton oncle et sa clique ? Ils ne pourront rien contre quelques hommes déterminés et épris de la liberté. Reste à savoir si tu veux te faire égorger et attendre que la troupe vienne te chercher ou si tu veux prendre les devants et les attaquer avant qu'ils ne soient prêts ! »
Tout cela n'était bien sûr que rodomontades car, Macquart n'avait aucun plan et n'était le chef d'aucun parti. Il aurait été bien incapable de s'enrôler dans un comité de Salut public, en fût-il le chef. En effet, à ses multiples défauts, Macquart ajoutait celui de n'avoir aucun courage physique. Plusieurs fois, dans un café, la conversation s'étant échauffée et alors qu'il devait faire face à un ouvrier aviné qui voulait en découdre, il battit en retraite prétextant quelque indisposition qui l'empêchait de rosser ce malotru. Personne n'était dupe et on en riait même.
20 août Alors, l'oncle et le neveu se lançaient dans la haute politique. Fine et Gervaise, en les voyant aux prises, allaient se coucher doucement, sans qu'ils s'en aperçussent. Jusqu'à minuit, les deux hommes restaient ainsi à commenter les nouvelles de Paris, à parler de la lutte prochaine et inévitable. Macquart déblatérait amèrement contre les hommes de son parti ; Silvère rêvait tout haut, et pour lui seul, son rêve de liberté idéale. Étranges entretiens, pendant lesquels l'oncle se versait un nombre incalculable de petits verres, et dont le neveu sortait gris d'enthousiasme. Antoine ne put cependant jamais obtenir du jeune républicain un calcul perfide, un plan de guerre contre les Rougon ; il eut beau le pousser, il n'entendit sortir de sa bouche que des appels à la justice éternelle, qui tôt ou tard punirait les méchants.
Le généreux enfant parlait bien avec fièvre de prendre les armes et de massacrer les ennemis de la République ; mais, dès que ces ennemis sortaient du rêve et se personnifiaient dans son oncle Pierre ou dans toute autre personne de sa connaissance, il comptait sur le ciel pour lui éviter l'horreur du sang versé. Il est à croire qu'il aurait même cessé de fréquenter Macquart, dont les fureurs jalouses lui causaient une sorte de malaise, s'il n'avait goûté la joie de parler librement chez lui de sa chère République. Toutefois, son oncle eut sur sa destinée une influence décisive ; il irrita ses nerfs par ses continuelles diatribes ; il acheva de lui faire souhaiter âprement la lutte armée, la conquête violente du bonheur universel.
Comme Silvère atteignait sa seizième année, Macquart le fit initier à la société secrète des Montagnards, cette association puissante qui couvrait tout le Midi. Dès ce moment, le jeune républicain couva des yeux la carabine du contrebandier, qu'Adélaïde avait accrochée sur le manteau de la cheminée. Une nuit, pendant que sa grand-mère dormait, il la nettoya, la remit en état. Puis il la replaça à son clou et attendit. Et il se berçait dans ses rêveries d'illuminé, il bâtissait des épopées gigantesques, voyant en plein idéal des luttes homériques, des sortes de tournois chevaleresques, dont les défenseurs de la liberté sortaient vainqueurs, et acclamés par le monde entier.

La République de Silvère était la République d'un enfant qui invente des batailles dans un fossé où les herbes deviennent des forêts, les cailloux des rochers et les fourmis des monstres qui crachent du feu. Mais cette république, chevaleresque et généreuse envers la veuve et l'orphelin, était aussi remplie d'amour et de commisération. Dans le cœur des plus vieux républicains qui chantent en cadence de vieux chants épris de liberté, il y a encore trace de ce cœur d'enfant qui bat la chamade en pensant aux droits de l'humanité. Quand les couplets de la Marseillaise résonnent le long du défilé, les sillons que le sang impur de l'ennemi va abreuver, ce sont les sillons des champs de bataille de la liberté contre la tyrannie, mais ce sont aussi les sillons tracés à la pointe du bâton dans le fossé boueux en face de la maison. Les enfants s'inventent des jeux et certains, une fois devenus adultes, perpétuent ces jeux avec le même sérieux et la même fougue que quand ils étaient enfants. Car, les jeux guerriers des enfants n'ont rien de véritablement amusant, et l'on a vu des bandes de garnements se précipiter les unes contre les autres pour se livrer des batailles qui parfois peuvent mal tourner. Le jeu des enfants est ce qu'il y a au monde de plus sérieux et il n'est pas bon d'en douter.
À sa façon, Macquart poursuivait aussi ses jeux d'enfants, mais les siens étaient faits de coups bas, de traitrises et de plaintes feintes quand un adulte arrivait. Il était adulte comme il était enfant devant la masure de l'impasse Saint-Mittre ou dans l'enclos des Fouque quand il existait encore : fourbe et lâche. Il n'y avait que son père, avant sa mort, qui pouvait le ramener à la raison. En sa présence, c'était un autre enfant. Mais le père Macquart était rarement là et quand il l'était, il se souciait peu de l'éducation d'Antoine. Quelle éducation avait-il eu lui-même ? Le père Macquart ne parlait jamais de son enfance et parlait d'ailleurs peu de lui. Il était encore de cette époque où les êtres taisaient à ce point ce qui leur arrivait qu'ils finissaient par n'avoir pas assez de mots pour le raconter quand ils le devaient. Les campagnes napoléoniennes avaient changé cela. Les grognards, à leur retour, avaient dû raconter les pays traversés et leurs batailles. Les hommes sur leurs faits de guerre s'étaient alors faits bavards.
21 août
Macquart, malgré l'inutilité de ses efforts, ne se découragea pas. Il se dit qu'il suffirait seul à étrangler les Rougon, s'il pouvait jamais les tenir dans un petit coin. Ses rages de fainéant envieux et affamé s'accrurent encore, à la suite d'accidents successifs qui l'obligèrent à se remettre au travail. Vers les premiers jours de l'année 1850, Fine mourut presque subitement d'une fluxion de poitrine, qu'elle avait prise en allant laver un soir le linge de la famille à la Viorne, et en le rapportant mouillé sur son dos ; elle était rentrée trempée d'eau et de sueur, écrasée par ce fardeau qui pesait un poids énorme, et ne s'était plus relevée. Cette mort consterna Macquart. Son revenu le plus assuré lui échappait. Quand il vendit, au bout de quelques jours, le chaudron dans lequel sa femme faisait bouillir ses châtaignes et le chevalet qui lui servait à rempailler ses vieilles chaises, il accusa grossièrement le bon Dieu de lui avoir pris la défunte, cette forte commère dont il avait eu honte et dont il sentait à cette heure tout le prix. Il se rabattit sur le gain de ses enfants avec plus d'avidité. Mais, un mois plus tard, Gervaise, lasse de ses continuelles exigences, s'en alla avec ses deux enfants et Lantier, dont la mère était morte. Les amants se réfugièrent à Paris. Antoine, atterré, s'emporta ignoblement contre sa fille, en lui souhaitant de crever à l'hôpital, comme ses pareilles. Ce débordement d'injures n'améliora pas sa situation qui, décidément, devenait mauvaise. Jean suivit bientôt l'exemple de sa sœur. Il attendit un jour de paie et s'arrangea de façon à toucher lui-même son argent. Il dit en partant à un de ses amis, qui le répéta à Antoine, qu'il ne voulait plus nourrir son fainéant de père, et que si ce dernier s'avisait de le faire ramener par les gendarmes, il était décidé à ne plus toucher une scie ni un rabot.

La preuve était ainsi faite que le ciment véritable de la famille était Joséphine Gavaudan, dite Fine. C'est autour de sa tombe que la famille s'était trouvée réunie pour la dernière fois. C'était une tombe pauvre dans le plus mauvais quartier du cimetière nouveau de Plassans car, même dans la mort, les classes sociales gardent leur rang. Jean avait trouvé un de ses compagnons graveur de pierre pour écrire le nom de sa mère sur sa tombe. Il avait souhaité que ce soit bien le nom de Gavaudan qui fut gravé sur la tombe. Ses enfants ne savaient rien, ou presque, de la famille de leur mère. Gavaudan évoquait bien sûr le pays de la Margeride, au nord-ouest de Plassans, terre aride aux légendes tenaces où les monstres côtoient les géants. Peu, alors se souvenaient de l'affaire de la bête du  Gévaudan qui, près d'un siècle plus tôt, avait empli les gazettes de toute la France et même du monde entier. Un jour, pourtant, un importun qu'elle avait rossé lui avait lancé qu'elle était peut-être cette bête revenue sur la terre. Mais son surnom de Fine avait suffi pour satisfaire ceux qui y allaient de leur quolibet, tant la finesse ne semblait  pas la qualité première du physique de la jeune femme.
Devant la tombe aux abords encore fraîchement retournés, Gervaise et Jean avaient pleuré. Macquart s'était contenté d'un grommellement à travers lequel ses enfants avaient bien entendu que, même après sa mort, il s'en prenait à elle, lui reprochant de l'avoir abandonné pour ne plus lui rapporter ses maigres gains. C'est cette scène qui avait fini de scandaliser ses enfants qui, dès leur retour du cimetière, commencèrent à imaginer comment abandonner à son sort ce triste personnage avec lequel ils n'auraient auparavant jamais laissé seule leur mère. Jean fut le dernier à partir.

Le lendemain, lorsque Antoine l'eut cherché inutilement et qu'il se trouva seul, sans un sou, dans le logement où, pendant vingt ans, il s'était fait grassement entretenir, il entra dans une rage atroce, donnant des coups de pied aux meubles, hurlant les imprécations les plus monstrueuses.
Puis il s'affaissa, il se mit à traîner les pieds, à geindre comme un convalescent. La crainte d'avoir à gagner son pain le rendait positivement malade. Quand Silvère vint le voir, il se plaignit avec des larmes de l'ingratitude des enfants. N'avait-il pas toujours été un bon père ? Jean et Gervaise étaient des monstres qui le récompensaient bien mal de tout ce qu'il avait fait pour eux. Maintenant, ils l'abandonnaient, parce qu'il était vieux et qu'ils ne pouvaient plus rien tirer de lui.
« Mais, mon oncle, dit Silvère, vous êtes encore d'un âge à travailler. » Macquart, toussant, se courbant, hocha lugubrement la tête, comme pour dire qu'il ne résisterait pas longtemps à la moindre fatigue. Au moment où son neveu allait se retirer, il lui emprunta dix francs. Il vécut un mois, en portant un à un chez le fripier les vieux effets de ses enfants et en vendant également peu à peu tous les menus objets du ménage.
Bientôt il n'eut plus qu'une table, une chaise, son lit et les vêtements qu'il portait. Il finit même par troquer la couchette de noyer contre un simple lit de sangle. Quand il fut à bout de ressources, pleurant de rage, avec la pâleur farouche d'un homme qui se résigne au suicide, il alla chercher le paquet d'osier oublié dans un coin depuis un quart de siècle. En le prenant, il parut soulever une montagne. Et il se remit à tresser des corbeilles et des paniers, accusant le genre humain de son abandon. Ce fut alors surtout qu'il parla de partager avec les riches. Il se montra terrible. Il incendiait de ses discours l'estaminet, où ses regards furibonds lui assuraient un crédit illimité. D'ailleurs, il ne travaillait que lorsqu'il n'avait pu soutirer une pièce de cent sous à Silvère ou à un camarade. Il ne fut plus « monsieur » Macquart, cet ouvrier rasé et endimanché tous les jours, qui jouait au bourgeois ; il redevint le grand diable malpropre qui avait spéculé jadis sur ses haillons. Maintenant qu'il se trouvait presque à chaque marché pour vendre ses corbeilles, Félicité n'osait plus aller à la halle. Il lui fit une fois une scène atroce. Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Il jurait, en proférant d'effroyables menaces, de se faire justice lui-même, puisque les riches s'entendaient pour le forcer au travail.

Macquart avait bien sûr espéré que Silvère remplacerait ses enfants par solidarité républicaine et qu'il l'entretiendrait. Silvère, malgré les sous-entendus grossiers de son oncle n'en fit rien. Certes, ce que le jeune homme gagnait suffisait à peine à lui permettre de nourrir sa grand-mère et de subsister lui-même. C'était la raison principal de son refus, car, Silvère ne se permettait en aucune façon de juger le comportement de son oncle. Il avait admis, avec le temps, que Macquart était à ce point déchu par le sort que lui avait fait Pierre Rougon qu'il méritait, quels que fût son comportement, sa compassion. En cela, Macquart avait gagné. Mais il avait aussi perdu. Quiconque en effet se serait ému de voir cet homme vieillissant, veuf, abandonné de ses enfants, s'enfoncer dans la déchéance et le dénuement. Pour Silvère, cette descente dans l'enfer de la pauvreté n'était que la confirmation des fables de son oncle. Il aurait craint, en le secourant, de le faire mentir.
Cependant, l'aversion de Macquart pour le travail était en elle-même une curiosité, et cette curiosité eût suffi à démentir, si cela avait été nécessaire, la sincérité de ses opinions républicaines. En effet, les ouvriers avaient été, à Paris comme dans toute la France, ceux qui avaient fait naître la République après l'Empire et la Restauration, et ces ouvriers n'avaient pour unique fierté sociale que leur travail. C'est cette valeur qui soutenait les jeunes enfants envoyés tôt vers les plus durs des labeurs et c'est par cette valeur que leurs parents supportaient de les y voir souffrir. Mais Macquart, lui, ne voulait pas d'une République des travailleurs, mais bien d'une République de rentiers et de nantis. Pour lui, la République véritable eût servi à chaque homme  une rente suffisante pour se vêtir, manger, et surtout boire, et ce, sans travailler. Il n'échafaudait aucune théorie économique pour expliquer comment la production eut été assurée. Il s'en moquait. La pensée politique de Macquart naissait et finissait dans sa lutte fratricide avec les Rougon. L'autre raison pour laquelle Silvère ne secourait pas davantage son oncle était qu'il eût dû pour cela gagner plus d'argent. Ce n'était pas qu'il rechignât au travail, mais il ne voulait pas abandonner ses livres et ses problèmes d'arithmétique. Or, pour gagner davantage il eût fallu consentir à prendre plus de tâches. En somme, pour le travail comme pour toutes les autres choses de sa vie, hormis ses sentiments républicains, Silvère faisait preuve de tempérance. Il n'y avait que l'injustice qui pouvait le faire sortir de son calme et exciter sa sagesse.
22 août Dans ces dispositions d'esprit, il accueillit le coup d'État avec la joie chaude et bruyante d'un chien qui flaire la curée. Les quelques libéraux honorables de la ville n'ayant pu s'entendre et se tenant à l'écart, il se trouva naturellement un des agents les plus en vue de l'insurrection. Les ouvriers, malgré l'opinion déplorable qu'ils avaient fini par avoir de ce paresseux, devaient le prendre à l'occasion comme un drapeau de ralliement. Mais les premiers jours, la ville restant paisible, Macquart crut ses plans déjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement des campagnes qu'il se remit à espérer. Pour rien au monde, il n'aurait quitté Plassans ; aussi inventa-t-il un prétexte pour ne pas suivre les ouvriers qui allèrent, le dimanche matin, rejoindre la bande insurrectionnelle de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx. Le soir du même jour, il était avec quelques fidèles dans un estaminet borgne du vieux quartier, lorsqu'un camarade accourut les prévenir que les insurgés se trouvaient à quelques kilomètres de Plassans. Cette nouvelle venait d'être apportée par une estafette qui avait réussi à pénétrer dans la ville, et qui était chargée d'en faire ouvrir les portes à la colonne, Il y eut une explosion de triomphe.
Macquart surtout parut délirer d'enthousiasme. L'arrivée imprévue des insurgés lui sembla une attention délicate de la Providence à son égard. Et ses mains tremblaient à la pensée qu'il tiendrait bientôt les Rougon à la gorge.

Macquart n'avait aucun respect véritable pour les insurgés. Il voyait en eux une bande de gueux qu'il conviendrait de remettre au travail dès que son pouvoir sur la ville serait assuré. Ici encore, la chose est plus courante qu'on le croit habituellement et parmi ceux qui sollicitent les suffrages du peuple, ils sont nombreux ceux qui, en vérité, le méprisent sinon le haïssent. C'est ce qui explique, d'ailleurs, en grande partie, que les promesses s'envolent une fois le pouvoir gagné. C'est ce qui explique aussi que le pouvoir n'est jamais vraiment partagé. Méprisant le peuple, les dirigeants, fussent-ils dans leurs discours les Républicains les plus farouches,  ne sauraient lui confier une parcelle de ce précieux pouvoir . On a vu ainsi des conversions rapides d'ouvriers qui, portés vers  la Chambre, sont rapidement devenus des bourgeois pontifiants. Si un jour n régime se réclame du peuple et par le peuple, nul doute qu'en une ou deux générations, il ne produise une oligarchie nouvelle, sans doute pire que celle qu'il aura renversée.
Les historiens expliqueront certainement les événements politiques  de ce mois de décembre 1851, autrement que par la haine indéfectible qu'un bâtard nourrissait pour le fils légitime de sa mère.  Mais  la grande histoire abrite de multiples  histoires qui, pour infimes qu'elles soient, nourrissent le flot de ce qui restera dans les livres. La haine de Macquart nourrissait l'insurrection de Plassans.
23 août Cependant, Antoine et ses amis sortirent en hâte du café.
Tous les républicains qui n'avaient pas encore quitté la ville se trouvèrent bientôt réunis sur le cours Sauvaire. C'était cette bande que Rougon avait aperçue en courant se cacher chez sa mère. Lorsque la bande fut arrivée à la hauteur de la rue de la Banne, Macquart, qui s'était mis à la queue, fit rester en arrière quatre de ses compagnons, grands gaillards de peu de cervelle qu'il dominait de tous ses bavardages de café. Il leur persuada aisément qu'il fallait arrêter sur-le-champ les ennemis de la République, si l'on voulait éviter les plus grands malheurs. La vérité était qu'il craignait de voir Pierre lui échapper, au milieu du trouble que l'entrée des insurgés allait causer. Les quatre grands gaillards le suivirent avec une docilité exemplaire et vinrent heurter violemment à la porte des Rougon. Dans cette circonstance critique, Félicité fut admirable de courage. Elle descendit ouvrir la porte de la rue.

S'il ne s'était pas agi d'une insurrection civile à la suite d'un coup d'État, mais d'une occupation étrangère à la suite d'une défaite militaire, Macquart, sans aucun doute, aurait aidé l'ennemi à traquer ceux qui auraient voulu lui résister, réglant au passage quelque compte sordide. C'est que les périodes troublées révèlent comme par le grossissement d'une loupe la véritable nature des personnes. S'agissant de Macquart, rien ne se révélait, tant ses bavardages incessants le rendaient en tout point prévisible. C'était là sa faiblesse pour devenir un conspirateur de talent. Mais il y en a, tout aussi sales que lui, qui, en de pareilles circonstances se taisent. Ceux-là sont les plus dangereux.
Félicité, quant à elle, était à l'opposé de Macquart. Elle n'avait jamais un mot de trop et taisait entièrement ses desseins. Ce silence forcé, mêlé à des appétits féroces, avait marqué son visage, en creusant les rides profondément. Elle avait ainsi ce qu'il est convenu d'appeler un visage expressif, qui, pour autant, n'exprimait que l'envie.

« Nous voulons monter chez toi, lui dit brutalement Macquart.
– C'est bien, messieurs, montez », répondit-elle avec une politesse ironique, en feignant de ne pas reconnaître son beau-frère.
En haut, Macquart lui ordonna d'aller chercher son mari.
« Mon mari n'est pas ici, dit-elle de plus en plus calme, il est en voyage pour ses affaires ; il a pris la diligence de Marseille, ce soir à six heures. »
Antoine, à cette déclaration faite d'une voix nette, eut un geste de rage. Il entra violemment dans le salon, passa dans la chambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière les rideaux et sous les meubles. Les quatre grands gaillards l'aidaient. Pendant un quart d'heure, ils fouillèrent l'appartement. Félicité s'était paisiblement assise sur le canapé du salon et s'occupait à renouer les cordons de ses jupes, comme une personne qui vient d'être surprise dans son sommeil, et qui n'a pas eu le temps de se vêtir convenablement.
« C'est pourtant vrai, il s'est sauvé, le lâche ! » bégaya Macquart en revenant dans le salon.

Félicité avait le calme de ceux qui avaient prévu ce qui allait se passer et qui en éprouvent, en conséquence, de la satisfaction qui éteignent leurs émotions et, particulièrement, la peur qu'ils pourraient ressentir. Car, quoi qu'il en fût, la situation n'était à ce moment pas à l'avantage de Félicité seule avec un pochard qui la haïssait, flanqué de quatre colosses qui étaient plus habitués à assommer les bêtes de leurs poings qu'à faire la conversation. D'ailleurs, les raisons pour lesquelles ces hommes frustres, qui savaient à peine ce qu'était la République , s'étaient enrôles dans l'insurrection pouvait semblé mystérieuses. Mais, pour eux, l'Empire, c'était le régime de conscription et le temps de guerres incessantes avec toute l'Europe. On leur avait raconté, très tôt, comment des familles avaient été ruinées, conduites à la mendicité, parce que tous les hommes en âge de travailler avaient tiré le mauvais numéro. On leur avait raconté aussi comment les hommes des familles pauvres étaient contraints de se vendre pour faire subsister leur famille en remplaçant quelque bourgeois sous les drapeaux. Ils pensaient, naïfs, que la République, c'était la paix. Macquart, lui, ne craignait plus l'armée. Il avait fait son temps.

Il continua pourtant de regarder autour de lui d'un air soupçonneux. Il avait le pressentiment que Pierre ne pouvait avoir abandonné la partie au moment décisif. Il s'approcha de Félicité qui bâillait.
« Indique-nous l'endroit où ton mari est caché, lui dit-il, et je te promets qu'il ne lui sera fait aucun mal.
– Je vous ai dit la vérité, répondit-elle avec impatience.
Je ne puis pourtant pas vous livrer mon mari, puisqu'il n'est pas ici. Vous avez regardé partout, n'est-ce pas ? Laissez-moi tranquille maintenant. » Macquart, exaspéré par son sang-froid, allait certainement la battre, lorsqu'un bruit sourd monta de la rue. C'était la colonne des insurgés qui s'engageait dans la rue de la Banne.
Il dut quitter le salon jaune, après avoir montré le poing à sa belle-sœur, en la traitant de vieille gueuse et en la menaçant de revenir bientôt. Au bas de l'escalier, il prit à part un des hommes qui l'avait accompagné, un terrassier nommé Cassoute, le plus épais des quatre, et lui ordonna de s'asseoir sur la première marche et de n'en pas bouger jusqu'à nouvel ordre.
« Tu viendrais m'avertir, lui dit-il, si tu voyais rentrer la canaille d'en haut. » L'homme s'assit pesamment. Quand il fut sur le trottoir, Macquart, levant les yeux, aperçut Félicité accoudée à une fenêtre du salon jaune et regardant curieusement le défilé des insurgés, comme s'il se fut agi d'un régiment traversant la ville, musique en tête. Cette dernière preuve de tranquillité parfaite l'irrita au point qu'il fut tenté de remonter pour jeter la vieille femme dans la rue. Il suivit la colonne en murmurant d'une voix sourde :
« Oui, oui, regarde-nous passer. Nous verrons si demain tu te mettras à ton balcon. »

Macquart avait la manie des imprécations. Il en usait contre tout et tous, objets, animaux et personnes. Les objets étaient ses destinataires privilégiés. Comme il était souvent gris, il se cognait abondamment et cela provoquait des bordées d'injures, si bien que si ses meubles avaient pu faire comme ses enfants, on aurait vu tables, chaises et lit, et jusqu'au seau d'aisance, s'enfuir et faire une colonne plus courte mais tout aussi volontaire que la colonne des insurgés. À bien y réfléchir, c'est une manie curieuse que d'insulter les objets comme s'ils étaient des personnes. C'est une forme d'entraînement qui laisse parfois pantois celui qui, ayant déversé ses injures sur une personne la voit répondre tout aussi vertement. C'est qu'il est si habitué à malmener sa table, qui est toujours sur son chemin et qui, elle, quoi qu'elle endure, ne lui répond jamais. Dans les cas les plus prononcés, cette manie d'injurier tout l'entourage peut conduire à la démence et chacun a croisé, un jour, un homme et une femme grommelant dans la rue et injuriant contre les nuages. Dans les cas les plus aigus, seul l'enfermement peut constituer un remède. Macquart n'en était pas encore à ce stade, mais, l'alcool aidant, on pouvait, en 1851, considérer qu'il avait des dispositions.
Félicité regarda tout le défilé des insurgés. Mais, ce que Macquart avait pris pour de la tranquillité n'en était pas. Félicité était figée et perplexe. C'est qu'elle savait, mieux que quiconque si ce n'était le marquis de Carnavant, que les forces réactionnaires dont le salon jaune constituait le centre de commandement, étaient d'une faiblesse insigne et constatait donc que si les insurgés s'y prenaient bien et étaient assez hardis et bien commandés, ils occuperaient Plassans sans grande difficulté.
24 août Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville par la porte de Rome. Ce furent les ouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirent cette porte à deux battants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n'arracha les clefs que par la force. Cet homme, très jaloux de ses fonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui ne laissait entrer qu'une personne à la fois, après l'avoir longuement regardée au visage ; il murmurait qu'il était déshonoré.

Le pauvre homme n'était pas déshonoré mais percevait vaguement que son existence même de gardien de la porte de Rome, et sans doute celle de la porte elle-même, étaient compromises par cet incident. On ne pouvait certes rien lui reprocher, mais il avait suffi qu'il se passât quelque chose pour que la porte fût ouverte. On pouvait donc en conclure qu'il ne gardait la porte que lorsqu'il ne se passait rien.De fait, peu de temps après, on supprima les portes ainsi que le gardien.

À la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans, guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu'elle sentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés de bourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent, avec une prudente lenteur, les rues de Rome et de la Banne ; à chaque carrefour, ils craignaient d'être accueillis à coups de fusil, bien qu'ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la ville semblait morte ; à peine entendait-on aux fenêtres des exclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulement s'ouvrirent ; quelque vieux rentier se montrait, en chemise, une bougie à la main, se penchant pour mieux voir ; puis, dès que le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissait traîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermait précipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparition diabolique.

Ils étaient encore beaucoup à Plassans à redouter la couleur rouge, bien qu'associée au bleu et au blanc du drapeau de la République française et certains auraient bien vu qu'on la fît disparaître. En 1848, Lamartine lui-même avait dû convaincre la foule des insurgés de ranger leurs drapeaux rouges. Lamartine avait alors fait appel au sentiment patriotique des Parisiens en exaltant le drapeau tricolore : « C'est le drapeau de la France, c'est le drapeau de nos armées victorieuses, c'est le drapeau de nos triomphes qu'il faut relever devant l'Europe. La France et le drapeau tricolore, c'est une même pensée, un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos ennemis ! » Le stratagème était grossier mais le lyrisme du poète, alors ministre des affaires étrangères, avait calmé la foule. Il est curieux de voir comment une foule que l'on harangue avec talent peut tourner casaque et défendre en un instant ce qu'elle abhorrait l'instant précédent.

Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui osèrent s'engager dans les ruelles du vieux quartier, et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l'Hôtel-de-Ville, qu'une rue courte et large relie entre elles. Les deux places, plantées d'arbres maigres, se trouvaient vivement éclairées par la lune. Le bâtiment de l'hôtel de ville, fraîchement restauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d'une blancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait en minces lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguait nettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, le commandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, et d'autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Les trois mille républicains, qui emplissaient les deux places, s'arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d'une poussée.

Les balcons des hôtels de ville et des préfectures n'ont pour fonction véritable que de pouvoir s'adresser à la foule rassemblée à leur pied, que cette foule soit en liesse et en colère. D'ordinaire, la personnalité qui se tient sur le balcon paraît en majesté et se rengorge de voir toutes les têtes tournée vers elle. Le comble du pouvoir est, bien sûr, de pouvoir paraître au balcon tout en restant assis. C'est l'apanage des rois et les dynasties régnantes ne s'en privent d'ailleurs pas. Mais, cette nuit-là, à Plassans, les édiles, les fonctionnaires et les notables semblaient assiégés par les républicains massés  sur la place de l'hôtel de ville. Le balcon, symbole de puissance, semblait fragile et très étroit, frêle esquif sur la houle du peuple épris de liberté, d'égalité et de fraternité. Tout était à craindre, surtout que le maire, Monsieur Garçonnet, n'avait pas l'éloquence ni la force de conviction d'un Lamartine.

L'arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait l'autorité à l'improviste. Avant de se rendre à la mairie, le commandant Sicardot avait pris le temps d'aller endosser son uniforme. Il fallut ensuite courir éveiller le maire. Quand le gardien de la porte de Rome, laissé libre par les insurgés, vint annoncer que les scélérats étaient dans la ville, le commandant n'avait encore réuni à grand-peine qu'une vingtaine de gardes nationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine, ne purent même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâte pour délibérer. Cinq minutes plus tard, un roulement sourd et continu annonçait l'approche de la colonne.

Plus une foule est silencieuse, plus le bruit qu'elle fait est assourdissant. La Marseillaise avait cessé, sans que l'ordre en eût été donné, comme si les insurgés ne voulaient pas réveiller la ville. C'est qu'ils avaient beau être braves, ils n'en craignaient pas moins le feu de la troupe. Ils ne savaient pas que les autorités municipales étaient si mal informées, ou si insouciantes, qu'elles n'avaient même pas pu rassembler la troupe nécessaire pour protéger l'hôtel de ville et la sous-préfecture. Quelques tambours, qui avaient fait leurs classes dans les armées napoléoniennes frappaient sur des casseroles avec des baguettes de fortune. L'ensemble était plus effrayant que ne l'aurait été un régiment constitué.

M. Garçonnet, par haine de la République, aurait vivement souhaité de se défendre. Mais c'était un homme prudent qui comprit l'inutilité de la lutte, en ne voyant autour de lui que quelques hommes pâles et à peine éveillés. La délibération ne fut pas longue. Seul Sicardot s'entêta ; il voulait se battre, il prétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois mille canailles à la raison. M. Garçonnet haussa les épaules et déclara que l'unique parti à prendre était de capituler d'une façon honorable. Comme les brouhahas de la foule croissaient, il se rendit sur le balcon, où toutes les personnes présentes le suivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noire et frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient au clair de lune.

Les insurgés se turent car, après tout, le maire était le représentant de la République, et il était ceint de l'écharpe tricolore, l'insigne républicain. S'en se donner le mot, ils convinrent que s'il voulait parler, ils devaient l'écouter. Peu des hommes rassemblés connaissaient M. Garçonnet et l'avaient même vu une seule fois. Les hommes des bourgs avoisinants n'avaient aucune raison d'être d'avoir été un jour mis en sa présence. En outre, beaucoup avaient une idée assez vague des prérogatives que pouvaient posséder un maire d'une ville comme Plassans. Heureusement, les chefs des sociétés secrètes, et, au premier rang d'entre-elles, les Montagnards, veillaient et savaient ce qui devait être dit et fait en pareille circonstance.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » cria le maire d'une voix forte.
Alors, un homme en paletot, un propriétaire de la Palud, s'avança.
« Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions de M. Garçonnet. Évitez une lutte fratricide.
– Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Je proteste au nom de la loi. » Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameurs assourdissantes. Quand le tumulte fut un peu calmé, des interpellations véhémentes montèrent jusqu'au balcon. Des voix crièrent :
« C'est au nom de la loi que nous sommes venus.
– Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecter la loi fondamentale du pays, la Constitution, qui vient d'être outrageusement violée.
– Vive la Constitution ! vive la République ! » Et comme M. Garçonnet essayait de se faire entendre et continuait à invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétaire de la Palud, qui était resté au bas du balcon, l'interrompit avec une grande énergie.
« Vous n'êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d'un fonctionnaire déchu ; nous venons vous casser de vos fonctions. »

L'expression était habile. Le Président de la République était ravalé au rang de maire de Plassans, quand le maire de Plassans était jugé responsable du coup d'État. La souveraineté du peuple était rappelée avec force et évidence. Ce propriétaire de la Palud devait être l'un des grands chefs des Montagnards et avait certainement bénéficié des écoles que la société avait créée dans les grandes villes. Lyon était la ville de leur commandement. Cette société, qui couvrait alors presque tout le midi de la France, était organisée comme une armée. Le groupe primitif, de dix personnes, formait une décurie, qui nommait un décurion. Dix décurions formaient un centurion. Chaque centurion rapportait au comité directeur institué dans chaque ville. Les obligations faites à ceux qui voulaient rejoindre la société étaient simples : défendre la République, se munir d'armes et de munitions, obéir aux chefs, s'armer ou voter sur leur ordre, garder le secret. Les traitres étaient punis de mort. Les serments de l'initié se faisaient sur le Christ et les yeux bandés.Le propriétaire de la Palud, avait enjolivé ce qu'il devait dire et qui était plus plat :  « Le Président de la République ayant violé la constitution, le peuple rentre dans ses droits. En conséquence vos fonctions doivent cesser. En qualité de délégués du peuple, nous venons vous remplacer. »

Jusque-là, le commandant Sicardot avait terriblement mordu ses moustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et des faux l'exaspérait ; il faisait des efforts inouïs pour ne pas traiter comme ils le méritaient ces soldats de quatre sous qui n'avaient pas même chacun un fusil.
Mais quand il entendit un monsieur en simple paletot parler de casser un maire ceint de son écharpe, il ne put se taire davantage, il cria :
« Tas de gueux ! si j'avais seulement quatre hommes et un caporal, je descendrais vous tirer les oreilles pour vous rappeler au respect ! » Il n'en fallait pas tant pour occasionner les plus graves accidents. Un long cri courut dans la foule, qui se rua contre les portes de la mairie. M. Garçonnet, consterné, se hâta de quitter le balcon, en suppliant Sicardot d'être raisonnable, s'il ne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes, les portes cédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardes nationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furent arrêtés. Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégé par le chef du contingent des Tulettes, homme d'un grand sang-froid, contre l'exaspération de certains insurgés. Quand l'hôtel de ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirent les prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où ils furent gardés à vue.

Face à une foule, qu'elle soit calme ou en colère, la moindre parole mal pensée peut agir comme la pire des provocations. On a vu ainsi des situations dégénérer gravement à cause d'une bravache aussi échauffée que le commandant Sicardot. Mais, ici encore, la discipline imposée par la société secrète de la Montagne avait montré toute son efficacité. Nul doute que sans elle, Sicardot aurait été battu, sinon tué et que le maire, pris dans la tourmente, ne serait pas sorti indemne de l'aventure. Dans d'autres villes de France, où les insurgés étaient moins encadrés, la rencontre avec les autorités ne prit pas cet air organisé et tourna au tumulte et à la bousculade. Viendra peut-être le temps où l'organisation séculaire de ces sociétés secrètes deviendra nécessaire pour pallier les carences d'un gouvernement défaillant. Vienne le temps d'une occupation étrangère et d'un État collaborateur que ces sociétés, à n'en pas douter, sauront organiser la résistance contre l'occupant et les traitres à la patrie.  C'est ainsi que les campagnes, au Nord comme au Sud de la France, vivent aussi au rythme invisible de réunions qui, sous couvert, par exemple, de secours populaire, ont pour ambition d'organiser la subsistance en cas de guerre, de catastrophe ou de révolution. Ceux qui les voient faire, incrédules, se moquent. D'autres se disent qu'il est temps de les rejoindre.
25 août L'armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, si les chefs n'avaient jugé qu'un peu de nourriture et quelques heures de repos étaient pour leurs hommes d'une absolue nécessité. Au lieu de se porter directement sur le chef-lieu, la colonne, par une inexpérience et une faiblesse inexcusables du général improvisé qui la commandait, accomplissait alors une conversion à gauche, une sorte de large détour qui devait la mener à sa perte. Elle se dirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore d'une dizaine de lieues, et c'était la perspective de cette longue marche qui l'avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l'heure avancée. Il pouvait être alors onze heures et demie.
Lorsque M. Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres, il s'offrit pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cette circonstance difficile, une intelligence très nette de la situation. Ces trois mille affamés devaient être satisfaits ; il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât encore assis sur les trottoirs de ses rues ; s'ils partaient avant le jour, ils auraient simplement passé au milieu de la ville endormie comme un mauvais rêve, comme un de ces cauchemars que l'aube dissipe. Bien qu'il restât prisonnier, M. Garçonnet, suivi par deux gardiens, alla frapper aux portes des boulangers et fit distribuer aux insurgés toutes les provisions qu'il put découvrir.
Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre, tenant leurs armes entre leurs jambes, mangeaient. La place du Marché et celle de l'Hôtel-de-Ville étaient transformées en de vastes réfectoires. Malgré le froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante, dont les clartés vives de la lune dessinaient vivement les moindres groupes. Les pauvres affamés dévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans leurs doigts ; et, du fond des rues voisines, où l'on distinguait de vagues formes noires assises sur le seuil blanc des maisons, venaient aussi des rires brusques qui coulaient de l'ombre et se perdaient dans la grande cohue. Aux fenêtres, les curieuses enhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards, regardaient manger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour de rôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.

À ce moment précis de la nuit, toutes les conditions d'une fraternisation entre les insurgés et les habitants de la ville étaient réunies. Car une troupe au repos perd son caractère effrayant et belliqueux ; et des hommes qui mangent sont des hommes qui mangent et redeviennent ce qu'ils n'auraient jamais dû cesser d'être : des fils, des frères, des cousins, des époux et des fiancés. Les boulangers eux-mêmes, bien que peu assurés que le maire pût un jour les rembourser de cette dépense, regardaient les hommes manger avec une forme de satisfaction, comme si, à leur façon, ils avaient multiplié les pains.
Si la nuit avait duré davantage, on aurait pu voir s'improviser sur la place du marché et sur celle de l'hôtel de ville des sardanes. On trouve ainsi en temps de guerre de ces moments paisibles qui sont comme si le temps s'arrêtait, comme si la vie civile reprenait. Bien que les insurgés fussent une armée de fortune commandée par des officiers de peu d'expérience, elle connaissait à Plassans l'un de ces moments qui, pour autant, ne laissait rien présager de la violence des combats qui se tiendraient le lendemain, ni de l'issue de l'aventure. C'est que les hommes ont besoin d'insouciance autant qu'ils ont besoin d'eau et de pain. Les bons généraux ont toujours pris soin de leur en donner. Elle agit comme un anesthésiant sur les douleurs passées et sur celles à  venir.
M. Garçonnet, quant à lui, s'était révélé meilleur que ce qu'il l'imaginait lui-même. C'est aussi l'une des curiosités des temps de crise que de faire du médiocre d'hier le héros de demain. Flanqué de ses gardiens, qui le protégeaient tout autant qu'ils le surveillaient, il ne cessait de s'affairer, allant à pas vifs d'un groupe à l'autre, allant parfois jusqu'à plaisanter avec les hommes quand il sentait que cela était possible.
Quelques femmes, plus hardies, allèrent jusqu'à lancer des quolibets aux hommes sous leurs fenêtres, qui leur répondirent avec la gouaille du midi et se nouèrent ainsi, brièvement, de ces conversations qui chantent et qui, même en pleine nuit, ont un goût de soleil et de cigales.
Le calme cependant n'était qu'apparent.
26 août Pendant que l'hôtel de ville était envahi, la gendarmerie, située à deux pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle, tombait également au pouvoir du peuple. Les gendarmes furent surpris dans leur lit et désarmés en quelques minutes. Les poussées de la foule avaient entraîné Miette et Silvère de ce côté. L'enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre sa poitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que le jeune homme, emporté par le flot humain, pénétrait à l'intérieur et aidait ses compagnons à arracher aux gendarmes les carabines qu'ils avaient saisies à la hâte. Silvère, devenu farouche, grisé par l'élan de la bande, s'attaqua à un grand diable de gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint, d'un mouvement brusque, à lui enlever sa carabine.
Le canon de l'arme alla frapper violemment Rengade au visage et lui creva l'œil droit. Le sang coula, des éclaboussures jaillirent sur les mains de Silvère, qui fut subitement dégrisé. Il regarda ses mains, il lâcha la carabine ; puis il sortit en courant, la tête perdue, secouant les doigts.
« Tu es blessé ! cria Miette.
– Non, non, répondit-il d'une voix étouffée, c'est un gendarme que je viens de tuer.
– Est-ce qu'il est mort ! ?
– Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viens vite. » Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoir sur un banc de pierre. Il lui dit de l'attendre là. Il regardait toujours ses mains, il balbutiait. Miette finit par comprendre, à ses paroles entrecoupées, qu'il voulait aller embrasser sa grand-mère avant de partir.
« Eh bien ! va, dit-elle. Ne t'inquiète pas de moi. Lave tes mains. »

C'est à ce moment précis que Silvère entama le chemin qui devait le faire sortir de l'enfance, comme si, brutalement, la couleur, la température et l'odeur fade du sang de Rengade avaient constitué le philtre puissant qui le transformerait en homme. Avant cela, et malgré ses dix-sept ans déjà sonnés, Silvère était encore un petit garçon. Il avait vu apparaître sur son corps les signes qui distinguent l'enfant de l'adulte sans y prêter attention. Solitaire et élevé par sa grand-mère, il ne savait rien de ce qu'il est convenu d'appeler « les choses de la vie ». Il s'éloignait des garçons de son âge dès qu'ils abordaient leurs exploits réels ou supposés avec les filles. Il savait que certains allaient certains soirs dépenser leur argent près de la Viorne, sans qu'il sût vraiment ce qui s'y passait et sans qu'il cherchât à le savoir. Quand son oncle Antoine avait tenté de l'affranchir sur la conduite passée de sa grand-mère, celui-ci avait considéré que le jeune homme en savait davantage qu'il n'en savait en réalité. Il n'avait donc pas vraiment compris ce qu'il lui disait de ses aventures avec le contrebandier, si ce n'était qu'elles n'étaient pas consacrées par les liens du mariage, ce dont il se moquait bien. En effet, épris de liberté et d'égalité, il considérait le mariage avec suspicion, qu'il fût civil ou religieux. Certes, il avait vu des animaux se livrer à la copulation et il avait compris que cet acte engendrait, après un temps plus ou moins long selon les espèces, la naissance de petits. Il n'avait pas pensé qu'il en allait de même pour les humains. Ce n'était pas qu'il fût demeuré, mais il lui était impossible de se figurer les couples qu'il connaissait se mettre soudainement à se comporter comme les chiens et les chiennes, les chats et les chattes, les étalons et les juments. Le sang du gendarme Rengade agit sur lui comme une initiation.

Il s'éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songer à les tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait. Depuis qu'il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide et se laver les mains dans l'auge du puits, au fond de la petite cour. Là seulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son enfance paisible et tendre s'éveillait, il éprouvait un besoin irrésistible de se réfugier dans les jupes de sa grand-mère, ne fut-ce que pendant une minute. Il arriva haletant. Tante Dide n'était pas couchée, ce qui aurait surpris Silvère en tout autre moment. Mais il ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon, assis dans un coin, sur le vieux coffre. Il n'attendit pas les questions de la pauvre vieille.
« Grand-mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner…
Je vais partir avec les autres… Vous voyez, j'ai du sang… Je crois que j'ai tué un gendarme.
– Tu as tué un gendarme ! » répéta tante Dide d'une voix étrange.
Des clartés aiguës s'allumaient dans ses yeux fixés sur les taches rouges.

La course de Silvère jusqu'à l'impasse Saint-Mittre était une course vers le passé. Souvent, celui qui vient de commettre un acte irréparable est pris de cette envie furieuse de retrouver le passé et pour cela de remonter le temps jusqu'au plus loin. Silvère agissait comme si le sang qu'il avait sur les mains était indélébile à moins qu'il ne fût lavé dans l'eau du puits de son enfance, chez sa grand-mère. Il cacha soudainement ses mains derrière son dos comme s'il avait honte du sang qui les souillait davantage que de l'acte qu'il pensait alors avoir commis. Son innocence était telle qu'il croyait vraiment qu'il avait tué le gendarme, comme si le sang avait éclaboussé ses yeux tout autant que ses mains et l'avait aveuglé. En cela, Silvère rejoignait les héros de la mythologie antique, pour qui le sang était un liquide magique doté de pouvoirs extravagants. Dans toutes les civilisations connues à ce jour, le sang, qu'il soit masculin ou féminin, qu'il soit versé ou qu'il coule dans les veines, possède des vertus différentes. Depuis que l'homme a compris que le sang était ce qui donnait vie et ce qui reprenait la vie, il le considère avec respect mais aussi avec crainte. De cette crainte et de ce respect mêlés, il fait des récits.
27 août Brusquement, elle se tourna vers le manteau de la cheminée.
« Tu as pris le fusil, dit-elle ; où est le fusil ? » Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui jura que l'arme était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils.
« Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! dit-elle avec une singulière énergie… C'est tout ce qui me reste de lui…
Tu as tué un gendarme ; lui, ce sont les gendarmes qui l'ont tué. » Elle continuait à regarder Silvère fixement, d'un air de cruelle satisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne lui demandait aucune explication, elle ne pleurait point, comme ces bonnes grand-mères qui voient leurs petits-enfants à l'agonie pour la moindre égratignure. Tout son être se tendait vers une même pensée, qu'elle finit par formuler avec une curiosité ardente.
« Est-ce que c'est avec le fusil que tu as tué le gendarme ? » demanda-t-elle.
Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.
« Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains. »

Sans même le comprendre ni le savoir, Adélaïde venait par cette seule question d'absoudre son petit-fils et se rangeait ainsi dans la longue lignée des femmes qui, depuis  l'antiquité et sans doute au-delà, réclament vengeance de la mort violente de leur amant. Peu importe alors que cette mort soit le fait d'une bande rivale ou de la force publique, elle ne peut être qu'injuste et réclame réparation puisqu'elle a tué le bien le plus précieux que peut revendiquer tout homme : l'amour. La loi, qu'elle soit humaine ou divine n'a souvent d'autre raison que de détourner la volonté de vengeance en l'endossant, et par là-même en la rendant licite. Les Grecs anciens, dans leur sagesse, avaient ainsi demandé à la déesse de l'équité, Némésis, de calmer les ardeurs vengeresses des mortels afin d'éviter de trop longues litanies de morts. C'était donc cet amour non vengé qui maintenait en vie la vieille femme. L'inquiétude d'Adélaïde pour Silvère ne pouvait que s'effacer devant ce sentiment puissant. Elle avait retrouvé cette 'ancienne soumission au destin qui règne sur la vie de tout homme. Elle avait recueilli Silvère, lui avait transmis le goût immodéré de la liberté en souvenir de son grand-père Macquart, ainsi que le fusil qui devait le venger.

Ce ne fut qu'en revenant du puits qu'il aperçut son oncle.
Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. Voilà maintenant qu'un de ses neveux tuait les gendarmes ! Jamais il n'aurait la place de receveur, s'il n'empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mit devant la porte, décidé à ne pas le laisser sortir.
« Écoutez, dit-il à Silvère, très surpris de le trouver là, je suis le chef de la famille, je vous défends de quitter cette maison. Il y va de votre honneur et du nôtre. Demain, je tâcherai de vous faire gagner la frontière. » Silvère haussa les épaules.
« Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je ne suis pas un mouchard ; je ne ferai pas connaître votre cachette, soyez tranquille. » Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la famille et de l'autorité que lui donnait sa qualité d'aîné :
« Est-ce que je suis de votre famille ! continua le jeune homme. Vous m'avez toujours renié… Aujourd'hui, la peur vous a poussé ici, parce que vous sentez bien que le jour de la justice est venu. Voyons, place ! je ne me cache pas, moi ; j'ai un devoir à accomplir. » Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait les paroles véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posa sa main sèche sur le bras de son fils.
« Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l'enfant sorte. » Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s'élança dehors.

Rougon, lui aussi, avait essayé de retrouver le cours des mythes anciens en endossant à la hâte l'habit du patriarche, du chef de famille qui exerce à ce titre une autorité jusque sur la parentèle la plus éloignée pour peu qu'elle soit puinée. La manœuvre n'était pas stupide et Rougon montrait ici qu'il avait un certain sens de la situation et de l'improvisation. Cependant, elle était bien tardive car, rien ne pouvait faire que les Rougon-Macquart formassent jamais une tribu qui respecte le droit d'ainesse. En cela, Pierre Rougon était ce que l'époque avait produit, préfigure de ces changements qui s'annonçaient au mitant du siècle et qu'il est convenu d'appeler modernité. En donnant à la force publique tous les droits de justice, l'époque avait commencé le lent démantèlement du devoir de solidarité entre les membres d'une même famille. Si la manœuvre de Rougon avait été autre qu'un simple stratagème pour retenir son neveu pour mieux l'exiler ensuite, peut-être que l'âme généreuse du jeune Silvère se fût laissée convaincre. Mais, s'il s'agissait de sauver une charge de receveur particulier, l'élan révolutionnaire et idéaliste de la jeunesse ne pouvait pas s'y résoudre. Adélaïde, dans ses brumes l'avait perçu et puisqu'il s'agissait de rétablir le pouvoir de vie et de mort accordé aux anciens sur les plus jeunes de leur clan, elle rétablit ce droit d'une seule pression à peine appuyée de la main sur le bras de son fils. Il n'y avait plus à cet instant aucune référence à ce que Pierre Rougon fût son fils déclaré légitime alors que Silvère était issu de sa fille bâtarde. Il y avait le droit contre l'amour et comme elle l'avait toujours fait, elle se soumettait à l'amour.

Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d'une voix pleine de colère et de menaces :
« S'il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vous êtes une vieille folle, vous ne savez pas ce que vous venez de faire. » Mais Adélaïde ne parut pas l'entendre ; elle alla jeter un sarment dans le feu qui s'éteignait, en murmurant avec un vague sourire :
« Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors ; puis il me revenait mieux portant. » Elle parlait sans doute de Macquart.

Rougon se trompait. Adélaïde savait parfaitement ce qu'elle faisait. Poussée dans ses retranchements, elle aurait pu prévoir la suite de l'aventure. Elle acceptait de n'être que l'instrument du destin, rétablissant en un instant l'ordre antique contre l'ordre moderne, tranchant pour elle-même et pour sa famille la lutte que se livrent sans relâche le « vindicare » et le « judicare » romains. À cet instant, Rougon, qui se rangeait du côté du droit pour mieux tromper le droit ne pouvait que perdre. Adélaïde, se faisait l'instrument de la justice immanente dût-elle conduire au martyre.
28 août Cependant, Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l'endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâter le pas. Une scène cruelle venait de se passer.
Des curieux circulaient dans la foule des insurgés, depuis que ces derniers s'étaient tranquillement mis à manger.
Parmi ces curieux se trouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d'une vingtaine d'années, créature chétive et louche qui nourrissait contre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il lui reprochait le pain qu'elle mangeait, il la traitait comme une misérable ramassée par charité au coin d'une borne. Il est à croire que l'enfant avait refusé d'être sa maîtresse. Grêle, blafard, les membres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur elle de sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante fille avait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter à la porte par son père. Aussi l'espionnait-il sans relâche.

C'est qu'il n'était pas bon d'être un enfant pauvre à Plassans en 1851, qu'il était encore pire d'être une fille, et pire encore d'être orpheline. Miette était forte et cette force l'avait sauvée, car, le méger Rébufat ne l'avait pas accueillie pour faire le bien, mais pour la faire travailler et elle rendait par son travail beaucoup plus que la maigre pitance qu'on lui servait en maugréant.
Justin convoitait Miette et peu lui importait qu'elle fût encore presqu'une enfant. C'est que les jeunes filles qui n'ont pas de père sont trop souvent encore des proies faciles pour les hommes des familles qui les recueillent. Considérées comme des bêtes de somme, elles sont malheureusement souvent jetées en pâture aux appétits coupables  des hommes de la famille. Ainsi, Justin voulait se débarrasser de Miette, puisqu'elle ne lui servait à rien. Il en allait autrement du méger, qui bénéficiait de la force de travail de la jeune fille. Mais le jeune homme savait que son père, pour autant, ne saurait déshonorer sa maison avec une coureuse.

Depuis quelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère ; il n'attendait qu'une occasion décisive pour tout rapporter à Rébufat. Ce soir-là, l'ayant vue s'échapper de la maison vers huit heures, la haine l'emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat, au récit qu'il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu'il chasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l'audace de revenir. Justin se coucha, savourant à l'avance la belle scène qui aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir de prendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabilla et sortit.
Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettait d'être très insolent. Ce fut ainsi qu'il assista à l'entrée des insurgés et qu'il les suivit jusqu'à l'hôtel de ville, avec le vague pressentiment qu'il allait retrouver les amoureux de ce côté. Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayant à côté d'elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de la halle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement.

Car, il en est ainsi de ceux qui aiment à faire le mal. Le mal est alors comme un besoin d'eau pour celui qui a soif, comme un besoin de nourriture pour celui qui a faim et ce besoin prend le corps tout entier comme le prend le sommeil après une longue journée de travail. Il fallait bien tout cela pour jeter Justin dans la rue à cette heure tardive et par ce froid de gueux, alors que le jeune énergumène n'avait aucun courage et était d'une paresse insigne. C'est aussi qu'il était poussé par une curiosité malsaine. Il imaginait la nuit et le jour des scènes précises qui, dans son esprit, jetaient Miette et Silvère l'un contre l'autre et il était tour à tour impressionné par les formes de la jeune fille, qu'il avait plusieurs fois épiée alors qu'elle se lavait, et par la force du jeune homme qui, en tout point, excédait la sienne. Car, il avait beau être de plusieurs années l'ainé de Silvère, celui-ci était homme, quand Justin l'était encore à peine. Silvère était de ces êtres dont le corps se développe harmonieusement quelles que soient les conditions qui lui sont faites, si bien que l'on pensait en le voyant que son allure reflétait la droiture de son âme. Mais Justin s'approchait de Miette.

La jeune fille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotait sous les injures. Et tandis qu'elle était toute secouée par les sanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l'appelait fille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danser une fameuse danse si jamais elle s'avisait de rentrer au Jas-Meiffren. Pendant un quart d'heure, il la tint ainsi frissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riant bêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrent enfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer une correction exemplaire, s'il ne laissait pas Miette tranquille. Mais Justin, tout en reculant, déclara qu'il ne les craignait pas. Ce fut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, en l'apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre la fuite ; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureux que lui. Il ne put cependant résister à la cuisante volupté d'insulter une dernière fois la jeune fille devant son amoureux.
« Ah ! je savais bien, cria-t-il, que le charron ne devait pas être loin ! C'est pour suivre ce toqué, n'est-ce pas, que tu nous as quittés ? La malheureuse ! elle n'a pas seize ans ! À quand le baptême ? » Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrer les poings.
« Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, ne viens pas faire tes couches chez nous. Tu n'aurais pas besoin de sage-femme. Mon père te délivrerait à coups de pied, entends-tu ? » Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d'un bond, s'était jeté sur lui et lui avait porté en pleine figure un terrible coup de poing. Il ne le poursuivit pas. Quand il revint auprès de Miette, il la trouva debout, essuyant fiévreusement ses larmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait doucement, pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.
« Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J'aime mieux ça. Maintenant, je n'ai plus de remords d'être partie. Je suis libre ! » Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère au milieu des insurgés.

Miette ressentait à cet instant précis le soulagement que l'on ressent quand une scène si longtemps redoutée vient de se terminer. Elle se sentait libre en effet, au-delà même de ce qu'elle avait pu l'imaginer. Elle avait cependant le regret de ne pas avoir administré elle-même à Justin la correction qu'il méritait. Elle était surtout libérée du soupçon que Justin, face à la foule, avait jeté sur elle. Elle n'avait pas fauté. Contrairement à Silvère, qui était encore innocent, Miette savait parfaitement de quoi le fils Rébufat voulait parler. C'est que les jeunes filles sont instruites des choses de la nature bien plus tôt que les garçons et qu'elle savait l'opprobre qui risquait de s'abattre sur elle.
Justin s'enfuit, se promettant de se venger, encore pris par l'excitation intense qu'avait provoquée la bordée d'insultes qu'il avait prodiguées à la jeune fille, mais aussi, curieusement, par le coup de poing qu'il avait reçu de Silvère, comme s'il était parvenu à se glisser entre eux deux au moment de l'acte fatidique. Mais, impensée et impensable; son excitation ne pouvait en conséquence que se muer en vengeance, la plus extrême et la plus violente qui fût. Certains êtres font ainsi porter sur leur entourage les violences qu'ils ne savent exprimer. Depuis sa plus petite enfance, Justin était orphelin de mère, élevé par le père Rébufat qui n'avait pour les enfants, et pour celui-ci en particulier, aucune tendresse. C'est que le méger s'y connaissait en bêtes plus qu'en êtres humains et qu'il écartait les bêtes qui ne pouvaient servir quand elles souffraient d'une infirmité. D'avoir conçu ce garçon chétif et mal découplé était pour lui une source infinie de honte et de colère. Dès ses huit ans, il avait essayé de l'atteler aux tâches que les autres enfants accomplissaient sans difficulté particulière. Mais, Justin ployait sous les fardeaux les plus légers, ne savait tirer l'eau du puits car le seau était trop lourd et avait peur des animaux les plus gros. Quand Miette arriva, elle faisait à cinq ans ce qu'il ne faisait pas encore à douze. De tout cela mêlé venait le ressentiment que le garçon éprouvait à l'égard de celle devenue jeune fille.

Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait tellement vif, que les républicains s'étaient levés, achevant leur pain debout et cherchant à se réchauffer en marquant le pas gymnastique sur place. Les chefs donnèrent enfin l'ordre du départ. La colonne se reforma. Les prisonniers furent placés au milieu ; outre M. Garçonnet et le commandant Sicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaient M. Peirotte, le receveur, et plusieurs autres fonctionnaires.

Ce qu'ils voulaient faire de leurs prisonniers, ils n'en savaient rien eux-mêmes. C'était surtout que, puisqu'ils les avaient fait prisonniers par un concours de circonstances et à cause de l'intervention inopportune de Sicardot, il fallait bien qu'ils les emmenassent. Cela eût paru une faiblesse que de les laisser derrière eux. M. Garçonnet semblait résigné, M. Peirotte était apeuré et Sicardot se sentait humilié, lui le grognard qui, en tant de campagnes, n'avait jamais été vaincu.
29 août À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes.
Le cher garçon, devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu'il était imprudent de ne pas rester l'ami des républicains ; mais comme, d'un autre côté, il ne voulait pas trop se compromettre avec eux, il était venu leur faire ses adieux, le bras en écharpe, en se plaignant amèrement de cette maudite blessure qui l'empêchait de tenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère Pascal, muni d'une trousse et d'une petite caisse de secours. Le médecin lui annonça, de sa voix tranquille, qu'il allait suivre les insurgés. Aristide le traita tout bas de grand innocent. Il finit par s'esquiver, craignant qu'on ne lui confiât la garde de la ville, poste qu'il jugeait singulièrement périlleux.


Depuis cette nuit, on ne qualifia jamais personne à Plassans de « bras cassé », expression usuelle qui désigne une personne inefficace, sans, aussitôt, penser à Aristide, au point que certains en étaient même venus à penser que l'expression était née de sa déambulation, le bras en écharpe, grimaçant dès qu'il croisait une connaissance, l'air faussement navré. Son frère Pascal, au contraire, héros modeste à la mine indéchiffrable, semblait capable d'accomplir les actions les plus hardies tout en gardant ce même air neutre et bienveillant. Que les deux frères, qui avaient reçu la même éducation et qui avaient grandi dans le même milieu, fussent aussi différents était une source inextinguible d'étonnement.

Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leur pouvoir. La ville était animée d'un esprit trop réactionnaire, pour qu'ils cherchassent même à y établir une commission démocratique, comme ils l'avaient déjà fait ailleurs. Ils se seraient éloignés simplement, si Macquart, poussé et enhardi par ses haines, n'avait offert de tenir Plassans en respect, à la condition qu'on laissât sous ses ordres une vingtaine d'hommes déterminés. On lui donna les vingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement occuper la mairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire et sortait par la Grand-Porte, laissant derrière elle, silencieuses et désertes, les rues qu'elle avait traversées comme un coup de tempête. Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. Miette avait refusé le bras de Silvère ; elle marchait bravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à deux mains, sans se plaindre de l'onglée qui lui bleuissait les doigts.

Une route de Provence la nuit, éclairée par une lune poudreuse, semble toujours montrer  son destin à celui qui l'emprunte. Elle semble surgie d'un rêve et ne conduire jamais qu'à ce même rêve. Les insurgés  tout en marchant, à cette heure avancée de la nuit, se faisaient plus silencieux. La Marseillaise ne résonnait plus. On aurait dit une armée vaincue avant d'avoir combattu. Macquart, qui paradait à la mairie avec ses gaillards harassés et un peu abasourdis, semblait quant à lui tiré d'une  mauvaise pièce de théâtre, une de celles où l'acteur principal n'a même pas l'étoffe  suffisante pour jouer le rôle d'un figurant. Certaines scènes donnent cette impression de fausseté que rien ne saurait rattraper. C'est le mauvais discours d'un homme politique. C'est le médecin qui vous dit au mourant qu'il va guérir quand celui-ci sait parfaitement qu'il est en train de mourir. Un observateur aussi fin et subtil que Pascal savait dès ce moment que le sort était joué.

30 août V

Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit sa marche héroïque. C'était comme un large courant d'enthousiasme. Le souffle d'épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides d'amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait, entre les bavardages du salon jaune et les diatribes de l'oncle Antoine. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l'histoire.

Les grands moments de la grande histoire des peuples prennent toujours ce tour solennel qui fait frissonner celui qui en est le spectateur ou l'acteur. C'est qu'alors, au-delà des calculs et des analyses des gens de pouvoir, au-delà même de tout ce qui a été écrit sur les sociétés, au-delà de tout commentaire, l'humanité rejoint l'humanité et proclame ce qui la fait humanité. Les temps pourront passer, les victoires et les défaites pourront s'inscrire au fronton de la libération des peuples, il y aura toujours ce grand souffle venu de ce qui fait l'homme.

Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d'Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La route remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des collines aux pieds desquelles coule le torrent. À gauche, la plaine s'élargit, immense tapis vert, piqué de loin en loin par les taches grises des villages. À droite, la chaîne des Garrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur de rouille, comme roussis par le soleil. Le grand chemin, formant chaussée du côté de la rivière, passe au milieu de rocs énormes, entre lesquels se montrent, à chaque pas, des bouts de la vallée.
Rien n'est plus sauvage, plus étrangement grandiose, que cette route taillée dans le flanc même des collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle, les insurgés s'avançaient comme dans une avenue de ville détruite, ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque rocher un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues donnait, à peine blanchie d'une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait, s'élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes, où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bande insurrectionnelle aurait pu croire qu'elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de ronde construit au bord d'une mer phosphorescente et tournant autour d'une Babel inconnue.

Ainsi, le paysage même, quand l'homme écrit son histoire, enlève le masque d'insignifiance qu'il arbore habituellement pour révéler qu'il est bien le décor qui vient parfois dans les rêves. Cette nuit-là, cette colonne de pauvres hères qui n'avait comme espérance que la liberté et que la justice, qui n'avait soif que de cela et qui n'avait faim que de cette égalité inscrite au fronton, cette colonne fraternelle traversait tous les champs de bataille de toutes les batailles de la liberté, les batailles du passé comme celles à venir. La lune était de la partie et dévoilait tour à tour les grandes plaines mésopotamiennes qui virent les Arabes repousser les Perses, les plaines aux contours escarpés de la guerre de Troie, le Latium aux légions bien rangées. Elle montrait le théâtre des batailles gagnées comme celui des batailles perdues, Gergovie comme Alésia, dans un même faisceau de lumière blanche et comme patinée par le temps. Mais l'histoire des hommes se joue du temps et l'on saura le jour venu que la lune éclairait aussi des champs de batailles qui se tiendraient plus tard, quand la mitraille sera devenue assez forte pour détruire des villages entiers. Alors, nul doute que les survivants de la colonne de 1851, s'il y en a encore, se souviendront d'avoir déjà vu ce que les journaux montreront dans les colonnes de la une. Ils se souviendront de ces murs déchiquetés, de ces édifices majestueux mais écroulés, de ces temples déchus par la folie humaine. Dans les ruines glacées, le cri de la mémoire se lancera vaillamment, retraçant toutes les marches forcées qui gravissent la tour de Babel de la libération de l'homme par l'homme, luttant contre toutes les guerres qui cherchent à l'aliéner.

Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d'une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de l'autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l'alarme, allumant des feux. Jusqu'au matin, la colonne en marche, qu'un glas funèbre semblait suivre dans la nuit d'un tintement obstiné, vit ainsi l'insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l'ombre de points sanglants ; des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ; toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s'agitait confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle resta le même.

Les sons aiment à suivre les images et la nature avait décidé d'accompagner la troupe en appelant à sonner les cloches qui, dans ces campagnes, sont la vibration de l'homme tout autant que celle de Dieu. Les cloches des villages, qui ont tant sonné les joies et les peines, les mariages, les fêtes, comme toutes les catastrophes, grêle ou incendie, requérant la force de chacun, dessinent elles aussi le paysage aussi sûrement que le meilleur peintre. Leurs volées puissantes, allègres ou funèbres, s'élancent et suivent les torrents et les pics escarpés, rebondissent, se rejoignent en un tourbillon enivrant. Les cloches de ces villages avaient déjà sonné pour la liberté. Elles connaissaient la musique. Mais, les cloches, quand elles sonnent la fête et les épousailles n'oublient jamais que le glas n'est jamais qu'une question de rythme.

Ces hommes, qui marchaient dans l'aveuglement de la fièvre que les événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s'exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par l'enthousiasme du soulèvement général qu'ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait, ils s'imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer de clartés diffuses, des files d'hommes interminables qui couraient, comme eux, à la défense de la République. Et leur esprit rude, avec cette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine. Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter.

Ils se sentaient invincibles, de ce sentiment particulier que donne l'assurance de combattre pour ce qui, dans l'histoire et face à l'histoire, demeurera juste et honorable. Le temps long montre, aussi cruelle en soit la démonstration, que jamais aucune lutte pour la liberté n'est vaine, dussent-elle être réprimée dans le sang. On a vu au contraire des hommes parader, juché parfois, honteusement, sur le corps de leurs ennemis, qui sortiront perdants face à l'éternité et poursuivis par la honte d'avoir failli face à l'humanité. Leurs sourires de vainqueurs peuvent faire croire que leur visage est éclairé. Ils peuvent penser qu'ils sauront laver le sang qui tache leurs mains. Il n'en sera rien. Il seront pour l'éternité les parias de l'humanité et l'histoire a des enfers qui brûlent tout autant que ceux de la bible.

Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l'accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l'approche de la petite armée, les habitants se levaient en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire ; les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première arme qui leur tombait sous la main. C'était, à chaque village, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés.

Un pays peut ainsi avoir l'illusion, une nuit, quelques jours, quelques semaines, de pouvoir se libérer par lui-même du joug qui l'oppresse ou qui veut l'oppresser. Le peuple se soulève. Il marche, il court, il traverse les campagnes et les villes. Il fait entendre sa voix. Il prend des positions. Il monte des barricades. Ses chefs improvisés se font tuer bravement et ne cèdent pas sous la mitraille.Puis, le temps reprend son cours. Les arrangements des tièdes, ennemis d'hier et devenus amis contre la révolte s'emploient à éteindre l'ardeur libératrice.
31 août Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver ; ils ne distinguaient plus ni la vallée ni les coteaux ; ils entendaient seulement les plaintes sèches des cloches, battant au fond des ténèbres, comme des tambours invisibles, cachés ils ne savaient où, et dont les appels désespérés les fouettaient sans relâche.

C'était l'heure où la campagne s'éveillant semble naître du néant et se pare pour dissimuler ce travail de naissance des voiles des brumes matinales. Tous les matins du monde sont le premier matin du monde et le cri de l'oiseau qui s'éveille est le cri du premier jour de l'homme déchu du paradis terrestre, mais qui se souvient encore, pour un temps, des délices passés.

Cependant Miette et Silvère allaient dans l'emportement de la bande. Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Elle ne marchait plus qu'à petits pas pressés, ne pouvant suivre les grandes enjambées des gaillards qui l'entouraient. Mais elle mettait tout son courage à ne pas se plaindre ; il lui eût trop coûté d'avouer qu'elle n'avait pas la force d'un garçon. Dès les premières lieues, Silvère lui avait donné le bras ; puis, voyant que le drapeau glissait peu à peu de ses mains roidies, il avait voulu le prendre, pour la soulager ; et elle s'était fâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir le drapeau d'une main, tandis qu'elle continuerait à le porter sur son épaule. Elle garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard de tendresse inquiète. Mais quand la lune se cacha, elle s'abandonna dans le noir. Silvère la sentait devenir plus lourde à son bras. Il dut porter le drapeau et la prendre à la taille, pour l'empêcher de trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas.
« Tu es bien lasse, ma pauvre Miette ? lui demanda son compagnon.
– Oui, un peu lasse, répondit-elle d'une voix oppressée.
– Veux-tu que nous nous reposions ? »
Elle ne dit rien ; seulement il comprit qu'elle chancelait.
Alors il confia le drapeau à un des insurgés et sortit des rangs, en emportant presque l'enfant dans ses bras. Elle se débattit un peu, elle était confuse d'être si petite fille. Mais il la calma, il lui dit qu'il connaissait un chemin de traverse qui abrégeait la route de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure et arriver à Orchères en même temps que la bande.

Dans les villes, les chemins possibles pour rallier un point à un autre son en nombre fini et, peu ou prou, on prend toujours la même route. Il n'en va pas de même dans la campagne où, le plus souvent, il existe toujours un autre chemin pour se rendre là où on doit aller. C'est que les chemins tiennent compte de beaucoup d'éléments qu'ignorent les rues des villes. Il y a d'abord le chemin et la chaussée, qui parfois se rejoignent, mais parfois s'éloignent. Il y a les chemins que l'on prend quand on est jeune, puis ceux qui semblent faits pour les vieux. Il est frappant de constater qu'il est rare de trouver dans un village une pente ardue pour rejoindre le cimetière. C'est que celui-ci est fréquenté par les vieilles personnes et qu'il ne faut pas hâter le moment où ils devront s'y rendre définitivement. Était-ce l'ascendance du contrebandier Macquart, mais Silvère connaissait tous les chemins des garrigues, des collines et de la Viorne, comme s'il y était né. Arrivé de Marseille, dès qu'il en avait eu l'âge, il les avait parcourus consciencieusement comme s'il devait dessiner une carte ; et c'est en quelque sorte ce qu'il avait fait, superposant la topographie à un pays imaginaire dont son grand-père était le maître incontesté. Silvère aimait la campagne et la campagne le lui rendait bien. Par un fait étrange, les animaux semblaient ne pas le craindre et il avait ainsi pu les observer, patiemment, comme s'il voulait les dessiner. Cette attention à la nature avait alerté son oncle Pascal, qui voyait dans le jeune Silvère un assistant solide, courageux et fidèle.
Dans la rosée du matin, les brumes semblaient se dissiper devant eux, les guidant doucement vers le lieu de leur repos, attentives à leur secret et à leur jeunesse, les entourant d'une ouate moirée.

Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devait monter de la Viorne. La nuit semblait s'épaissir encore. Les jeunes gens grimpèrent à tâtons le long de la pente des Garrigues, jusqu'à un rocher, sur lequel ils s'assirent. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme perdus sur la pointe d'un récif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le roulement sourd de la petite armée se fut perdu, ils n'entendirent plus que deux cloches, l'une vibrante, sonnant sans doute à leurs pieds, dans quelque village bâti au bord de la route, l'autre éloignée, étouffée, répondant aux plaintes fébriles de la première par de lointains sanglots. On eût dit que ces cloches se racontaient, dans le néant, la fin sinistre d'un monde.

Car, le matin, bien que renaissance, est aussi la mort de la nuit. Les cœurs sensibles des enfants connaissent cela, qui peut les emplir d'une angoisse indescriptible. Puis, l'âge venu, c'est le moment où le corps se demande s'il est bien nécessaire de continuer à vivre et à mener une vie qui le contraint à se mouvoir. Même lorsque l'on est dans son lit, protégé par une chambre bien close aux rideaux tirés, avec, à portée de la main, une lampe et de l'eau pour la soif, le matin, étouffé par les draps, demeure un moment critique, presque périlleux. Pour deux enfants perdus dans les garrigues, perchés sur un rocher qui leur semblait le seul point solide dans l'océan mouvant de la nuit qui ne voulait pas mourir, ce matin était une épouvante.

Miette et Silvère, échauffés par leur course rapide, ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec une tristesse indicible ces bruits de tocsin dont frissonnait la nuit. Ils ne se voyaient même pas. Miette eut peur ; elle chercha la main de Silvère et la garda dans la sienne. Après l'élan fiévreux qui, pendant des heures, venait de les emporter hors d'eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt brusque, cette solitude dans laquelle ils se retrouvaient côte à côte, les laissaient brisés et étonnés, comme éveillés en sursaut d'un rêve tumultueux. Il leur semblait qu'un flot les avait jetés sur le bord de la route et que la mer s'était ensuite retirée. Une réaction invincible les plongeait dans une stupeur inconsciente ; ils oubliaient leur enthousiasme ; ils ne songeaient plus à cette bande d'hommes qu'ils devaient rejoindre ; ils étaient tout au charme triste de se sentir seuls, au milieu de l'ombre farouche, la main dans la main.
« Tu ne m'en veux pas ? demanda enfin la jeune fille. Je marcherais bien toute la nuit avec toi ; mais ils couraient trop fort, je ne pouvais plus souffler.
– Pourquoi t'en voudrais-je ? dit le jeune homme.
– Je ne sais pas. J'ai peur que tu ne m'aimes plus. J'aurais voulu faire de grands pas, comme toi, aller toujours sans m'arrêter. Tu vas croire que je suis une enfant. » Silvère eut dans l'ombre un sourire que Miette devina.
Elle continua d'une voix décidée :
« Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta femme. » Et, d'elle-même, elle attira Silvère contre sa poitrine.
Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant :
« Nous allons avoir froid, réchauffons-nous comme cela. »

Au milieu des pires guerres, pris dans les tourmentes les plus insensées, on trouvera toujours des jeunes gens qui s'aiment, et dont la virginité sera souvent le prix de la paix qu'il faudra plus tard retrouver. Les Grecs connaissaient bien cela, qui ont construit des mythes qui font de ces jeunes gens des dieux qui, malgré leur divinité, rencontrent des embuches, des périls et des déconvenues. Cette nuit-là, Miette et Silvère étaient le couple virginal du soulèvement contre le coup d'État. Nul ne saurait dire si, dans d'autres villes, dans d'autres lieux, d'autres jeunes gens accomplissaient aussi les rites du destin, servant avec ferveur le dieu exigeant de l'amour. Peu leur importait. Ils étaient seuls comme sont seuls, toujours, les jeunes gens qui se découvrent des tendresses jusqu'alors inconnues.
D'où Miette tenait-elle ce mouvement décidé qui avait mis Silvère tout contre elle ? Elle n'aurait su le dire. C'était à la fois le geste impérieux de l'amante et celui, tout aussi déterminé, d'une mère qui attire son enfant contre son sein. Les femmes, en tout point, dès qu'il s'agit du corps, sont bien plus savantes que les garçons. Les jeunes femmes retrouvent sans les avoir appris les gestes ancestraux, quand les garçons, abasourdis de leu virilité naissante, demeurent gourds et maladroits, comme embarrassés de ce qui leur arrive. Cela se remarque au tournant de l'âge adulte. Alors que la petite fille qui devient femme semble éclore, devenir fleur pour éclore, le garçon voit des poils recouvrir son visage et ses membres, sa voix croasse, des boutons disgracieux viennent ternir son teint, tout en lui devient gauche. Ces règles de l'espèce n'étaient pas, cette nuit-là, bafouées. Miette savait dans l'obscurité ce qu'elle allait faire, sans même l'avoir pensé, sans l'avoir décidé, alors que Silvère se laissait faire, dans cette passivité première de la gent masculine.

Il y eut un silence. Jusqu'à cette heure trouble, les jeunes gens s'étaient aimés d'une tendresse fraternelle. Dans leur ignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vive l'attrait qui les poussait à se serrer sans cesse entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne se gardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amours naïves, grondaient, plus hautement, chaque jour, les tempêtes du sang ardent de Miette et de Silvère. Avec l'âge, avec la science, une passion chaude, d'une fougue méridionale, devait naître de cette idylle. Toute fille qui se pend au cou d'un garçon est femme déjà, femme inconsciente, qu'une caresse peut éveiller. Quand les amoureux s'embrassent sur les joues, c'est qu'ils tâtonnent et cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cette noire et froide nuit de décembre, aux lamentations aigres du tocsin, que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur.

Miette et Silvère étaient souffle contre souffle, avides de leur odeur qu'ils semblaient humer pour la première fois. Deux amants qui s'embrassent pour la première fois, libérant un désir trop longtemps contenu, mettent dans ce baiser tous les attributs de la dévoration. Il semble alors à chacun qu'il ne pourra jamais se rassasier de l'autre. C'est alors que leur vient l'idée qu'ils pourraient en mourir, que ce baiser ne pourra les conduire qu'à s'éteindre en se fondant l'un en l'autre pour l'éternité. Le baiser d'amour est la voie par laquelle les amants entrevoient l'unicité originelle et cela les effraie tant qu'ils cessent alors brusquement, reprenant leur souffle, avant de s'enhardir et de recommencer. Il est faux de penser que le baiser précède l'acte qui scelle définitivement le sort des amants. Le baiser est en lui-même, pour lui-même, un acte d'amour sans lien nécessaire avec ce qui peut leu suivre, ou ne pas le suivre. C'est par le baiser que l'on dit que l'on aime et que l'on aime.

Ils restaient muets, étroitement serrés l'un contre l'autre.
Miette avait dit : « Réchauffons-nous comme cela », et ils attendaient innocemment d'avoir chaud. Des tiédeurs leur vinrent bientôt à travers leurs vêtements ; ils sentirent peu à peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines se soulever d'un même souffle. Une langueur les envahit, qui les plongea dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaud maintenant ; des lueurs passaient devant leurs paupières closes, des bruits confus montaient à leur cerveau.
Cet état de bien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur parut sans fin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla que jamais ils ne s'étaient embrassés.
Ils souffraient, ils se séparèrent. Puis, quand le froid de la nuit eut glacé leur fièvre, ils demeurèrent à quelque distance l'un de l'autre, dans une grande confusion.

C'est que le baiser laissant entrevoir le paradis originel, il laisse aussi voir, et même plus clairement encore, la chute, non pas cette culpabilité que les règles humaines ont voulu faire croire divines, mais la chute qui décillant l'homme et la femme et leur montrant crument leur condition d'êtres de chair, les fit mortels. Deux amants qui s'embrassent vivent en un instant tout leur amour, celui-ci dût-il durer quelques minutes ou de nombreuses années. Il y a dans chaque baiser la naissance de l'amour et la mort de l'amour, la naissance et la mort de l'humanité réunies dans une collision. Parfois, les amants se regardent et jettent un petit rire de gêne qui dévoile tout à la fois qu'ils ont compris sans comprendre et qu'ils ne sauraient traduire vraiment ce qui leur arrive. Que l'on empêche un jour les jeunes gens de s'embrasser et l'on aura exténué l'espèce humaine bien plus sûrement qu'en la stérilisant. C'est le baiser qui fait l'humain, tout autant que la parole.
1er septembre Les deux cloches causaient toujours sinistrement entre elles, dans l'abîme noir qui se creusait autour des jeunes gens. Miette, frissonnante, effrayée, n'osa pas se rapprocher de Silvère. Elle ne savait même plus s'il était là, elle ne l'entendait plus faire un mouvement. Tous deux étaient pleins de la sensation âcre de leur baiser ; des effusions leur montaient aux lèvres, ils auraient voulu se remercier, s'embrasser encore ; mais ils étaient si honteux de leur bonheur cuisant, qu'ils eussent mieux aimé ne jamais le goûter une seconde fois, que d'en parler tout haut. Longtemps encore, si leur marche rapide n'avait fouetté leur sang, si la nuit épaisse ne s'était faite complice, ils se seraient embrassés sur les joues, comme de bons camarades. La pudeur venait à Miette. Après l'ardent baiser de Silvère, dans ces heureuses ténèbres où son cœur s'ouvrait, elle se rappela les grossièretés de Justin. Quelques heures auparavant, elle avait écouté sans rougir ce garçon, qui la traitait de fille perdue ; il demandait à quand le baptême, il lui criait que son père la délivrerait à coups de pied, si jamais elle s'avisait de rentrer au Jas-Meiffren, et elle avait pleuré sans comprendre, elle avait pleuré parce qu'elle devinait que tout cela devait être ignoble. Maintenant qu'elle devenait femme, elle se disait, avec ses innocences dernières, que le baiser, dont elle sentait encore la brûlure en elle, suffisait peut-être pour l'emplir de cette honte dont son cousin l'accusait. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota.
« Qu'as-tu ? pourquoi pleures-tu ? demanda Silvère d'une voix inquiète.
– Non, laisse, balbutia-t-elle, je ne sais pas. » Puis, comme malgré elle, au milieu de ses larmes :
« Ah ! je suis une malheureuse. J'avais dix ans, on me jetait des pierres. Aujourd'hui, on me traite comme la dernière des créatures. Justin a eu raison de me mépriser devant le monde. Nous venons de faire le mal, Silvère. »
Le jeune homme, consterné, la reprit entre ses bras, essayant de la consoler.
« Je t'aime ! murmurait-il. Je suis ton frère. Pourquoi dis-tu que nous venons de faire le mal ? Nous nous sommes embrassés parce que nous avions froid. Tu sais bien que nous nous embrassions tous les soirs en nous séparant.
– Oh ! pas comme tout à l'heure, dit-elle d'une voix très basse. Il ne faut plus faire cela, vois-tu ; ça doit être défendu, car je me suis sentie toute singulière. Maintenant, les hommes vont rire, quand je passerai. Je n'oserai plus me défendre, ils seront dans leur droit. » Le jeune homme se taisait, ne trouvant pas une parole pour tranquilliser l'esprit effaré de cette grande enfant de treize ans, toute frémissante et toute peureuse, à son premier baiser d'amour. Il la serrait doucement contre lui, il devinait qu'il la calmerait, s'il pouvait lui rendre le tiède engourdissement de leur étreinte. Mais elle se débattait, elle continuait :
« Si tu voulais, nous nous en irions, nous quitterions le pays. Je ne puis plus rentrer à Plassans ; mon oncle me battrait, toute la ville me montrerait au doigt… » Puis, comme prise d'une irritation brusque :
« Non, je suis maudite, je te défends de quitter tante Dide pour me suivre. Il faut m'abandonner sur une grande route.
– Miette, Miette, implora Silvère, ne dis pas cela !
– Si, je te débarrasserai de moi. Sois raisonnable. On m'a chassée comme une vaurienne. Si je revenais avec toi, tu te battrais tous les jours. Je ne veux pas. » Le jeune homme lui donna un nouveau baiser sur la bouche, en murmurant :
« Tu seras ma femme, personne n'osera plus te nuire.
– Oh ! je t'en supplie, dit-elle avec un faible cri, ne m'embrasse pas comme cela. Ça me fait mal. » Puis, au bout d'un silence :
« Tu sais bien que je ne puis être ta femme. Nous sommes trop jeunes. Il me faudrait attendre, et je mourrais de honte.
Tu as tort de te révolter, tu seras bien forcé de me laisser dans quelque coin. » Alors Silvère, à bout de force, se mit à pleurer. Les sanglots d'un homme ont des sécheresses navrantes. Miette, effrayée de sentir le pauvre garçon secoué dans ses bras, le baisa au visage, oubliant qu'elle brûlait ses lèvres. C'était sa faute. Elle était une niaise de n'avoir pu supporter la douceur cuisante d'une caresse. Elle ne savait pas pourquoi elle avait songé à des choses tristes, juste au moment où son amoureux l'embrassait comme il ne l'avait jamais fait encore. Et elle le pressait contre sa poitrine pour lui demander pardon de l'avoir chagriné. Les enfants, pleurant, se serrant de leurs bras inquiets, mettaient un désespoir de plus dans l'obscure nuit de décembre.
Au loin, les cloches continuaient à se plaindre sans relâche, d'une voix plus haletante.
« Il vaut mieux mourir, répétait Silvère au milieu de ses sanglots, il vaut mieux mourir…
– Ne pleure plus, pardonne-moi, balbutiait Miette. Je serai forte, je ferai ce que tu voudras. » Quand le jeune homme eut essuyé ses larmes :
« Tu as raison, dit-il, nous ne pouvons retourner à Plassans. Mais l'heure n'est pas venue d'être lâche. Si nous sortons vainqueurs de la lutte, j'irai chercher tante Dide, nous l'emmènerons bien loin avec nous. Si nous sommes vaincus… » Il s'arrêta.
« Si nous sommes vaincus ?.., répéta Miette doucement.
– Alors, à la grâce de Dieu ! continua Silvère d'une voix plus basse. Je ne serai plus là sans doute, tu consoleras la pauvre vieille. Ça vaudrait mieux.
– Oui, tu le disais tout à l'heure, murmura la jeune fille, il vaut mieux mourir. » À ce désir de mort, ils eurent une étreinte plus étroite.


Il est courant de penser et de dire que la nature est bien faite, quand, la plus rapide observation montre sans conteste qu'elle n'est pas si parfaite qu'on le croit, quand bien-même elle développe des ingéniosités qui laissent pantois. Miette et Silvère étaient un peu comme ces plantes méridionales qui, en quelques jours, quelques semaines au plus, épuisent la sève patiemment accumulée sur les maigres ressources du sol pour jeter à la face du monde une fleur somptueuse que ne savent égaler les plantes des terres grasses et bien arrosées du nord. Mais ce jaillissement conquérant tue la plante. Les feuilles jaunissent et dépérissent, parfois en une seule nuit. Certes, la fleur porte la vie ; elle assurera l'ensemencement et la survie de l'espèce ; mais au détriment fatal de l'individu qui l'aura produite. Miette et Silvère étaient comme ces plantes qui les entouraient dans les garrigues. Le soleil les avait fait mûrir trop vite, donnant à leur corps la possibilité de s'aimer alors que leurs âmes étaient encore des âmes d'enfants. Miette était sage quand elle disait à son amoureux qu'il ne fallait plus faire cela. Elle savait que ce baiser, sa brûlure et son ardeur, étaient la voie à d'autres actes dont, assurément, ils ne pourraient s'empêcher, pas davantage qu'ils n'avaient pu s'empêcher de s'embrasser voluptueusement. En d'autres circonstances, ils en seraient là mais le destin se plaisait à les jeter l'un contre l'autre.
Est-ce vraiment la nature qui n'est pas bien faite ? À mieux y considérer, la nature n'a pas grande culpabilité dans l'affaire. Dans les autres espèces que l'espèce humaine, les petits qui perdent leurs parents ont peu de chance de survie, personne ne pouvant les défendre contre leurs prédateurs. Miette et Silvère étaient orphelins. L'une et l'autre avaient été recueillis. Silvère recevait de l'amour de Tante Dide. Il n'y avait aucun amour au Jas Meiffren. Le sentiment qui, cette nuit de décembre, avait jeté les deux enfants sur les routes n'avait rien à voir avec la nature. Ce n'était pas la nature qui avait mis dans la tête de Silvère les idées politiques qui l'animaient. Ce n'était pas la nature qui avait envoyé au bagne le père de Miette. Ainsi, tant qu'il y aura des êtres humains, il ne sera pas possible de déterminer sûrement ce qui est naturel de ce qui ne l'est pas. Quand les bonnes gens se réclament de l'ordre naturel des choses, c'est pour mieux masquer leurs appétits de pouvoir. Il faudrait que les hommes cessent de vouloir se réclamer de la nature pour justifier leurs actes et leurs folies. Rien n'est naturel chez l'homme.
Dans cette nuit profonde et froide, les deux enfants avaient ainsi reçu le don de clairvoyance. Le jeune esprit logique de Silvère, rompu aux exercices d'arithmétique, s'était brisé au problème insoluble qui leur était posé. Leur situation était presque pire que celle à laquelle les amoureux doivent faire face dans les grands drames qui ont frappé les esprits à travers les siècles. Dans leur historie, aucun choix n'était possible. Il n'y avait aucun dilemme. Il ne s'agissait pas choisir entre leur amour et leur devoir. Quel que fût leur choix, ils étaient perdus. Que les républicains gagnent ou qu'ils ne gagnent pas, leur retour à Plassans ne se ferait pas. Mais aucune autre voie ne s'ouvrait devant eux. Miette avait encore raison de penser et de dire qu'ils étaient trop jeunes pour se marier. Que feraient deux enfants sur les routes, sans possibilité aucune de s'établir. Partout où ils iraient, ils seraient montrés du doigt, moqués, et pire peut-être. Miette pensait qu'elle était maudite. Restait à savoir qui avait prononcé la malédiction. À Plassans, comme dans toute la France, l'ordre avait alors son parti, qui, patiemment, mais sans grande compétence, avait peu à peu anéanti toutes les aspirations sociales de la révolution de 1848 et conduit le peuple à désespérer de la République. Pour des raisons obscures, mais qui se répètent à travers les temps, à l'ordre et à la sécurité, les suppôts de Monsieur Thiers et de ses amis, ajoutaient alors, comme ils le feront toujours, ce qu'ils nomment « les bonnes mœurs ». Il va de soi que que cette ardente obligation d'avoir de « bonnes mœurs » s'appliquait alors, comme encore aujourd'hui, aux pauvres, aux ouvriers, aux journaliers. S'il s'agissait de la bourgeoisie, et mieux encore, de l'aristocratie, cette notion pouvait facilement se dissoudre dans les mondanités. On vilipendait ainsi cette femme misérable qui prenait un amant, quand il était de bon ton, quand on était duchesse, d'en avoir deux et d'en changer souvent. L'opprobre et l'anathème que jetait sur les pauvres le parti de l'ordre se transmettait alors aussi sûrement que se transmettent les biens dans les familles. Miette était maudite de naissance, avant même d'avoir fauté, quand Silvère, bien que racheté par son père Mouret, portait la tache indélébile du contrebandier Macquart. C'est ainsi que de générations en générations, les partisans de l'ordre gardent leurs privilèges en maintenant les pauvres dans la pauvreté tout en les convainquant qu'ils y sont destinés. À l'échelle du monde, la même martingale des pauvres s'exerce avec constance à l'échelle d'un pays tout entier, voire d'un continent. Depuis des siècles, et certainement pour des siècles encore, le continent africain est voué à la pauvreté par l'exploitation qu'en font les pays peuplés par les blancs. La traite des esclaves est la forme la plus aboutie et la plus abjecte de cette exploitation féroce.
Dans cette nuit de décembre, sur ce rocher perdu au milieu des flots de l'Histoire, Miette et Silvère, sauvés par ce baiser mais condamnés par le temps, sentaient peser sur eux la malédiction de l'ordre, de son parti et de ses servants, ceux-là mêmes qui avaient jeté sur les routes ces milliers de gueux en procession pour sauver une République qui, depuis longtemps déjà, avait elle-même abdiqué toute volonté d'améliorer durablement leur condition.
2 septembre Miette comptait bien mourir avec Silvère ; celui-ci n'avait parlé que de lui, mais elle sentait qu'il l'emporterait avec joie dans la terre. Ils s'y aimeraient plus librement qu'au grand soleil. Tante Dide mourrait, elle aussi, et viendrait les rejoindre. Ce fut comme un pressentiment rapide, un souhait d'une étrange volupté que le ciel, par les voix désolées du tocsin, leur promettait de bientôt satisfaire. Mourir ! mourir ! les cloches répétaient ce mot avec un emportement croissant, et les amoureux se laissaient aller à ces appels de l'ombre ; ils croyaient prendre un avant-goût du dernier sommeil, dans cette somnolence où les replongeaient la tiédeur de leurs membres et les brûlures de leurs lèvres, qui venaient encore de se rencontrer.
Miette ne se défendait plus. C'était elle, maintenant, qui collait sa bouche sur celle de Silvère, qui cherchait avec une muette ardeur, cette joie dont elle n'avait pu d'abord supporter l'amère cuisson. Le rêve d'une mort prochaine l'avait enfiévrée ; elle ne se sentait plus rougir, elle s'attachait à son amant, elle semblait vouloir épuiser, avant de se coucher dans la terre, ces voluptés nouvelles, dans lesquelles elle venait à peine de tremper les lèvres, et dont elle s'irritait de ne pas pénétrer sur-le-champ tout le poignant inconnu. Au delà du baiser, elle devinait autre chose qui l'épouvantait et l'attirait, dans le vertige de ses sens éveillés. Et elle s'abandonnait ; elle eût supplié Silvère de déchirer le voile, avec l'impudique naïveté des vierges. Lui, fou de la caresse qu'elle lui donnait, empli d'un bonheur parfait, sans force, sans autres désirs, ne paraissait pas même croire à des voluptés plus grandes.


Miette et Silvère n'étaient pas les premiers jeunes gens pour lesquels le désir d'amour charnel et le désir de mort se mêlent jusqu'à se confondre. C'est même une des caractéristiques de la jeunesse que de les confondre et que cela lui soit, parfois, fatal. Ce désir de mort n'avait rien de celui que Silvère avait ressenti précédemment comme une nécessité arithmétique, conclusion inévitable d'un problème insoluble qui leur était posé. Il s'agissait maintenant d'un mouvement intime de l'âme et du corps se rejoignant d'abord en chacun des deux jeunes gens pour mieux partir ensuite sous leur nouvelle forme fusionnelle à l'assaut l'un de l'autre dans l'espoir sans cesse caressé et sans cesse déçu de ne plus former qu'un seul être. Ce désir-là n'est pas, comme on le nomme parfois, un désir physique, qui s'opposerait à un désir désincarné. Ce désir-là est tout le désir, ou ce qui s'en approche au plus près. Or, rien n'est plus près de ce désir vital que la mort, comme si, la collision des deux désirs allait créer cette faille à laquelle, secrètement, tous les êtres aspirent, entre l'espace et le temps, le présent, le passé et le futur, les vivants et les morts, le réel et le rêve.
Ces enfants dans la nuit portaient tout l'espoir du monde et leur désir le leur révélait. Ils étaient l'espoir de la vie dans l'amour. Ils étaient ce qui définit le beau, et le bien, et le juste. Ils étaient la vie. À ce moment précis, la bonne société de Plassans pouvait fourbir ses armes contre leur jeunesse et se préparer à les séparer dans la vie. Ils savaient qu'ils se retrouveraient, vivants, dans la mort.
3 septembre Quand Miette n'eut plus d'haleine, et qu'elle sentit faiblir le plaisir âcre de la première étreinte :
« Je ne veux pas mourir sans que tu m'aimes, murmura-t-elle ; je veux que tu m'aimes encore davantage… » Les mots lui manquaient, non qu'elle eût conscience de la honte, mais parce qu'elle ignorait ce qu'elle désirait. Elle était simplement secouée par une sourde révolte intérieure et par un besoin d'infini dans la joie.
Elle eût, dans son innocence, frappé du pied comme un enfant auquel on refuse un jouet.
« Je t'aime, je t'aime », répétait Silvère défaillant.
Miette hochait la tête, elle semblait dire que ce n'était pas vrai, que le jeune homme lui cachait quelque chose. Sa nature puissante et libre avait le secret instinct des fécondités de la vie. C'est ainsi qu'elle refusait la mort, si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang et de ses nerfs, elle l'avouait naïvement, par ses mains brûlantes et égarées, par ses balbutiements, par ses supplications.

S'il avait fait moins froid ou si, accueillante et close, une chambre chauffée les avait abrités, les deux jeunes gens auraient certainement été emportés par l'ivresse de leurs premières caresses. Les gestes qui auraient suivi n'auraient alors pas été moins innocents que ceux qui les avaient précédés, mais ils auraient pris ensuite un air de gravité qui les aurait glacés. Si, pour un baiser, Miette et Silvère pensaient connaître les stigmates de la honte, qu'en aurait-il été pour un acte de chair ? Le sentiment de culpabilité qui étreint des jeunes gens qui, amoureux et le sang chaud, pensent avoir commis le mal, peut prendre des formes ultimes qui les précipite dans les affres de l'angoisse. Des images inconnues peuvent demeurer gravées dans leurs rétines. C'est qu'il ne faut pas mésestimer la force agissante des injonctions de la société, qui élèvent les enfants aussi sûrement que le sein de leur nourrice. C'est ce qui fait que l'acte de chair, fût-il commis subrepticement, aussi rapidement que le commettent certaines espèces d'animaux, chez l'être humain, n'est jamais animal. Miette avait des désirs de femme. Elle n'en était pas moins innocente que Silvère.

Puis, se calmant, elle posa la tête sur l'épaule du jeune homme, elle garda le silence. Silvère se baissait et l'embrassait longuement. Elle goûtait ces baisers avec lenteur, en cherchait le sens, la saveur secrète. Elle les interrogeait, les écoutait courir dans ses veines, leur demandait s'ils étaient tout l'amour, toute la passion. Une langueur la prit, elle s'endormit doucement, sans cesser de goûter dans son sommeil les caresses de Silvère. Celui-ci l'avait enveloppée dans la grande pelisse rouge, dont il avait également ramené un pan sur lui. Ils ne sentaient plus le froid. Quand Silvère, à la respiration régulière de Miette, eut compris qu'elle sommeillait, il fut heureux de ce repos qui allait leur permettre de continuer gaillardement leur chemin. Il se promit de la laisser dormir une heure. Le ciel était toujours noir ; à peine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle l'approche du jour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de pins, dont le jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de l'aube. Et les lamentations des cloches devenaient plus vibrantes dans l'air frissonnant, berçant le sommeil de Miette, comme elles avaient accompagné ses fièvres d'amoureuse.
Les jeunes gens, jusqu'à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d'esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs.

Les anciens auraient pu faire de ces deux jeunes êtres les héros de ces  légendes qui font vivre les êtres magiques des forêts et des plaines et leur donnent le temps d'une lecture, le temps d'une veillée, une profonde et mystérieuse réalité. Miette était une jeune vierge, éperdue, protégée par les sylphides, et pleurant d'un sacrifice cruel mais inéluctable à venir. Silvère était un jeune demi-dieu qui aurait pu sauver Miette de la mort s'il avait pu retrouver la formule ou l'élixir magiques qui l'auraient arrachée aux griffes du destin. Autour d'eux, tournoieraient des êtres maléfiques. Justin serait le fils de l'ogre. Tante Dide serait cette princesse transformée en vieille femme et qui attendrait patiemment qu'un prince, transformé en dragon, vienne la délivrer de son sort.On se passerait leur histoire, de générations en générations, la transformant peu à peu, à peine, pour demeurer dans le charme du mythe. Et toutes les jeunes filles de toutes les villes et de toutes les campagnes seraient un temps des Miette et joueraient ensemble à Miette et à Silvère. Les petits garçons souhaiteraient ardemment être ce jeune prince fougueux, transformé en mendiant mais dont la noblesse se révélerait au moment le plus tragique, et lui permettrait de terrasser ses ennemis, en emmenant Miette dans un pays lointain ou l'or et le miel couleraient à flots. Il y aurait plusieurs versions du mythe de Miette et de Silvère. Les fins trop tristes auraient été peu à peu abolies, les parents ne pouvant plus supporter les pleurs de leurs enfants à l'annonce de la mort de Miette ou de Silvère.

Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour avoir tué un gendarme d'un coup de feu. Le procès de Chantegreil était resté célèbre dans le pays. Le braconnier avoua hautement le meurtre ; mais il jura que le gendarme le tenait lui-même au bout de son fusil.
« Je n'ai fait que le prévenir, dit-il ; je me suis défendu ; c'est un duel et non un assassinat. » Il ne sortit pas de ce raisonnement.
Jamais le président des assises ne parvint à lui faire entendre que, si un gendarme a le droit de tirer sur un braconnier, un braconnier n'a pas celui de tirer sur un gendarme. Chantegreil échappa à la guillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bons antécédents. Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu'on lui amena sa fille, avant son départ pour Toulon. La petite, qui avait perdu sa mère au berceau, demeurait avec son grand-père à Chavanoz, un village des gorges de la Seille. Quand le braconnier ne fut plus là, le vieux et la fillette vécurent d'aumônes. Les habitants de Chavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures que le forçat laissait derrière lui. Cependant le vieux mourut de chagrin. Miette, restée seule, aurait mendié sur les routes, si les voisines ne s'étaient souvenues qu'elle avait une tante à Plassans. Une âme charitable voulut bien la conduire chez cette tante, qui l'accueillit assez mal.
Eulalie Chantegreil, mariée au méger Rébufat, était une grande diablesse noire et volontaire qui gouvernait au logis.
Elle menait son mari par le bout du nez, disait-on dans le faubourg. La vérité était que Rébufat, avare, âpre à la besogne et au gain, avait une sorte de respect pour cette grande diablesse, d'une vigueur peu commune, d'une sobriété et d'une économie rares. Grâce à elle, le ménage prospérait.

Eulalie Chantegreil était la sœur du père de Miette. Ils avaient rompu tout lien familial quand la Chantegreil, comme on l'appelait alors dans le faubourg, avait épousé Rébufat, ce dernier n'acceptant point que son ménage fréquentât un braconnier notoire. Eulalie n'en conçut aucune peine. Elle n'était pas femme à s'émouvoir et n'éprouvait jamais de sentiments inutiles. Chacun de ses mouvements naissait d'une nécessité intérieure qui devait servir ses intérêts et ceux de son ménage. Forte, rude à la tâche, elle pouvait sembler bornée. Elle n'était pas instruite. Cependant, elle voyait loin et pouvait, sans difficulté apparente, poser et résoudre des problèmes de logique qui étonnaient même les savants. Un jour que le docteur Pascal était venu la soigner pour une fluxion de poitrine, elle établit avec lui, le devançant parfois, le diagnostic de sa maladie, à partir des symptômes qu'elle avait et des observations qu'elle avait faites sur les bêtes. Pascal en fut si étonné qu'il faillit lui donner de l'argent plutôt que de lui en prendre. Surtout, elle échafaudait des plans, parfois à très long terme, et ses plans se révélaient le plus souvent exacts. Elle était en quelque sorte l'exact contraire de Félicité Rougon, quand celle-ci s'essayait au commerce d'huile et d'olives. Si Félicité se plaignait de son guignon, par manque d'envergure et de vision, les calculs et les prévisions d'Eulalie s'avéraient exacts. Si bien que parfois, les paysans voisins, et jusqu'à quelques villages plus éloignés, venaient lui demander conseil quand ils hésitaient sur le cours des choses.
Miette aurait pu paraître comme étant sa fille, alors que Justin ne savait de qui tenir. Miette avait hérité de son père cette même force qui habitait Eulalie et qui était une des caractéristiques des Chantegreil. Mais elle avait hérité de son père cet esprit d'aventure et de rébellion qui n'avait pas pris forme chez sa tante.

Le méger grogna le soir où, en rentrant du travail, il trouva Miette installée.
Mais sa femme lui ferma la bouche, en lui disant de sa voix rude :
« Bah ! la petite est bien constituée ; elle nous servira de servante ; nous la nourrirons et nous économiserons les gages. » Ce calcul sourit à Rébufat. Il alla jusqu'à tâter les bras de l'enfant, qu'il déclara avec satisfaction très forte pour son âge. Miette avait alors neuf ans. Dès le lendemain, il l'utilisa. Le travail des paysannes, dans le Midi, est beaucoup plus doux que dans le Nord. On y voit rarement les femmes occupées à bêcher la terre, à porter les fardeaux, à faire des besognes d'hommes. Elles lient les gerbes, cueillent les olives et les feuilles de mûrier ; leur occupation la plus pénible est d'arracher les mauvaises herbes. Miette travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Tant que sa tante vécut, elle n'eut que des rires. La brave femme, malgré ses brusqueries, l'aimait comme son enfant ; elle lui défendait de faire les gros travaux dont son mari tentait parfois de la charger, et elle criait à ce dernier :
« Ah ! tu es un habile homme ! Tu ne comprends donc pas, imbécile, que si tu la fatigues trop aujourd'hui, elle ne pourra rien faire demain ! » Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portait lui-même le fardeau qu'il voulait mettre sur les épaules de la jeune fille.
Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protection secrète de sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin, alors âgé de seize ans, qui occupait ses paresses à la détester et à la persécuter sourdement. Les meilleures heures de Justin étaient celles où il parvenait à la faire gronder par quelque rapport gros de mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les pieds ou la pousser avec brutalité, en feignant de ne pas l'avoir aperçue, il riait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissent béatement du mal des autres. Miette le regardait alors, avec ses grands yeux noirs d'enfant, d'un regard luisant de colère et de fierté muette, qui arrêtait les ricanements du lâche galopin. Au fond, il avait une peur atroce de sa cousine.

Justin était de ces êtres fragiles qui pour combler leur sentiment de crainte deviennent volontiers agressifs et sournois. Avant que Miette n'arrivât dans la maison, il avait pris l'habitude, et ce, dès son plus jeune âge, de martyriser de petits animaux et de jouir de leurs souffrances. Il en était même venu à concevoir un élevage de différentes espèces spécifiquement vouées à subir ses jeux de torture. Celles qui avaient sa préférence étaient celles qui manifestaient, par des cris et des convulsions, la douleur qu'elles éprouvaient à ce qu'il leur faisait endurer. Il lui arrivait de se lever en pleine nuit, après qu'il eut conçu, dans une rêverie ou même par un rêve, un nouveau jeu qui lui semblait encore plus cruel que les précédents.
Quand Miette arriva, il vit dans l'instant la possibilité de trouver d'autres jeux et de les expérimenter sur la fillette. Celle-ci avait neuf ans et lui semblait une proie facile, à lui qui était son aîné  de plusieurs années. Il tenta de la faire tomber en se précipitant sur elle. Mais l'enfant, bien que très jeune, avait suivi son père et son grand père sur les chemins de montage et avait de surcroît de ces musculatures fines mais denses qui sont l'apanage des animaux qui vaquent sur des pentes escarpées. Justin courut vers Miette, la bouscula, mais ce fut lui qui tomba. Le méger Rébufat, prompt à rappeler l'infirmité de son fils, s'esclaffa. Eulalie, furieuse, lui intima l'ordre de se retirer. De cette première rencontre placée sous le signe de sa défaite et de sa honte, Justin conçut un désir inextinguible de vengeance. Il se voyait bien grandir et devenir fort, pensant, naïvement, que Miette ne grandirait pas. Mais Justin grandissait un peu quand Miette grandissait beaucoup et devenait cette jeune femme puissante, vigoureuse et précoce. Peu à peu à la peur d'être pus faible s'ajouta la crainte que ressentent tous les hommes face à une femme plus grande, plus forte qu'eux, qui pourrait les dominer, voire les avaler. La peur qu'avait Justin de sa cousine devenait la peur qu'avaient les hommes des anciens temps pour les divinités féminines, qu'ils révéraient tout en implorant d'en être délivrés.
4 septembre La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante Eulalie mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea au logis. Rébufat se laissa peu à peu aller à traiter Miette en valet de ferme. Il l'accabla de besognes grossières, se servit d'elle comme d'une bête de somme. Elle ne se plaignit même pas, elle croyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir, brisée de fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dont elle sentait maintenant toute la bonté cachée. D'ailleurs, le travail même dur ne lui déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l'orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules. Ce qui la navrait, c'était la surveillance méfiante de son oncle, ses continuels reproches, son attitude de maître irrité. À cette heure, elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangère n'aurait pas été aussi maltraitée qu'elle. Rébufat abusait sans scrupule de cette petite parente pauvre qu'il gardait auprès de lui par une charité bien entendue. Elle payait dix fois de son travail cette dure hospitalité, et il ne se passait pas de journée qu'il ne lui reprochât le pain qu'elle mangeait. Justin, surtout, excellait à la blesser. Depuis que sa mère n'était plus là, voyant l'enfant sans défense, il mettait tout son mauvais esprit à lui rendre le logis insupportable.

De tous les esclavages dont les enfants sont les victimes, l'esclavage familial n'est pas le moins répandu. Si, chez Balzac, les Thénardier de Montfermeil n'étaient pas de la famille de la petite Euphrasie, dite Cosette, ils n'avaient pas grand chose à envier aux Rébufat, pour la façon dont ils traitaient, dans leur propre maison, la petite Miette, leur nièce. À treize ans, Miette n'avait échappé à aucune tâche difficile, sans jamais avoir entendu un seul remerciement. Mais c'est ce traitement, répété impitoyablement, qui renforça chez la petite fille, puis chez la jeune fille, la fierté et le courage. Elle aurait pu être abattue. Il n'en fut rien, et, paradoxalement, c'était la fierté et le courage de son père face au juge des Assises qui lui avait donné cet exemple. L'enfant ne s'associait pas à la honte que ressentait la famille d'avoir un parent forçat. Elle comprenait la logique curieuse de son père, dans ce qu'elle considérait, comme lui, être un acte légitime de défense. Fallait-il qu'il mourût plutôt que d'aller au bagne ? Il était difficile d'en décider. Son honneur eût-il été moins entaché s'il était mort sous le feu de la maréchaussée pour cause de braconnage ? Rien n'était moins certain. Ainsi, après avoir pleuré sa tante, Miette priait pour son père, espérant qu'il pût supporter les duretés inhumaines du bagne.
5 septembre La plus ingénieuse torture qu'il inventa fut de parler à Miette de son père. La pauvre fille, ayant vécu hors du monde, sous la protection de sa tante, qui avait défendu qu'on prononçât devant elle les mots de bagne et de forçat, ne comprenait guère le sens de ces mots. Ce fut Justin qui le lui apprit, en lui racontant à sa manière le meurtre du gendarme et la condamnation de Chantegreil. Il ne tarissait pas en détails odieux : les forçats avaient un boulet au pied, ils travaillaient quinze heures par jour, ils mouraient tous à la peine ; le bagne était un lieu sinistre dont il décrivait minutieusement toutes les horreurs. Miette l'écoutait, hébétée, les yeux en larmes. Parfois des violences brusques la soulevaient, et Justin se hâtait de faire un saut en arrière, devant ses poings crispés. Il savourait en gourmand cette cruelle initiation. Quand son père, pour la moindre négligence, s'emportait contre l'enfant, il se mettait de la partie, heureux de pouvoir l'insulter sans danger. Et si elle essayait de se défendre :
« Va, disait-il, bon sang ne peut mentir : tu finiras au bagne, comme ton père. » Miette sanglotait, frappée au cœur, écrasée de honte, sans force.

Justin, en particulier, mais aussi son père, le méger Rébufat, faisaient tout pour abattre la petite fille qui devenait jeune fille, et l'on aurait dit que plus elle grandissait et devenait femme peu à peu, plus les tortures qu'ils imaginaient devenaient plus fortes et plus cruelles. L'excitation qui prenait Justin dans ces moments-là, laissait peu de doute sur ce qui motivait son comportement, derrière les apparences que prenait le harcèlement continuel qu'il mettait en œuvre. Le docteur Pascal, qui avait été amené à soigner plusieurs fois le fils comme le père avait constaté chez le fils des comportements curieux qui confinaient à la manie. En l'absence de sa cousine, ou si celle-ci se tenait trop éloignée pour qu'il pût l'atteindre, Justin se rabattait sur n'importe quel petit animal qui passait à sa portée, avec une préférence marquée pour les animaux à fourrure. Les petits lapins étaient ses objets de jeux préférés mais présentaient l'inconvénient majeur qu'il ne pouvait les tuer avant leur âge adulte. Élevés en batterie dans un coin de l'enclos, ils étaient destinés à la vente et le méger Rébufat surveillait qu'aucun ne disparût prématurément.
6 septembre À cette époque, Miette devenait femme déjà. D'une puberté précoce, elle résista au martyre avec une énergie extraordinaire. Elle s'abandonnait rarement, seulement aux heures où ses fiertés natives mollissaient sous les outrages de son cousin. Bientôt elle supporta d'un œil sec les blessures incessantes de cet être lâche, qui la surveillait en parlant, de peur qu'elle ne lui sautât au visage. Puis, elle savait le faire taire, en le regardant fixement. Elle eut, à plusieurs reprises, l'envie de se sauver du Jas-Meiffren. Mais elle n'en fit rien, par courage, pour ne pas s'avouer vaincue sous les persécutions qu'elle endurait. En somme, elle gagnait son pain, elle ne volait pas l'hospitalité des Rébufat ; cette certitude suffisait à son orgueil. Elle resta ainsi pour lutter, se roidissant, vivant dans une continuelle pensée de résistance. Sa ligne de conduite fut de faire sa besogne en silence et de se venger des mauvaises paroles par un mépris muet.

C'était un curieux spectacle que de voir cette grande fille fixer d'un air implacable ces deux hommes veules. Elle semblait avoir sur eux un ascendant féroce qui ne lui était donné ni par son âge, ni par sa condition. Aussi petite fût-elle, elle avait bien observé comment procédait sa défunte tante Eulalie pour faire taire son mari et son fils. Issue du même sang, elle mettait à profit les leçons que la pauvre femme, bien involontairement, lui avait données. Ainsi ,peu à peu, le traitement infligé par les Rébufat avait sur la jeune Miette l'effet inverse de celui qu'ils auraient attendu. Plus ils la malmenaient, plus elle devenait forte. Il ne faudrait cependant pas  penser ni croire qu'un tel comportement puisse être érigé en principe d'éducation. Aucune éducation Rousseau l'a bien montré, ne pourra jamais se fonder sur la contrainte et les mauvais traitements. Mais, certains êtres forgent leur force dans l'adversité à laquelle ils doivent faire face. On l'a souvent observé.

Elle savait que son oncle abusait trop d'elle pour écouter aisément les insinuations de Justin, qui rêvait de la faire jeter à la porte. Aussi, mettait-elle une sorte de défi à ne pas s'en aller d'elle-même. Ses longs silences volontaires furent pleins d'étranges rêveries. Passant ses journées dans l'enclos, séparée du monde, elle grandit en révoltée, elle se fit des opinions qui auraient singulièrement effarouché les bonnes gens du faubourg. La destinée de son père l'occupa surtout. Toutes les mauvaises paroles de Justin lui revinrent ; elle finit par accepter l'accusation d'assassinat, par se dire que son père avait bien fait de tuer le gendarme qui voulait le tuer. Elle connaissait l'histoire vraie de la bouche d'un terrassier qui avait travaillé au Jas-Meiffren. À partir de ce moment, elle ne tourna même plus la tête, les rares fois qu'elle sortait, lorsque les vauriens du faubourg la suivaient en criant :
« Eh ! la Chantegreil ! » Elle pressait le pas, les lèvres serrées, les yeux d'un noir farouche. Quand elle refermait la grille, en rentrant, elle jetait un seul et long regard sur la bande des galopins. Elle serait devenue mauvaise, elle aurait glissé à la sauvagerie cruelle des parias, si parfois toute son enfance ne lui était revenue au cœur. Ses onze ans la jetaient à des faiblesses de petite fille qui la soulageaient. Alors, elle pleurait, elle était honteuse d'elle et de son père. Elle courait se cacher au fond d'une écurie pour sangloter à l'aise, comprenant que, si l'on voyait ses larmes, on la martyriserait davantage. Et quand elle avait bien pleuré, elle allait baigner ses yeux dans la cuisine, elle reprenait son visage muet. Ce n'était pas son intérêt seul qui la faisait se cacher ; elle poussait l'orgueil de ses forces précoces jusqu'à ne plus vouloir paraître une enfant. À la longue, tout devait s'aigrir en elle. Elle fut heureusement sauvée, en retrouvant les tendresses de sa nature aimante.

L'enclos était tout son monde. Il avait sa ville capitale, qui était la maison de Rébufat ; ses faubourgs industrieux : les écuries et l'étable ; ses campagnes qui fleurissaient au printemps et dont les platanes le long du chemin perdaient leurs feuilles en hiver. L'enfant jouait pendant ses rares instants de liberté à parcourir ce monde qu'elle avait transformé, comme le font tous les enfants, en monde magique. Il accueillait ses rêveries, son goût pour l'aventure. C'est ainsi que les enfants échappent à la dureté des adultes. Car, les adultes, quelle que soit leur bienveillance à l'égard des enfants, oublient le plus souvent que ce sont des personnes qui comprennent tout autant qu'eux les situations, les problèmes et les joies. Certains, pour donner le change et pour gagner la paix font semblant d'être demeurés et jouent le plus souvent à l'enfant, gardant le plus longtemps possible une voix de crécelle et des gaucheries dans les gestes et la tournure. D'autres s'enfoncent dans le silence, attendant avec plus ou moins de patience que le temps passe et que vienne celui de leur âge adulte. Le plus curieux est que l'on pourrait penser que les adultes se souviennent de ce qu'ils ont enduré arrivés à l'âge où ils ont eux-mêmes des enfants et doivent les éduquer. Il n'en est rien. Ils refont ce que leurs parents faisaient avec eux, gazouillant gentiment pendant que leur bambin pense à autre chose. L'espèce humaine est en cela étrange. Les espèces animales gardent pour certaines d'entre-elles des liens de filiation tout au long de leur vie. Les mères, à la naissance, prodiguent aux petits les soins nécessaires à leur survie et à leur croissance. Puis les petits deviennent autonomes après un apprentissage plus ou moins long. Aucune espèce ne continue à prodiguer les tendresses de l'enfance aux petits devenus grands. Il est vrai qu'aucune d'entre-elles ne brutalise sans raison sa progéniture.
7 septembre Le puits qui se trouvait dans la cour de la maison habitée par tante Dide et Silvère était un puits mitoyen. Le mur du Jas-Meiffren le coupait en deux. Anciennement, avant que l'enclos des Fouque fut réuni à la grande propriété voisine, les maraîchers se servaient journellement de ce puits. Mais depuis l'achat du terrain, comme il était éloigné des communs, les habitants du Jas, qui avaient à leur disposition de vastes réservoirs, n'y puisaient pas un seau d'eau dans un mois. De l'autre côté, au contraire, chaque matin, on entendait grincer la poulie ; c'était Silvère qui tirait pour tante Dide l'eau nécessaire au ménage.

Le jeune homme aimait cette besogne pourtant fastidieuse. Il l'aimait car, bien sûr, il aidait ainsi sa grand-mère, mais aussi parce qu'elle lui semblait celle qui le reliait le plus, et davantage encore que son métier de charron, à ses ancêtres et aux ancêtres de ses ancêtres. Il l'aimait enfin parce que c'était une tâche qui était dévolue aux hommes comme aux femmes et cela plaisait aux idées révolutionnaires d'égalité qu'il chérissait. Enfin, le son de la poulie qui grinçait le matin rompait le silence qui régnait dans la maison de tante Dide, et qui pouvait laisser penser que la maisonnée entière était morte. C'était une peu la musique de la vie.

Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui même une belle et forte poulie de chêne qu'il posa le soir, après sa journée. Il lui fallut monter sur le mur. Quand il eut fini son travail, il resta à califourchon sur le chaperon du mur, se reposant, regardant curieusement la large étendue du Jas-Meiffren. Une paysanne qui arrachait les mauvaises herbes à quelques pas de lui finit par fixer son attention. On était en juillet, l'air brûlait, bien que le soleil fût déjà au bord de l'horizon. La paysanne avait retiré sa casaque. En corset blanc, un fichu de couleur noué sur les épaules, les manches de chemise retroussées jusqu'aux coudes, elle était accroupie dans les plis de sa jupe de cotonnade bleue, que retenaient deux bretelles croisées derrière le dos. Elle marchait sur les genoux, arrachant activement l'ivraie qu'elle jetait dans un couffin. Le jeune homme ne voyait d'elle que ses bras nus, brûlés par le soleil, s'allongeant à droite, à gauche, pour saisir quelque herbe oubliée. Il suivait complaisamment ce jeu rapide des bras de la paysanne, goûtant un singulier plaisir à les voir si fermes et si prompts. Elle s'était légèrement redressée en ne l'entendant plus travailler, et avait baissé de nouveau la tête, avant qu'il eût pu même distinguer ses traits. Ce mouvement effarouché le retint. Il se questionnait sur cette femme, en garçon curieux, sifflant machinalement et battant la mesure avec un ciseau à froid qu'il tenait à la main, lorsque le ciseau lui échappa.

C'était la première fois que le jeune homme voyait une jeune fille dans l'enclos. Il est vrai qu'il ne s'autorisait jamais à monter sur le mur et que seule l'obligation qu'il avait eue de réparer la poulie lui en avait donné l'occasion. Il découvrait le domaine de Miette sous son meilleur jour. Le vaste enclos, entretenu avec soin, semblait une image ancienne d'un paradis perdu, avec ses fleurs, ses fruits et ses arbres, toute la richesse de la création. Dans ce paysage qu'il aurait voulu savoir peindre, un seul personnage, celle qu'il pensait alors être une femme. Il regardait avec attention cette image qui était tout à la fois fixe et mouvante. Le bleu de la jupe appelait en miroir le bleu du ciel et la cotonnade frissonnante chantait avec les nuages blancs. Le sifflement de Silvère, frappé du rythme du ciseau à froid, jouait la musique du rythme parfait de la scène. C'était un de ces moments très brefs où le temps semble avoir ralenti au point que les gestes de la jeune femme paraissaient mouvants dans un paysage entièrement immobile où mêle la ramure des hauts platanes du chemin avait figé son balancement continuel.
Le bruit sec que fit le ciseau en tombant sur la pierre du puits de l'autre côté du mur, par un son curieusement cristallin, sonna la fin de cet instant immobile, comme les magiciens, par un seul claquement de leurs doigts, brisent l'hypnose de la jeune femme qu'ils avaient endormie.

L'outil tomba du côté du Jas-Meiffren, sur la margelle du puits, et alla rebondir à quelques pas de la muraille. Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. Mais il paraît que la paysanne examinait le jeune homme du coin de l'œil, car elle se leva sans mot dire, et vint ramasser le ciseau à froid qu'elle tendit à Silvère. Alors ce dernier vit que la paysanne était une enfant. Il resta surpris et un peu intimidé.

Miette et son regard noir, du haut de ses onze ans d'alors, était impressionnante, tant elle était différente des personnes que Silvère côtoyait alors. Sa cousine Gervaise, à la figure blafarde et aux membres  ne ressemblait en rien et n'avait jamais ressemblé à cette jeune paysanne dont le corps en entier semblait une promesse de fécondité. Elle était une de ces divinités agraires inventées par les Grecs.

Dans les clartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait vers lui. Le mur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encore trop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysanne se dressa sur la pointe des pieds.
Ils ne disaient rien, ils se regardaient d'un air confus et souriant. Le jeune homme eût d'ailleurs voulu prolonger l'attitude de l'enfant. Elle levait vers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une bouche rouge, qui l'étonnaient et le remuaient singulièrement.

Il ne savait pas à cet instant que l'enfant ne voyait personne, si ce n'était Rébufat et Justin son cousin, ses deux tortionnaires. Elle ne savait pas que Silvère ne connaissait de la gent féminine que sa grand-mère, déesse tutélaire, qui se tenait déjà depuis longtemps aux confins de l'espèce humaine. Dans ces moments-là, l'un et l'autre n'ayant jamais été avertis des choses de la vie, la vie parle seule et compose elle-même le chant et sa partition. Le monde pourrait renaître de cette innocence.

Jamais il n'avait vu une fille de si près ; il ignorait qu'une bouche et des yeux pussent être si plaisants à regarder. Tout lui paraissait avoir un charme inconnu, le fichu de couleur, le corset blanc, la jupe de cotonnade bleue, que tiraient les bretelles, tendues par le mouvement des épaules. Son regard glissa le long du bras qui lui présentait l'outil ; jusqu'au coude, le bras était d'un brun doré, comme vêtu de hâle ; mais plus loin, dans l'ombre de la manche de chemise retroussée, Silvère apercevait une rondeur nue, d'une blancheur de lait. Il se troubla, se pencha davantage, et put enfin saisir le ciseau. La petite paysanne commençait à être embarrassée.

Elle aussi regardait ce jeune garçon avec une forme d'étonnement mêlé d'un trouble inconnu. Elle ne connaissait de jeune homme que son cousin, tout de guingois, d'âme et de corps, et elle découvrait, perché sur le mur mitoyen, un être qui ne ressemblait en rien à l'affreux personnage, tant la pureté du jeune Silvère transparaissait dans sa mise toute entière. Les livres que Silvère avait lus ne lui permettait pas de se figurer qu'ils jouaient là une scène mythique où la jeune nymphe rencontre Cupidon. Mais le temps ne compte pas et peut-être que la scène n'avait été inspirée que par la rencontre inopinée de Miette et de Silvère.

Puis ils restèrent là, à se sourire encore, l'enfant en bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché sur le chaperon du mur. Ils ne savaient comment se séparer. Ils n'avaient pas échangé une parole. Silvère oubliait même de dire merci.
« Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il.
– Marie, répondit la paysanne ; mais tout le monde m'appelle Miette. » Elle se haussa légèrement, et, de sa voix nette :
« Et toi ? demanda-t-elle à son tour.
– Moi, je m'appelle Silvère », répondit le jeune ouvrier.
Il y eut un silence, pendant lequel ils parurent écouter complaisamment la musique de leurs noms.
« Moi, j'ai quinze ans, reprit Silvère. Et toi ! ?
– Moi, dit Miette, j'aurai onze ans à la Toussaint. » Le jeune ouvrier fit un geste de surprise.
« Ah ! bien, dit-il en riant, moi qui t'avais prise pour une femme !… Tu as de gros bras. » Elle se mit à rire, elle aussi, en baissant les yeux sur ses bras. Puis ils ne se dirent plus rien. Ils demeurèrent encore un bon moment, à se regarder et à se sourire. Comme Silvère semblait n'avoir plus de questions à lui adresser, Miette s'en alla tout simplement et se remit à arracher les mauvaises herbes, sans lever la tête. Lui, resta un instant sur le mur. Le soleil se couchait ; une nappe de rayons obliques coulait sur les terres jaunes du Jas-Meiffren ; les terres flambaient, on eût dit un incendie courant au ras du sol. Et, dans cette nappe flambante, Silvère regardait la petite paysanne accroupie et dont les bras nus avaient repris leur jeu rapide ; la jupe de cotonnade bleue blanchissait, des lueurs couraient le long des bras cuivrés. Il finit par éprouver une sorte de honte à rester là. Il descendit du mur.

On entendit alors exactement, au loin, les cloches  des églises de Plassans qui sonnaient l'angélus.  Silvère n'avait pas assez   d'éducation religieuse pour connaître même les paroles de cette prière qui commémore la visitation de l'ange à Marie. Angelus Domini nuntiavit Mariae, aurait-il entendu avant de répondre Et concepit de Spiritu Sancto. Et c'est heureux, car l'esprit enfiévré d'idéal de Silvère, mû par des sentiments dont il ignorait encore l'instant d'avant l'existence, aurait pu chevaucher la mystique romaine et voir en la jeune Marie Ancilla Domini, la Servante du Seigneur. Il aurait même pu douter du rôle qui lui était donné dans cette scène biblique. Était-il l'ange, alors, annonciateur tout à la fois de la naissance, de la mort et de la résurrection du messie, comme de la rédemption des hommes ? Était-il l'esprit lui-même, qui venait incarner le Verbe et faire qu'une Vierge engendrât le Fils de Dieu le Père ? Le peintre Millet aurait changé son tableau devenu célèbre s'il avait pu observer la scène qui venait de se dérouler, considérant certainement qu'il s'agissait là d'une prière plus efficace encore que celle de deux jeunes paysans, debout face au ciel rougeoyant et pommelé, implorant la grâce sur leurs modestes personnes. Silvère n'avait pas de grand chapeau noir qu'il eût pu tenir entre ses mains de charron, déjà endurcies par le travail du fer et du bois. Le panier de Miette était un méchant couffin rapiécé et confectionné avec les linges usés des Rébufat. On ne voyait aucun clocher, les murs de l'enclos étaient trop hauts pour laisser percer la flèche basse des églises des alentours. Mais la scène était tout aussi pure et belle que celle qu'il avait peinte et sans doute inventée. D'autres peintres viendront qui laisseront éclater les couleurs comme les couleurs éclataient en ce couchant méridional de ce mois de juillet de 1849. Ils tenteront certainement de rendre à la fois la violence et la douceur de la scène, qui fait du couchant une nouvelle naissance.

Le soir, Silvère, préoccupé de son aventure, essaya de questionner tante Dide. Peut-être saurait-elle qui était cette Miette qui avait des yeux si noirs et une bouche si rouge. Mais, depuis qu'elle habitait la maison de l'impasse, tante Dide n'avait plus jeté un seul coup d'œil derrière le mur de la petite cour. C'était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui murait son passé. Elle ignorait, elle voulait ignorer ce qu'il y avait maintenant de l'autre côté de cette muraille, dans cet ancien enclos des Fouque, où elle avait enterré son amour, son cœur et sa chair. Aux premières questions de Silvère, elle le regarda avec un effroi d'enfant.
Allait-il donc lui aussi remuer les cendres de ces jours éteints et la faire pleurer comme son fils Antoine ?
« Je ne sais, dit-elle d'une voix rapide, je ne sors plus, je ne vois personne… »

La pauvre femme avait sans cesse la crainte qu'on l'accusât de nouveau d'avoir laissé des bâtards derrière elle et d'avoir été une mauvaise femme. Son esprit embrumé ne pouvait pas mesure ce qu'il y aurait eu d'étrange à la soupçonner d'avoir, à son âge, une enfant à peine âgée de onze années. Peu importait. Les personnes qui ont été malmenées par la vie sont ainsi, qui craignent le moins froncement de sourcils de leurs voisins, qui ne peuvent voir deux personnes parler à voix basse en riant doucement sans aller imaginer qu'ils parlent d'elles. Peu à peu, elles fuient le voisinage et, ce faisant, deviennent de plus en plus bizarres et deviennent encore davantage le sujet de conversation principal de ce même voisinage. Il en est aussi ainsi des hommes qui reviennent de la guerre et qui, leur vie durant, ne peuvent entendre une buche du feu craquer sans frissonner longuement.

Silvère attendit le lendemain avec quelque impatience.
Dès qu'il fut arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades d'atelier. Il ne raconta pas son entrevue avec Miette ; il parla vaguement d'une fille qu'il avait aperçue de loin, dans le Jas-Meiffren.
« Eh ! c'est la Chantegreil ! » cria un des ouvriers.
Et, sans que Silvère eût besoin de les interroger, ses camarades lui racontèrent l'histoire du braconnier Chantegreil et de sa fille Miette, avec cette haine aveugle des foules contre les parias. Ils traitèrent surtout cette dernière d'une sale façon ; et toujours l'insulte de fille de galérien leur venait aux lèvres, comme une raison sans réplique qui condamnait la chère innocente à une éternelle honte.
Le charron Vian, un brave et digne homme, finit par leur imposer silence.
« Eh ! taisez-vous, mauvaises langues ! dit-il en lâchant un brancard de carriole qu'il examinait. N'avez-vous pas honte de vous acharner après une enfant ? Je l'ai vue, moi, cette petite. Elle a un air très honnête. Puis on m'a dit qu'elle ne boudait pas devant le travail et qu'elle faisait déjà la besogne d'une femme de trente ans. Il y a ici des fainéants qui ne la valent pas. Je lui souhaite pour plus tard un bon mari qui fasse taire les méchants propos. » Silvère, que les plaisanteries et les injures grossières des ouvriers avaient glacé, sentit les larmes lui monter aux yeux, à cette dernière parole de Vian. D'ailleurs, il n'ouvrit pas les lèvres. Il reprit son marteau, qu'il avait posé auprès de lui, et se mit à taper de toutes ses forces sur le moyeu d'une roue qu'il ferrait.

Ce qui fait que les pauvres s'attaquent toujours aux plus pauvres qu'eux demeurera longtemps un mystère de l'âme humaine. Ce faubourg de Plassans, dur à la besogne, mais parvenant à peine à survivre, se fermait à la vue d'un mendiant, rejetait la fille ou la femme qui avait fauté, condamnait le voleur, quand bien même eût-il volé pour survivre. Et pourtant, c'étaient de braves gens, mais ils semblaient redouter la seule vue d'une pauvreté plus forte que la leur. Leur rejet relevait d'une forme de superstition qui voulait que pour maintenir leur dignité alors même qu'ils étaient pauvres, ils devaient rejeter loin d'eux tous ceux que cette même pauvreté avait corrompus. C'est d'ailleurs en cela que l'éducation du peuple est nécessaire, et même indispensable à la bonne santé de la société. Il faut relever la tête du pauvre pour qu'il puisse voir plus loin et l'aider en cela, aussi difficile que cela puisse paraître. Il faut éclairer pour lui le monde et lui enseigner les sagesses anciennes comme le fruit de la pensée de ses contemporains. Les lecture hétéroclites de Silvère avaient fait mieux pour lui que n'importe quel maître ou n'importe quel curé borné qui lui auraient enseigné des fadaises sous l'enseigne d'une morale qui n'eût été qu'une contrainte. Il faudra le temps venu que toutes les villes de France puisse faire accéder les plus pauvres à tout le savoir du monde, en se donnant les moyens de les y accompagner. C'est une des missions que devrait se donner toute république, et ne jamais céder face à ceux qui prétendraient que le coût en serait trop élevé. L'éducation des filles et des femmes, parce que trop négligée pendant des siècles, devrait être une des priorités les plus impérieuses.
8 septembre Le soir, dès qu'il fut rentré de l'atelier, il courut grimper sur le mur. Il trouva Miette à sa besogne de la veille. Il l'appela. Elle vint à lui, avec son sourire embarrassé, son adorable sauvagerie d'enfant grandie dans les larmes.
« Tu es la Chantegreil, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-il brusquement.
Elle recula, elle cessa de sourire, et ses yeux devinrent d'un noir dur, luisant de défiance. Ce garçon allait donc l'insulter comme les autres ! Elle tournait le dos sans répondre, lorsque Silvère, consterné du subit changement de son visage, se hâta d'ajouter :
« Reste, je t'en prie… Je ne veux pas te faire de la peine… J'ai tant de choses à te dire ! » Elle revint, méfiante encore. Silvère, dont le cœur était plein et qui s'était promis de le vider longuement, resta muet, ne sachant par où commencer, craignant de commettre quelque nouvelle maladresse. Tout son cœur se mit enfin dans une phrase :
« Veux-tu que je sois ton ami ? » dit-il d'une voix émue.
Et comme Miette, toute surprise, levait vers lui ses yeux redevenus humides et souriants, il continua avec vivacité :
« Je sais qu'on te fait du chagrin. Il faut que cela cesse. C'est moi qui te défendrai maintenant. Veux-tu ? » L'enfant rayonnait. Cette amitié qui s'offrait à elle la tirait de tous ses mauvais rêves de haines muettes. Elle hocha la tête, elle répondit :
« Non, je ne veux pas que tu te battes pour moi. Tu aurais trop à faire. Puis il est des gens contre lesquels tu ne peux me défendre. » Silvère voulut crier qu'il la défendrait contre le monde entier, mais elle lui ferma la bouche, d'un geste câlin, en ajoutant :
« Il me suffit que tu sois mon ami. » Alors ils causèrent quelques minutes, en baissant la voix le plus possible. Miette parla à Silvère de son oncle et de son cousin. Pour rien au monde, elle n'aurait voulu qu'ils les vissent ainsi à califourchon sur le chaperon du mur. Justin serait implacable s'il avait une arme contre elle. Elle disait ses craintes avec l'effroi d'une écolière qui rencontre une amie que sa mère lui a défendu de fréquenter. Silvère comprit seulement qu'il ne pourrait voir Miette à son aise. Cela l'attrista beaucoup. Il promit cependant de ne plus remonter sur le mur. Ils cherchaient tous deux un moyen pour se revoir, lorsque Miette le supplia de s'en aller ; elle venait d'apercevoir Justin qui traversait la propriété, en se dirigeant du côté du puits. Silvère se hâta de descendre. Quand il fut dans la petite cour, il resta au pied du mur, prêtant l'oreille, irrité de sa fuite. Au bout de quelques minutes, il se hasarda à grimper de nouveau et à jeter un coup d'œil dans le Jas-Meiffren ; mais il vit Justin qui causait avec Miette, il retira vite la tête. Le lendemain, il ne put voir son amie, pas même de loin ; elle devait avoir fini sa besogne dans cette partie du Jas.

Justin ne venait pourtant jamais de ce côté du jas, ancien enclos maraîcher des Fouque, où il ne pouvait trouver que du travail à faire, des herbes à arracher, des parcelles à sarcler ou à bêcher. Il se gardait donc de s'en approcher, car, s'il le faisait, il perdait alors toute excuse face à son père de ne pas le faire. Mais les coquins semblent avoir des sens que les personnes bienveillantes n'ont pas et, c'était précisément ce jour-là qu'il avait décidé de venir voir ce que faisait Miette, bravant en cela sa paresse. Dès ce premier jour, il avait vu les deux jeunes gens parler par dessus le mur, mais il avait choisi de ne rien en dire à l'instant. Les personnes méchantes ont de ces raffinements qui font qu'ils préfèrent laisser grandir ce qu'ils croient être une vengeance, et qui en est bien une, mais une vengeance contre eux-mêmes et contre le bonheur qu'ils pourraient avoir dans la vie. Justin avait été un enfant malheureux, mal aimé de son père qui le trouvait fluet, et tenu à distance par sa mère pour les mêmes raisons. Chaque fois qu'il aurait eu, enfant, besoin de réconfort, il avait trouvé porte close et aucun bras pour apaiser sa peine. Il s'était un temps lié, petit garçon, avec un des paysans que louait le père Rébufat pour l'aider pendant les moissons, à la fin de l'été, un gaillard des montagnes qui s'était pris d'affection pour le gamin. Justin ne le quittait plus et le paysan lui témoignait des tendresses que l'enfant n'avait jamais connues chez ses parents. Mais le père Rébufat, craignant que cette affection ne manifestât chez le paysan quelque déviance coupable, se hâta de le chasser et de ne jamais le louer de nouveau. Pendant quelques jours, Justin en fut inconsolable. Il se vengea de cette séparation sur tout ce qu'il trouvait, mais son comportement n'entraînait chez ses parents que des remontrances et une froideur toujours plus grande. Ainsi, quand il vit arriver dans sa maison un autre enfant, une fille de surcroît, forte et courageuse, qui en tout le surpassait, il en conçut d'emblée une jalousie féroce, qui atteignit son paroxysme quand, un soir, il surprit ses parents qui se croyaient seuls en grande conversation. Rébufat, comme à son habitude, se plaignait de Miette et de cette bouche à nourrir et sa femme lui rappelait la bête de somme qu'elle était. Eulalie ajouta, agacée, que si Rébufat avait fait un fils valide, ils n'auraient pas eu besoin de prendre une petite servante au logis et que ce dernier aurait suffi à la besogne. Justin, malgré sa carapace de méchanceté en fut profondément meurtri et cette meurtrissure le confirma dans la haine de sa cousine. C'était ainsi que deux enfants malheureux se détestaient faute d'avoir su s'allier. Si Miette avait trouvé Silvère, Justin n'avait trouvé que sa rancœur et sa jalousie qui, toutes deux, lui rongeaient le cœur, flétrissaient son teint et lui corrompaient le sang. Miette avait en Silvère une âme compatissante. Justin n'avait, pour l'éternité, que la honte de soi.
9 septembre Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades eussent l'occasion d'échanger une seule parole.
Silvère était désespéré ; il songeait à aller carrément demander Miette chez les Rébufat.
Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. De chaque côté du mur, les margelles s'arrondissaient en un large demi-cercle. L'eau se trouvait à trois ou quatre mètres, au plus. Cette eau dormante reflétait les deux ouvertures du puits, deux demi-lunes que l'ombre de la muraille séparait d'une raie noire. En se penchant, on eût cru apercevoir, dans le jour vague, deux glaces d'une netteté et d'un éclat singuliers. Par les matinées de soleil, lorsque l'égouttement des cordes ne troublait pas la surface de l'eau, ces glaces, ces reflets du ciel se découpaient, blancs sur l'eau verte, en reproduisant avec une étrange exactitude les feuilles d'un pied de lierre qui avait poussé le long de la muraille, au dessus du puits.
Un matin, de fort bonne heure, Silvère, en venant tirer la provision d'eau de tante Dide, se pencha machinalement, au moment où il saisissait la corde. Il eut un tressaillement, il resta courbé, immobile. Au fond du puits, il avait cru distinguer une tête de jeune fille qui le regardait en souriant ; mais il avait ébranlé la corde, l'eau agitée n'était plus qu'un miroir trouble sur lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit que l'eau se fut rendormie, n'osant bouger, le cœur battant à grands coups. Et à mesure que les rides de l'eau s'élargissaient et se mouraient, il vit l'apparition se reformer. Elle oscilla longtemps dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce vague de fantôme. Elle se fixa, enfin. C'était le visage souriant de Miette, avec son buste, son fichu de couleur, son corset blanc, ses bretelles bleues.
Silvère s'aperçut à son tour dans l'autre glace. Alors, sachant tous deux qu'ils se voyaient, ils firent des signes de tête. Dans le premier moment, ils ne songèrent même pas à parler.

Si les deux jeunes gens avaient eu connaissance d'Ovide et du livre III de ses « Métamorphoses », ils auraient sans doute souri de la scène. Silvère se serait amusé d'être ainsi placé comme le beau Narcisse en quête de son reflet amoureux, quand Miette aurait joué le rôle cependant peu enviable de la nymphe Écho. Mais la situation des deux jeunes gens contrariait d'emblée le mythe et la prophétie du Tirésias qui aurait prédit la mort prématurée de Silvère si celui-ci « se connaissait ». Fort heureusement, Silvère ne s'était aperçu lui-même dans le miroir de l'eau, frais jeune homme très aimable, qu'après avoir surpris le visage de la jeune nymphe Miette penchée au dessus de la margelle du puits. En se taisant, les deux jeunes gens semblaient craindre de devoir rejoindre le mythe et de subir en conséquence sa fin tragique. Pourtant, le puits de tante Dide n'était pas cette source immaculée que décrit Ovide, « aux eaux limpides, aux ondes brillantes et argentées » et personne n'avait sur Silvère jeté l'anathème célèbre « Sic amet ipse licet, sic non potiatur amato », « Puisse-t-il tomber amoureux de lui-même, et ne pas posséder l'être aimé. » Miette et Silvère auraient goûté pourtant la délicatesse du conte d'Ovide, qui suggère tout autant qu'il décrit et laisse l'imagination plonger elle aussi dans les flots comme le bras de Narcisse en quête de sa propre nuque. Tel vers d'Ovide pour Narcisse peut en effet résonner chez tout amoureux, celui-ci fût-il amoureux d'une autre personne plutôt que de lui-même. « Quid videat, nescit ; sed quod videt, uritur illo ». Car Silvère, lui aussi, « ne savait pas ce qu'il voyait mais ce qu'il voyait le consumait ». Miette dans ses habits de paysanne était ce matin-là plus belle encore que la nymphe Écho dont les charmes avaient été dédaignés par Narcisse et Silvère n'avait rien à envier à la beauté de ce Narcisse. Car, à l'opposé du héros qui devait connaître une mort fatale en s'observant lui-même, Silvère ne savait rien de sa propre beauté. Certains adolescents semblent ainsi, immunisés contre les pouvoirs fallacieux de leurs propres reflets.
10 septembre Puis ils se saluèrent.
« Bonjour, Silvère.
– Bonjour, Miette. » Le son étrange de leurs voix les étonna. Elles avaient pris une sourde et singulière douceur dans ce trou humide. Il leur semblait qu'elles venaient de très loin, avec ce chant léger des voix entendues le soir dans la campagne. Ils comprirent qu'il leur suffirait de parler bas pour s'entendre. Le puits résonnait au moindre souffle. Accoudés aux margelles, penchés et se regardant, ils causèrent. Miette dit combien elle avait eu du chagrin depuis huit jours. Elle travaillait à l'autre bout du Jas et ne pouvait s'échapper que le matin de bonne heure. En disant cela, elle faisait une moue de dépit que Silvère distinguait parfaitement, et à laquelle il répondait par un balancement de tête irrité. Ils se faisaient leurs confidences, comme s'ils se fussent trouvés face à face, avec les gestes et les expressions de physionomie que demandaient les paroles. Peu leur importait le mur qui les séparait, maintenant qu'ils se voyaient là-bas, dans ces profondeurs discrètes.

Les deux enfants avaient découvert un nouveau mode de communication qui les conduisait à se parler et à se voir en utilisant les capacités de réflexion de la lumière de l'écran que forme la surface de l'eau, comme les capacités de réflexion du son qu'ont les murailles rondes d'un puits.C'était une forme de dispositif ingénieux, comme une de ces machines qu'aimait à imaginer Léonard de Vinci. Peut-être que dans des temps lointains, des hommes parviendront à concevoir et à fabriquer des machines qui permettront de se parler et de se voir à distance. Ces deux enfants avaient inventé là un jeu que certains de leurs lointains descendants, à n'en pas douter, expérimenteront d'une autre manière et de façon moins naturelle.
Ce que les jeunes gens se disaient avait en somme peu d'importance et , d'ailleurs, est-ce que ce que se disent les jeunes gens qui tombe amoureux en a jamais ? Ce qui  leur importe est de se regarder l'un l'autre parler. La moindre moue devient adorable et un petit signe lointain de la main ressemble à une caresse qui appelle une autre caresse.

« Je savais, continua Miette avec une mine futée, que tu tirais de l'eau chaque jour à la même heure. J'entends, de la maison, grincer la poulie. Alors j'ai inventé un prétexte, j'ai prétendu que l'eau de ce puits cuisait mieux les légumes. Je me disais que je viendrais en puiser tous les matins en même temps que toi, et que je pourrais te dire bonjour, sans que personne s'en doutât. » Elle eut un rire d'innocente qui s'applaudit de sa ruse, et elle termina en disant :
« Mais je ne m'imaginais pas que nous nous verrions dans l'eau. » C'était là, en effet, la joie inespérée qui les ravissait. Ils ne parlaient guère que pour voir remuer leurs lèvres, tant ce jeu nouveau amusait l'enfance qui était encore en eux.
Aussi se promirent-ils sur tous les tons de ne jamais manquer au rendez-vous matinal. Quand Miette eut déclaré qu'il lui fallait s'en aller, elle dit à Silvère qu'il pouvait tirer son seau d'eau. Mais Silvère n'osait remuer la corde : Miette était restée penchée, il voyait toujours son visage souriant, et il lui en coûtait trop d'effacer ce sourire. À un léger ébranlement qu'il donna au seau, l'eau frémit, le sourire de Miette pâlit. Il s'arrêta, pris d'une étrange crainte : il s'imaginait qu'il venait de la contrarier et qu'elle pleurait. Mais l'enfant lui cria : « Va donc ! va donc ! » avec un rire que l'écho lui renvoyait plus prolongé et plus sonore. Et elle fit elle-même descendre un seau bruyamment. Il y eut une tempête. Tout disparut sous l'eau noire. Silvère alors se décida à remplir ses deux cruches, en écoutant les pas de Miette, qui s'éloignait, de l'autre côté de la muraille.

Il en garda un trouble profond, comme si le rire qu'il avait entendu était celui de la nymphe Écho et non celui de Miette. Et la nymphe se moquait de lui, qui avait cru à un songe. Il se prit à penser, sur le chemin qui menait chez le charron Vian, que toute la scène qu'il venait pourtant de vivre, ne s'était pas réellement passée et qu'elle n'était que le fruit de son imagination. Il cherchait désespérément dans sa mémoire un signe qui pût le rassurer et qu'il tînt enfin pour preuve irréfutable que c'était bien Miette, en personne, dont il avait vu le reflet dans l'eau, et non une ombre venue de ses propres songes. Orphée, sur le chemin qui le ramenait des enfers, ne devait pas être plus incertain de la présence de sa bien aimée Eurydice, que ne l'était ce matin-là Silvère sur le mauvais chemin qui rejoignait la route qui traversait le faubourg depuis l'impasse où habitait sa grand-mère. Car il en est ainsi des amours naissantes qui viennent toujours au monde avec la crainte de leur fin. Aussi forte puisse être la passion qui noue deux cœurs et les enlace, l'angoisse de la perte et du manque n'est jamais très loin. Et, le plus souvent, la fin de l'amour qui vient de naître est bien présent et guette son heure. Cette fin, qui mettre quelques jours ou plusieurs années à éclore, se situe parfois dans ce léger froncement de sourcil, ce bâillement réprimé, ce geste d'impatience que l'on n'aurait pas voulu voir. Peu importe, le point de corruption de la passion enflammée qui l'instant d'avant semblait indestructible est apparu. Il ne partira plus. Et c'était peut-être pour cette raison cachée que le jeune homme, à tout prendre, préférait douter d'avoir rêvé.
11 septembre À partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas une fois de se trouver au rendez-vous. L'eau dormante, ces glaces blanches où ils contemplaient leur image, donnaient à leurs entrevues un charme infini qui suffit longtemps à leur imagination joueuse d'enfants. Ils n'avaient aucun désir de se voir face à face, cela leur semblait bien plus amusant de prendre un puits pour miroir et de confier à son écho leur bonjour matinal. Ils connurent bientôt le puits comme un vieil ami. Ils aimaient à se pencher sur la nappe lourde et immobile, pareille à de l'argent en fusion. En bas, dans un demi-jour mystérieux, des lueurs vertes couraient, qui paraissaient changer le trou humide en une cachette perdue au fond des taillis. Ils s'apercevaient ainsi dans une sorte de nid verdâtre, tapissé de mousse, au milieu de la fraîcheur de l'eau et du feuillage. Et tout l'inconnu de cette source profonde, de cette tour creuse sur laquelle ils se courbaient, attirés, avec de petits frissons, ajoutait à leur joie de se sourire une peur inavouée et délicieuse. Il leur prenait la folle idée de descendre, d'aller s'asseoir sur une rangée de grosses pierres qui formaient une espèce de banc circulaire, à quelques centimètres de la nappe ; ils tremperaient leurs pieds dans l'eau, ils causeraient pendant des heures, sans qu'on s'avisât jamais de les venir chercher en cet endroit. Puis, quand ils se demandaient ce qu'il pouvait bien y avoir là-bas, leurs frayeurs vagues revenaient, et ils pensaient que c'était assez déjà d'y laisser descendre leur image, tout au fond, dans ces lueurs vertes qui moiraient les pierres d'étranges reflets, dans ces bruits singuliers qui montaient des coins noirs. Ces bruits surtout, venus de l'invisible, les inquiétaient ; souvent il leur semblait que des voix répondaient aux leurs ; alors ils se taisaient, et ils entendaient mille petites plaintes qu'ils ne s'expliquaient pas : travail sourd de l'humidité, soupirs de l'air, gouttes d'eau glissant sur les pierres et dont la chute avait la sonorité grave d'un sanglot. Pour se rassurer, ils se faisaient des signes de tête affectueux. L'attrait qui les retenait accoudés aux margelles avait ainsi, comme tout charme poignant, sa pointe d'horreur secrète.

Le puits répondait parfaitement au désir qu'ont les enfants d'avoir pour eux-seuls un monde que l'on qualifie de monde imaginaire mais qui est certainement aussi réel que celui que les adultes nomment le monde. Ces mêmes adultes, quand ils le peuvent, et surtout dans la classe bourgeoise, concède à leurs enfants cette part irréductible d'imaginaire en leur laissant la libre occupation d'une chambre, d'un bout de jardin ou de parc. La classe populaire n'a souvent pas les moyens de telles libéralités, mais, fût-ce à l'atelier ou à l'usine, les enfants parviennent à préserver leur monde de songes, fût-ce un petit coin de repos, un grabat, le bout de la rue. Ces mondes imaginaires ne sont pas superflus au développement de l'enfant, mais, bien au contraire, indispensables pour qu'ils puissent, le temps venu, être des adultes qui pensent, qui agissent, qui aiment. Le puits de Miette et de Silvère, avait cela de magique qu'il était partagé et que son dispositif particulier ressemblait à une porte, une ouverture, ou encore un orifice d'un grand corps accueillant pouvant venir réparer chez ces deux orphelins la blessure qu'avait provoquée pour chacun d'eux la mort de leur mère. Les contes pour enfants qui se transmettent de génération en génération sont souvent les philtres magiques qui permettent aux enfants de se bâtir des mondes et d'y jouer le temps que dure leur enfance. Ce qui est certainement le plus étrange, et qui ne trouve à cette heure aucune explication satisfaisante, c'est que les mondes que les enfants s'inventent sont peuplés de monstres, de sorciers et de sorcières qui les réveillent la nuit et parfois même le jour. Quel rôle délicieusement effrayant peuvent bien jouer ces créatures fantastiques, les cris et les frissons qu'elles leur provoquent dans la construction des adultes qui deviendront. C'est aussi que la peur est un excitant puissant, qui fait que l'on a vu des mourants se lever et courir pour échapper à leur frayeur. Il doit y avoir, au cœur de chaque être, dès la plus tendre enfance, un centre de commande où la peur et le plaisir se côtoient et parfois se mélangent. Le puits mitoyen, familier et effrayant, remplissait parfaitement son office et jouait tous les rôles.
12 septembre Mais le puits restait leur vieil ami. Il était un si excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin, qui espionnait chaque pas de Miette, ne se défia de son empressement à aller tirer de l'eau, le matin. Parfois il la regardait de loin se pencher, s'attarder. « Ah ! la fainéante ! murmurait-il, dire qu'elle s'amuse à faire des ronds ! » Comment soupçonner que, de l'autre côté du mur, il y avait un galant qui regardait dans l'eau le sourire de la jeune fille, en lui disant : « Si cet âne rouge de Justin te maltraite, dis-le-moi, il aura de mes nouvelles ! »

Silvère aurait aimé en découdre avec Justin. Bien qu'il fût plus jeune de plusieurs années que le fils de Rébufat, il ne le craignait en rien. Le jeune Silvère ne craignait d'ailleurs personne, comme s'il se sentait protégé par une mante magique que lui aurait confectionnée tous les auteurs de ses livres. Il se promenait avec comme garde rapprochée, Voltaire, Rousseau, Montaigne et quelques autres et se sentait avec eux invincible. Telle est la force des récits sur la jeunesse, qui peut risquer sa vie, parfois de façon inconsidérée, pour des idées qu'elle ignorait la veille.

Pendant plus d'un mois, ce jeu dura. On était en juillet ; les matinées brûlaient, blanches de soleil, et c'était une volupté d'accourir là, dans ce coin humide. Il faisait bon de recevoir au visage l'haleine glacée du puits, de s'aimer dans cette eau de source, à l'heure où l'incendie du ciel s'allumait. Miette arrivait tout essoufflée, traversant les chaumes ; dans sa course, les petits cheveux de son front et de ses tempes s'échevelaient ; elle prenait à peine le temps de poser sa cruche ; elle se penchait, rouge, décoiffée, vibrante de rires. Et Silvère, qui se trouvait presque toujours le premier au rendez-vous, éprouvait, en la voyant apparaître dans l'eau, avec cette rieuse et folle hâte, la sensation vive qu'il aurait ressentie, si elle s'était jetée brusquement dans ses bras, au détour d'un sentier. Autour d'eux, les gaietés de la radieuse matinée chantaient, un flot de lumière chaude, toute sonore d'un bourdonnement d'insectes, battait la vieille muraille, les piliers et les margelles. Mais eux ne voyaient plus la matinale ondée de soleil, n'entendaient plus les mille bruits qui montaient du sol : ils étaient au fond de leur cachette verte, sous la terre, dans ce trou mystérieux et vaguement effrayant, s'oubliant à jouir de la fraîcheur et du demi-jour avec une joie frissonnante.

Les idylles des jeunes gens de Provence l'été, accompagnées du chant des cigales et baignées de lumière, semblent toujours rejouer les mythes anciens de la Méditerranée. Qui étaient vraiment Miette et Silvère ces matins-là au bord du puits mitoyen ? Étaient-ils ces deux orphelins malmenés par la vie ou de jeunes dieux, de jeunes princes, vivant une fois encore un amour de légende ? Le puits était la porte magique qui leur permettait de rejoindre les mythes et leurs héros. Ils ne choisissaient pas vraiment les personnages qu'ils devaient incarner. Des dieux plus puissants qu'eux semblaient en avoir décidé pour eux. Pendant tout cet été-là, ils jouèrent inlassablement, mais sans le savoir, la fable d'Apulée qui met en scène Psyché et Cupidon. Il y avait même, à proximité Justin qui, comme Lucius dans les « Métamorphoses » avait été changé en âne. Bien sûr, ils ne jouaient que la scène des adieux matinaux et, contrairement aux deux Héros, ils n'avaient pas passé ensemble la nuit dans l'obscurité. Mais, comme dans la fable, toute la nature environnante semblait vouloir aider Miette et Silvère à se retrouver. Car, le monde, dont l'harmonie première est sans cesse contrariée, a parfois de ces regains de tendresse pour les jeunes amants.

Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s'accommodait pas d'une longue contemplation, se montrait taquine ; elle remuait la corde, elle faisait tomber exprès des gouttes d'eau qui ridaient les clairs miroirs et déformaient les images. Silvère la suppliait de se tenir tranquille. Lui, d'une ardeur plus concentrée, ne connaissait pas de plus vif plaisir que de regarder le visage de son amie, réfléchi dans toute la pureté de ses traits. Mais elle ne l'écoutait pas, elle plaisantait, elle faisait la grosse voix, une voix de croque-mitaine, à laquelle l'écho donnait une douceur rauque.
« Non, non, grondait-elle, je ne t'aime pas aujourd'hui, je te fais la grimace ; vois comme je suis laide. » Et elle s'égayait à voir les formes bizarres que prenaient leurs figures élargies, dansantes sur l'eau.

Car, l'amour des adultes demande une attention que les enfants n'ont pas. Le jeu n'est jamais loin dans les idylles des très jeunes gens et c'est en somme ce qui les distingue des passions ténébreuses des adultes. Parfois, devenus plus âgés, des couples essayent de retrouver les taquineries de leur jeunesse, mais ne parviennent le plus souvent qu'à les mimer sans véritable succès. En troublant l'eau du puits, Miette jouait le jeu que connaissent tous les enfants, qui est de disparaître, de se cacher entièrement ou de ne se cacher que les yeux, pour mieux réapparaître quelques instants après. Il suffit d'observer des enfants pris dans le tourbillon de la cachette une journée entière pour constater, avec un étonnement renouvelé, le temps immense qu'ils peuvent y consacrer.

Un matin, elle se fâcha pour tout de bon. Elle ne trouva pas Silvère au rendez-vous, et elle l'attendit près d'un quart d'heure, en faisant vainement grincer la poulie. Elle allait s'éloigner, exaspérée, lorsqu'il arriva enfin. Dès qu'elle l'aperçut, elle déchaîna une véritable tempête dans le puits ; elle agitait le seau d'une main irritée, l'eau noirâtre tourbillonnait avec des jaillissements sourds contre les pierres.
Silvère eut beau lui expliquer que tante Dide l'avait retenu.
À toutes les excuses, elle répondait :
« Tu m'as fait de la peine, je ne veux pas te voir. » Le pauvre garçon interrogeait avec désespoir ce trou sombre, plein de bruits lamentables, où l'attendait, les autres jours, une si claire vision, dans le silence de l'eau morte, Il dut se retirer sans avoir vu Miette. Le lendemain, ayant devancé l'heure du rendez-vous, il regardait mélancoliquement dans le puits, n'entendant rien, se disant que la mauvaise tête ne viendrait peut-être pas, lorsque l'enfant, qui était déjà de l'autre côté, où elle guettait sournoisement son arrivée, se pencha tout d'un coup, en éclatant de rire.
Tout fut oublié.

Le jeu de la perte et de la disparition que se joue les amants doit un jour ou l'autre passer au stade de la brouille pour expérimenter la douleur que serait une longue séparation. C'est ainsi que sous un prétexte futile, un manquement parfois minimes aux règles sévères édictées dans les temps anciens par Cupidon par Psyché, les amants inventent une scène pendant laquelle ils ne se voient ni ne se parlent. L'un et l'autre, un jour, une heure, quelques minutes parfois, imaginent que plus jamais ils ne verront l'être aimé, ne pourront entendre sa voix, contempler ses yeux, imaginer la douceur de sa peau sous un baiser. Leur cœur bat plus fort. Leur âme entière soupire. Les amis sont convoqués au spectacle de leur désespoir. L'autre est parti. Il est mort, disparu. Parfois, les affres de la jalousie viennent ajouter du sel à cette mixture. L'autre n'est pas venu, c'est qu'il s'est livré à une autre jeune fille, à un jouvenceau de passage. L'amoureux se sent laid, l'amoureuse se sent laide. La disgrâce les habite, les prend entièrement. Faudrait-il mourir, s'offrir en sacrifice pour plaire de nouveau aux dieux courroucés. L'autre revient. Il s'était absenté. La vie reprend son cours et ses jeux innocents.

Il y eut ainsi des drames et des comédies dont le puits fut complice. Ce bienheureux trou, avec ses glaces blanches et son écho musical, hâta singulièrement leur tendresse. Ils lui donnèrent une vie étrange, ils l'emplirent à tel point de leurs jeunes amours que, longtemps après, lorsqu'ils ne vinrent plus s'accouder aux margelles, Silvère, chaque matin, en tirant de l'eau, croyait y voir apparaître la figure rieuse de Miette, dans le demi-jour, frissonnant et ému encore de toute la joie qu'ils avaient mise là.

Les campagnes et les villes sont ainsi remplies de monuments secrets dédiés aux amours de jeunesse. On croise sur sa route un arbre sans savoir qu'il est le temple attentif qui a vu naître une passion qui, quelque temps après, dans le mariage ou non, a donné naissance à toute une famille. Cette fenêtre n'est plus une fenêtre mais l'oracle courroucé où paraissait auparavant l'image la plus chère. Ce coin de rue, ce café, sont un théâtre luxueux où se tenait jadis une créature insensée, devenue avec le temps cette mère de famille fatiguée par la vie.
13 septembre Ce mois de tendresse joueuse sauva Miette de ses désespoirs muets. Elle sentit se réveiller ses affections, ses insouciances heureuses d'enfant, que la solitude haineuse où elle vivait avait comprimées en elle. La certitude qu'elle était aimée par quelqu'un, qu'elle ne se trouvait plus seule au monde, lui rendit tolérables les persécutions de Justin et des gamins du faubourg. Il y avait maintenant une chanson dans son cœur qui l'empêchait d'entendre les huées. Elle pensait à son père avec une pitié attendrie, elle ne s'abandonnait plus aussi souvent à des rêveries d'implacable vengeance.

La simple attention que Silvère lui témoignait, mêlée au jeu du miroir dans le puits qu'ils avaient inventés ensemble, avait sur elle l'effet d'un de ces remèdes analgésiques qui font que le dolent sait que la douleur est toujours là, mais qu'elle a été endormie, sinon assommée par le médicament. Elle pouvait même déclencher ce remède à l'envi. Si elle avait une tâche fastidieuse et ardue à accomplir, elle appelait à elle l'image de Silvère du matin-même, qu'elle avait gardée en elle comme on garde un portrait d'un être cher sur un camée.

Ses amours naissantes étaient une aube fraîche dans laquelle se calmaient ses mauvaises fièvres. Et en même temps une rouerie de fille amoureuse lui venait. Elle s'était dit qu'elle devait garder son attitude muette et révoltée, si elle voulait que Justin n'eût aucun soupçon. Mais, malgré ses efforts, lorsque ce garçon la blessait, il lui restait de la douceur plein les yeux ; elle ne savait plus où prendre le regard noir et dur d'autrefois. Il l'entendait aussi chantonner entre ses dents, le matin, au déjeuner.
« Eh ! tu es bien gaie, la Chantegreil ! lui disait-il avec méfiance, en l'examinant de son air louche. Je parie que tu as fait quelque mauvais coup. » Elle haussait les épaules, mais elle tremblait intérieurement ; elle s'efforçait vite de jouer son rôle de martyre révoltée. D'ailleurs, bien qu'il flairât les joies secrètes de sa victime, Justin chercha longtemps avant d'apprendre de quelle façon elle lui avait échappé.

Heureusement pour elle, en effet, Justin n'était pas très malin. Il avait cependant le soupçon qu'il y avait quelque chose autour du puits qui attirait la jeune fille de façon irrépressible et que les changements qu'il croyait avoir aperçu venaient de ce qui la happait tous les matins. Un jour, il se leva en même temps qu'elle et décida de l'accompagner jusqu'au puits. Ce lourdaud n'avait pas de ces ruses de chat et il était aussi visible qu'un paon dans un champ fraîchement labouré. Miette ne changea en rien son allure, mais, parvenue au bord du puits, après avoir souri à Silvère, elle prononça le nom de son cousin et balança le seau dans le puits. Silvère, quant à lui, fit un bond en arrière, par prudence, bien que le miroir de l'eau fût troublé par l'agitation provoquée par le seau. Ensuite, Miette remonta le seau avec force gémissements, comme si la charge devait excéder la force de ses bras. Justin ne vit rien.

Silvère, de son côté, goûtait des bonheurs profonds. Ses rendez-vous quotidiens avec Miette suffisaient pour remplir les heures vides qu'il passait au logis. Sa vie solitaire, ses longs tête-à-tête silencieux avec tante Dide furent employés à reprendre un à un ses souvenirs de la matinée, à en jouir dans leurs moindres détails. Il éprouva dès lors une plénitude de sensations qui le mura davantage dans l'existence cloîtrée qu'il s'était faite auprès de sa grand-mère. Par tempérament, il aimait les coins cachés, les solitudes où il pouvait à son aise vivre avec ses pensées. À cette époque, il s'était déjà jeté avidement dans la lecture de tous les bouquins dépareillés qu'il trouvait chez les brocanteurs du faubourg, et qui devaient le mener à une généreuse et étrange religion sociale.

La force des philosophes, et singulièrement, des philosophes des lumières, est de savoir toucher le cœur de l'humanité toute entière au cœur de tout être qui accède à leur pensée. Philosophes de l'universel, ils ont ainsi réussi à transmettre leur pensée au-delà des écoles et des universités, et jusqu'à ce jeune ouvrier de Silvère, caché au fond d'une masure des faubourgs de Plassans, amoureux d'une orpheline cloitrée et prisonnière d'une mauvaise famille. Nul doute qu'ils toucheront tout aussi bien l'Arabe du désert, l'Indien d'Amérique et le paysan chinois, qui, le temps venu, voudront aussi faire valoir leur droit d'accès à la dignité de l'homme libre. Ils sont rejoints, en cette époque troublée, par d'autres philosophes, qui sont en quelque sorte leurs descendants. Silvère les affectionnait particulièrement et dévorait leurs livres.
14 septembre Cette instruction, mal digérée, sans base solide, lui ouvrait sur le monde, sur les femmes surtout, des échappées de vanité, de volupté ardente, qui auraient singulièrement troublé son esprit, si son cœur était resté inassouvi. Miette vint, il la prit d'abord comme une camarade, puis comme la joie et l'ambition de sa vie. Le soir, retiré dans le réduit où il couchait, après avoir accroché sa lampe au chevet de son lit de sangles, il retrouvait Miette à chaque page du vieux volume poudreux qu'il avait pris au hasard sur une planche, au-dessus de sa tête, et qu'il lisait dévotement. Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d'une jeune fille, d'une créature belle et bonne, sans qu'il la remplaçât immédiatement par son amoureuse. Et lui-même, il se mettait en scène. S'il lisait une histoire romanesque, il épousait Miette au dénouement ou mourait avec elle. S'il lisait, au contraire, quelque pamphlet politique, quelque grave dissertation sur l'économie sociale, livres qu'il préférait aux romans, par ce singulier amour que les demi-savants ont pour les lectures difficiles, il trouvait encore moyen de l'intéresser aux choses mortellement ennuyeuses que souvent il ne parvenait même pas à comprendre ; il croyait apprendre la façon d'être bon et aimant pour elle, quand ils seraient mariés. Il la mêlait ainsi à ses songeries les plus creuses. Protégé par cette pure tendresse contre les gravelures de certains contes du dix-huitième siècle qui lui tombèrent entre les mains, il se plut surtout à s'enfermer avec elle dans les utopies humanitaires que de grands esprits, affolés par la chimère du bonheur universel, ont rêvées de nos jours. Miette, dans son esprit, devenait nécessaire à l'abolissement du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution.

C'est une habitude de pensée que de croire, comme on le fait très souvent, et jusque dans les cénacles les plus savants, qu'il y a les choses de l'esprit et les choses du cœur et qu'il s'agit de deux catégories distinctes. De ce présupposé découle toute une éducation qui voudrait qu'il y a des matières sérieuses qui sont de l'ordre de la raison et qui entraînent des lectures et des travaux tout aussi sérieux, et puis, des matières superflues, qui seraient presque de l'ordre de la récréation et qui serviraient de loisir. Rien n'est moins vrai et il suffit pour s'en convaincre d'observer les jeunes gens et le sérieux qu'ils donnent à leurs amours naissantes. Chez Silvère, qui avait hérité de la nature passionnée de sa grand-mère, cet alliage entre le cœur et la raison, jusqu'à ce que que les deux matières ne pussent plus être distinguées, était un alliage parfait. Il y a dans l'histoire humaine des personnes, des héros qui ont montré à la face de l'humanité tout entière la force de cette union. Le plus célèbre d'entre-eux est bien sûr le savant artiste, l'artiste savant Léonard de Vinci. Qui pourrait affirmer que ce n'est pas en jouant qu'il a inventé ce qui permet encore aujourd'hui de mesurer la limite élastique d'un câble ? Léonard de Vinci est le génie que nous connaissons car il mêle sans préjuger toutes les matières jusqu'à les porter à leur point de fusion. Silvère n'était sans doute pas un génie, mais, comme sa fièvre et son enthousiasme n'avaient pas été calmés par des maîtres aux horizons étroits, il se donnait la liberté de mêler le désir aux tomes les plus sérieux de sa bibliothèque hétéroclite. Les utopies politiques ne naissent jamais que de cette façon, avant d'être trahies par des esprits forts qui en retranchent l'amour.

Nuits de lectures fiévreuses, pendant lesquelles son esprit tendu ne pouvait se détacher du volume qu'il quittait et reprenait vingt fois ; nuits pleines, en somme, d'un voluptueux énervement, dont il jouissait jusqu'au jour, comme d'une ivresse défendue, le corps serré par les murs de l'étroit cabinet, la vue troublée par la lueur jaune et louche de la lampe, se livrant à plaisir aux brûlures de l'insomnie et bâtissant des projets de société nouvelle, absurdes de générosité, où la femme, toujours sous les traits de Miette, était adorée par les nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l'amour de l'utopie par certaines influences héréditaires ; chez lui, les troubles nerveux de sa grand-mère tournaient à l'enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaient singulièrement développé les tendances de sa nature. Mais il n'était pas encore à l'âge où l'idée fixe plante son clou dans le cerveau d'un homme. Le matin, dès qu'il avait rafraîchi sa tête dans un seau d'eau, il ne se souvenait plus que confusément des fantômes de sa veille, il gardait seulement de ses rêves une sauvagerie pleine de foi naïve et d'ineffable tendresse.
Il redevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin de retrouver le sourire de son amoureuse, de goûter les joies de la radieuse matinée. Et, dans la journée, si des pensées d'avenir le rendaient songeur, souvent aussi, cédant à des effusions subites, il embrassait sur les deux joues tante Dide, qui le regardait alors dans les yeux, comme prise d'inquiétude, à les voir si clairs et si profonds d'une joie qu'elle croyait reconnaître.

Il est curieux de considérer que Silvère, qui ne connaissait en somme que deux femmes, l'une sa grand-mère, et l'autre une jeune fille amoureuse et à peine pubère, avait construit de son observation un système politique qui renversait les valeurs communément admises, qui donnent au mâle, au père, au patriarche, l'essentiel des pouvoirs dans notre société. Le renversement social, politique et historique qu'effectuait patiemment Silvère pendant ses nuits de lectures et de rêves constituait certainement le stade ultime de la révolution. Il n'était pas le seul à partager cet élan, mais il ne le savait pas. Il ignorait le rôle que, quelques années plus tôt, pendant la révolution de 1848, les femmes avaient joué. Il ne connaissait pas le nom de Jenny d'Héricourt ni sa « Société pour l'émancipation des femmes », elle qui voulait l'abrogation du Code civil et le droit au divorce. Il ne connaissait pas non plus Eugénie Niboyet, ni son journal « La Voix des femmes », et sans doute encore moins les figures de Jeanne Deroin et celle de Désirée Gay. Des deux femmes qu'il connaissait et qu'il aimait, il avait retracé ces luttes et ces espérances. Peut-être avait-il eu plus de facilités à le faire qu'il avait tôt perdu sa mère et que, n'ayant pas de figure féminine à laquelle s'opposer, il ne s'était pas, comme beaucoup d'homme, affronté au pouvoir maternel comme pouvoir menaçant sa virilité naissante. Silvère avait aussi la chance, s'il ne connaissait que deux femmes, de connaître deux femmes en quête de liberté. Dans les recoins de sa mémoire, tante Dide conservait ses amours passionnées et ses coups de folie. Toute la vitalité du jeune sang de Miette ne tendait qu'à sa libération du joug des deux mâles imbéciles qui la torturaient.
15 septembre Cependant Miette et Silvère se lassaient un peu de n'apercevoir que leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs, que le puits ne pouvait leur donner. Dans ce besoin de réalité qui les prenait, ils auraient voulu se voir face à face, courir en pleins champs, revenir essoufflés, les bras à la taille, serrés l'un contre l'autre, pour mieux sentir leur amitié. Silvère parla un matin de franchir tout simplement le mur et d'aller se promener dans le Jas, avec Miette. Mais l'enfant le supplia de ne pas faire cette folie, qui la livrerait à la merci de Justin. Il promit de chercher un autre moyen.

C'est que l'imagination ne se satisfait pas d'elle-même et ne prend jamais entièrement la place du réel. C'est d'ailleurs une source infinie d'étonnement que l'homme préfère toucher et sentir vraiment, quand bien même ce  qu'il touche et sent est de qualité moindre et lui donne moins de plaisir que ce qu'il a touché et senti en rêve.C'est sans doute nécessaire, sinon indispensable, pour que l'espèce se reproduise et se perpétue. SI chacun préférait son rêve à la réalité, il n'y aurait plus aucune raison que les hommes et les femmes se rencontrent, et, se rencontrant, puissent procréer et se multiplier. Cela semble assez évident.

La muraille, dans laquelle le puits était enclavé, formait, à quelques pas, un coude brusque qui ménageait une espèce d'enfoncement où les amoureux se seraient trouvés à l'abri des regards, s'ils étaient parvenus à s'y réfugier. Il s'agissait d'arriver à cet enfoncement. Silvère ne pouvait plus songer à son projet d'escalade, dont Miette avait paru si effrayée. Il nourrissait secrètement un autre projet. La petite porte que Macquart et Adélaïde avaient jadis ouverte en une nuit était restée oubliée, dans ce coin perdu de la vaste propriété voisine ; on n'avait pas même songé à la condamner ; noire d'humidité, verte de mousse, la serrure et les gonds rongés de rouille, elle faisait comme partie de la vieille muraille.

Les longs murs moussus des campagnes, si l'on y cherche bien, cachent tous ou presque de ces portes verdies auxquelles les intempéries ont donné la couleur même de la pierre. Elles se dissimulent parfois sous le lierre, sont recouvertes de broussailles en buisson. Ces portes ont toutes une histoire, qui a justifié que l'on brisât une muraille, souvent solide et épaisse, pour donner un jour passage. Le plus souvent, la cause en est raisonnable : il s'agissait de faciliter le passage de journaliers, de raccourcir le chemin vers une source ou un puits, d'accéder à des communs de l'autre côté d'une route.Mais, à n'en pas douter, il y a d'autres portes dans d'autres murailles qui ont servi des amours interdites.

Sans doute la clef était perdue ; les herbes, poussées au bas des planches, contre lesquelles s'étaient formés de légers talus, prouvaient suffisamment que personne ne passait plus par là depuis de longues années. C'était cette clef perdue que comptait retrouver Silvère. Il savait avec quelle dévotion tante Dide laissait pourrir sur place les reliques du passé. Cependant il fouilla la maison pendant huit jours sans aucun résultat. Il allait toutes les nuits, à pas de loup, voir s'il avait enfin, dans la journée, mis la main sur la bonne clef. Il en essaya ainsi plus de trente, provenant sans doute de l'ancien enclos des Fouque, et qu'il ramassa un peu partout, le long des murs, sur les planches, au fond des tiroirs.

Le nombre de clés que la vieille dame avait accumulées provoquait l'étonnement. Elle n'avait pourtant pas possédé de châteaux et n'avait jamais déménagé que de l'enclos des Fouque à la masure de l'impasse Saint Mittre que lui avait laissée Macquart. Il y  en avait de toutes sortes : des clés de portes de chambres à coucher, des clés d'étables et de remises, mais aussi des clés de coffres et d'armoires à la forme et à la taille reconnaissables. C'était à croire que tant Dide en faisait collection. C'est chose assez curieuse que de garder les clés de portes et de serrures que l'on ne connaît plus, comme si les clés, seules, permettaient d'accéder aux souvenirs des temps passés et qu'elles étaient bien que réelles les clés de l'imaginaire.

Il commençait à se décourager, lorsqu'il trouva enfin la bienheureuse clef. Elle était tout simplement attachée par une ficelle au passe-partout de la porte d'entrée, qui restait toujours dans la serrure. Elle pendait là depuis près de quarante ans. Chaque jour tante Dide avait dû la toucher de la main, sans se décider jamais à la faire disparaître, maintenant qu'elle ne pouvait que la reporter douloureusement à ses voluptés mortes. Quand Silvère se fut assuré qu'elle ouvrait bien la petite porte, il attendit le lendemain, en rêvant aux joies de la surprise qu'il ménageait à Miette. Il lui avait caché ses recherches.

C'est chose curieuse que ce que l'on cherche avec assiduité, jusqu'à l'exaspération et même jusqu'à la colère, se trouve en évidence, placé sous nos yeux. Il doit à cela y avoir une raison, que les savants sans doute trouveront à l'avenir. C'est peut-être que le réel ne s'arrange pas selon notre désir. Silvère, considérant la porte avec mystère et comme le moyen possible de rejoindre sa belle dans le plus grand secret imaginait en conséquence que la clé obéirait à ce mystère et se trouverait dissimulée au fond d'une cachette poussiéreuse. Mais la clé, pendant tout un temps objet usuel, bien qu'ayant perdu son usage, n'en était pas moins restée à portée de la main.
16 septembre Le lendemain, dès qu'il entendit l'enfant poser sa cruche, il ouvrit doucement la porte, dont il déblaya d'une poussée le seuil couvert de longues herbes. En allongeant la tête, il aperçut Miette penchée sur la margelle, regardant dans le puits, tout absorbée par l'attente. Alors, il gagna en deux enjambées l'enfoncement fourré par le mur, et, de là, il appela : « Miette ! Miette ! » d'une voix adoucie qui la fit tressaillir. Elle leva la tête, le croyant sur le chaperon du mur. Puis, quand elle le vit dans le Jas, à quelques pas d'elle, elle eut un léger cri d'étonnement, elle accourut. Ils se prirent les mains ; ils se contemplaient, ravis d'être si près l'un de l'autre, se trouvant bien plus beaux ainsi, dans la lumière chaude du soleil. C'était la mi-août, le jour de l'Assomption ; au loin les cloches sonnaient, dans cet air limpide des grandes fêtes, qui semble avoir des souffles particuliers de gaietés blondes.

Les cloches, quand elles sonnent les grandes fêtes, ou, le glas, les jours de grands malheurs, semblent modifier, par la seule vibration de l'air, le cours des choses et de la vie par leur seul mouvement. Il n'y a pas de glas qui n'assombrisse le soleil sur une campagne rieuse au printemps. Il n'y a pas de carillon qui donne un peu de joie et de réconfort au malade sur son lit de souffrances. Messagères, elles sont plus que des messagères, elles nouent d'un cordon léger le corps social d'un village, d'une ville, d'un canton même. Elles guident les bergers qui rentrent à la nuit tombée. Elles se répondent d'un coteau l'autre, dessinant un espace parallèle, qui ignore les escarpements, qui les contourne et qui amplifie la profondeur des vallées et qui fit du torrent toute une symphonie. Ce jour-là, les cloches de la Vierge ne sonnaient que pour Miette et Silvère, tant les cloches peuvent sonner aussi pour l'amour.

« Bonjour, Silvère !
– Bonjour, Miette ! » Et la voix dont ils échangèrent leur salut matinal les étonna. Ils n'en connaissaient les sons que voilés par l'écho du puits. Elle leur parut claire comme un chant d'alouette.
Ah ! qu'il faisait bon dans ce coin tiède, dans cet air de fête !
Ils se tenaient toujours les mains, Silvère le dos appuyé, contre le mur, Miette penchée un peu en arrière. Entre eux, le sourire mettait une clarté. Ils allaient se dire toutes les bonnes choses qu'ils n'avaient point osé confier aux sonorités sourdes du puits, lorsque Silvère, tournant la tête à un léger bruit, pâlit et lâcha les mains de Miette. Il venait de voir tante Dide devant lui, droite, arrêtée sur le seuil de la porte.

Il n'avait pas pensé qu'elle pût ainsi surgir au beau milieu de leur première rencontre, toute à sa vieillesse diaphane, elle qui ne sortait jamais le matin. Toutes ces semaines où Miette et Silvère avaient communiqué par le vieux puits complice, elle n'était pas sortie une seule fois. D'ordinaire, elle ne sortait, et encore, pas tous les jours, que le soir au coucher du soleil, se postait devant sa porte, où un mauvais banc de bois avait été aménagé et restait là figée, quelques longues minutes, fixant droit devant elle d'un air impénétrable, avant de rentrer dans la masure, silencieuse, courbée par une tristesse inextinguible qui ne se disait pas. Et là, elle se tenait devant eux, sa taille redressée, comme si elle avait rajeuni, ou comme si elle était morte, venue d'un temps ancien annoncer l'avenir.

La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant, dans la vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte que Silvère avait ouverte toute grande, elle reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Elle se revit au milieu des clartés du matin, accourant, passant le seuil avec tout l'emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là qui l'attendait. Elle se pendait à son cou, elle restait sur sa poitrine, tandis que le soleil levant, entrant avec elle dans la cour par la porte qu'elle ne prenait pas le temps de refermer, les baignait de ses rayons obliques.

Il y a de ces moments où le temps qui s'est donné pour tâche de nous faire croire qu'il suit son cours de façon linéaire et sans que rien ne puisse contrarier sa marche, révèle son mensonge et proclame qu'il n'est qu'une apparence, une convenance qui permet aux hommes de raconter leur propre histoire. Il y a ces moments, qui surviennent dans toutes les vies, où le temps s'accélère ou bien encore, ralentit. Et puis, plus rarement, il y a les moments, comme celui que vivait tant Dide, où le temps tourbillonne et se fige le temps d'un instant, où toute une vie se trouve concentrée en une seule tension, un seul bouleversement.

Vision brusque qui la tirait cruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtiment suprême, en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir. Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. La mort de Macquart, pour elle, l'avait murée. Le puits, la muraille entière auraient disparu sous terre, qu'elle ne se serait pas sentie frappée d'une stupeur plus grande. Et, dans son étonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilège qui, après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle la trouée blanche comme une tombe ouverte. Elle s'avança, attirée par une sorte de fascination. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte.

Elle était devenue comme ces statues qui font sentinelles dans des jardins oubliés. Elle avait surgi, provoquant la surprise des deux enfants, mais pour autant, il semblait qu'elle eût toujours été là. Était-elle un spectre venu hanter les vivants, sorti d'une tombe de l'ancien cimetière Saint Mittre et allait-on entendre le cliquetis macabre des quelques os qui devaient bien lui rester ? Était-elle au contraire une statue de pierre d'une reine déchue reléguée au fond d'un parc et qui pleurait là sa gloire passée et ses amours défuntes ? Elle était tout cela, grave, dans une douleur qui excédait le cri-même. Elle tournait très doucement la tête de droite à gauche comme un automate de foire.

Là, elle regarda devant elle, avec une surprise douloureuse. On lui avait bien dit que l'enclos des Fouque se trouvait réuni au Jas-Meiffren ; mais elle n'aurait jamais pensé que sa jeunesse fût morte à ce point. Un grand vent semblait avoir emporté tout ce qui était resté cher à sa mémoire. Le vieux logis, le vaste jardin potager, avec ses carrés verts de légumes, avaient disparu. Pas une pierre, pas un arbre d'autrefois. Et, à la place de ce coin, où elle avait grandi, et que la veille elle revoyait encore en fermant les yeux, s'étendait un lambeau de sol nu, une large pièce de chaume désolée comme une lande déserte. Maintenant, lorsque, les paupières closes, elle voudrait évoquer les choses du passé, toujours ce chaume lui apparaîtrait, pareil à un linceul de bure jaunâtre jeté sur la terre où sa jeunesse était ensevelie. En face de cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mourait une seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. On lui prenait jusqu'aux rêves de ses souvenirs.
Alors elle regretta d'avoir cédé à la fascination de la trouée blanche, de cette porte béante sur les jours à jamais disparus.

Les cœurs sensibles ne devraient jamais retourner sur les lieux de leur jeunesse, vers le théâtre de leurs amours, de leurs émois, de leurs idylles. Ils ne peuvent y trouver que peine et désolation. Le souvenir est un menteur effronté qui, au fil des jours et des nuits, embellit, enjolive, recompose tous les paysages et toutes les scènes. Il gomme chaque détail importun qui gâcherait la scène et pourrait lui ôter tout ce qu'elle a de sublime. Le souvenir fait évoluer celui ou celle qui s'y livrent dans un monde sans insectes, à la température délicieuse et constante, à la lumière parfaite. Aucun élément disparate ne vient contredire la symétrie des collines ou l'alignement des rues. Le moindre cloaque s'est transformé en palais. Le moindre mont est devenu montagne et domine la scène aussi haut que les Alpes. Et, soudain, tout cela est détruit. Comme dans les contes, le royaume enchanté se transforme en un monde qui perd ses couleurs, où les murailles altières deviennent voûtées et bossues. Le prince et la princesse sont déjà des vieillards, à la bouché édentée, à l'haleine poisseuse et les souvenirs s'effacent laissant toute place à la peine.
17 septembre Elle allait se retirer, fermer la porte maudite, sans chercher même à connaître la main qui l'avait violée, lorsqu'elle aperçut Miette et Silvère. La vue des deux enfants amoureux qui attendaient son regard, confus, la tête baissée, la retint sur le seuil, prise d'une douleur plus vive. Elle comprenait maintenant. Jusqu'au bout, elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux bras l'un de l'autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte était complice. Par où l'amour avait passé, l'amour passait de nouveau. C'était l'éternel recommencement, avec ses joies présentes et ses larmes futures. Tante Dide ne vit que les larmes, et elle eut comme un pressentiment rapide qui lui montra les deux enfants saignants, frappés au cœur. Toute secouée par le souvenir des souffrances de sa vie, que ce lieu venait de réveiller en elle, elle pleura son cher Silvère. Elle seule était coupable ; si elle n'avait pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coin perdu, aux pieds d'une fille, à se griser d'un bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.

Adélaïde, en cet instant précis où le temps s'écroulait sur lui-même, n'était plus, ni la grand-mère un peu folle de Silvère, ni la mère désolée d'une famille pleine de méchancetés et de rancœurs d'où émergent malgré tout quelques belles personnes promises au sacrifice. Elle était à la fois toute la vie et tout l'amour car, quiconque a connu cette blessure vive, a été et sera, dans la vie puis dans la mort, tout l'amour et toute la vie, ces principes premiers dont le monde procède. Les plus chanceux des êtres connaissent plusieurs fois dans leur vie ce passage ténu et dissimulé vers la vérité de son être qui passe par un autre. De ce choc insatiable, il est fait de nombreux mythes, de nombreuses légendes qui prennent comme argument la rencontre amoureuse, ses empêchements, se joies et ses méfaits. Mais aucun récit ne s'approche jamais de la réalité aveuglante de l'amour. Ce matin-là, cette porte ouverte dans la muraille figurait aussi près que possible ce que l'amour provoque dans les cœurs et dans les âmes qu'Adélaïde s'y trompa.

Au bout d'un silence, elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune homme par la main. Peut-être les eût-elle laissés là à jaser au pied du mur, si elle ne s'était sentie complice de ces douceurs mortelles. Comme elle rentrait avec Silvère, elle se retourna, en entendant le pas léger de Miette qui s'était hâtée de reprendre sa cruche et de fuir à travers le chaume. Elle courait follement, heureuse d'en être quitte à si bon marché. Tante Dide eut un sourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvre échappée.
« Elle est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a le temps. » Sans doute, elle voulait dire que Miette avait le temps de souffrir et de pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, qui avait suivi avec extase la course de l'enfant dans le soleil limpide, elle ajouta simplement :
« Prends garde, mon garçon, on en meurt. » Ce furent les seules paroles qu'elle prononça en cette aventure, qui remua toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elle s'était fait une religion du silence. Quand Silvère fut rentré, elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait plus complice. Elle revint l'examiner un instant, heureuse de lui voir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée, la trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelques planches noires d'humidité, vertes de mousse, sur lesquelles les escargots avaient pleuré des larmes d'argent.

Le silence de tante Dide était le seul moyen qu'elle avait trouvé pour tenter d'oublier ce qu'elle savait. L'amour peut rendre voyant quand il atteint ce point de fulgurance et qu'il agit sur une âme sensible et peut sujette au respect des convenances. Quand un être a eu accès, ne serait-ce qu'une fraction de seconde à cet écroulement du temps qui dévoile que ce que l'on nomme le réel n'est jamais qu'une convention commune qui permet à l'humanité de résister à l'incandescence première, il ne revient jamais entièrement de ce voyage inouï. Comme ces malades que l'on croit guéris de leur affection chronique et qui, inopinément, et au grand désespoir de leur médecin et de leur entourage, connaissent une crise violente qui les laisse pantelants, les amoureuses et les amoureux infiniment brûlés de l'amour retrouvent en eux la porte dans la muraille et la lumière aveuglante qu'elle clôt pour leur permettre de vivre l'apparence d'une vie ordinaire. Cela ne prévient jamais et même les plus aguerris ne peuvent connaître le moment où la crise surviendra. Il suffit parfois d'une couleur, de la brise qui se soulève le matin, de rien ou presque qui ébranle cependant l'âme et le corps entièrement. On croise parfois dans les rues de ces êtres hagards et sans boussole, qui essuient une larme et cachent le tremblement de leurs mains avant de reprendre leur marche. C'est qu'ils ont soudainement croisé ce souvenir de l'amour qui est l'amour. Cupidon est armé d'une flèche et le monde est empli d'êtres qui, comme Sébastien, en transportent avec eux la multitude.
18 septembre Le soir, tante Dide eut une de ces crises nerveuses qui la secouaient encore de loin en loin. Pendant ces attaques, elle parlait souvent à voix haute, sans suite, comme dans un cauchemar. Ce soir-là, Silvère, qui la maintenait sur son lit, navré d'une pitié poignante pour ce pauvre corps tordu, l'entendit prononcer en haletant les mots de douanier, de coup de feu, de meurtre. Et elle se débattait, elle demandait grâce, elle rêvait de vengeance. Quand la crise toucha à sa fin, elle eut, comme il arrivait toujours, une épouvante singulière, un frisson d'effroi qui faisait claquer ses dents. Elle se soulevait à moitié, elle regardait avec un étonnement hagard dans les coins de la pièce, puis se laissait retomber sur l'oreiller en poussant de longs soupirs. Sans doute elle était prise d'hallucination. Alors elle attira Silvère sur sa poitrine, elle parut commencer à le reconnaître, tout en le confondant par instants avec une autre personne.
« Ils sont là, bégaya-t-elle. Vois-tu, ils vont te prendre, ils te tueront encore… Je ne veux pas… Renvoie-les, dis-leur que je ne veux pas, qu'ils me font mal, à fixer ainsi leurs regards sur moi… » Et elle se tourna vers la ruelle, pour ne plus voir les gens dont elle parlait. Au bout d'un silence :
« Tu es auprès de moi, n'est-ce pas, mon enfant ? continua-t-elle. Il ne faut pas me quitter… J'ai cru que j'allais mourir, tout à l'heure… Nous avons eu tort de percer le mur. Depuis ce jour, j'ai souffert. Je savais bien que cette porte nous porterait encore malheur… Ah ! les chers innocents, que de larmes ! On les tuera, eux aussi, à coups de fusil, comme des chiens. » Elle retombait dans son état de catalepsie, elle ne savait même plus que Silvère était là. Brusquement elle se redressa, elle regarda au pied de son lit, avec une horrible expression de terreur.
« Pourquoi ne les as-tu pas renvoyés ? cria-t-elle en cachant sa tête blanchie dans le sein du jeune homme. Ils sont toujours là. Celui qui a le fusil me fait signe qu'il va tirer… » Peu après, elle s'endormit du sommeil lourd qui terminait les crises. Le lendemain, elle parut avoir tout oublié. Jamais elle ne reparla à Silvère de la matinée où elle l'avait trouvé avec une amoureuse, derrière le mur.

Jean-Sigismond Ehrenreich, comte de Redern, étrange et fantasque associé de Saint-Simon, a étudié très précisément les sources médicales qui relatent les cas de catalepsie associés d'un somnambulisme qui laisse parfois accroire à des accès de voyance. Un ouvrage du comte, publié un peu plus d'une dizaine d'années auparavant, était en bonne place dans la bibliothèque du docteur Pascal Rougon, qui voyait dans le comte de Redern un maître et un modèle, tant pour son érudition autodidacte que pour son imagination fertile sinon débridée. Il s'agit des « Considérations sur la nature de l'homme en soi-même, et dans ses rapports avec l'ordre social », publié chez Treuttel et Wurtz, ainsi que chez Levrault en 1835. Le comte, dans le tome second relate les observations de Sauvage de la Croix, médecin à Montpellier, qui, en 1742, traite les accès de catalepsie d'une fille de service. Pendant ses accès, alors qu'elle demeurait insensible à toute atteinte extérieure, comme le médecin avait pu précisément s'en assurer, elle chantait et faisait des éclats de rire, se mouvait dans la salle sans difficultés, avant de revenir à elle et de pleurer tout le jour, confuse d'elle-même. Redern, dans l'abondante littérature médicale qu'il a lue et annotée, a relevé ainsi plusieurs cas relatés par les médecins, cherchant à y trouver des analogies. Il en conclut ceci : « le noctambulisme a son origine dans l'état de sommeil ; et, à l'exception de la cataleptique de Sauvage, on remarque dans tous ces exemples le type commun des rêves, celui d'une série intérieure imaginaire, qui peut se rapporter à une action isolée ou à un événement... » Adélaïde avait ainsi de ces rêves éveillés des cataleptiques. Elle voyait avec clarté la scène de la mort de Macquart tué par le douanier, scène cruelle, qu'elle n'avait cependant pas pu voir mais que, pendant toutes ces longues années de solitude, elle avait sans cesse, lors de ses insomnies, imaginée au point que sa rêverie pût pénétrer ses rêves. On sait que dans les rêves, les personnes se confondent. Alors que le matin même, la chronologie apparente des temps s'était effacée dans l'éblouissement de l'amour des deux jeunes gens, Tante Dide, dans sa crise, mêlait le passé et l'avenir dans un seul et même drame horrible, une seule douleur.
19 septembre Les jeunes gens restèrent deux jours sans se voir. Quand Miette osa revenir au puits, ils se promirent de ne plus recommencer l'équipée de l'avant-veille. Cependant leur entrevue, si brusquement coupée, leur avait donné un vif désir de se retrouver seule à seul, au fond de quelque heureuse solitude. Las des joies que le puits leur offrait, et ne voulant pas chagriner tante Dide en revoyant Miette de l'autre côté du mur, Silvère supplia l'enfant de lui donner des rendez-vous autre part. Elle ne se fit guère prier, d'ailleurs ; elle accepta cette idée avec des rires satisfaits de gamine qui ne songe pas encore au mal ; ce qui la faisait rire, c'était l'idée qu'elle allait jouer de finesse avec cet espion de Justin. Lorsque les amoureux furent d'accord, ils discutèrent pendant longtemps le choix d'un lieu de rencontre. Silvère proposa des cachettes impossibles ; il rêvait de faire de véritables voyages, ou bien de rejoindre la jeune fille, à minuit, dans les greniers du Jas-Meiffren. Miette, plus pratique, haussa les épaules, en déclarant qu'elle chercherait à son tour. Le lendemain, elle ne demeura qu'une minute au puits, le temps de sourire à Silvère et de lui dire de se trouver le soir, vers dix heures, au fond de l'aire Saint-Mittre. On pense si le jeune homme fut exact ! Tout le jour, le choix de Miette l'avait fort intrigué. Sa curiosité augmenta, lorsqu'il se fut engagé dans l'étroite allée que les tas de planches ménagent au fond du terrain. « Elle viendra par là », se disait-il en regardant du côté de la route de Nice.
Puis il entendit un grand bruit de branches derrière le mur, et il vit apparaître, au-dessus du chaperon, une tête rieuse, ébouriffée, qui lui cria joyeusement :
« C'est moi ! » Et c'était Miette, en effet, grimpée comme un gamin sur un des mûriers qui longent encore aujourd'hui la clôture du Jas. En deux sauts, elle atteignit la pierre tombale, à demi enterrée dans l'angle de la muraille, au fond de l'allée. Silvère la regarda descendre avec un étonnement ravi, sans songer seulement à l'aider. Il lui prit les deux mains, il lui dit :
« Comme tu es leste ! tu grimpes mieux que moi. » Ce fut ainsi qu'ils se rencontrèrent pour la première fois dans ce coin perdu où ils devaient passer de si bonnes heures.

Plût aux cieux et à tous les Dieux de l'olympe que l'arbre sur lequel grimpa Miette ce premier soir ne fût pas un murier. Tante Dide l'avait dit et l'avait vu clairement malgré les brumes de son affection nerveuse : les temps se répètent de générations en générations. Adélaïde et le contrebandier Macquart n'en avaient été, en leur temps, qu'un maillon de la chaîne implacable. Le murier témoignait du destin funeste : il indiquait que Miette et Silvère complétaient, innocents de cela, la longue chaîne des amours tragiques qu'Ovide fit naître à Babylone dans la rencontre de Pyrame et de Thisbé. Mais Ovide put aussi avoir été précédé, car, Pyrame a donné son nom à un fleuve de Cilicie et la source de ce fleuve se nomme Thisbé. D'ailleurs, avant Ovide, Hygin ne les connaissait-il pas déjà, qui cite leurs noms dans son recueil de fables. Mais pourquoi fallait-il que le sort implacable des amours condamnées se jetât impavide sur ces deux enfants encore purs et candides ? Quel était ce mûrier maléfique qui ne pouvait que réclamer son dû ? Certes, il n'y avait pas en ces temps, aux environs de Plassans, de lionne qui pût souiller de sang la mante de Miette et, trompant ainsi Silvère, entraîner son suicide. Mais il était dommage que ni tante Dide ni l'affreux Rébufat n'eussent connu Ovide et ses vers, pour avoir entendu à la fois le serment et la fatale promesse : « ne refusez pas un même tombeau à ceux qu'un même amour, un même trépas a voulu réunir » et le mûrier lui-même eût ainsi pu apprendre la raison millénaire qui rouge a fait ses fruits : « et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l'empreinte de notre sang ! Porte désormais des fruits symboles de douleurs et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice des deux amants ! » Cet été-là, qui allait précéder tant d'épisodes tragiques, le temps semblait s'être arrêté et vouloir bien laisser aux amoureux en herbe un peu de joie avant de leur faire rencontrer leur destin. La tombe encastrée dans la muraille pouvait bien attendre encore un peu l'un ou l'autre des deux amoureux, sinon les deux, unis dans le tragique. Le mûrier pouvait encore une fois prêter ses branches solides à l'agilité du désir des enfants. Le mythe pouvait attendre que l'hiver parût.
20 septembre À partir de cette soirée, ils se virent là presque chaque nuit. Le puits ne leur servit plus qu'à s'avertir des obstacles imprévus mis à leurs rendez-vous, des changements d'heure, de toutes les petites nouvelles, grosses à leurs yeux, et ne souffrant pas de retard ; il suffisait que celui qui avait à faire une communication à l'autre, mît en mouvement la poulie, dont le bruit strident s'entendait de fort loin. Mais bien que, certains jours, ils s'appelassent deux ou trois fois pour se dire des riens d'une énorme importance, ils ne goûtaient leurs vraies joies que le soir, dans l'allée discrète. Miette était d'une ponctualité rare. Elle couchait heureusement au-dessus de la cuisine, dans une chambre où l'on serrait, avant son arrivée,]es provisions d'hiver, et à laquelle conduisait un petit escalier particulier.
Elle pouvait ainsi sortir à toute heure sans être vue du père Rébufat ni de Justin. Elle comptait d'ailleurs, si ce dernier la voyait jamais rentrer, lui faire quelque histoire, en le regardant de cet air dur qui lui fermait la bouche.

La chambre de Miette était de ces chambres de petites paysannes, sans confort, mais dont on sait, au premier coup d'œil, qu'elles sont occupées par une jeune fille. Le lit était une mauvaise paillasse avec de gros draps de bure qui auraient pu écorcher une peau plus tendre que celle de Miette endurcie au soleil du midi. Miette y avait brodé quelques fleurs d'un fil coloré qu'elle avait trouvé un matin dans le faubourg, sans doute tombé de quelque diligence. Elle avait aussi trouvé dans ce même faubourg un éclat de miroir venu d'un buffet de salle à manger. Le miroir était assez grand pour être taillé et, avec d'infinies précautions afin de ne pas le casser ni ne se blesser, elle l'avait apporté à Silvère qui, avec ses pinces de charron, le lendemain, l'avait taillé. Elle avait battu des mains de joie quand il lui avait montré. Le jeune homme, habile de ses mains, lui avait donné un forme hexagonale du meilleur effet et l'avait bordé d'une gouttière confectionnée dans du zinc récupéré. Depuis, le miroir était accroché dans la chambre de Miette et quand elle s'y regardait, elle y voyait Silvère.

Ah ! quelles heureuses et tièdes soirées ! On était alors dans les premiers jours de septembre, mois de clair soleil en Provence. Les amoureux ne pouvaient guère se rejoindre que vers neuf heures. Miette arrivait par son mur. Elle acquit bientôt une telle habileté à franchir cet obstacle, qu'elle était presque toujours sur l'ancienne pierre tombale avant que Silvère lui eût tendu les bras. Et elle riait de son tour de force, elle restait là un instant, essoufflée, décoiffée, donnant de petites tapes sur sa jupe pour la faire retomber.
Son amoureux l'appelait en riant « méchant galopin ». Au fond, il aimait la crânerie de l'enfant. Il la regardait sauter son mur avec la complaisance d'un frère aîné qui assiste aux exercices d'un de ses jeunes frères. Il y avait tant de puérilité dans leur tendresse naissante !

La tendresse de leur jeunesse et leur innocence d'enfants des campagnes orphelins de père et de mère les faisaient rechercher encore  le plaisir particulier du temps où prévaut chez l'enfant une forme d'androgynie. Miette, bien que déjà formée, aimait à agir comme agissent les garçons et ne supportait pas qu'on la confinât dans un rôle de fille. En effet, Rébufat et Justin avaient à son égard cette attitude commune chez les hommes qui veut que la femme soit assez forte pour toutes les tâches les plus rudes et, soudain réduite à un état de faiblesse lorsqu'il s'agissait, par exemple, d'exprimer une opinion. Miette connaissait sa force physique et, par prudence, Justin ne s'était d'ailleurs jamais risqué à tenter de la battre, car, l'issue de la bagarre eût été incertaine. Quant à Silvère, bien que fort et vigoureux, il était sensible comme un tout jeune animal et essuyait une larme à la vue d'un lièvre pris au collet.

À plusieurs reprises, ils firent le projet d'aller un jour dénicher des oiseaux, au bord de la Viorne.
« Tu verras comme je monte aux arbres ! disait Miette orgueilleusement. Quand j'étais à Chavanoz, j'allais jusqu'en haut des noyers du père André. Est-ce que tu as jamais déniché des pies, toi ? C'est ça qui est difficile ! » Et une discussion s'engageait sur la façon de grimper le long des peupliers. Miette donnait son avis nettement, comme un garçon.
Mais Silvère, la prenant par les genoux, l'avait descendue à terre, et ils marchaient côte à côte, les bras à la taille. Tout en se querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des branches, ils se serraient davantage, ils sentaient sous leurs étreintes des chaleurs inconnues les brûler d'une étrange joie. Jamais le puits ne leur avait procuré de pareils plaisirs, Ils restaient enfants, ils avaient des jeux et des causeries de gamins, et goûtaient des jouissances d'amoureux sans savoir seulement parler d'amour, rien qu'à se tenir par le bout des doigts. Ils cherchaient la tiédeur de leurs mains, pris d'un besoin instinctif, ignorant où allaient leurs sens et leur cœur. À cette heure d'heureuse naïveté, ils se cachaient même la singulière émotion qu'ils se donnaient mutuellement, au moindre contact. Souriants, étonnés parfois des douceurs qui coulaient en eux, dès qu'ils se touchaient, ils s'abandonnaient secrètement aux mollesses de leurs sensations nouvelles, tout en continuant à causer, comme deux écoliers, des nids de pie qui sont si difficiles à atteindre.

Les conversations des tout jeunes amoureux prennent ainsi parfois des tours inattendus. On est parfois surpris, à la terrasse d'un café, alors que, sans vouloir même être indiscret, on entend un couple échanger avec cet air pénétré les fadaises que l'amour fait prononcer. Les voilà qu'ils vont passer une bonne heure sur un sujet auquel toute personne raisonnable ne consacrerait pas plus d'une minute. Il s'agira par exemple de savoir s'il est préférable de remonter le faubourg par le trottoir de gauche, en partie au soleil, ou par le trottoir de droite, en partie à l'ombre, et donc tout autant, en partie, au soleil. Et d'ailleurs peu importe, car, la conversation n'est que le prétexte à engager une querelle légère, une douce controverse, et à faire en sorte que celle-ci puisse durer le plus longtemps possible. C'est que les amoureux, dans cet échange de piques et de ripostes trouvent le moyen, sans offenser en aucune manière la pudeur de leurs voisins de table, de se frotter l'un à l'autre. La conversation a le même rôle que celui que jouent les agaceries que se prodiguent les couples dans la chambre à coucher, se mordillant, se griffant parfois et, pour certains, même, allant jusqu'à donner une bonne fessée. C'est que le plaisir et son excitation ont des chemins perdus que les plus audacieux parviennent à retrouver.
Pour Miette et pour Silvère, innocents et surtout vierges, débattre de la meilleure façon de grimper aux arbres, jambes nues, pour aller au sommet dénicher les pies, était une façon, certes encore inconsciente, de provoquer et d'éteindre l'émotion qu'ils éprouvaient en présence l'un de l'autre. Parfois, seule la qualité de leurs rires en cascade les trahissait et dévoilait leur désir nouveau et encore inconnu.
21 septembre Et ils allaient, dans le silence du sentier, entre les tas de planches et le mur du Jas-Meiffren. Jamais ils ne dépassaient le bout de ce cul-de-sac étroit, revenant sur leurs pas, à chaque fois. Ils étaient chez eux. Souvent, Miette, heureuse de se sentir si bien cachée, s'arrêtait et se complimentait de sa découverte :
« Ai-je eu la main chanceuse ! disait-elle avec ravissement. Nous ferions une lieue sans trouver une si bonne cachette ! » L'herbe épaisse étouffait le bruit de leurs pas. Ils étaient noyés dans un flot de ténèbres, bercés entre deux rives sombres, ne voyant qu'une bande d'un bleu foncé, semée d'étoiles, au-dessus de leur tête. Et, dans ce vague du sol qu'ils foulaient, dans cette ressemblance de l'allée à un ruisseau d'ombre coulant sous le ciel noir et or, ils éprouvaient une émotion indéfinissable, ils baissaient la voix, bien que personne ne pût les entendre. Se livrant à ces ondes silencieuses de la nuit, la chair et l'esprit flottants, ils se contaient, ces soirs-là, les mille riens de leur journée, avec des frissons d'amoureux.

Ainsi, leur cachette était semblable à leur âge et à leur amour. Elle était tout à la fois comme ces cabanes que les jeunes enfants construisent au fond des parcs et parfois jusque dans les arbres ; elle était aussi comme ces couches improvisées que les amants s'inventent dans les prés et dans les bois pour abriter leurs amours clandestines. Elle était tout cela, et plus encore pour ces deux orphelins qui leur jeune vie durant avaient manqué de l'amour maternel. Elle était la matrice retrouvée, le lieu de la sécurité absolue, infinie, que l'on ne rejoint jamais et que l'on cherche en vain. La cachette était donc aussi un paradis, le lieu du sacré par excellence où la notion même de péché n'a pas cours. Il est ainsi de ces lieux que l'on trouve, puis que l'on perd. Bien malheureux sont ceux qui, dans leur existence, n'auront pas connu pareilles voluptés qui valent plus que celles données par un foyer confortable, qui valent même davantage que le plaisir de l'amour charnel et qui valent mieux enfin que tous les présents les plus luxueux de la terre.

D'autres fois, par les soirées claires, lorsque la lune découpait nettement les lignes de la muraille et des tas de planches, Miette et Silvère gardaient leur insouciance d'enfant. L'allée s'allongeait, éclairée de raies blanches, toute gaie, sans inconnu. Et les deux camarades se poursuivaient, riaient comme des gamins en récréation, se hasardant même à grimper sur les tas de planches. Il fallait que Silvère effrayât Miette, en lui disant que Justin était peut-être derrière le mur, qui la guettait. Alors, encore essoufflés, ils marchaient côte à côte, en se promettant d'aller un jour courir dans les près Sainte-Claire, pour savoir lequel des deux attraperait l'autre le plus vite.

Les deux enfants étaient, en quelque sorte, en récréation,, eux qui n'avaient pas connu et ne connaitraient pas la joie des récréations scolaires, dans ces cours entourées par de hauts murs qui font caisse de résonance. Mais, contrairement à ce que vient tous les écoliers, leurs récréations étaient silencieuses. Ils n'avaient pas de ces cris qui sont comme de l'énergie pure qui vient de ces jeunes êtres contraints par la classe et par leurs maîtres. Seulement, parfois, s'autorisaient-ils à étouffer un rire cristallin. Ils ne faisaient pas de bruit, car, le mur du Jas-Meiffren n'était pas loin et ils n'étaient pas certain que Justin ne les guettât point.

Leurs amours naissantes s'accommodaient ainsi des nuits obscures et des nuits limpides. Toujours leur cœur était en éveil, et il suffisait d'un peu d'ombre pour que leur étreinte fût plus douce et leur rire plus mollement voluptueux. La chère retraite, si joyeuse au clair de lune, si étrangement émue par les temps sombres, leur semblait inépuisable en éclats de gaieté et en silences frissonnants. Et jusqu'à minuit ils restaient là, tandis que la ville s'endormait et que les fenêtres du faubourg s'éteignaient une à une.

Ils ne le savaient pas, mais leurs cœurs purs unis dans la tendresse et dans l'amour auraient suffi à sauver une ville entière le jour du jugement dernier. Ils étaient les gardiens innocents de Plassans, enfermée dans ses murs et ses égoïsmes. Ils étaient le rachat des riches et des pauvres, des enfants et des vieillards, qui pouvaient s'endormir grâce à leur veille douce. Jamais Plassans ne connut aussi bel été et les rumeurs de guerre ne l'atteignaient plus, non plus que les mauvaises nouvelles. Il suffirait donc de laisser s'aimer des jeunes gens pour trouver le salut du monde.
22 septembre Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. À cette heure avancée, les gamins ne jouaient plus à cache-cache derrière les tas de planches. Parfois, lorsque les jeunes gens entendaient quelque bruit, un chant d'ouvriers passant sur la route, des voix venant des trottoirs voisins, ils se hasardaient à jeter un regard sur l'aire Saint-Mittre. Le champ des poutres s'étendait, vide, peuplé de rares ombres. Par les soirées tièdes, ils y voyaient des couples vagues d'amoureux, des vieillards assis sur des madriers, au bord du grand chemin. Quand les soirées devenaient plus fraîches, ils n'apercevaient plus, dans l'aire mélancolique et déserte, qu'un feu de bohémiens, devant lequel passaient de grandes ombres noires. L'air calme de la nuit leur apportait des paroles et des sons perdus, le bonsoir d'un bourgeois fermant sa porte, le claquement d'un volet, l'heure grave des horloges, tous ces bruits mourants d'une ville de province qui se couche.
Et lorsque Plassans était endormie, ils entendaient encore les querelles des bohémiens, les pétillements de leur feu, au milieu desquels s'élevaient brusquement des voix gutturales de jeunes filles chantant en une langue inconnue, pleine d'accents rudes.

Les braves gens, ou supposés tels, ont bien tort de craindre les bohémiens, car, les bohémiens, veillent sur les nuits des villes et leurs roulottes aux peintures vives forment dans toute l'Europe une cohorte mystérieuse qui protège des mauvais sorts. Si les habitants de Plassans et d'ailleurs avaient pu comprendre les chants des jeunes filles du campement de l'aire Saint-Mittre, ils y auraient reconnu leur histoire, leurs espoirs et leurs craintes. Ils y auraient aussi entendu leurs amours, leurs rencontres et leurs séparation, les brulures de la passion. Les bohémiens ont aussi de longues lamentations qui leur servent de deuil, car, il leur est interdit de parler des morts. Un soir, Miette et Silvère virent une grande lueur sur l'aire Saint-Mittre et ils entendirent des crépitements. Ils crurent à un incendie, et, par réflexe, ignorants du danger, ils se précipitèrent vers le campement. Tous les bohémiens étaient rassemblés autour d'une roulotte en feu, mais, aucun d'entre-eux ne faisait aucun geste pour tenter d'éteindre les flammes. Ils restaient, immobiles et silencieux à regarder le feu, emplis, et même les enfants, d'une terrible gravité. Le lendemain, les autres ouvriers chez le charron Vian dirent à Silvère que les bohémiens avaient cette nuit-là brûlé la roulotte de leurs défunts et qu'ils en avaient la coutume.

Mais les amoureux ne regardaient pas longtemps au dehors, dans l'aire Saint-Mittre ; ils se hâtaient de rentrer chez eux, ils se remettaient à marcher le long de leur cher sentier clos et discret. Ils se souciaient bien des autres, de la ville entière ! Les quelques planches qui les séparaient des méchantes gens leur semblaient, à la longue, un rempart infranchissable. Ils étaient si seuls, si libres dans ce coin situé en plein faubourg, à cinquante pas de la porte de Rome, qu'ils s'imaginaient parfois être bien loin, au fond de quelque creux de la Viorne, en rase campagne. De tous les bruits qui venaient à eux, ils n'en écoutaient qu'un avec une émotion inquiète, celui des horloges battant lentement dans la nuit. Quand l'heure sonnait, parfois ils feignaient de ne pas entendre, parfois ils s'arrêtaient net, comme pour protester. Cependant, ils avaient beau s'accorder dix minutes de grâce, il leur fallait se dire adieu. Ils auraient joué, ils auraient bavardé jusqu'au matin, les bras enlacés, afin d'éprouver ce singulier étouffement, dont ils goûtaient en secret les délices, avec de continuelles surprises. Miette se décidait enfin à remonter sur son mur. Mais ce n'était point fini, les adieux traînaient encore un bon quart d'heure.

Il fallait toute leur jeunesse et leur singulière vigueur pour supporter un pareil train. Tout autre n'aurait pu le matin se réveiller et se lever, à force de ne pas s'endormir avant le mitant passé de la nuit. Mais, le matin, l'aurore trouvait Silvère tirant l'eau du puits et Miette se mirant tout en parlant avec son amoureux. Il y avait aussi, très certainement, cette curieuse alchimie qui fait que les amoureux ne sont jamais fatigués dès lors que leur veille est consacrée à leur amour. Et l'on a vu ainsi des jeunes gens, et parfois de moins jeunes, passer sans encombre de nombreuses nuits blanches, sans outre mesure être fatigués le lendemain matin. S'ils avaient veillé un malade, ou s'ils n'avaient pu s'endormir pour toute autre raison, ils se seraient réveillés malades de fatigues, pouvant à peine mettre un pied devant l'autre. C'est que l'amour doit gorger le sang et les humeurs de substances excitantes qui font l'effet de drogues puissantes sur l'organisme. Nuls doute que si un médecin habile parvenait à les isoler et à les injecter à la demande, sa fortune serait faite au-delà de toutes ses espérances. Puis, quand l'amour se lasse, avec l'âge ou avec l'habitude, le sommeil reprend ses droits. Pour l'amour aussi, il faut que jeunesse se passe.
23 septembre Quand l'enfant avait enjambé le mur, elle restait là, les coudes sur le chaperon, retenue par les branches du mûrier qui lui servait d'échelle. Silvère, debout sur la pierre tombale, pouvait lui reprendre les mains, se remettre à causer à demi-voix. Ils répétaient plus de dix fois : « À demain ! » et trouvaient toujours de nouvelles paroles. Silvère grondait.
« Voyons, descends, il est plus de minuit. » Mais, avec des entêtements de fille, Miette voulait qu'il descendît le premier ; elle désirait le voir s'en aller. Et, comme le jeune homme tenait bon, elle finissait par dire brusquement, pour le punir, sans doute : « Je vais sauter, tu vas voir. » Et elle sautait du mûrier, au grand effroi de Silvère. Il entendait le bruit sourd de sa chute ; puis elle s'enfuyait avec un éclat de rire, sans vouloir répondre à son dernier adieu. Il restait quelques instants à regarder son ombre vague s'enfoncer dans le noir, et lentement il descendait à son tour, il regagnait l'impasse Saint-Mittre.

Quand bien même les deux enfants savaient pertinemment qu'ils se reverraient le lendemain, et aussi le jour d'après, ils avaient chaque soir, au moment de leur séparation, les tristesses de ceux qui, sur le quai d'une gare, ou pire encore, d'un port, se font longuement signe au moment du départ et agitent leur mouchoir. Miette était la voyageuse, tant le Jas-Meiffren figurait un monde inconnu peuplé d'être sauvages et qui pouvaient devenir dangereux. Silvère était celui qui restait, regagnant un monde familier, devenu étroit car marqué par l'absence de l'être cher. Retournant chez sa grand-mère, il avait les épaules courbés et la tête un peu basse de ceux qui rentrent chez eux après avoir accompagné un voyageur. Certains soirs où la tristesse marquait prématurément son front, on aurait pu croire qu'il revenait du cimetière tellement il avait l'air accablé. C'est que l'amour naissant, plus que tout autre amour, offre à ceux qui l'éprouvent, de ces moments de désespoir infini qui étreignent le cœur et l'âme et qui ne s'évanouissent que dans le sommeil.

Pendant deux années, ils vinrent là chaque jour. Ils y jouirent, lors de leurs premiers rendez-vous, de quelques belles nuits encore toutes tièdes. Les amoureux purent se croire en mai, au mois des frissons de la sève, lorsqu'une bonne odeur de terre et de feuilles nouvelles traîne dans l'air chaud. Ce renouveau, ce printemps tardif fut pour eux comme une grâce du ciel, qui leur permit de courir librement dans l'allée et d'y resserrer leur amitié d'un lien étroit.
Puis arrivèrent les pluies, les neiges, les gelées. Ces mauvaises humeurs de l'hiver ne les retinrent pas. Miette ne vint plus sans sa grande pelisse brune, et ils se moquèrent tous deux des vilains temps. Quand la nuit était sèche et claire, que de petits souffles soulevaient sous leurs pas une poussière blanche de gelée, et les frappaient au visage comme à coups de baguettes minces, ils se gardaient bien de s'asseoir ; ils allaient et venaient plus vite, enveloppés dans la pelisse, les joues bleuies, les yeux pleurant de froid ; et ils riaient, tout secoués de gaieté par leur marche rapide dans l'air glacé. Un soir de neige, ils s'amusèrent à faire une énorme boule qu'ils roulèrent dans un coin ; elle resta là un grand mois, ce qui les fit s'étonner à chaque nouveau rendez-vous. La pluie ne les effrayait pas davantage. Ils se virent par de terribles averses qui les mouillaient jusqu'aux os. Silvère accourait en se disant que Miette ne ferait pas la folie de venir ; et quand Miette arrivait à son tour, il ne savait plus comment la gronder. Au fond, il l'attendait. Il finit par chercher un abri contre le mauvais temps, sentant bien qu'ils sortiraient quand même, malgré leur promesse mutuelle de ne pas mettre les pieds dehors lorsqu'il pleuvait. Pour trouver un toit, il n'eut qu'à creuser un des tas de planches ; il en retira quelques morceaux de bois, qu'il rendit mobiles, de façon à pouvoir les déplacer et les replacer aisément. Dès lors, les amoureux eurent à leur disposition une sorte de guérite basse et étroite, un trou carré, où ils ne pouvaient tenir que serrés l'un contre l'autre, assis sur le bout d'un madrier, qu'ils laissaient au fond de la logette.

Le poison le plus puissant que secrètent ces idylles de très jeunes gens, qui sont les plus fortes, car elles sont les plus pures, est très certainement ce poison d'illusion que le temps pourrait bien ne jamais passer, et que le rythme des jours et des nuits que les amoureux ont installé va durer pour l'éternité. Plus tard, chaque relation amoureuse porte en son sein le point non négociable de sa corruption et chacun des amoureux scrute dans les yeux de l'autre, sinon dans chacun de ses gestes, la fin de leur histoire, et cherche à en distinguer les signes annonciateurs comme le médecin tente de déceler dans le visage de son patient les signes précurseurs de l'affection qui va l'emporter. Il n'y avait rien de cela chez Miette, ni chez Silvère. Ces saisons qui s'alignaient à leur porte leur faisaient une haie d'honneur et semblaient se succéder, non pas pour marquer la fuite du temps, mais pour agrémenter d'épreuves nouvelles comme dans les mythes anciens les rencontres amusées des deux jeunes gens. Ils avaient ainsi, avec le même enthousiasme, bravé la neige, le froid et la pluie. Ils se souvenaient avec bonheur des événements climatiques les plus violents. Un soir d'orage, ils avaient ainsi vu la foudre s'abattre sur l'un des platanes de la route de Nice. Ils s'étaient, dans leur abri, serrés encore davantage, ne donnant au tonnerre aucune autre signification. Ne faisant pas le mal et communiant à la pureté du monde, ils ne pouvaient imaginer que cette foudre fût le signe d'une punition divine comme le croient ou comme font semblant de le croire les paysans qui, dans leurs champs, se signent à chaque coup de tonnerre. D'ailleurs, les deux enfants, qui étaient élevés loin de toute religion, avaient de Dieu une idée bien vague, et surtout très éloigné de cette image divine que l'on présente aux enfants et qui tient davantage du croquemitaine que du Bon Pasteur. Ils savaient seulement qu'il ne fallait pas jurer et ils ne juraient pas, ayant peu l'occasion d'avoir une colère. Ils étaient des enfants d'avant la chute, d'avant le mal, et dont la seule tentation était celle de demeurer chaque soir encore un peu plus longtemps à se voir, à se parler et à se tenir les mains.
24 septembre Quand l'eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et, lorsqu'ils s'y trouvaient réunis, ils écoutaient avec une jouissance infinie l'averse qui battait sur le tas de planches de sourds roulements de tambour. Devant eux, autour d'eux, dans le noir d'encre de la nuit, il y avait un grand ruissellement qu'ils ne voyaient pas, et dont le bruit continu ressemblait à la voix haute d'une foule. Ils étaient bien seuls cependant, au bout du monde, au fond des eaux. Jamais ils ne se sentaient aussi heureux, aussi séparés des autres, qu'au milieu de ce déluge, dans ce tas de planches, menacés à chaque instant d'être emportés par les torrents du ciel.
Leurs genoux repliés arrivaient presque au ras de l'ouverture, et ils s'enfonçaient le plus possible, les joues et les mains baignées d'une fine poussière de pluie. À leurs pieds, de grosses gouttes tombées des planches clapotaient à temps égaux. Et ils avaient chaud dans la pelisse brune ; ils étaient si à l'étroit, que Miette se trouvait à demi sur les genoux de Silvère, Ils bavardaient ; puis ils se taisaient, pris d'une langueur, assoupis par la tiédeur de leur embrassement et par le roulement monotone de l'averse. Pendant des heures, ils restaient là, avec cet amour de la pluie qui fait marcher gravement les petites filles, par les temps d'orage, une ombrelle ouverte à la main, Ils finirent par préférer les soirées pluvieuses. Seule, leur séparation devenait alors plus pénible. Il fallait que Miette franchît son mur sous la pluie battante, et qu'elle traversât les flaques du Jas-Meiffren en pleine obscurité. Dès qu'elle quittait ses bras, Silvère la perdait dans les ténèbres, dans la clameur de l'eau. Il écoutait vainement, assourdi, aveuglé. Mais l'inquiétude où les laissait tous deux cette brusque séparation était un chantre de plus ; jusqu'au lendemain, ils se demandaient s'il ne leur était rien arrivé, par ce temps à ne pas mettre un chien dehors ; ils avaient peut-être glissé, ils pouvaient s'être égarés, craintes qui les occupaient tyranniquement l'un de l'autre, et qui rendaient plus tendre leur entrevue suivante.

Une de ces nuits pluvieuses, où l'averse était particulièrement forte, et alors qu'ils étaient blottis au fond de leur cachette, seuls au milieu des éléments en furie, ils entendirent bientôt un bruit léger qui, tout d'abord, leur sembla devoir être le grincement d'une des planches gorgée d'eau. Mais, quelques instants plus tard, le bruit se fit plus proche et plus insistant, et ils perçurent un mouvement. Ils eurent un sursaut, que Silvère reprit vite, comme l'exigeait le rôle de protecteur qu'aiment à se donner les jeunes hommes. C'était désormais certain, un petit animal était près d'eux, cherchant comme eux à fuir la pluie battante. Silvère s'arma d'un bâton afin de chasser l'animal. Il craignait de voir apparaître l'un de ces rats des champs qu'ils avaient souvent vu traverser devant eux entre les solives abandonnées. Le bruit se rapprochait encore, Mais, avant que Silvère n'eût à lever son arme improvisée, l'animal, tout proche, émit un son qui, à l'évidence, ne pouvait être qu'un miaulement. C'était un chat, un tout petit chat à la couleur indéterminée, survivant apeuré d'une portée dispersée. Miette, rapide et habile, s'en saisit prestement et l'attira contre elle. L'animal cessa vite de se débattre et de sortir ses minuscules griffes qui n'auraient pas écorché un nouveau né pour goûter la chaleur soudaine de ce corps qui l'étreignait, succédané du ventre de cette mère qui l'avait abandonné. Puis, très vite, l'animal ronronna, se donnant entièrement aux caresses que lui prodiguaient les deux enfants. Miette et Silvère étaient ravis, aussi attentionnés que s'il se fût agi de leur premier enfant, trouvant là le moyen d'exprimer, sans crainte de le faire, toute leur tendresse et leur désir de caresses. Mais l'heure de leur séparation approchait, et avec elle, l'heure de se séparer du chat. Il n'était pas possible que Miette l'emportât au Jas Meiffren. Justin faisait la chasse aux chats et il aurait sans aucun doute pris plaisir à tuer celui-ci à coups de pierres. Ils convinrent de la laisser dans leur abri, espérant le retrouver le lendemain.
25 septembre Enfin les beaux jours revinrent, avril amena des nuits douces, l'herbe de l'allée verte grandit follement. Dans ce flot de vie coulant du ciel et montant du sol, au milieu des ivresses de la jeune saison, parfois les amoureux regrettèrent leur solitude d'hiver, les soirs de pluie, les nuits glacées, pendant lesquels ils étaient si perdus, si loin de tous bruits humains. Maintenant, le jour ne tombait plus assez vite ; ils maudissaient les longs crépuscules et, lorsque la nuit était devenue assez noire pour que Miette pût grimper sur le mur sans danger d'être vue, lorsqu'ils étaient enfin parvenus à se glisser dans leur cher sentier, ils n'y trouvaient plus l'isolement qui plaisait à leur sauvagerie d'enfants amoureux. L'aire Saint-Mittre se peuplait, les gamins du faubourg restaient sur les poutres à se poursuivre, à crier, jusqu'à onze heures ; il arriva même parfois qu'un d'entre eux vint se cacher derrière les tas de planches, en jetant à Miette et à Silvère le rire effronté d'un vaurien de dix ans. La crainte d'être surpris, le réveil, les bruits de la vie qui grandissaient autour d'eux, à mesure que la saison devenait plus chaude, rendirent leurs entrevues inquiètes.

Il y avait aussi que le petit chat qui les avait trouvés cette nuit de pluie et de froid avait grandi et était devenu, curieusement, non pas un de ces matous qui hantaient les planches de l'aire Saint-Mittre, mais une très jolie petite chatte qui, comme sa maîtresse adoptée, devenait très vite une chatte adulte. Miette, par jeu, et pour faire rire Silvère, l'avait appelée de son nom de baptême. Silvère avait craint qu'appeler une chatte « Marie » ne fût un péché suffisamment sérieux pour que Dieu lui même descendît sur la terre pour les en punir. Mais, Miette le convainquit qu'il n'en était rien, et que la petite Marie, chatte de son état, était tout autant que lui et qu'elle-même une créature de Dieu. Silvère, qui avait lu beaucoup de livres faisant profession d'être des livres raisonnables, se rendit à cet avis, trouvant cependant étrange d'appeler une jeune chatte par le nom véritable de son amoureuse. Les jours de soleil, Marie, la chatte, sommeillait sur la pierre tombale du mur du Jas-Meiffren et Silvère ne pouvait s'empêcher de trouver étrange la situation qui voulait qu'une jeune chatte dormît sur une pierre tombale gravée du nom qui lui avait été donné.

Puis, ils commençaient à étouffer dans l'allée étroite.
Jamais elle n'avait frissonné d'un si ardent frisson ; jamais le sol, ce terreau où dormaient les derniers ossements de l'ancien cimetière, n'avait laissé échapper des haleines plus troublantes. Et ils avaient encore trop d'enfance pour goûter le charme voluptueux de ce trou perdu, tout enfiévré par le printemps. Les herbes leur montaient aux genoux ; ils allaient et venaient difficilement et, quand ils écrasaient les jeunes pousses, certaines plantes exhalaient des odeurs âcres qui les grisaient. Alors, pris d'étranges lassitudes, troublés et vacillants, les pieds comme liés par les herbes, ils s'adossaient contre la muraille, les yeux demi-clos, ne pouvant plus avancer. Il leur semblait que toute la langueur du ciel entrait en eux.

Ce sont ces printemps de soleils gorgés d'eau qui ont permis aux anciens de découvrir, patiemment, d'années en années, de printemps en printemps, les vertus des plantes et, peu à peu, de construire patiemment des classifications grâce auxquelles, et à la demande, ils pouvaient endormir une rage de dent, calmer le feu d'une brûlure ou accélérer singulièrement la cicatrisation d'un blessure profonde. Ces vieillards savants que l'on voit sur les gravures penchés sur des grimoires, ou, en plein effort de cueillettes des simples, ont été tout d'abord des jeunes gens enivrés par le printemps, goûtant au hasard d'une promenade au fond d'un jardin, les puissances de plantes aromatiques, cachant sous un aspect ordinaire toutes leurs capacités. Mais Miette et Silvère ne savaient rien de cela, si ce n'était leur trouble.

Leur pétulance d'écolier s'accommodant mal de ces faiblesses subites, ils finirent par accuser leur retraite de manquer d'air et par se décider à aller promener leur tendresse plus loin, en pleine campagne. Alors ce furent, chaque soir, de nouvelles escapades. Miette vint avec sa pelisse ; tous deux s'enfouissaient dans le large vêtement, ils filaient le long des murs, ils gagnaient la grand-route, les champs libres, les champs larges où l'air roulait puissamment comme les vagues de la haute mer. Et ils n'étouffaient plus, ils retrouvaient là leur enfance, ils sentaient se dissiper les tournoiements de tête, les ivresses que leur causaient les herbes hautes de l'aire Saint-Mittre.

La campagne de Provence, bienveillante pour ces enfants et qui, même la nuit, paraît comme éclairée tant le ciel est pur, se faisait une aire de jeux. Les sentiers, nombreux et ancestraux, jouaient à se rejoindre pour leur offrir des promenades variées sans pour autant les égarer. La brise ne forçait contre eux jamais le ton et demeurait ce que sont les brises d'été : des caresses qui aident les enfants à s'endormir. Miette et Silvère, pendant ces longues soirées de marches et de rires, étaient les princes du pays. Un observateur attentif eût sans doute pu remarquer, à leur passage, que les arbres mêmes se penchaient doucement en signe d'amitié et de reconnaissance pour un si joli spectacle.
26 septembre Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Chaque bout de rocher, chaque banc de gazon les connut bientôt, et il n'était pas un bouquet d'arbres, une haie, un buisson, qui ne devînt leur ami. Ils réalisèrent leurs rêves : ce furent des courses folles dans les près Sainte-Claire, et Miette courait joliment, et il fallait que Silvère fît ses plus grandes enjambées pour l'attraper. Ils allèrent aussi dénicher des nids de pie ; Miette, entêtée, voulant montrer comment elle grimpait aux arbres, à Chavanoz, se liait les jupes avec un bout de ficelle, et montait sur les plus hauts peupliers ; en bas, Silvère frissonnait, les bras en avant, comme pour la recevoir, si elle venait à glisser. Ces jeux apaisaient leurs sens, au point qu'un soir ils faillirent se battre comme deux galopins qui sortent de l'école. Mais, dans la campagne large, il y avait encore des trous qui ne leur valaient rien. Tant qu'ils marchaient, c'était des rires bruyants, des poussées, des taquineries ; ils faisaient des lieues, allaient parfois jusqu'à la chaîne des Garrigues, suivaient les sentiers les plus étroits, et souvent coupaient à travers champs ; la contrée leur appartenait, ils y vivaient comme en pays conquis, jouissant de la terre et du ciel. Miette, avec cette conscience large des femmes, ne se gênait même pas pour cueillir une grappe de raisins, une branche d'amandes vertes, aux vignes, aux amandiers, dont les rameaux la fouettaient au passage ; ce qui contrariait les idées absolues de Silvère, sans qu'il osât d'ailleurs gronder la jeune fille, dont les rares bouderies le désespéraient. « Ah ! la mauvaise ! pensait-il en dramatisant puérilement la situation, elle ferait de moi un voleur. » Et Miette lui mettait dans la bouche sa part du fruit volé. Les ruses qu'il employait – la tenant à la taille, évitant les arbres fruitiers, se faisant poursuivre le long des plants de vignes – pour la détourner de ce besoin instinctif de maraude, le mettaient vite à bout d'imagination. Et il la forçait à s'asseoir. C'était alors qu'ils recommençaient à étouffer. Les creux de la Viorne, surtout, étaient pour eux pleins d'une ombre fiévreuse. Quand la fatigue les ramenait au bord du torrent, ils perdaient leurs belles gaietés de gamins. Sous les saules, des ténèbres grises flottaient, pareilles aux crêpes musqués d'une toilette de femme. Les enfants sentaient ces crêpes, comme parfumés et tièdes encore des épaules voluptueuses de la nuit, les caresser aux tempes, les envelopper d'une langueur invincible. Au loin, les grillons chantaient dans les près Sainte-Claire, et la Viorne avait à leurs pieds des voix chuchotantes d'amoureux, des bruits adoucis de lèvres humides. Du ciel endormi tombait une pluie chaude d'étoiles. Et, sous le frisson de ce ciel, de ces eaux, de cette ombre, les enfants, couchés sur le dos, en pleine herbe, côte à côte, pâmés et les regards perdus dans le noir, cherchaient leur main, échangeaient une étreinte courte.

Les deux enfants, qui n'étaient cependant plus tout à fait des enfants, ne savaient pas pourquoi les creux de la Viorne, comme les hautes herbes molles de l'aire Saint-Mittre, provoquaient chez eux ces langueurs qui les épuisaient. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à en savoir davantage. Au travail, quand les camarades de Silvère commençaient une histoire qui pouvait choquer sa chasteté naturelle, il tapait plus fort et avec une plus grande fougue sur le morceau de métal qu'il était en train de façonner pour ne rien entendre. C'est d'ailleurs chose curieuse que de constater à quel point chez les jeunes gens la pudeur est présente en dehors même de tout précepte d'éducation. Mais, pour Silvère, cette pudeur et cette chasteté naturelles de l'enfance s'étaient vite doublées de préceptes qu'il avait tirés, comme pour se les justifier à lui-même, dans ses livres amis qui tentaient de lui compter ce que serait une vie idéale. Silvère lisait et relisait le fameux ouvrage de Jean-Jacques Rousseau : « L'Émile ». Et bien sûr, Silvère s'était identifié au fil des pages à cet Émile qui traversait les âges de la vie. Il avait lu très tôt, avant l'âge de ses quinze ans, que « l'homme, en général, n'est pas fait pour rester toujours dans l'enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature ; et ce moment de crise, bien qu'assez court, a de longues influences. » La phrase l'avait intéressé, l'effrayant aussi. Le terme de « crise », surtout, l'avait inquiété au-delà de la raison. Il connaissait les crises de tante Dide et imaginait donc qu'une nuit, ou pire, un jour au travail chez Vian, ou encore à la table des Macquart, il serait pris d'atroces convulsions et que naîtrait un nouveau Silvère qui ne serait plus un enfant mais un homme. Les livres savants, comme les livres de médecine, sur les esprits jeunes et qui ne sont pas guidés, provoque ce genre de fantasmagories qui, longtemps après, continuent de hanter les âmes des adultes comme des fantômes. Il faut avouer que Rousseau, soudain pris de lyrisme, ne l'avait pas aidé : « comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s'annonce par le murmure des passions naissantes ; une fermentation sourde avertit de l'approche du danger. Un changement dans l'humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d'esprit, rendent l'enfant presque indisciplinable. » Quand Silvère avait lu cette phrase du commencement du livre quatrième de « L'Émile », il avait été pris d'une grande crainte et d'une grande honte à l'idée qu'il pût un jour cessé d'être cet enfant gentil et doux qu'aimait tant sa grand-mère. Il s'était alors précipité dans ses bras, pris à l'avance d'une grande émotion et voulant se faire pardonner de ce qu'il pourrait faire le jour de cette catastrophe annoncée dans le livre. La pauvre vieille Adélaïde n'avait rien compris, accueillant cette effusion avec une froideur tranquille.
27 septembre Silvère, qui comprenait vaguement le danger de ces extases, se levait parfois d'un bond en proposant de passer dans une des petites îles que les eaux basses découvraient au milieu de la rivière. Tous deux, les pieds nus, s'aventuraient ; Miette se moquait des cailloux, elle ne voulait pas que Silvère la soutînt, et il lui arriva une fois de s'asseoir au beau milieu du courant ; mais il n'y avait pas vingt centimètres d'eau, elle en fut quitte pour faire sécher sa première jupe. Puis, quand ils étaient dans l'île, ils se couchaient à plat ventre sur une langue de sable, les yeux au niveau de la surface de l'eau, dont ils regardaient au loin, dans la nuit claire, frémir les écailles d'argent. Alors Miette déclarait qu'elle était en bateau, l'île marchait pour sûr ; elle la sentait bien qui l'emportait ; ce vertige que leur donnait le grand ruissellement dont leurs yeux s'emplissaient les amusait un instant, les tenait là, sur le bord, chantant à demi-voix, ainsi que les bateliers dont les rames battent l'eau. D'autres fois, quand l'île avait une berge basse, ils s'y asseyaient comme sur un banc de verdure, laissant pendre leurs pieds nus dans le courant. Et, pendant des heures, ils causaient, faisant jaillir l'eau à coups de talon, balançant les jambes, prenant plaisir à déchaîner des tempêtes dans le bassin paisible dont la fraîcheur calmait leur fièvre.
Ces bains de pieds firent naître dans l'esprit de Miette un caprice qui faillit gâter leurs belles amours innocentes. Elle voulut à toute force prendre de grands bains. Un peu en dessus du pont de la Viorne, il y avait un trou, très convenable, disait-elle, à peine profond de trois à quatre pieds, et très sûr ; il faisait si chaud, on serait si bien dans l'eau jusqu'aux épaules ; puis elle mourait depuis si longtemps du désir de savoir nager, Silvère lui apprendrait. Silvère élevait des objections : la nuit, ce n'était pas prudent, on pouvait les voir, ça leur ferait peut-être du mal ; mais il ne disait pas la vraie raison, il était instinctivement très alarmé à la pensée de ce nouveau jeu, il se demandait comment ils se déshabilleraient, et de quelle façon il s'y prendrait pour tenir Miette sur l'eau, dans ses bras nus. Celle-ci ne semblait pas se douter de ces difficultés.

Miette était pubère, mais son jeune âge la tenait encore éloignée des fièvres de l'adolescence, et, contrairement à Silvère, elle n'avait pas encore lu Rousseau. Ce dernier les aurait très certainement reconnus comme semblables à ceux dont il écrit, dans ce même livre : « il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples pour connaître jusqu'à quel âge une heureuse ignorance y peut prolonger l'innocence des enfants. C'est un spectacle à la fois touchant et risible d'y voir les deux sexes, livrés à la sécurité de leurs cœurs, prolonger dans la fleur de l'âge et de la beauté les jeux naïfs de l'enfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. » Cependant, Silvère, lui, avait lu Jean-Jacques Rousseau, avec effroi et curiosité. Il se demandait ce que l'un de ses auteurs préférés voulait signifier quand il affirmait avec force que les enfants n'ont point de pudeur, lui qui n'aurait jamais paru devant sa grand-mère sans être entièrement habillé. Mais il avait encore lu : « Le sang fermente et s'agite ; une surabondance de vie cherche à s'étendre au dehors. L'œil s'anime et parcourt les autres êtres, on commence à prendre intérêt à ceux qui nous environnent, on commence à sentir qu'on n'est pas fait pour vivre seul ; c'est ainsi que le cœur s'ouvre aux affections humaines, et devient capable d'attachement. » Silvère constatait évidemment son attachement pour la jeune Miette. Il s'attendait en conséquence à ce qu'un jour, une nuit, son sang fermentât et s'agitât sans qu'il y pût grand chose et cette perspective ne lassait de le terrifier. Il se disait que l'épisode du bain pourrait bien être le déclencheur irréparable de la crise qui le prendrait quand il sortirait de l'enfance. Il tentait de se représenter la scène sans bien y parvenir et, le trouble que cela provoquait en lui le soir dans son lit, de retour de promenade, l'engageait à saisir un volume d'arithmétique poussiéreux et pour lui très abscons, et à en lire les pages ternes, jusqu'à ce que ses yeux se fermassent irrésistiblement. C'est à se demander d'ailleurs si ne serait pas préférable d'affranchir les jeunes gens de ce qu'ils ont un corps et que ce corps grandit et se transforme et ira chercher d'autres corps ? Rousseau ne dit d'ailleurs pas autre chose.
28 septembre Un soir, elle apporta un costume de bain qu'elle s'était taillé dans une vieille robe. Il fallut que Silvère retournât chez tante Dide chercher son caleçon. La partie fut toute naïve. Miette ne s'écarta même pas ; elle se déshabilla, naturellement, dans l'ombre d'un saule, si épaisse que son corps d'enfant n'y mit pendant quelques secondes qu'une blancheur vague. Silvère, de peau brune, apparut dans la nuit comme le tronc assombri d'un jeune chêne, tandis que les jambes et les bras de la jeune fille, nus et arrondis, ressemblaient aux tiges laiteuses des bouleaux de la rive. Puis tous deux, comme vêtus des taches sombres que les hauts feuillages laissaient tomber sur eux, entrèrent dans l'eau gaiement, s'appelant, se récriant, surpris par la fraîcheur. Et les scrupules, les hontes inavouées, les pudeurs secrètes, furent oubliés. Ils restèrent là une grande heure, barbotant, se jetant de l'eau au visage, Miette se fâchant, puis éclatant de rire, et Silvère lui donnant sa première leçon, lui enfonçant de temps à autre la tête, pour l'aguerrir. Tant qu'il la tenait d'une main par la ceinture de son costume, en lui passant l'autre main sous le ventre, elle faisait aller furieusement les jambes et les bras, elle croyait nager ; mais, dès qu'il la lâchait, elle se débattait en criant, et, les mains tendues, frappant l'eau, elle se rattrapait où elle pouvait, à la taille du jeune homme, à l'un de ses poignets. Elle s'abandonnait un instant contre lui, elle se reposait, essoufflée, toute ruisselante, tandis que son costume mouillé dessinait les grâces de son buste de vierge. Puis elle criait :
« Encore une fois ; mais tu le fais exprès, tu ne me tiens pas. » Et rien de honteux ne leur venait de ces embrassements de Silvère penché pour la soutenir, de ces sauvetages éperdus de Miette se pendant au cou du jeune homme. Le froid du bain les mettait dans une pureté de cristal. C'était, sous la nuit tiède, au milieu des feuillages pâmés, deux innocences nues qui riaient. Silvère, après les premiers bains, se reprocha secrètement d'avoir rêvé le mal. Miette se déshabillait si vite, et elle était si fraîche dans ses bras, si sonore de rires !
Mais, au bout de quinze jours, l'enfant sut nager. Libre de ses membres, bercée par le flot, jouant avec lui, elle se laissait envahir par les souplesses molles de la rivière, par le silence du ciel, par les rêveries des berges mélancoliques.

Viendra peut-être le temps où les enfants apprendront à nager à l'école, et le temps où l'on construira dans les villes des piscines qui permettront de nager même en hiver. Le bon Barthélémy Turquin qui, dès 1785, a ouvert une école de nage dans un bassin flottant sur la Seine n'a pas encore été suivi. On peut cependant espérer que les deux enfants qui se baignent de nuit dans l'eau fraîche de la Viorne, sont les préfigures de milliers d'enfants qui apprendront à nager. Cela deviendra peut-être même obligatoire. Les jeunes gens découvriront ainsi très tôt la différence des sexes et ils la découvriront pour ce qu'elle est et rien que pour cela. Le jeune homme qui imagine le corps d'une femme à travers toutes ces jupes et jupons se tournera bientôt vers des images salaces qui ne lui permettront pas de faire coïncider cette créature lascive avec son amoureuse chaste et pure. La voir en costume de bain est en cela un sain remède. Certes, il n'en va pas de même pour les jeunes filles qui, sans que cela ne choque les bonnes mœurs, peuvent, longtemps avant le mariage, voir des corps masculins presque nus. Ce seront ces ouvriers torse nu qui creusent la route, ces forains sur la place qui présentent des tours de force. La société, hypocrite, fait semblant de penser et de croire que ces corps musculeux ne sont pas un appât et ne suscitent aucun désir. Il n'en est évidemment rien et l'esprit des jeunes filles et des dames demeurent parfois marqués longtemps par le corps exposé d'un jeune ouvrier fringant. Les habitants du littoral méditerranéen ont des facilités que les autres Français ne connaissent pas. L'eau bleue de la mer et sa température idéale, la chaleur de l'air, font qu'il est trop tentant de plonger pour que la jeunesse fougueuse du Midi puissent y résister. On sépare bien sûr les jeunes gens des jeunes filles et on ne les laisse point seuls. On n'encourage jamais les filles à se baigner ainsi, mais on laisse les garçons, qui, s'employant volontiers sur les bateaux de pêche, doivent savoir nager pour éviter la noyade s'il leur advient de tomber à la mer. Mais la surveillance des parents n'est jamais aussi efficace qu'ils le croient ou feignent de le croire et, comme Miette et Silvère, nombreux sont les jeunes de Provence qui, au couchant, se retrouvent dans les criques et les calanques et se baignent dans des costumes improvisés, certains osant même parfois la totale nudité.
29 septembre Quand tous deux nageaient sans bruit, Miette croyait voir, aux deux bords, les feuillages s'épaissir, se pencher vers eux, draper leur retraite de rideaux énormes. Et les jours de lune, des lueurs glissaient entre les troncs, des apparitions douces se promenaient le long des rives en robe blanche. Miette n'avait pas peur. Elle éprouvait une émotion indéfinissable à suivre les jeux de l'ombre. Tandis qu'elle avançait, d'un mouvement ralenti, l'eau calme, dont la lune faisait un clair miroir, se froissait à son approche comme une étoffe lamée d'argent ; les ronds s'élargissaient, se perdaient dans les ténèbres des bords, sous les branches pendantes des saules, où l'on entendait des clapotements mystérieux ; et, à chaque brassée, elle trouvait ainsi des trous pleins de voix, des enfoncements noirs devant lesquels elle passait avec plus de hâte, des bouquets, des rangées d'arbres, dont les masses sombres changeaient de forme, s'allongeaient, avaient l'air de la suivre du haut de la berge.
Quand elle se mettait sur le dos, les profondeurs du ciel l'attendrissaient encore. De la campagne, des horizons qu'elle ne voyait plus, elle entendait alors monter une voix grave, prolongée, faite de tous les soupirs de la nuit.

Car, la nuit n'est jamais silencieuse. Les habitants des grandes villes croient seuls au silence nocturne, quand, celui qui parcourt la campagne  sait que le silence n'existe pas. Il y a bien sûr tous les bruits que font les animaux, et, à eux-seuls, ils font tout un tintamarre. Ce seront quelques cris, au loin, de grands habitants de la forêt qui brament  leurs parades amoureuses, ou encore des oiseaux de nuit qui poussent avec parcimonie leur cri, signal indéchiffrable. La chouette, antique attribut d'Athéna, quitte parfois les plantations d'oliviers où elle réside, pour venir approcher les cours d'eau et trouver les insectes qui forment sa pitance, et même quelques campagnols qui se croyaient à l'abri de tous leurs prédateurs. Les anciens Grecs pensaient que la chouette était un animal sage. Les paysans de la Méditerranée en doutent, qui en trouvent piégées dans les haies, voire noyées dans les abreuvoirs des animaux. Mais, les animaux ne sont pas les seuls à peupler la nuit de cris et de bruits. La nature elle-même s'ébroue, se plaint, geint et grince à l'unisson. Il est frappant d'entendre le bruit nocturne de la campagne les nuits sans vent, quand tout ne devrait être que silence et la vie s'ébroue, assourdissante.

Elle n'était point de nature rêveuse, elle jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. La rivière surtout, cette eau, ce terrain mouvant, la portait avec des caresses infinies. Elle éprouvait, quand elle remontait le courant, une grande jouissance à sentir le flot filer plus rapide contre sa poitrine et contre ses jambes ; c'était un long chatouillement, très doux, qu'elle pouvait supporter sans rire nerveux. Elle s'enfonçait davantage, se mettait de l'eau jusqu'aux lèvres, pour que le courant passât sur ses épaules, l'enveloppât d'un trait, du menton aux pieds, de son baiser fuyant. Elle avait des langueurs qui la laissaient immobile à la surface, tandis que de petits flots glissaient mollement entre son costume et sa peau, gonflant l'étoffe ; puis elle roulait dans les nappes mortes, ainsi qu'une chatte sur un tapis ; et elle allait de l'eau lumineuse, où se baignait la lune, dans l'eau noire, assombrie par les feuillages, avec des frissons, comme si elle eût quitté une plaine ensoleillée et senti le froid des branches lui tomber sur la nuque.
Maintenant, elle s'écartait pour se déshabiller, elle se cachait. Dans l'eau, elle demeurait silencieuse ; elle ne voulait plus que Silvère la touchât ; elle se coulait doucement à son côté, nageant avec le petit bruit d'un oiseau dont le vol traverse un taillis ; ou parfois elle tournait autour de lui, prise de craintes vagues qu'elle ne s'expliquait pas. Lui-même s'éloignait, quand il frôlait un de ses membres. La rivière n'avait plus pour eux qu'une ivresse amollie, un engourdissement voluptueux, qui les troublait étrangement.

Les deux jeunes gens ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils avaient été bien inspirés de venir en ces nuits chaudes se baigner dans les eaux rafraîchissantes de la Viorne et la rivière avait accepté, bonne mère, d'apaiser leurs ardeurs naissantes et de calmer leurs jeunes sens enflammés, tout en leur laissant entrevoir d'autres voluptés qui viendraient le temps venu, avec l'onction de la maturité. Les deux enfants n'avaient pas peur, la nuit, sur les bords de la rivière. Pourtant, ils n'étaient pas entièrement à l'abri du danger. Ce mouvement qui les avait poussés à rejoindre l'onde, d'autres qu'eux pouvaient l'avoir, et il est toujours étonnant de constater que les abords des rivières, fussent-ils en pleine campagne, ne sont jamais totalement déserts. Les berges de la Viorne, jusque très loin de Plassans et de ses faubourgs, étaient célèbres pour abriter les rendez-vous de tous les amoureux du pays. Et les rendez-vous d'amoureux attirent aussi nombre de personnages sombres qui tentent d'épier leurs ébats, comme ils attirent des maris jaloux et des pères furibards à la recherche d'une épouse ou d'une fille disparues et fautives. Mais, Silvère et Miette, dans cette assemblée furtive qui jouait à ne pas se croiser, à ne pas se voir pour ne pas avoir à se reconnaître, étaient cependant les seuls à oser se baigner, sans crainte d'être happés par les monstres des profondeurs. Il leur fallait toute cette innocence pour ne pas craindre les flots noirs ni le passage d'animaux nageurs qui  traversaient parfois la rivière juste sous leur nez. Ils sentaient confusément que seule la baignade pouvait les sauver d'une chute qu'ils craignaient tout en l'espérant.

Quand ils sortaient du bain, surtout, ils éprouvaient des somnolences, des éblouissements. Ils étaient comme épuisés. Miette mettait une grande heure à s'habiller. Elle ne passait d'abord que sa chemise et une jupe ; puis elle restait là, étendue sur l'herbe, se plaignant de fatigue, appelant Silvère, qui se tenait à quelques pas, la tête vide, les membres pleins d'une étrange et excitante lassitude. Et, au retour, il y avait plus d'ardeur dans leur étreinte, ils sentaient mieux, à travers leurs vêtements, leur corps assoupli par le bain, ils s'arrêtaient en poussant de gros soupirs. Le chignon énorme de Miette, encore tout humide, sa nuque, ses épaules avaient une senteur fraîche, une odeur pure, qui achevaient de griser le jeune homme. L'enfant, heureusement, déclara un soir qu'elle ne prendrait plus de bains, que l'eau froide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donna cette raison en toute vérité, en toute innocence.

C'est ainsi que leurs bains s'arrêtèrent. Ils n'en parlèrent jamais, ressentant trop de gêne. C'était donc qu'ils avaient dépassé en ces nuits estivales le point d'innocence qui était le leur auparavant. Tels sont les enfants qui se promènent nus un jour et pleurent de devoir le faire le lendemain. Il ne s'est rien passé, cependant, que le passage du temps, que la main de la nuit sur leurs yeux en sommeil, qui auront fait d'eux, en un instant, les fils et les filles de la chute originelle, celle qui poussa Adam et Ève à chercher fébriles une vêture et à trouver, malhabiles, une feuille de vigne pour tout vêtement. C'est chose mystérieuse que la pudeur, qui va pousser certains peuples à couvrir entièrement les femmes, et d'autres, tout aussi prudes et chastes, à les couvrir de colliers de fleurs ne dissimulant en rien leur corps dénudé. Il est couramment admis que l'on doit s'habiller pour éviter la concupiscence généralisée et le désordre de la société. Force est de constater que c'est bien peu efficace.
30 septembre Ils reprirent leurs longues causeries. Il ne resta dans l'esprit de Silvère, du danger que venaient de courir leurs amours ignorantes, qu'une grande admiration pour la vigueur physique de Miette. En quinze jours, elle avait appris à nager, et souvent, quand ils luttaient de vitesse, il l'avait vue couper le courant d'un bras aussi rapide que le sien. Lui, qui adorait la force, les exercices corporels, se sentait le cœur attendri en la voyant si forte, si puissante et si adroite de corps. Il entrait, dans son cœur, une estime singulière pour ses gros bras. Un soir, après un de ces premiers bains qui les laissaient si rieurs, ils s'étaient empoignés par la taille, sur une bande de sable, et pendant de longues minutes, ils avaient lutté, sans que Silvère parvînt à renverser Miette ; puis le jeune homme, ayant perdu l'équilibre, c'était l'enfant qui était restée debout. Son amoureux la traitait en garçon, et ce furent ces marches forcées, ces courses folles à travers les prés, ces nids dénichés à la cime des arbres, ces luttes, tous ces jeux violents, qui les protégèrent si longtemps et les empêchèrent de salir leurs tendresses.

La vigueur particulière de Silvère, aussi fort qu'un homme mûr en ses toutes premières années de son âge adulte était une source infinie d'étonnement. Rien en effet ne pouvait l'expliquer, ni de son ascendance directe, ni des conditions de vie qui lui étaient faites. Rien dans son alimentation ne pouvait lui donner sa force. On mangeait peu de viande chez tante Dide. On mangeait même peu en général, la vieille femme éloignée des plaisirs du monde s'astreignant à une forme d'ascétisme qui ne s'expliquait pas seulement par sa pauvreté. La mère de Silvère, Ursule, était de ces femmes chétives qui semblent malades même quand elles sont bien portantes et le père Mouret était, certes, un ouvrier solide, mais qui n'avait en rien les qualités de force physique de son fils. Il aurait fallu remonter plus loin dans l'arbre familial pour savoir précisément dans quelles racines Silvère avait tiré sa jeune force. Il en allait de même pour Miette, dont les conditions de vie avaient été, dans son enfance, encore plus rudes que celles faites à Silvère.La nature est parfois ainsi faite, qui avait donné à ces deux-là la force nécessaire pour survivre à toutes les avanies de leur condition.

Il y avait encore dans l'amour de Silvère, outre son admiration pour la crânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur tendre aux malheureux. Lui qui ne pouvait voir un être abandonné, un pauvre homme, un enfant marchant nu-pieds dans la poussière des routes, sans éprouver à la gorge un serrement de pitié, il aimait Miette, parce que personne ne l'aimait, parce qu'elle menait une existence rude de paria. Quand il la voyait rire, il était profondément ému de cette joie qu'il lui donnait. Puis, l'enfant était une sauvage comme lui, ils s'entendaient dans la haine des commères du faubourg. Le rêve qu'il faisait, lorsque, dans la journée, il cerclait chez son patron les roues des carrioles, à grands coups de marteau, était plein de folie généreuse. Il pensait à Miette en rédempteur. Toutes ses lectures lui remontaient au cerveau ; il voulait épouser un jour son amie pour la relever aux yeux du monde ; il se donnait une mission sainte, le rachat, le salut de la fille du forçat. Et il avait la tête tellement bourrée de certains plaidoyers, qu'il ne se disait pas ces choses simplement ; il s'égarait en plein mysticisme social, il imaginait des réhabilitations d'apothéose, il voyait Miette assise sur un trône, au bout du cours Sauvaire, et toute la ville s'inclinant, demandant pardon, chantant des louanges. Heureusement qu'il oubliait ces belles choses, dès que Miette sautait son mur et qu'elle lui disait sur la grande route : « Courons, veux-tu ? je parie que tu ne m'attraperas pas. »

D'autres circonstances auraient conduit Silvère à entrer dans un de ces ordres mendiants qui proposent une discipline de vie rude et beaucoup de prières. Il aurait choisi un ordre dévolu à la Vierge Marie et l'aurait adorée dans toutes ses stations. Il aurait ainsi glorifié la jeune femme à peine pubère, qui, au même âge que Miette, ou à peine plus âgée, devait recevoir l'annonciation divine et accepter son destin avec une sainte crainte. Il serait allé avec elle chez sa cousine Élisabeth et aurait vu la vieille femme relever la jeune vierge, comme pressée que les prophéties s'accomplissent. Il aurait cheminé avec elle et son fils sur les chemins de la Galilée et de la Judée, l'entendant réclamer pour les mariés de Canaa encore un peu de vin, que son fils ne voulait pas lui donner. Il aurait enfin été Jean, ce disciple que Jésus aimait, et aurait, après la crucifixion, et même la résurrection, pris soin de la vieille dame et de son amie de toujours, Marie-Madeleine. Il aurait embarqué avec elles vers les rivages de Marseille. Mais Silvère n'avait aucun goût pour la transcendance et l'eschatologie. Il voulait le paradis sur terre pour toutes les femmes et pour tous les hommes, ainsi que pour les enfants et pour les animaux. Il était de ces âmes vouées à la justice sociale et les philosophes lui tenaient lieu de panthéon. Mais son ancêtre était pourtant peut-être dans le bateau de Marie et de Marie-Madeleine et le socialisme mystique de Silvère n'était parfois qu'une interprétation nouvelle des évangiles.

Mais si le jeune homme rêvait tout éveillé la glorification de son amoureuse, il avait de tels besoins de justice, qu'il la faisait souvent pleurer en lui parlant de son père. Malgré les attendrissements profonds que l'amitié de Silvère avait mis en elle, elle avait encore, de loin en loin, des réveils brusques, des heures mauvaises, où les entêtements, les rébellions de sa nature sanguine la roidissaient, les yeux durs, les lèvres serrées. Alors, elle soutenait que son père avait bien fait de tuer le gendarme, que la terre appartient à tout le monde, qu'on a le droit de tirer des coups de fusil où l'on veut et quand on veut. Et Silvère, de sa voix grave, lui expliquait le code comme il le comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait bondir toute la magistrature de Plassans. Ces causeries avaient lieu, le plus souvent, dans quelque coin perdu des prés Sainte-Claire.

Ce qui se jouait entre les deux enfants n'était rien d'autre que ce qui se jouait et se rejouerait indéfiniment entre les socialistes et les anarchistes, et ce qui s'était joué pendant la révolution française entre les Enragés et les Indulgents. Et ce n'est pas un hasard si les premiers avaient pour inspirateur un prêtre et accueillaient des femmes dans leurs rangs, dont les fondatrices de la Société des Républicaines révolutionnaires. Il y a fort à parier que le débat qui s'était alors engagé en 1793, lointaine descendance des jacqueries de la longue histoire française, ne s'éteindra pas et continuera vaillamment à travers les siècles. On retrouvera Miette sur d'autres barricades et dans d'autres pays, pour d'autres révolutions, faisant le coup de poing comme le coup de feu à côté de garçons qu'elle surpassera en force et en courage.
1er octobre
Ces causeries avaient lieu, le plus souvent, dans quelque coin perdu des prés Sainte-Claire.
Les tapis d'herbe, d'un noir verdâtre, s'étendaient à perte de vue, sans qu'un seul arbre tachât l'immense nappe, et le ciel semblait énorme, emplissant de ses étoiles la rondeur nue de l'horizon. Les enfants étaient comme bercés dans cette mer de verdure. Miette luttait longtemps ; elle demandait à Silvère s'il eût mieux valu que son père se laissât tuer par le gendarme, et Silvère gardait un instant le silence ; puis il disait que, dans un tel cas, il valait mieux être la victime que le meurtrier, et que c'était un grand malheur lorsqu'on tuait son semblable, même en état de légitime défense. Pour lui, la loi était chose sainte, les juges avaient eu raison d'envoyer Chantegreil au bagne. La jeune fille s'emportait, elle aurait battu son ami, elle lui criait qu'il avait aussi mauvais cœur que les autres. Et comme il continuait à défendre fermement ses idées de justice, elle finissait par éclater en sanglots, en balbutiant qu'il rougissait sans doute d'elle, puisqu'il lui rappelait toujours le crime de son père. Ces discussions se terminaient dans les larmes, dans une émotion commune. Mais l'enfant avait beau pleurer, reconnaître qu'elle avait peut-être tort, elle gardait tout au fond d'elle sa sauvagerie, son emportement sanguin. Une fois, elle raconta avec de longs rires comment un gendarme devant elle, en tombant de cheval, s'était cassé la jambe. D'ailleurs Miette ne vivait plus que pour Silvère. Quand celui-ci la questionnait sur son oncle et sur son cousin, elle répondait « qu'elle ne savait pas » et s'il insistait, par crainte qu'on la rendît trop malheureuse au Jas-Meiffren, elle disait qu'elle travaillait beaucoup, que rien n'était changé. Elle croyait pourtant que Justin avait fini par savoir ce qui la faisait chanter le matin et lui mettait de la douceur plein les yeux. Mais elle ajoutait : « Qu'est-ce que ça fait ? S'il vient jamais nous déranger, nous le recevrons, n'est-ce pas, de telle façon, qu'il n'aura plus l'envie de se mêler de nos affaires. »

Un soir Silvère et Miette eurent une conversation qui fit date dans leur histoire commune. Ils parlèrent de la peine de mort. Silvère défendait son abolition, considérant la guillotine comme une abomination qui ravalait aux rangs des criminels la République elle-même. Bien que tout jeune encore, il avait suivi en 1848 les débats enflammés qui avaient permis que, pendant près de cinq mois, la peine de mort fût abolie. Les massacres de juin 1848 perpétrés par l'armée avaient plongé cette abolition fictive dans l'oubli et toutes les bonnes gens avaient soupiré de satisfaction à l'idée que la guillotine pourrait encore servir. Mais Silvère était tombé sur un ouvrage qui, à l'époque, avait déjà plus d'une vingtaine d'années, écrit par un certain Charles Lucas, tout jeune homme quand il l'écrit, à peine âgé de vingt-six ans, et intitulé « Du système pénal et de la peine de mort ». L'esprit enfiévré de Silvère avait goûté à plein la trop longue démonstration, même si elle ne se fondait pas sur une morale socialiste, mais plutôt sur une morale chrétienne fertilisée par les Lumières. Le succès de sa démonstration, s'il ne fut pas suffisant pour atteindre l'abolition définitive de la peine capitale, lui valut cependant, pas encore âgé de trente ans, d'être nommé inspecteur général des prisons. C'est dans cet emploi que, partout en Europe, il put plaider sa vie durant pour le développement et l'unification du système pénitentiaire.
Il y avait, certes, quelque chose de paradoxal à entendre Silvère défendre avec fougue les prisons, leurs cellules et la surveillance continue, au milieu de prés battus par la brise, à l'opposé de toute idée d'enfermement. La nature plus violente de Miette, d'ailleurs, ne s'y trompait pas, qui, pied à pied, défendait sa propre opinion qui voulait qu'il fut préférable de mourir, fût-ce sur un échafaud, plutôt que d'être enfermé toute sa vie durant avant de mourir. Elle consentait seulement à ce qu'on abolît l'exécution publique, moins pour ce qu'elle avait de barbare, que pour l'opprobre qu'elle faisait porter sur les familles des condamnés.

Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l'aire Saint-Mittre, à l'allée étroite, d'où les avaient chassés les soirées d'été bruyantes, les odeurs trop fortes des herbes foulées, les souffles chauds et troublants. Mais, certains soirs, l'allée se faisait plus douce, des vents la rafraîchissaient, ils pouvaient demeurer là sans éprouver de vertige.
Ils goûtaient alors des repos délicieux. Assis sur la pierre tombale, l'oreille fermée au tapage des enfants et des bohémiens, ils se retrouvaient chez eux. Silvère avait ramassé à plusieurs reprises des fragments d'os, des débris de crâne, et ils aimaient à parler de l'ancien cimetière. Vaguement, avec leur imagination vive, ils se disaient que leur amour avait poussé, comme une belle plante robuste et grasse, dans ce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort. Il y avait grandi ainsi que ces herbes folles ; il y avait fleuri comme ces coquelicots que la moindre brise faisait battre sur leurs tiges, pareils à des cœurs ouverts et saignants. Et ils s'expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, les chuchotements entendus dans l'ombre, le long frisson qui secouait l'allée : c'étaient les morts qui leur soufflaient leurs passions disparues au visage, les morts qui leur contaient leur nuit de noces, les morts qui se retournaient dans la terre, pris du furieux désir d'aimer, de recommencer l'amour. Ces ossements, ils le sentaient bien, étaient pleins de tendresse pour eux ; les crânes brisés se réchauffaient aux flammes de leur jeunesse, les moindres débris les entouraient d'un murmure ravi, d'une sollicitude inquiète, d'une jalousie frémissante. Et quand ils s'éloignaient, l'ancien cimetière pleurait. Ces herbes, qui leur liaient les pieds par les nuits de feu, et qui les faisaient vaciller, c'étaient des doigts minces, effilés par la tombe, sortis de terre pour les retenir, pour les jeter aux bras l'un de l'autre. Cette odeur âcre et pénétrante qu'exhalaient les tiges brisées, c'était la senteur fécondante, le suc puissant de la vie, qu'élaborent lentement les cercueils et qui grisent de désirs les amants égarés dans la solitude des sentiers. Les morts, les vieux morts, voulaient les noces de Miette et de Silvère.

Mais les vieux morts du cimetière Saint Mittre jouaient là un jeu dangereux en appelant à eux les deux enfants. Fallait-il qu'on les leur sacrifiât pour répondre à leur demande. La pierre tombale déjà gravée au nom de Marie semblait le prouver, non comme, signe précurseur mais bien comme l'une de ces boucles du temps qui inscrivent un événement hors du présent ou de l'avenir, comme étant déjà et à jamais posé dans la profondeur de l'être au monde.  Les morts, de leur souffle chaud à jamais débarrassé de ce que la vie peut avoir de fétide voulaient communier avec les deux jeunes gens dans leur éternité. Ceux-ci résistaient vaillamment. L'éternité, quand on a dix-sept ans, c'est l'éternité de la jeunesse, et l'on ne croit pas vraiment que l'on deviendra vieux, ridé, voûté, boiteux et perclus de douleurs, et l'on se voit fringant jusqu'à la nuit des temps, car, on ne se voit pas non plus mourir. Ce sont toujours les autres qui meurent. Comment ce corps plein de vie pourrait-il mourir. Les jeunes gens pensent ainsi qu'ils possèdent une forme de caractère d'invulnérabilité qui, comme les héros grecs et romains, les protège de la mort. Las, même Achille avait son talon et l'on voit trop de jeunes gens, insouciants, se fracasser les os pour avoir pris des risques inconsidérés. En voilà un qui, sûr de sa force, et pour épater la galerie, se suspend aux ailes d'un moulin, tombe, et demeure grabataire le reste de son temps. En voilà un autre qui veut traverser le fleuve un jour de crue, nageur infatigable, et qui, en son milieu, est pris par un tourbillon qui rejettera son corps sans vie, parfois des jours plus tard, très en aval du lieu de sa disparition. Faudrait-il cependant instruire les enfants, dès leur plus jeune âge, de leur caractère mortel ? Très certainement et tous les traités d'éducation développent en la matière de nombreuses théories. Mais aucun théorie ne fera que les adolescents considèreront la possibilité de la mort avant d'avoir connu l'amour et c'est pourquoi, parfois, ils tressent ensemble l'amour et la mort et se lient l'un à l'autre pour la nuit des temps. Les vieux morts n'ignoraient pourtant rien de tout cela. Peu leur importait. L'émotion que leur provoquaient les deux jeunes gens amoureux était bien trop forte.
2 octobre Jamais les enfants ne furent pris d'effroi. La tendresse flottante qu'ils devinaient autour d'eux les touchait, leur faisait aimer les êtres invisibles dont ils croyaient souvent sentir le frôlement, pareil à un léger battement d'ailes. Ils étaient simplement attristés parfois d'une tristesse douce, et ils ne comprenaient pas ce que les morts voulaient d'eux. Ils continuaient à vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dans ce bout de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait la vie, et qui exigeait impérieusement leur union. Les voix bourdonnantes qui faisaient sonner leurs oreilles, les chaleurs subites qui leur poussaient tout le sang au visage, ne leur disaient rien de distinct. Il y avait des jours où la clameur des morts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, couchée à demi sur la pierre tombale, regardait Silvère de ses yeux noyés, comme pour lui dire :
« Que demandent-ils donc ? pourquoi soufflent-ils ainsi de la flamme dans mes veines ? » Et Silvère, brisé, éperdu, n'osait répondre, n'osait répéter les mots ardents qu'il croyait saisir dans l'air, les conseils fous que lui donnaient les grandes herbes, les supplications de l'allée entière, des tombes mal fermées brûlant de servir de couche aux amours de ces deux enfants.

Car, les morts, une fois morts, ne sont pas si différents des vivants, qui voient toujours avec bonheur deux jeunes être énamourés. Il n'y a là aucune nostalgie. Parfois les vivants se remémorent leur jeune temps et se voient, lui fringant, elle gracile. Mais cette nostalgie naissante se dissout promptement. Ces deux jeunes êtres qui s'aiment sont parfaitement présents, et ne rendent rien au passé, ni même à l'avenir. Et c'est très certainement ce présent absolu qui plaît aux morts, eux qui sont dégagés de toute contrainte temporelle. Les chansons et les poèmes, depuis la nuit des temps, lient entre eux la mort et l'amour. C'est qu'il y a dans l'amour comme dans la mort une part d'absolu. Les morts se reconnaissent dans cette suspension et les vivants reconnaissent chez les morts  ce sentiment d'éternité qui les étreint. C'est ainsi que quelques malheureux, à travers les âges, ont parfois sauté le pas et sont passés de l'amour à la mort sans que personne ne pût les en empêcher. Il y a les morts célèbres, qui choisirent un tombeau commun, préférant reposer ensemble pour l'éternité plutôt que de continuer à vivre cette vie terrestre en étant séparés. Il y a ceux qui ont rejoint dans la mort l'être aimé, défunt avant eux.Miette et Silvère savaient que, le jour venu, les vieux morts du cimetière Saint Mittre sauraient les conseiller.

Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu'ils découvraient. Miette, avec son instinct de femme, adorait les sujets lugubres. À chaque nouvelle trouvaille, c'étaient des suppositions sans fin. Si l'os était petit, elle parlait d'une belle jeune fille poitrinaire, ou emportée par une fièvre la veille de son mariage ; si l'os était gros, elle rêvait quelque grand vieillard, un soldat, un juge, quelque homme terrible. La pierre tombale surtout les occupa longtemps.
Par un beau clair de lune, Miette avait distingué, sur une des faces, des caractères à demi rongés. Il fallut que Silvère, avec son couteau, enlevât la mousse. Alors ils lurent l'inscription tronquée : Cy gist... Marie… morte... Et Miette, en trouvant son nom sur cette pierre, était restée toute saisie.
Silvère l'appela « grosse bête ». Mais elle ne put retenir ses larmes. Elle dit qu'elle avait reçu un coup dans la poitrine, qu'elle mourrait bientôt, que cette pierre était pour elle. Le jeune homme se sentit glacé à son tour. Cependant, il réussit à faire honte à l'enfant. Comment ! elle, si courageuse, rêvait de pareils enfantillages ! Ils finirent par rire. Puis ils évitèrent de reparler de cela. Mais, aux heures de mélancolie, lorsque le ciel voilé attristait l'allée, Miette ne pouvait s'empêcher de nommer cette morte, cette Marie inconnue dont la tombe avait si longtemps facilité leurs rendez-vous.
Les os de la pauvre fille étaient peut-être encore là. Elle eut un soir l'étrange fantaisie de vouloir que Silvère retournât la pierre pour voir ce qu'il y avait dessous. Il s'y refusa comme à un sacrilège, et ce refus entretint les rêveries de Miette sur le cher fantôme qui portait son nom. Elle voulait absolument qu'elle fût morte à son âge, à treize ans, en pleine tendresse. Elle s'apitoyait jusque sur la pierre, cette pierre qu'elle enjambait si lestement, où ils s'étaient tant de fois assis, pierre glacée par la mort et qu'ils avaient réchauffée de leur amour. Elle ajoutait :
« Tu verras, ça nous portera malheur… Moi, si tu mourais, je viendrais mourir ici, et je voudrais qu'on roulât ce bloc sur mon corps. » Silvère, la gorge serrée, la grondait de songer à des choses tristes.

Silvère avait beau repousser de toutes ses forces l'augure lugubre, il n'en restait pas moins que le nom très anciennement gravé sur la pierre était celui de Miette. Il était même à croire que l'usage de son surnom n'avait pour but que de l'éloigner de cette morte homonyme. Elle aussi appelait les deux jeunes gens. Ils en étaient en leur cœur persuadés. Certains soirs, à quelques pas de la tombe, ils pouvaient presque entendre la morte murmure leurs prénoms. Ils se serraient alors un peu plus fortement, espérant que la mort les prendrait plus difficilement s'ils étaient bien collés l'un à l'autre.
On a retrouvé ainsi, sur des champs de bataille, des amis enlacés et qui, pour autant, n'avaient pu éviter la grande faucheuse. On a vu ainsi, de la même façon, des époux se serrer dans l'incendie de leur maison, et se serrer plus fort quand le plafond a cédé, les emportant dans une mort horrible. Car, c'est un des espoirs de l'espèce humaine que l'amour saurait vaincre la mort et saurait surtout en préserver les vivants. On aura beau prouver qu'il n'en est rien. On aura pu vérifier sur tous les champs de bataille que les amoureux sont morts de la même manière que sont morts les solitaires, que l'on n'en croira pas moins au pouvoir de talisman de l'amour. Mais peut-être, après tout, que l'amour protège et que parmi ces vivants, certains ont réchappé de la mitraille parce qu'ils aimaient et qu'on les aimait aussi. Le destin a ceci de particulier qu'il ne révèle jamais ces mystères et l'on ne sait jamais parfaitement les circonstances qui font que l'on reste en vie.
Que faisait dans ce cimetière déchu cette pierre tombale gravée précisément du nom de la jeune fille ? Elle montrait que le temps qui passe n'est rien. Elle affirmait bien haut qu'il n'y a ni passé, ni avenir. Et c'est bien ce qui inquiétait Miette au-delà du raisonnable. Elle voulait un avenir et elle le voulait radieux. Elle voulait voir la victoire de la justice, de l'égalité et de la fraternité et célébrer cette victoire avec son amoureux. Elle voulait le dimanche, sur le cours Sauvaire, marcher doucement avec une cohorte d'enfants rieurs. Elle voulait tout cela mais la morte disait son nom.
3 octobre Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent dans l'allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son chantre exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. Et ils n'emportèrent de l'ancien cimetière qu'une mélancolie attendrie, que le pressentiment vague d'une vie courte ; une voix leur disait qu'ils s'en iraient, avec leurs tendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient se donner l'un à l'autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu'ils respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans la terre, qui les faisait balbutier au bord de la route d'Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels lamentables.

Miette et Silvère auraient pu échapper à cette mort qui les appelait et qu'ils appelaient  presque de leurs vœux. La mort n'est pas seulement crainte, elle peut être désir, et cela, sans que ce désir soit conduit par le désespoir. La mort, pour qui la vie paraît trop dure, semble pouvoir guérir de la fatigue du corps et aussi de la fatigue de l'esprit. L'expression commune utilise d'ailleurs cette métaphore trompeuse de « repos éternel » qui peut paraître enviable à celui qui se lève chaque matin encore épuisé par le travail de la veille et qui va, patiemment encore ajouter de la fatigue à son fardeau. La mort peut aussi paraître désirable aux amoureux qui y voient le moyen le plus sûr de ne jamais être séparés l'un de l'autre. Dans ce cas aussi les métaphores sont trompeuses, qui évoquent un « dernier voyage ». Mais il faut répéter que les morts n'aiment ni ne se reposent. Les morts sont morts et ne connaissent ni la fatigue ni l'amour. Il faudrait l'enseigner aux très jeunes gens enflammés, qu'ils n'aillent pas se soustraire trop tôt aux obligations radieuses de la vie.

Miette dormait paisible, la tête sur la poitrine de Silvère, pendant qu'il rêvait aux rendez-vous lointains, à ces belles années de continuel enchantement. Au jour, l'enfant se réveilla. Devant eux, la vallée s'étendait toute claire sous le ciel blanc. Le soleil était encore derrière les coteaux. Une clarté de cristal, limpide et glacée comme une eau de source, coulait des horizons pâles. Au loin, la Viorne, pareille à un ruban de satin blanc, se perdait au milieu des terres rouges et jaunes. C'était une échappée sans bornes, des mers grises d'oliviers, des vignobles pareils à de vastes pièces d'étoffe rayée, toute une contrée agrandie par la netteté de l'air et la paix du froid. Le vent qui soufflait par courtes brises avait glacé le visage des enfants. Ils se levèrent vivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la matinée. Et, la nuit ayant emporté leurs tristesses effrayées, ils regardaient d'un œil ravi le cercle immense de la plaine, ils écoutaient les tintements des deux cloches, qui leur semblaient sonner joyeusement l'aube d'un jour de fête.

Le même son, le même paysage peuvent ainsi prendre des tours différents, selon que c'est le jour ou selon que c'est la nuit. Il en va de même des situations qui s'assombrissent ou s'éclairent selon que l'esprit, toujours soumis aux humeurs et aux tempêtes, s'éclaire ou s'assombrit lui aussi. Tel rentre chez lui fatigué, dégoûté de la vie, considère le sort qui lui est fait, se jetterait sous un fiacre, demanderait volontiers de ne pas se réveiller le lendemain. Il mange, boit, s'allonge et sombre dans un sommeil profond que les heures sonnées au clocher ne parviennent pas à troubler. Il se réveille le lendemain, l'esprit lavé de ses humeurs sombres et ne parvient même pas à renouer le fil de son angoisse de la veille. Jusqu'au soir, il chantonne, il sourit à la cantonade, il est le plus léger des hommes et un convive parfait. Sa belle humeur tiendra ainsi quelques jours, parfois moins, parfois davantage. Cela devrait faire réfléchir les désespérés, comme les insouciants. Tout ne vaut que par le regarde que l'on y jette. Un regard bienveillant sur le monde rend le monde bienveillant.

« Ah ! que j'ai bien dormi ! s'écria Miette. J'ai rêvé que tu m'embrassais… Est-ce que tu m'as embrassée, dis ?
– C'est bien possible, répondit Silvère en riant. Je n'avais pas chaud. Il fait un froid de loup.
– Moi, je n'ai froid qu'aux pieds.
– Eh bien ! courons… Nous avons deux bonnes lieues à faire. Tu te réchaufferas. »
Et ils descendirent la côte, ils regagnèrent la route en courant. Puis, quand ils furent en bas, ils levèrent la tête, comme pour dire adieu à cette roche sur laquelle ils avaient pleuré, en se brûlant les lèvres d'un baiser. Mais ils ne reparlèrent point de cette caresse ardente qui avait mis dans leur tendresse un besoin nouveau, vague encore, et qu'ils n'osaient formuler. Ils ne se donnèrent même pas le bras, sous prétexte de marcher plus vite. Et ils marchaient gaiement, un peu confus, sans savoir pourquoi, quand ils venaient à se regarder. Autour d'eux, le jour grandissait. Le jeune homme, que son patron envoyait parfois à Orchères, choisissait sans hésiter les bons sentiers, les plus directs. Ils firent ainsi plus de deux lieues, dans des chemins creux, le long de haies et de murailles interminables. Miette accusait Silvère de l'avoir égarée. Souvent, pendant des quarts d'heure entiers, ils ne voyaient pas un bout du pays, ils n'apercevaient, au-dessus des murailles et des haies, que de longues files d'amandiers dont les branches maigres se détachaient sur la pâleur du ciel.

Les arbres se penchaient à leur passage, tordant leurs branches dénudées. Quelques-uns tentèrent, d'une ronce jetée en travers de leur route, de les arrêter pour qu'ils rebroussent chemin. C'est que les amandiers semblaient savoir que les deux enfants amoureux couraient à leur perte, eux qui les premiers de tous les arbres au printemps fabriquent des tresses de fleurs blanches qu'ils offrent volontiers aux couronnes des mariées. Les amandiers voulaient que le printemps revînt, et si ce n'était le prochain, que ce fût le suivant, pour jeter leurs fleurs en offrande à ces deux cœurs purs célébrant leur union. Mais les ronces, pourtant complices des arbres attendris, ne pouvaient rien cintre la vaillance d'une course qui tendait ces jeunes corps tout entiers vers la liberté. Leur idéal était trop fort et plus fort certainement qu'une promesse de noces. Les cerisiers des vergers se mettaient de la partie, promettant des fleurs roses pour se mêler aux fleurs des amandiers. Et puis ce furent tous les arbres du chemin, formant une haie d'honneur, et pleurant même quelques larmes de leur suc figé pour l'hiver. Même les oliviers, à la fleur rare et amère, faisaient des promesses de rameaux fleuris qu'ils jetteraient confiants, comme on le fait à Pâques, sous les pas des fiancés. Mais rien n'y fit. Les deux jeunes gens couraient, volaient même par dessus les herbes encore blanches de givre. De rares animaux les regardaient passer. Quelques mulots réveillés par la vie qui passait poussaient leur tête endormie au seuil de leur trou. L'amour passait.
4 octobre Brusquement, ils débouchèrent juste en face d'Orchères.
De grands cris de joie, des brouhahas de foule leur arrivaient, clairs dans l'air limpide. La bande insurrectionnelle entrait à peine dans la ville. Miette et Silvère y pénétrèrent avec les traînards. Jamais ils n'avaient vu un enthousiasme pareil. Dans les rues, on eût dit un jour de procession, lorsque le passage du dais met les plus belles draperies aux fenêtres. On fêtait les insurgés comme on fête des libérateurs. Les hommes les embrassaient, les femmes leur apportaient des vivres. Et il y avait, sur les portes, des vieillards qui pleuraient. Allégresse toute méridionale qui s'épanchait d'une façon bruyante, chantant, dansant, gesticulant.
Comme Miette passait, elle fut prise dans une immense farandole qui tournait sur la Grand-Place. Silvère la suivit.
Ses idées de mort, de découragement, étaient loin à cette heure. Il voulait se battre, vendre du moins chèrement sa vie. L'idée de la lutte le grisait de nouveau. Il rêvait la victoire, la vie heureuse avec Miette, dans la grande paix de la République universelle.

Les foules du Sud, davantage que les foules du Nord, aiment les rassemblements qui, soudainement, peuplent les rues de flots humains colorés et chantants. Toute occasion est bonne pour descendre de chez soi, improviser entre voisins des danses rythmées au tambourin. Des voix s'élèvent. C'est un chant de fête ou de révolution, et les voix des hommes, ces voix méridionales de ténor léger, s'enflent et se mêlent aux voix des femmes qui s'élèvent vers les cimes des platanes de la place. La République aime ces déferlements de ferveur patriotique, comme l'ont aimé avant elle tous les régimes qui se sont succédés. Faudrait-il empêcher la foule du midi de danser et de chanter dans les rues que le soleil lui-même pourrait bien hésiter à se lever. et la fête a sur ceux qui y participent des effets incroyables qui s'apparentent aux pouvoirs de drogues puissantes. Le timide se remplit soudainement d'audace. La vieille, l'instant d'avant courbée par le poids des ans se redresse et ses pieds déformés esquissent un pas de danse. Silvère, par nature enclin à l'enthousiasme, ne pouvait porté par la liesse que se sentir invincible. Sans doute en cet instant l'était-il.

Cette réception fraternelle des habitants d'Orchères fut la dernière joie des insurgés. Ils passèrent la journée dans une confiance rayonnante, dans un espoir sans bornes. Les prisonniers, le commandant Sicardot, MM. Garçonnet, Peirotte et les autres, qu'on avait enfermés dans une salle de la mairie, dont les fenêtres donnaient sur la Grand-Place, regardaient, avec une surprise effrayée, ces farandoles, ces grands courants d'enthousiasme qui passaient devant eux.
« Quels gueux ! murmurait le commandant, appuyé à la rampe d'une fenêtre, comme sur le velours d'une loge de théâtre ; et dire qu'il ne viendra pas une ou deux batteries pour me nettoyer toute cette canaille ! » Puis il aperçut Miette, il ajouta, en s'adressant à M. Garçonnet :
« Voyez donc, monsieur le maire, cette grande fille rouge, là-bas. C'est une honte. Ils ont traîné leurs créatures avec eux. Pour peu que cela continue, nous allons assister à de belles choses. »
M. Garçonnet hochait la tête, parlant « des passions déchaînées » et « des plus mauvais jours de notre histoire ».
M. Peirotte, blanc comme un linge, restait silencieux ; il ouvrit une seule fois les lèvres, pour dire à Sicardot, qui continuait à déblatérer amèrement :
« Plus bas donc, monsieur vous allez nous faire massacrer. » La vérité était que les insurgés traitaient ces messieurs avec la plus grande douceur. Ils leur firent même servir, le soir, un excellent dîner. Mais, pour des trembleurs comme le receveur particulier, de pareilles attentions devenaient effrayantes : les insurgés ne devaient les traiter si bien que dans le but de les trouver plus gras et plus tendres, le jour où ils les mangeraient.

Pour les bourgeois, le peuple n'est composé que de sauvages barbares  sanguinaires et aux mœurs dévoyées. Il en est ainsi de toutes les époques et de tous les lieux. Le bourgeois est sédentaire et le peuple, même sédentarisé depuis des siècles, demeure pour le propriétaire, ce nomade qui ne paie pas son loyer. Les bourgeois des villes respectent les pauvres des campagnes, dans un réflexe de survie qui les fait penser que sans eux, ils ne trouveraient plus de quoi se nourrir. Mais il méprise au plus haut point le pauvre des villes, le lorgnant d'un œil soupçonneux et détournant la tête quand la pauvreté se fait plus âpre et trop voyante sur le chemin de l'hôtel de ville ou vers la porte de l'église. Qu'un de ces gueux se jette sous ses pieds pour lui demander l'aumône qu'il fait un bond en arrière, effrayé, comme s'il avait croisé un nœud de vipères. Alors, que ces gueux s'assemblent et se mettent à crier, à chanter, à danser, pour revendiquer de l'argent et des libertés, et le bourgeois frémit, sait sa dernière heure venue. M. Peirotte, qui, sous son air poltron et effacé, avait quelques lettres, savait comment la foule, les jours de révolution, peut devenir incontrôlable. Il écrivait l'histoire, et la réécrivait, celle qui, d'un rassemblement de gueux à l'assaut d'un prison à moitié vide, aboutit à décapiter un roi et une reine ainsi que les plus hautes têtes de la noblesse française. Il savait aussi qu'en tant que receveur particulier, il était plus menacé comme le sont dans les temps de révolte les percepteurs de tout poil. Qu'un de ses créanciers malheureux, de ceux qu'il faisait jeter en dehors de chez eux pour quelques francs qui leur manquaient, vînt à le reconnaître, et il était certain que sa dernière heure viendrait. Mais la peur et la crainte, mauvaises conseillères, n'ont en fait aucun poids sur les destinées des hommes. Il arriverait à M. Peirotte ce qu'il devait lui arriver.
5 octobre Au crépuscule, Silvère se rencontra face à face avec son cousin, le docteur Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied, causant au milieu des ouvriers, qui le vénéraient. Il s'était d'abord efforcé de les détourner de la lutte ; puis, comme gagné par leurs discours :
« Vous avez peut-être raison mes amis, leur avait-il dit avec son sourire d'indifférent affectueux ; battez-vous, je suis là pour vous raccommoder les bras et les jambes. » Et, le matin, il s'était tranquillement mis à ramasser le long de la route des cailloux et des plantes. Il se désespérait de ne pas avoir emporté son marteau de géologue et sa boîte à herboriser. À cette heure, ses poches, pleines de pierres, crevaient, et sa trousse, qu'il tenait sous le bras, laissait passer des paquets de longues herbes.

Le docteur Pascal était de ces êtres qui, le soir de la fin du monde, juste avant que des météores en flammes ne s'abattent sur la terre, ensanglantant le ciel de furies, se tiendront sur la terrasse d'un observatoire et noteront patiemment toutes les observations. Il en est ainsi de ces savants qui préfèrent se brûler les yeux que de manquer une éclipse partielle de soleil. Pascal, avec ses pierres et ses herbes, et son air impassible, semblait venu d'un autre récit que celui que les insurgés et la population d'Orchères étaient en train de narrer. Il était dans sa propre histoire, qui s'accommodait mal des soubresauts de la petite histoire des hommes, lui qui vivait dans la longue et grande histoire de la nature et qui s'attachait à relater des événements qui s'étaient déroulés des millions d'années auparavant.

« Tiens, c'est toi, mon garçon ! s'écria-t-il en apercevant Silvère. Je croyais être ici le seul de la famille. » Il prononça ces derniers mots avec quelque ironie, raillant doucement les menées de son père et de l'oncle Antoine.
Silvère fut heureux de rencontrer son cousin ; le docteur était le seul des Rougon qui lui serrât la main dans les rues et qui lui témoignât une sincère amitié. Aussi, en le voyant couvert encore de la poussière de la route, et le croyant acquis à la cause républicaine, le jeune homme montra-t-il une vive joie. Il lui parla des droits du peuple, de sa cause sainte, de son triomphe assuré, avec une emphase juvénile.
Pascal l'écoutait en souriant ; il examinait avec curiosité ses gestes, les jeux ardents de sa physionomie, comme s'il eût étudié un sujet, disséqué un enthousiasme, pour voir ce qu'il y a au fond de cette fièvre généreuse.
« Comme tu vas ! comme tu vas ! Ah ! que tu es bien le petit-fils de ta grand-mère ! » Et il ajouta, à voix basse, du ton d'un chimiste qui prend des notes :
« Hystérie ou enthousiasme, folie honteuse ou folie sublime. Toujours ces diables de nerfs ! » Puis, concluant tout haut, résumant sa pensée :
« La famille est complète, reprit-il. Elle aura un héros. »

Ainsi, Pascal venait de sceller le destin de Silvère, qui voulait que son exaltation naturelle le conduisît au martyr. Il peut sembler choquant que, le sachant, le médecin ne fît pour dissuader son cousin. Pascal n'intervint pas pour plusieurs raisons, toutes différentes, mais qui le conduisaient aux mêmes conclusions. La première était que celui qui sait ce qui va se passer, parce qu'il observe et parce qu'il réfléchit, et aussi parce qu'il ne met dans le cours des choses aucune passion, cesse vite de prévenir ses contemporains qui, ne croyant rien de ce qu'ils entendent, ne changent rien à leurs habitudes et se retournent contre celui qu'ils nomment un oiseau de mauvaise augure. Il y a aussi que le médecin n'ampute pas un patient bien portant d'une jambe parce que son grand-père était sujet à la goutte. Et puis, il y a cette forme de cynisme propre aux savants, qui préfèrent vérifier que leur théorie est juste plutôt que de se priver d'une belle expérience venant à la suite d'une belle déduction quitte à ne pas éviter une catastrophe qu'ils avaient pourtant prédite. Pascal aurait ainsi pu prévoir avec une probabilité satisfaisante le destin de Silvère, et si celui-ci en réchappait, mais il considérait qu'il se ferait tuer une prochaine fois car, il était impossible qu'il en réchappât à chaque fois.

Silvère n'avait pas entendu. Il continuait à parler de sa chère République. À quelques pas, Miette s'était arrêtée, toujours vêtue de sa grande pelisse rouge ; elle ne quittait plus Silvère, ils avaient couru la ville aux bras l'un de l'autre. Cette grande fille rouge finit par intriguer Pascal ; il interrompit brusquement son cousin, il lui demanda :
« Quelle est cette enfant qui est avec toi ?
– C'est ma femme », répondit gravement Silvère.
Le docteur ouvrit de grands yeux. Il ne comprit pas. Et, comme il était timide avec les femmes, il envoya à Miette, en s'éloignant, un large coup de chapeau.

De fait, les femmes terrorisaient Pascal. Ce n'était pas qu'elles lui fissent peur physiquement, car, il soignait sans difficultés particulières toutes les parties de leur corps, et même les plus intimes. Mais, il les craignait de ce qu'il adviendrait s'il venait à s'amouracher de l'une d'elles et à l'épouser. Il ne pourrait alors plus herboriser tranquillement des journées entières. Elles organiserait son cabinet médical, l'obligeant à accepter plus de patients. Mais surtout, il se pourrait qu'ils aient des enfants et, s'il en croyait ses théories sur l'hérédité, et quelle que fût cette femme et la mère de ses enfants, rien de bon ne pourrait arriver à sa progéniture.
6 octobre La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. L'enthousiasme, la confiance de la veille furent comme emportés dans les ténèbres. Au matin, les figures étaient sombres ; il y avait des échanges de regards tristes, des silences longs de découragement. Des bruits effrayants couraient ; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaient réussi à cacher la veille, s'étaient répandues sans que personne eût parlé, soufflées par cette bouche invisible qui jette d'une haleine la panique dans les foules. Des voix disaient que Paris était vaincu, que la province avait tendu les pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses parties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, le préfet du département, s'avançaient à marches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir. Ces hommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se sentirent frissonner dans le grand froid de la France soumise, honteusement agenouillée. Eux seuls avaient donc eu l'héroïsme du devoir ! Ils étaient, à cette heure, perdus au milieu de l'épouvante de tous, dans le silence de mort du pays ; ils devenaient des rebelles ; on allait les chasser à coups de fusil, comme des bêtes fauves.
Et ils avaient rêvé une grande guerre, la révolte d'un peuple, la conquête glorieuse du droit ! Alors, dans une telle déroute, dans un tel abandon, cette poignée d'hommes pleura sa foi morte, son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, en injuriant la France entière de sa lâcheté, jetèrent leurs armes et allèrent s'asseoir sur le bord des routes ; ils disaient qu'ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrer comment mouraient des républicains.

Mais, les insurgés transmettront très certainement leur colère et leur enthousiasme à leurs enfants, qui, à leur tour les transmettront à leur descendance, et revienne le temps de la lutte contre l'injustice que l'on trouvera, encore une fois, des hommes et des femmes et même des adolescents presqu'encore des enfants, pour reprendre les armes et marcher avec enthousiasme. Ceux-là mêmes qui voulaient se faire tuer le long des routes rentrèrent chez eux pour cultiver leur hargne et leur rancœur et préparer un secret le retour de la République. Rien ne fut oublié. Les habitants des collines ont le goût des secrets. Ils en ont fait une part importante de leur culture, et les secrets se transmettent de génération en génération. Il y a des secrets pour guérir les brûlures, qui enlèvent le feu, et aussi ceux pour les rhumatismes, le mal de tête comme le mal de dos. Et puis, il y a les secrets pour les troubles de l'âme, et ceux-là sont les mieux gardés.
La France était vaincue et soumise à ses nouveaux maîtres, le Sud la regardait avec un pointe de mépris et beaucoup de déception. On n'oublierait pas que les autres provinces avaient fait défaut et n'avaient en rien égalé la bravoure provençale.  Mais, les observateurs en tirèrent d'autres leçons, qui voulaient qu'il eût peu à faire pour dompter une insurrection. Il suffisait en quelque sorte de la laisser enfler comme on laisse s'enflammer un feu de paille, car on sait que plus le brasier sera ardent, plus le feu sera bref. Il suffit ensuite de le circonscrire et d'empêcher surtout que des flammèches viennent enflammer d'autres ballots de paille. C'était ainsi que le futur pouvoir impérial avait procédé, laissant sciemment la colonne insurrectionnelle s'épuiser en marches forcées, pour mieux la cueillir une fois qu'elle serait arrêtée.
7 octobre Bien que ces hommes n'eussent plus devant eux que l'exil ou la mort, il y eut peu de désertions. Une admirable solidarité unissait ces bandes. Ce fut contre les chefs que la colère se tourna. Ils étaient réellement incapables. Des fautes irréparables avaient été commises ; et maintenant, lâchés, sans discipline, à peine protégés par quelques sentinelles, sous les ordres d'hommes irrésolus, les insurgés se trouvaient à la merci des premiers soldats qui se présenteraient.
Ils passèrent deux jours encore à Orchères, le mardi et le mercredi, perdant le temps, aggravant leur situation. Le général, l'homme au sabre, que Silvère avait montré à Miette sur la route de Plassans, hésitait, pliait sous la terrible responsabilité qui pesait sur lui. Le jeudi, il jugea que décidément la position d'Orchères était dangereuse. Vers une heure, il donna l'ordre du départ, il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. C'était là, d'ailleurs, une position inexpugnable, pour qui aurait su la défendre. Sainte-Roure étage ses maisons sur le flanc d'une colline ; derrière la ville, d'énormes blocs de rochers ferment l'horizon ; on ne peut monter à cette sorte de citadelle que par la plaine des Nores, qui s'élargit au bas du plateau.
Une esplanade, dont on a fait un cours, planté d'ormes superbes, domine la plaine. Ce fut sur cette esplanade que les insurgés campèrent. Les otages eurent pour prison une auberge, l'hôtel de la Mule-Blanche, située au milieu du cours. La nuit se passa lourde et noire. On parla de trahison.

Plus tard, les voyageurs qui arriveront à Sainte-Roure, longtemps après que ces événements de l'hiver 1851 se seront terminés et auront été oubliés, ne verront qu'un gros bourg provençal à flanc de colline, alignant des façades doucement colorées. Ils dormiront tranquilles dans les chambres fraiches et blanchies à la chaux de l'hôtel de la Mule-Blanche, sans rien savoir de la nuit d'angoisse qu'y passèrent les prisonniers de Plassans. Ils siroteront le soir, à l'abri de la glycine, de petites tasses, versées à satiété, sans voir sur le cours les fantômes des insurgés tordre leurs mains de colère et de crainte. Mais, le voyageur rêveur, ou un peu plus attentif, qui aura lu l'histoire, et qui se souviendra des tragiques événements de Sainte-Roure, pourra reconstituer la scène sans grande difficulté. Il entendra dans le soir les patois provençaux et les hommes et les femmes s'interpeler. Ils sentira comme un vent de tristesse dans la douceur vespérale et les pierres de la place produiront de très légers gémissements. Et, enfin, sous ses yeux habitués aux spectres, commenceront à défiler des ombres, qu'il ne connaîtra pas et qui ne le connaîtront pas. Il oubliera ainsi le monument que les fils des insurgés auront édifié à la gloire de leurs pères combattants ou défunts pour la République et pour la liberté. Et, soudain, au milieu des ombres muettes, surgiront, fragiles et tristes, deux jeunes ombres doucement colorées comme des pastels, et l'œil aguerri pourra distinguer un jeune homme et une très jeune fille se tenant par la main, unis pour l'éternité.
8 octobre Dès le matin, l'homme au sabre, qui avait négligé de prendre les plus simples précautions, passa une revue. Les contingents étaient alignés, tournant le dos à la plaine, avec le tohu-bohu étrange des costumes, vestes brunes, paletots foncés, blouses bleues, serrées par des ceintures rouges ; les armes, bizarrement mêlées, luisaient au soleil clair, les faux aiguisées de frais, les larges pelles de terrassier, les canons brunis des fusils de chasse : lorsque, au moment où le général improvisé passait à cheval devant la petite armée, une sentinelle, qu'on avait oubliée dans un champ d'oliviers, accourut en gesticulant, en criant :
« Les soldats ! les soldats ! » Ce fut une émotion inexprimable. On crut d'abord à une fausse alerte. Les insurgés, oubliant toute discipline, se jetèrent en avant, coururent au bout de l'esplanade, pour voir les soldats. Les rangs furent rompus. Et quand la ligne sombre de la troupe apparut, correcte, avec le large éclair des baïonnettes, derrière le rideau grisâtre des oliviers, il y eut un mouvement de recul, une confusion qui fit passer un frisson de panique d'un bout à l'autre du plateau.

Les hommes n'étaient pas préparés à se battre contre les militaires et ceux qui avaient une connaissance en matière de batailles, ayant servi dans les armées napoléoniennes, n'avaient comme référence que ces assauts ordonnés où la troupe avançait, avec ses fusils, puis terminait sabre au clair, avec les quelques-uns qui n'étaient pas tombés sous la mitraille. Il y avait bien parmi les insurgés quelques braconniers qui connaissaient Sainte Roure, et qui en avaient expérimenté toutes les cachettes et tous les recoins. C'est cela, sans doute, qu'il eût fallu exploiter. Troupe contre troupe, rangs contre rangs, les colonnes disparates des insurgés n'avaient aucune chance de vaincre face à l'ordre et à l'entraînement des soldats. Mais, dispersés dans les rues, ces hommes solides et souples, eussent pu forger autant de pièges qu'il y a de recoins dans les rues de cette petite ville nichée dans ses escarpements. Avec une autre stratégie, qui n'eût rien rendu aux arts militaires tels qu'on les enseigne à Brienne, les insurgés eussent même pu mettre la troupe en déroute, dont les rangs serrés eussent été désormais inadaptés.
9 octobre Cependant, au milieu du cours, La Palud et Saint-Martin-de-Vaulx, s'étant reformés, se tenaient farouches et debout.
Un bûcheron, un géant dont la tête dépassait celle de ses compagnons, criait, en agitant sa cravate rouge : « À nous, Chavanoz, Graille, Poujols, Saint-Eutrope ! à nous, les Tulettes ! à nous, Plassans ! » De grands courants de foule traversaient l'esplanade.
L'homme au sabre, entouré des gens de Faverolles, s'éloigna, avec plusieurs contingents des campagnes, Vernoux, Corbière, Marsanne, Pruinas, pour tourner l'ennemi et le prendre de flanc. D'autres, Valqueyras, Nazères, Castel-le-Vieux, les Roches-Noires, Murdaran, se jetèrent à gauche, se dispersèrent en tirailleurs dans la plaine des Nores.
Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l'aide se réunissaient, formaient sous les ormes une masse sombre, irrégulière, groupée en dehors de toutes les règles de la stratégie, mais qui avait roulé là, comme un bloc, pour barrer le chemin ou mourir.
Plassans se trouvait au milieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise des blouses et des vestes, dans l'éclat bleuâtre des armes, la pelisse de Miette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tache rouge, une tache de blessure fraîche et saignante.

Ce qui avait prévalu au choix des villages et des bourgs dans cette stratégie improvisée était d'ordre géographique mais un fin connaisseur de ce bout de campagne eût pu reconnaître dans ces regroupements de très anciennes alliances qui formaient comme un paysage. Ceux qui restaient sur le cours pour tenir la place et faire barrage comme une barricade humaine étaient ceux qui vivaient dans les villes et les bourgs, comme si, vivant dans des maisons blotties les unes contre les autres, adossées les unes aux autres, avaient cette habitude de se tenir serrés les uns contre les autres, et que cela les rassurait et qu'ils marchaient ainsi plus naturellement. Les villages et les hameaux des campagnes qui se préparaient à prendre la troupe de flanc, c'étaient les gens des plaines, qui savent tirer parti de l'agencement du paysage pour séparer leurs bêtes des cultures et qui savent où il faut aller quand il pleut, quand il vente ou les jours de canicule pour se sentir au mieux. Pour eux, la géographie ne se lit qu'avec le climat et la même plaine est différente selon qu'il pleut, qu'il vente ou qu'il neige. Quant à ceux qui s'étaient dispersés en tirailleurs, c'étaient ceux des collines, qui ont l'habitude de se confondre avec les pierres sèches pour chasser le rare gibier ou pour échapper à la maréchaussée ou à la douane. Il y avait avec eux eux quelques contrebandiers de fortune qui ne concevaient le combat que par l'embuscade. Ainsi, instinctivement, les hommes de ce coin de Provence avaient recréé tout leur environnement.
10 octobre Il y eut brusquement un grand silence. À une des fenêtres de la Mule-Blanche, la tête blafarde de M. Peirotte apparut.
Il parlait, il faisait des gestes.
« Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgés furieusement ; vous allez vous faire tuer. » Les volets se fermèrent en toute hâte, et l'on n'entendit plus que les pas cadencés des soldats qui approchaient.
Une minute s'écoula, interminable. La troupe avait disparu ; elle était cachée dans un pli de terrain, et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine, au ras du sol, des pointes de baïonnettes qui poussaient, grandissaient, roulaient sous le soleil levant, comme un champ de blé aux épis d'acier. Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voir passer devant lui l'image du gendarme dont le sang lui avait taché les mains ; il savait, par les récits de ses compagnons, que Rengade n'était pas mort, qu'il avait simplement un œil crevé ; et il le distinguait nettement, avec son orbite vide, saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel il n'avait plus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Il craignit d'avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeux voilés par un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasser l'image du borgne à coups de feu. Les baïonnettes montaient toujours, lentement.

Le danger, quand il est imminent, produit dans le corps et dans l'esprit une excitation curieuse qui va parfois jusqu'à relever de l'hallucination. Silvère n'aurait su dire si Rengade était vraiment parmi la troupe qui partait à l'assaut de ces gueux rassemblés sur le cours de Saint-Roure ou s'il s'agissait d'une image mentale, insistante, obsédante, posée là devant ses yeux pour l'obliger à agir et à se défendre. Certaines civilisations ont utilisé ces réactions instinctives de défense en les amplifiant. On dit que les membres de la secte qui a donné son nom au terme « assassin » que l'on use désormais habituellement, et dont l'un des membres tua Conrad de Montferrat, roi du royaume latin de Jérusalem,donnait à ses membres avant de les envoyer commettre un crime, un breuvage euphorisant qui leur provoquait des hallucinations. Mais ce ne sont que des légendes car il n'y a pas breuvage plus puissant que l'exaltation que peut provoquer certaines substances produites par le corps lui-même. Ce sont sans doute de lointains souvenirs de notre passé animal, lorsqu'il s'agissait d'échapper d'une façon soudaine à l'un de nos prédateurs. et c'était cette image de prédateur d'un temps très ancien que la face énucléée de Rengade avait remplacée dans l'esprit enfiévré du jeune Silvère. Tous ses muscles étaient bandés, sa tête était échauffée. Il frémissait comme un jeune animal, prêt à l'attaque après une longue veille. Encore un peu et on l'aurait entendu grogner de rage.
11 octobre Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l'esplanade, Silvère, d'un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elle était là, grandie, le visage rose, dans les plis du drapeau rouge ; elle se haussait sur la pointe des pieds, pour voir la troupe ; une attente nerveuse faisait battre ses narines, montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de ses lèvres. Silvère lui sourit. Et il n'avait pas tourné la tête, qu'une fusillade éclata. Les soldats, dont on ne voyait encore que les épaules, venaient de lâcher leur premier feu. Il lui sembla qu'un grand vent passait sur sa tête, tandis qu'une pluie de feuilles coupées par les balles tombaient des ormes. Un bruit sec, pareil à celui d'une branche morte qui se casse, le fit regarder à sa droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la tête dépassait celle des autres, avec un petit trou noir au milieu du front. Alors il déchargea sa carabine devant lui, sans viser, puis il rechargea, tira de nouveau. Et cela, toujours, comme un furieux, comme une bête qui ne pense à rien, qui se dépêche de tuer. Il ne distinguait même plus les soldats ; des fumées flottaient sous les ormes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Les feuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tirait trop haut. Par instants, dans les bruits déchirants de la fusillade, le jeune homme entendait un soupir, un râle sourd ; et il y avait dans la petite bande une poussée, comme pour faire de la place au malheureux qui tombait en se cramponnant aux épaules de ses voisins.

Dans ces moments de guerre, dans ces moments de bataille, dans le tumulte, dans les cris, lorsque luttent côte à côte la peur et le courage, il devient perceptible, il devient même palpable que la vie et la mort sont une seule et même chose, que rien ne distingue vraiment, qu'une infime parcelle de ce que l'on nomme le temps. En temps de paix, dans le temps ordinaire de la paix, les hommes font durer ce qu'ils nomment le grand passage et la mort est préparée, elle est mise en scène, elle est appareillée. Le vieillard est posé sur un lit placé au milieu de la pièce, entouré des siens qui se pressent. Les voisins viennent et se signent, murmurant des prières votives, scrutant la face blême. Parfois, le vieillard grimace d'une douleur sourde. L'entourage frémit. Le moment est venu. Pourtant, la respiration sifflante s'apaise et reprend, ténue mais régulière. Ce n'est pas encore le moment. Enfin, vient le râle propitiatoire, et c'est le dernier soupir, et c'est la dernière peine. Les femmes les premières entonnent le sanglot des morts, puis viennent les enfants que l'on avait tenus à l'écart et que l'on approche maintenant du grabat avant de recouvrir en linceul le visage du mort. Les hommes ont l'air grave, leur béret dans une main, essuyant parfois une larme grosse et lourde avec une pudeur de vierge. Sous la mitraille, la mort  est ramenée à ce qu'elle est pour tous les vivants : un moment de la vie, qui dure ou plus ou moins selon les circonstances, comme durent plus ou moins, selon les circonstances, tous les autres moments.
12 octobre Pendant dix minutes, le feu dura.
Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. Il y eut des grondements, des murmures de rage, qui disaient : « Les lâches ! oh ! les lâches ! » Des phrases sinistres couraient : le général avait fui ; la cavalerie sabrait les tirailleurs dispersés dans la plaine des Nores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaient irréguliers, rayant la fumée de flammes brusques. Une voix rude répétait qu'il fallait mourir là.
Mais la voix affolée, la voix de terreur, criait plus haut :
« Sauve qui peut ! sauve qui peut ! » Des hommes s'enfuirent, jetant leurs armes, sautant par-dessus les morts. Les autres serrèrent les rangs. Il resta une dizaine d'insurgés. Deux prirent encore la fuite, et, sur les huit autres, trois furent tués d'un coup.

Ces dix minutes de tirs nourris avaient été comme une parenthèse temporelle et nul des participants n'auraient su dire combien de temps elle avait duré. Il est certainement nécessaire que le temps s'arrête quand il s'agit pour des hommes de tirer sur d'autres hommes qui sont leurs ennemis et qui, pourtant, sont leurs semblables. Car, la distinction entre les hommes insurgés et les hommes de la troupe était bien ténue. Les raisons qui les avaient conduits à s'engager, les uns dans l'insurrection républicaine, les autres dans l'armée, étaient tout autant des raisons de circonstance que des raisons de conviction. D'ailleurs, de nombreux soldats étaient des conscrits. L'armée, cependant, veillait scrupuleusement à ce que que les bataillons encasernés dans une province ne vinssent jamais de cette même province. Les hommes de la troupe étaient ainsi bretons, alsaciens ou picards et aucun d'entre-eux n'était provençal. Ils n'en étaient pas moins frères.

Les deux enfants étaient restés machinalement, sans rien comprendre. À mesure que le bataillon diminuait, Miette élevait le drapeau davantage ; elle le tenait, comme un grand cierge, devant elle, les poings fermés. Il était criblé de balles. Quand Silvère n'eut plus de cartouches dans les poches, il cessa de tirer, il regarda sa carabine d'un air stupide. Ce fut alors qu'une ombre lui passa devant la face, comme si un oiseau colossal eût effleuré son front d'un battement d'aile. Et, levant les yeux, il vit le drapeau qui tombait des mains de Miette. L'enfant, les deux poings serrés sur sa poitrine, la tête renversée, avec une expression atroce de souffrance, tournait lentement sur elle-même. Elle ne poussa pas un cri ; elle s'affaissa en arrière, sur la nappe rouge du drapeau. « Relève-toi, viens vite », dit Silvère lui tendant la main, la tête perdue.

Plus encore que les vieillards, les enfants ne craignent pas vraiment la mort parce qu'ils ne peuvent se la figurer. Le vieil homme ou la vieille femme déplorent le plus souvent deux choses principales : que leurs affaires s'arrêtent, c'est à dire le récit intérieur qu'ils entretiennent patiemment depuis des années ; qu'ils ne sachent point vraiment ce qui va leur arriver. Les plus croyants d'entre-eux y ajoutent la crainte de l'enfer, du purgatoire ou même du paradis. C'est que les vivants envisagent toujours la mort du côté des vivants, qui ont vu partir des proches, leurs propres parents. Ils ne peuvent se mettre du côté du mort. Il n'en va pas de même pour les enfants ou pour les très jeunes gens, qui n'ont pas vu beaucoup de morts. Ils considèrent ainsi la mort comme une interruption de leurs jeux, comme le sont les repas ou les nuits de sommeil. Ils croient que la jeu va reprendre par la suite et s'endorment bientôt.

Mais elle resta par terre, les yeux tout grands ouverts, sans dire un mot. Il comprit, il se jeta à genoux.
« Tu es blessée, dis ? Où es-tu blessée ? » Elle ne disait toujours rien ; elle étouffait ; elle le regardait de ses yeux agrandis, secouée par de courts frissons. Alors il lui écarta les mains.
« C'est là, n'est-ce pas ? c'est là. » Et il déchira son corsage, mit à nu sa poitrine. Il chercha, il ne vit rien. Ses yeux s'emplissaient de larmes. Puis, sous le sein gauche, il aperçut un petit trou rose ; une seule goutte de sang tachait la plaie.
« Ça ne sera rien, balbutia-t-il ; je vais aller chercher Pascal, il te guérira. Si tu pouvais te relever… Tu ne peux pas te relever ? » Les soldats ne tiraient plus ; ils s'étaient jetés à gauche, sur les contingents emmenés par l'homme au sabre. Au milieu de l'esplanade vide, il n'y avait que Silvère agenouillé devant le corps de Miette. Avec l'entêtement du désespoir, il l'avait prise dans ses bras. Il voulait la mettre debout ; mais l'enfant eut une telle secousse de douleur qu'il la recoucha. Il la suppliait :
« Parle-moi, je t'en prie. Pourquoi ne me dis-tu rien ? » Elle ne pouvait pas. Elle agita les mains, d'un mouvement doux et lent, pour dire que ce n'était pas sa faute. Ses lèvres serrées s'amincissaient déjà sous le doigt de la mort.
Les cheveux dénoués, la tête roulée dans les plis sanglants du drapeau, elle n'avait plus que ses yeux de vivants, des yeux noirs, qui luisaient dans son visage blanc. Silvère sanglota. Les regards de ces grands yeux navrés lui faisaient mal. Il y voyait un immense regret de la vie. Miette lui disait qu'elle partait seule, avant les noces, qu'elle s'en allait sans être sa femme ; elle lui disait encore que c'était lui qui avait voulu cela, qu'il aurait dû l'aimer comme tous les garçons aiment les filles. À son agonie, dans cette lutte rude que sa nature sanguine livrait à la mort, elle pleurait sa virginité.

La force de la vie, qui est la force de l'amour, n'obéit en rien aux préceptes des religions et qui veulent qu'il soit préférable pour une jeune fille de mourir vierge, si elle n'est pas mariée devant Dieu, que de mourir après avoir fauté en dehors du mariage. C'est là une curieuse pensée qui, si l'on y considère davantage, ravale la  femme au rang des marchandises et Dieu à celui d'un boutiquier à qui l'on ne pourrait rendre cette marchandise qu'en apportant l'assurance qu'elle n'a pas été déballée et donc pas utilisée. Les religions du Livre font toute de la virginité le gage incontesté du paradis et de sa perte l'assurance de l'enfer. Dans certaines contrées, la perte de la virginité pour une jeune fille est punie de mort, sans autre forme de procès et celle-ci est infligée par le père lui-même ou bien le frère aîné. Il n'en va pas de même, pour sûr, pour le jeune garçon, dont la virginité n'a pas être prouvée et ne peut d'ailleurs l'être. On considèrera qu'il était bien dans sa nature de trousser les jupons. On dira qu'il est ici question de morale et de mœurs. Mais à mieux y réfléchir, il est surtout question d'héritage et de transmission des biens. La fille qui faute peut à l'évidence tomber enceinte et faire ses couches sous le toit paternel sans que le père de l'enfant ni sa famille ne vienne en appui pour assurer sa subsistance ni son éducation. C'est cela qu'il faut à tout prix éviter et pour mieux s'en assurer, depuis des siècles sinon des millénaires, les filles sont promises aux gémonies si elle risquent de devenir grosses avant que les mâles n'aient réglé entre-eux, et parfois le consentement des vieilles femelles, les affaires de territoires. Est-ce que le temps viendra un jour où l'on n'accordera pas plus d'importance à l'hymen que l'on n'en accorde aux dents de lait, admettant ainsi que c'est un bout de chair qu'il convient que les filles perdent au moment de la puberté comme il convient que les enfants voient leurs dents tomber pour mieux repousser ? Le chemin, à n'en pas douter, sera long et semé d'embûches car les mâles, tout empêtrés dans leurs désirs de territoire, quand bien même ils ne sont plus chasseurs, feront tout pour ralentir cette évolution nécessaire.
13 octobre Silvère, penché sur elle, comprit les sanglots amers de cette chair ardente. Il entendit au loin les sollicitations des vieux ossements ; il se rappela ces caresses qui avaient brûlé leurs lèvres, dans la nuit, au bord de la route : elle se pendait à son cou, elle lui demandait tout l'amour, et lui, il n'avait pas su, il la laissait partir petite fille, désespérée de n'avoir pas goûté aux voluptés de la vie. Alors, désolé de la voir n'emporter de lui qu'un souvenir d'écolier et de bon camarade, il baisa sa poitrine de vierge, cette gorge pure et chaste qu'il venait de découvrir. Il ignorait ce buste frissonnant, cette puberté admirable. Ses larmes trempaient ses lèvres. Il collait sa bouche sanglotante sur la peau de l'enfant. Ces baisers d'amant mirent une dernière joie dans les yeux de Miette. Ils s'aimaient, et leur idylle se dénouait dans la mort.
Mais lui ne pouvait croire qu'elle allait mourir. Il disait :
« Non, tu vas voir, ça n'est rien… Ne parle pas, si tu souffres… Attends, je vais te soulever la tête ; puis je te réchaufferai, tu as les mains glacées. »

L'être humain est ainsi fait qu'il ne peut croire à l'irrémédiable. Face à ce qui ne peut plus être réparé, il redevient cet enfant qui, face au vase qu'il vient de faire tomber de l'armoire et qui s'est brisé en mille morceaux, supplie sa mère de ne pas le gronder en affirmant qu'il va le recoller. Cet espoir que les morceaux de la vie peuvent toujours se recoller est universel. Il alimente ces récits fantastiques où le temps s'arrête, et même où, mieux encore, il recule. C'est peut-être pour cela que les hommes, sans qu'aucune preuve ne leur soit donnée, et alors qu'aucune preuve ne leur sera jamais donnée, peuvent croire à la vie après la mort. Il est vrai qu'à défaut, l'absurdité du temps qui passe et qui, à chaque seconde, rend chacun de nos actes irrémédiable,serait très certainement insoutenable. L'autre expédient face à la mort et au temps dont dispose l'être humain est le souvenir. Le veuf se souvient de son épouse défunte et de leur première rencontre, et il appelle à volonté à sa mémoire le récit de leur premier baiser et l'espace d'un instant le temps et la mort ne sont qu'une illusion.

La fusillade reprenait, à gauche, dans les champs d'oliviers. Des galops sourds de cavalerie montaient de la plaine des Nores. Et, par instants, il y avait de grands cris d'hommes qu'on égorge. Des fumées épaisses arrivaient, traînaient sous les ormes de l'esplanade. Mais Silvère n'entendait plus, ne voyait plus. Pascal, qui descendait en courant vers la plaine, l'aperçut, vautré à terre, et s'approcha, le croyant blessé. Dès que le jeune homme l'eut reconnu, il se cramponna à lui. Il lui montrait Miette.
« Voyez donc, disait-il, elle est blessée, là, sous le sein… Ah ! que vous êtes bon d'être venu ; vous la sauverez. » À ce moment, la mourante eut une légère convulsion.
Une ombre douloureuse passa sur son visage, et, de ses lèvres serrées qui s'ouvrirent, sortit un petit souffle. Ses yeux, tout grands ouverts, restèrent fixés sur le jeune homme.
Pascal, qui s'était penché, se releva en disant à demi-voix :
« Elle est morte. » Morte ! ce mot fit chanceler Silvère. Il s'était remis à genoux ; il tomba assis, comme renversé par le petit souffle de Miette.
« Morte ! morte ! répéta-t-il, ce n'est pas vrai, elle me regarde… Vous voyez bien qu'elle me regarde. » Et il saisit le médecin par son vêtement, le conjurant de ne pas s'en aller, lui affirmant qu'il se trompait, qu'elle n'était pas morte, qu'il la sauverait, s'il voulait. Pascal lutta doucement, disant de sa voix affectueuse :
« Je ne puis rien, d'autres m'attendent… Laisse, mon pauvre enfant ; elle est bien morte, va. » Il lâcha prise, il retomba. Morte ! morte ! encore ce mot, qui sonnait comme un glas dans sa tête vide ! Quand il fut seul, il se traîna auprès du cadavre. Miette le regardait toujours. Alors il se jeta sur elle, roula sa tête sur sa gorge nue, baigna sa peau de ses larmes. Ce fut un emportement. Il posait furieusement les lèvres sur la rondeur naissante de ses seins, il lui soufflait dans un baiser toute sa flamme, toute sa vie, comme pour la ressusciter. Mais l'enfant devenait froide sous ses caresses. Il sentait ce corps inerte s'abandonner dans ses bras. Il fut pris d'épouvante ; il s'accroupit, la face bouleversée, les bras pendants, et il resta là, stupide, répétant :
« Elle est morte, mais elle me regarde ; elle ne ferme pas les yeux, elle me voit toujours. » Cette idée l'emplit d'une grande douceur. Il ne bougea plus. Il échangea avec Miette un long regard, lisant encore, dans ces yeux que la mort rendait plus profonds, les derniers regrets de l'enfant pleurant sa virginité.

Miette était déjà au paradis. Elle était entrée sans attendre un seul instant et le vieux Saint Pierre, qui en tient les clés, l'attendait même sur le seuil avec un large sourire qui vint apaiser l'angoisse atroce de la jeune fille. Car il en est ainsi dans les cieux que ceux qui ont vécu par l'amour continuent de vivre par l'amour pour l'éternité. C'est d'ailleurs ce que nous apprennent les évangiles  qui rapportent la parole du Christ et les Béatitudes ne disent en fait rien d'autre. Heureux les doux, car le royaume des cieux est à eux. Mais le sourire de l'apôtre devenu Saint et gardien du paradis était d'autant plus large et d'autant plus franc que la jeune fille avait rejoint le Ciel en tenant un drapeau symbole de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Car rien ne sied plus au Ciel que ces trois vérités. Car, il faut bien affirmer que ceux qui prétendent qu'ils gagnent le paradis en divisant, en montrant du doigt, en séparant ceux qui seraient dans le droit chemin de ceux qui n'y seraient point, ne gagnent en rien les félicités éternelles et, bien au contraire, se les aliènent. Miette, selon ces braves gens, était une fille de forçat, élevée comme une sauvageonne, amoureuse trop tôt d'un garnement à peine plus âgé qu'elle et espérant de lui qu'il acceptât le don de son corps et de son âme. Miette devait être punie et il sera même qui penseront que sa port prématurée sous la mitraille n'était que le châtiment divin de son indignité. Il faut affirmer haut et fort que ceux qui pensent ainsi, et qui croient que le Ciel impose des châtiments à ceux qui s'aiment d'amour tendre, sont impies et qu'ils ne connaissent rien au Ciel ni à l'amour. Ils erreront longtemps dans les limbes avant de trouver la porte, qui sans cesse se dérobera à leur vue et à leurs sens viciés, quand la fille de rien qu'ils auront méprisée, qu'ils auront moquée et parfois même frappée, entrera devant eux dans sa gloire retrouvée. Ils auront jeté la pierre à la femme adultère qui, pourtant, sera assise à la droite du Père. Ils auront puni de leurs lois scélérates ces deux-là qui s'aimaient et voulaient vivre ensemble, qu'ils soient hommes, qu'elles soient femmes, liés et liées par l'amour. Le paradis s'ouvrira pour eux, pour elles, sans encombre et leurs pas se feront légers, eux qui se seront tant aimés. Car il faut l'affirmer toujours plus haut, et toujours plus fort : ceux qui font une arme de l'eschatologie et qui, au nom de leur religion, envoient des enfants à la mort, brutalisent les femmes et les hommes qui ne sont pas comme eux ; ceux qui utilisent la prière de paix comme un instrument de guerre, ceux-là, qui inventent l'enfer, qui professent l'enfer ; ceux-là ne trouveront jamais le pardon.

Cependant, la cavalerie sabrait toujours les fuyards, dans la plaine des Nores ; les galops des chevaux, les cris des mourants, s'éloignaient, s'adoucissaient, comme une musique lointaine, apportée par l'air limpide. Silvère ne savait plus qu'on se battait. Il ne vit pas son cousin, qui remontait la pente et qui traversait de nouveau le cours. En passant, Pascal ramassa la carabine de Macquart, que Silvère avait jetée ; il la connaissait pour l'avoir vue pendue à la cheminée de tante Dide, et songeait à la sauver des mains des vainqueurs. Il était à peine entré dans l'hôtel de la Mule Blanche, où l'on avait porté un grand nombre de blessés, qu'un flot d'insurgés, chassés par la troupe comme une bande de bêtes, envahit l'esplanade. L'homme au sabre avait fui ; c'étaient les derniers contingents des campagnes que l'on traquait. Il y eut là un effroyable massacre. Le colonel Masson et le préfet, M. de Blériot, pris de pitié, ordonnèrent vainement la retraite. Les soldats, furieux, continuaient à tirer dans le tas, à clouer les fuyards contre les murailles, à coups de baïonnette. Quand ils n'eurent plus d'ennemis devant eux, ils criblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Les volets partaient en éclats ; une fenêtre, laissée entrouverte, fut arrachée, avec un bruit retentissant de verre cassé. Des voix lamentables criaient à l'intérieur :
« Les prisonniers ! les prisonniers ! » Mais la troupe n'entendait pas, elle tirait toujours. On vit, à un moment, le commandant Sicardot, exaspéré, paraître sur le seuil, parler en agitant les bras. À côté de lui, le receveur particulier, M. Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il y eut encore une décharge. Et M. Peirotte tomba par terre, le nez en avant, comme une masse.

Il est vain de penser qu'une troupe déchaînée, appelée à tuer ses semblables, sous couvert d'ordre ou de guerre étrangère, ne commettra aucun crime ni aucune exaction. Et l'on verra des soldats démocrates commettre des crimes barbares qui glaceront les sangs. Le lecteur de gazette qui apprend que sur le théâtre des opérations des soldats ont tué des enfants sans défense se glace d'horreur et se demande comment son pays a pu nourrir de tels monstres et sent quant à lui d'une toute autre espèce et bien incapable de commettre de tels crimes. Il n'en est évidemment rien et, lui comme un autre, appelé à se comporter avec frénésie se comporterait frénétiquement. L'homme est homme et l'on connaît l'adage qui veut qu'il ne soit ni ange ni bête, mais il faut ajouter qu'il peut tout aussi bien, selon les cas, selon les temps, faire l'ange ou faire la bête. Ces soldats furieux qui sur les murailles de Sainte-Roure écrivait une page de l'histoire de France avec le sang de paysans et d'ouvriers provençaux qui auraient pu être leurs frères n'étaient pas des monstres. Ils aimaient eux aussi leur femme et leurs enfants, leur père et leur mère et toute leur maisonnée. Ils saluaient leurs voisins et beaucoup d'entre-eux allaient à la messe ou au temple et priaient pour le salut de leur âme. Ils étaient en tout point semblables à ceux qu'ils pourchassaient et tuaient sans hésiter une seconde. Personne ne leur avait demandé de tirer sur ce malheureux hôtel vétuste, ce relai de poste bâti là depuis la nuit des temps. Rien ne leur indiquait qu'il pût abriter des insurgés, leurs ennemis de ce jour. Ils tirèrent cependant, tuant un de ceux qu'ils devaient défendre. Ce sont les aléas de la guerre dira-t-on. Et l'on ajoutera même que c'est inévitable. Mais, si l'on était sage, on considérerait sérieusement que ce qui est évitable, c'est justement la guerre.

Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était resté penché sur la morte, au milieu de la fusillade et des hurlements d'agonie, sans même tourner la tête. Il sentit seulement des hommes autour de lui, et il fut pris d'un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette, sur sa gorge nue. Puis ils continuèrent à se regarder.

La jeune fille demeurait là dans son linceul rouge. Le bleu et le blanc avait disparu comme si son sang les avait recouverts à jamais. Elle était belle, blanche comme une fleur d'un premier printemps, vierge parmi les vierges, pure parmi les purs. Et Silvère l'aimait comme il l'aimerait toujours, du fond de sa pauvre vie, si jeune et si fragile.Et dès cet instant il savait qu'il la suivrait bientôt.
14 octobre Mais la lutte était finie. Le meurtre du receveur particulier avait assouvi les soldats. Des hommes couraient, battant tous les coins de l'esplanade, pour ne pas laisser échapper un seul insurgé. Un gendarme, qui aperçut Silvère sous les arbres, accourut ; et, voyant qu'il avait affaire à un enfant :
« Que fais-tu là, galopin ? » lui demanda-t-il.
Silvère, les yeux sur les yeux de Miette, ne répondit pas.
« Ah ! le bandit, il a les mains noires de poudre, s'écria l'homme, qui s'était baissé. Allons, debout, canaille ! Ton compte est bon. » Et comme Silvère, souriant vaguement, ne bougeait pas, l'homme s'aperçut que le cadavre qui se trouvait là, dans le drapeau, était un cadavre de femme :
« Une belle fille, c'est dommage ! murmura-t-il… Ta maîtresse, hein ! ? crapule ! » Puis il ajouta avec un rire de gendarme :
« Allons, debout !… Maintenant qu'elle est morte, tu ne veux peut-être pas coucher avec. » Il tira violemment Silvère, il le mit debout, il l'emmena comme un chien qu'on traîne par une patte. Silvère se laissa traîner, sans une parole, avec une obéissance d'enfant. Il se retourna, il regarda Miette. Il était désespéré de la laisser toute seule, sous les arbres. Il la vit de loin, une dernière fois. Elle restait là, chaste, dans le drapeau rouge, la tête légèrement penchée, avec ses grands yeux qui regardaient en l'air.

Plus tard, certainement, on dressera à Sainte-Roure un monument à la mémoire les insurgés et l'on bâtira un mausolée de pierre pour donner enfin aux morts de ces journées sanglantes une tombe décente. Mais ce sera plus tard, car, l'heure n'était pas à la glorification des tués. Le préfet demanda à la troupe de rassembler les cadavres. On les mit d'abord en ligne pour pouvoir les compter. Aucune des familles des pauvres morts pour la liberté, ces morts qui avaient cru à la force de la Constitution et de la République, aucune de ces pauvres familles provençales, ne vint réclamer la dépouille de ces maris, de ces frères. La crainte des représailles était trop forte, maintenant qu'il était certain que la République était morte elle aussi. Alors, le préfet ordonna de jeter les corps dans une fosse commune, creusée à la hâte par les sapeurs, dans le nouveau cimetière. Les soldats qui eurent à emporter Miette vers sa dernière demeure, au milieu de ces hommes auprès desquels elle avait crânement combattu, frissonnèrent de la vague crainte de devoir commettre un sacrilège. Ils prirent d'infinies précautions et l'enveloppèrent du drapeau pour la porter ainsi dans son linceul rouge comme on porte en procession des reliques de saints ; et les hommes malgré eux faisaient silence au passage du sinistre cortège. Certains ne purent s'empêcher de se signer furtivement. Personne n'osa porter la main vers le visage de l'enfant pour en fermer les yeux restés grands ouverts et ceux qui croisèrent son regard de morte en restèrent frappés de mélancolie pour le reste de leur vie.


VI
15 octobre Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. La vieille s'était endormie sur une chaise. Il s'aventura doucement jusqu'au bout de l'impasse Saint-Mittre. Pas un bruit, pas une ombre. Il poussa jusqu'à la porte de Rome. Le trou de la porte, ouverte à deux battants, béante, s'enfonçait dans le noir de la ville endormie. Plassans dormait à poings fermés, sans paraître se douter de l'imprudence énorme qu'il commettait en dormant ainsi les portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenant confiance, s'engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loin les coins des ruelles ; il frissonnait, à chaque creux de porte, croyant toujours voir une bande d'insurgés lui sauter aux épaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans mésaventure. Décidément, les insurgés s'étaient évanouis dans les ténèbres, comme un cauchemar.
Alors Pierre s'arrêta un instant sur le trottoir désert. Il poussa un gros soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux de républicains lui abandonnaient donc Plassans. La ville lui appartenait, à cette heure : elle dormait comme une sotte ; elle était là, noire et paisible, muette et confiante, et il n'avait qu'à étendre la main pour la prendre. Cette courte halte, ce regard d'homme supérieur jeté sur le sommeil de toute une sous-préfecture, lui causèrent des jouissances ineffables. Il resta là, croisant les bras, prenant, seul dans la nuit, une pose de grand capitaine à la veille d'une victoire.
Au loin, il n'entendait que le chant des fontaines du cours, dont les filets d'eau sonores tombaient dans les bassins.

Les rêves de puissance ne sont jamais aussi forts que la nuit et chacun peut imaginer sans encombre qu'il est le maître de tout un royaume. La nuit est ainsi l'espace magique où les identités se transforment pour aller bien loin parfois de leur apparence diurne. Si bien que l'on ne saurait dire exactement quelle est la personne réelle, celle que l'on croise le jour et qui soulève son chapeau pour vous saluer, ou bien celle qui, livrée à elle-même dans les rues sombres de la ville, au mitant de la nuit, se fait empereur et traverse les avenues tel un doge empourpré. C'est la nuit que les désirs les plus secrets s'épanouissent. Il n'est pas vraiment certain que l'on commette davantage de crimes la nuit que le jour. Mais la part de ténèbres qui séjourne en chacun le fait craindre, le fait croire et le fait espérer. Car l'homme est ainsi fait qu'il désire ce qu'il craint et qu'il craint ce qu'il désire. Il n'y a point d'âme qui ne soit pas troublée par des conflits et des paradoxes.
Dans le calme de la nuit de Plassans, loin de l'agitation et des crimes qui se préparaient alors à saint-Roure, Pierre, ce gros homme sans grand courage, sans autre passion que l'argent, sentait la possibilité d'un destin. Que ce destin demeurât à l'échelle d'une sous-préfecture n'avait pour lui aucune importance. Il connaissait Paris, qu'il laissait bien volontiers à son fils Eugène. Paris ne suscitait en lui aucun désir. Il était de ceux qui veulent régner chez eux et qui ne verraient aucun intérêt à devenir le maître du village voisin. Antique atavisme qui fait de chaque homme un sédentaire, comme Rougon, ou un nomade, comme Macquart.
16 octobre Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait fait l'Empire sans lui ! si les Sicardot, les Garçonnet, les Peirotte, au lieu d'être arrêtés et emmenés par la bande insurrectionnelle, l'avaient jetée tout entière dans les prisons de la ville ! Il eut une sueur froide, il se remit en marche, espérant que Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Il avançait plus rapidement, filant le long des maisons de la rue de la Banne, lorsqu'un spectacle étrange, qu'il aperçut en levant la tête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres du salon jaune était vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire qu'il reconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d'une façon désespérée. Il s'interrogeait, ne comprenait pas, effrayé, lorsqu'un objet dur vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds. Félicité lui jetait la clef du hangar, où il avait caché une réserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu'il fallait prendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s'expliquant pas pourquoi sa femme l'avait empêché de monter, s'imaginant des choses terribles.

Pierre Rougon avait peu d'intuition. Il était de ces hommes qui font de l'épaisseur une qualité et qui donnent ainsi à leur esprit comme à leur physique un tour mal dégrossi. L'intuition diffère de l'imagination. Celui qui a de l'intuition ne va pas forger de scénarii, laissant son esprit caracoler sur les conjectures. Il agit plutôt comme s'il recevait une information par courrier et que l'ayant lue, il dirigeait ses actes en conséquence. Les personnes qui ont de l'intuition ne se l'expliquent pas. Elles font parfois l'effet d'être des somnambules et, au fil du temps, leur entourage les consulte comme on consulte l'oracle. Car, de l'intuition à la prédiction, il n'y a qu'un pas, que les plus audacieux s'emploient à franchir. On confond aussi l'intuition et l'intelligence de déduction. On peut avoir de l'intuition sans en tirer de conséquences. Il n'est pas rare de constater que certains, bien qu'ayant l'intuition qu'ils vont faire une bêtise, la font cependant, comme s'ils étaient envoutés.Rougon, quant à lui, n'en avait aucune, ou si peu que cela ne conduisait en rien ses actes.
17 octobre Il alla droit chez Roudier, qu'il trouva debout, prêt à marcher, mais dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudier demeurait à l'extrémité de la ville neuve, au fond d'un désert où le passage des insurgés n'avait envoyé aucun écho. Pierre lui proposa d'aller chercher Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets, et sous les fenêtres duquel la bande avait dû passer. La bonne du conseiller municipal parlementa longtemps avant de les introduire, et ils entendaient la voix tremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage :
« N'ouvrez pas, Catherine ! les rues sont infestées de brigands. » Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand il reconnut ses deux bons amis, il fut soulagé ; mais il ne voulut pas que la bonne apportât une lampe, de peur que la clarté ne lui attirât quelque balle. Il semblait croire que la ville était encore pleine d'insurgés.

Sur certaines âmes, plus sensibles ou plus faibles, certains événements gardent une empreinte forte des jours, des semaines, voire des années. Il est alors aisé de remarquer chez ces personnes une propension à relater inlassablement, et dans les mêmes termes, l'événement qui les aura marqués. Le plus souvent, ils n'auront d'ailleurs été que témoins et spectateurs d'une scène, qui se sera déroulée devant eux. Mais, c'est justement parce qu'ils en auront été témoins alors qu'ils eussent pu en être acteurs que cette impression en aura été plus durable. Roudier se sentait et se voyait compagnon d'infortune du maire, de Sicardot et de Peirotte et son esprit chevauchait alors vers une mort certaine dans d'horribles souffrances. Ces souffrances virtuelles sont parfois si poignantes qu'elles conduisent d'ailleurs celui qui les ressent vers une forme de folie, parfois pire que ce qu'il eût pu endurer.
18 octobre Renversé sur un fauteuil, près de la fenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d'un foulard, il geignait :
« Ah ! mes amis, si vous saviez !… J'ai essayé de me coucher ; mais ils faisaient un tapage ! Alors je me suis jeté dans ce fauteuil. J'ai tout vu, tout. Des figures atroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé ; ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digne M. Garçonnet, le directeur des postes, tous ces messieurs, en poussant des cris de cannibales !… » Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu'il avait bien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands.
« Quand je vous le dis ! pleurait le bonhomme ; j'étais derrière ma persienne… C'est comme M. Peirotte, ils sont venus l'arrêter ; je l'ai entendu qui disait, en passant sous ma fenêtre :  « Messieurs, ne me faites pas de mal. » Ils devaient le martyriser… C'est une honte, une honte… » Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre. Aussi le digne homme fut-il pris d'une belle ardeur guerrière, lorsque Pierre lui apprit qu'il venait le chercher pour sauver Plassans. Les trois sauveurs délibérèrent. Ils résolurent d'aller éveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous dans le hangar, l'arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujours aux grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part. Granoux, assurément le plus bête des trois, fut le premier à trouver qu'il devait être resté des républicains dans la ville. Ce fut un trait de lumière, et Rougon, avec un pressentiment qui ne le trompa pas, se dit en lui-même :
« Il y a du Macquart là-dessous. »

C'était peut-être la première fois de sa vie que Pierre Rougon faisait preuve de cette forme d'intuition exacte qui vient de la justesse avérée d'une situation. Celle que Rougon et Macquart avaient mise en place depuis des années ne pouvait qu'aboutir à un affrontement. La terre eût-elle tremblé, jetant les habitants de Plassans dans les rues et les forçant à s'organiser pour déblayer les décombres de la ville que Rougon et Macquart se fussent saisis de cette occasion pour établir leur querelle sur un autre pied. L'un et l'autre eussent lutté à mort pour prendre la direction des secours et y gagner, au passage, au détriment de l'autre, quelque avantage durable, sonnant et trébuchant ou seulement symbolique. Ce qui rendait fascinante la haine féroce que les deux hommes se vouaient l'un à l'autre, c'était qu'aucun des deux ne pouvait sérieusement personnifier le bien. Aucun de leurs partisans respectifs n'avait d'ailleurs cette prétention. Ceux qui écoutaient Macquart dans les cafés en buvant de petites tasses laissaient souvent leur esprit vagabonder, lassés des logorrhées incessantes et des arguments ressassés. Quant aux habitués du salon jaune de Rougon, ils s'y rendaient faute de mieux, et surtout faute d'avoir pu convaincre des personnages plus puissants d'accueillir chez eux ce petit groupe réactionnaire et déjà frelaté. La lutte entre les deux demi-frères était humaine en cela qu'elle était impure, qu'elle ne suscitait chez ceux qui en étaient les spectateurs et qui l'alimentaient parfois, aucune sorte d'identification. Personne n'aimait vraiment ni Rougon, ni Macquart, de la même façon que les peuples n'aiment pas vraiment ni leurs dirigeants ni leurs opposants, doutant qu'ils veuillent chacun autre chose que les commander.
19 octobre Au bout d'une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situé au fond d'un quartier perdu, Ils étaient allés discrètement, de porte en porte, étouffant le bruit des sonnettes et des marteaux, racolant le plus d'hommes possible. Mais ils n'avaient pu en réunir qu'une quarantaine, qui arrivèrent à la file, se glissant dans l'ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore tout endormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, se trouvait encombré de vieux cercles, de barils effondrés, qui s'entassaient dans les coins.
Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un rat de cave, posé sur une pièce de bois, éclairait cette scène étrange d'une lueur de veilleuse qui vacillait.

Il n'y avait en sorte rien de plus lamentable que ces pauvres gens installés douillettement chez eux et qui, de crainte de perdre quelque rente que personne, d'ailleurs, n'avait jamais songé à leur disputer, se trouvaient ainsi, par une de ces froides nuits de l'hiver provençal où le midi se glace et se fige, autour de quelques fusils, eux qui, jamais, n'en avaient manié aucun.Ils faisaient ainsi l'effet de ces figurants de théâtre ramassés à la hâte et qui, l'air ahuri, se déplacent du jardin à la rue sans rien comprendre à l'intrigue de la pièce que les comédiens jouent pourtant devant eux. Cette quarantaine d'hommes, dont certains masquaient leur grelottement, ne sachant pas eux-mêmes s'ils devaient l'attribuer au froid ou à la peur, n'auraient pas sauvé un village d'un péril causé par des enfants.

Quand Rougon eut retiré les couvercles des trois caisses, ce fut un spectacle d'un sinistre grotesque. Au-dessus des fusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et comme phosphorescents, des cous s'allongeaient, des têtes se penchaient avec une sorte d'horreur secrète, tandis que, sur les murs, la clarté jaune du rat de cave dessinait l'ombre de nez énormes et de mèches de cheveux roidies.
Cependant la bande réactionnaire se compta, et, devant son petit nombre, elle eut une hésitation. On n'était que trente-neuf, on allait bien sûr se faire massacrer ; un père de famille parla de ses enfants ; d'autres, sans alléguer de prétexte, se dirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrent encore ; ceux-là demeuraient sur la place de l'Hôtel-de-Ville, ils savaient qu'il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. On délibéra de nouveau.
Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. La distribution des armes se fit au milieu d'un petit frémissement.

Les armes, à qui n'a jamais connu le feu, provoque toujours une forme d'excitation que l'Église, si elle était plus clairvoyante, condamnerait sévèrement comme elle croit bon de condamner l'onanisme et l'adultère. Car, ce trouble qui prend certains hommes au contact d'une arme, ne devrait pas plaire aux promoteurs de la chasteté. Ainsi, ces hommes qui, l'instant d'avant étaient dans leur lit, dont certains n'avaient vu aucun insurgé et n'avaient même entendu aucun bruit et qui avaient une conscience vague de ce que pouvait être cette fameuse constitution que l'insurrection défendait, se trouvaient rajeunis soudainement, comme rajeunit les hommes et les femmes un amour inattendu qui vient sur le tard. Certains croyaient bon de prendre une pose martiale, comme à la parade ou au défilé. D'autres, prudents, se tenaient à l'écart, se disant qu'avec de pareils soldats, un coup inattendu pouvait bien  partir de façon inopinée. et là encore, on aurait dit un très mauvais théâtre, ou alors un théâtre qui n'aurait aucun souci de véracité et dont l'intrigue aurait basculé dans le grotesque.

C'était Rougon qui puisait dans les caisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cette nuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétrer et le geler jusqu'aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirent des attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dix doigts. Pierre referma les caisses avec regret ; il laissait là cent neuf fusils qu'il aurait distribués de bon cœur ; ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fond de la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu'aux bords, de quoi défendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n'était pas éclairé, et qu'un de ces messieurs apportait le rat de cave, un autre des conjurés – c'était un gros charcutier qui avait des poings de géant – se fâcha, disant qu'il n'était pas du tout prudent d'approcher ainsi la lumière. On l'approuva fort. Les cartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s'en emplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furent prêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautions infinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d'un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.

C'était une bien piètre troupe qui s'en allait défendre, par avance piteusement, une bien mauvaise cause. Contrairement aux insurgés, et contrairement même aux soldats de l'armée régulière, il n'y avait chez ces hommes-là aucune envie d'en découdre avec qui que ce fût. S'ils avaient alors été pris par la gendarmerie et interrogés sur leurs motivations, la plus part de ces quarante bonshommes n'eussent pas su bredouiller deux raisons audibles. Ils étaient là parce qu'ils étaient contre la République et contre les républicains. Les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi contre la République s'inscrivaient dans l'histoire longue plus que dans celle des récents événements parisiens. Plusieurs craintes flottaient ensemble dans leurs esprits mal dégrossis. Certains craignaient le retour de la terreur et des exécutions en masse ordonnées par des révolutionnaires sanguinaires et intransigeants. D'autres, les plus jeunes, redoutaient de nouvelles guerres étrangères, sans se souvenir d'ailleurs que les guerres les plus lointaines et les plus longues avaient été décidées par un Bonaparte. D'autres enfin, et c'étaient les plus nombreux, étaient là parce qu'ils n'étaient ni paysans, ni ouvriers et qu'ils ne voulaient pas le devenir.
20 octobre Dans les rues, ils s'avancèrent le long des maisons, muets, sur une seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre. Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête ; l'heure était venue où il devait payer de sa personne, s'il voulait le succès de ses plans ; il avait des gouttes de sueur au front, malgré le froid, mais il gardait une allure très martiale. Derrière lui, venaient immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, la colonne s'arrêta net ; elle avait cru entendre des bruits lointains de bataille ; ce n'était que les petits plats à barbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d'enseigne aux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient. Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leur marche prudente dans le noir, avec leur allure de héros effarouchés, Ils arrivèrent ainsi sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Là, ils se groupèrent autour de Rougon, délibérant une fois de plus. En face d'eux, sur la façade noire de la mairie, une seule fenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le jour allait paraître.

Cette quarantaine de bourgeois et de petits commerçants mâtinée de quelques rentiers était ridicule. Y aurait-il eu cinq braves, entraînés et organisés, disposés en faction devant la porte qu'ils se seraient enfuis, abandonnant derrière eux leurs fusils et leurs cartouches. La troupe des insurgés qui, quelques heures auparavant, avait occupé la place de l'hôtel de ville était, certes, disparate, mais elle était portée par l'enthousiasme de la conviction, par cet élan que seule la foi peut donner. Ils n'étaient pas davantage soldats que ne l'étaient Rougon et ses acolytes, mais ils étaient grands de la grandeur de leur cause. Les manifestations réactionnaires, quand bien même elles convoquent Dieu, ou l'idée qu'elles s'en font, ont toujours ceci de risible qu'elles ressemblent à des manifestations collectives mais qu'elles ne sont que l'amas rance de petits intérêts et d'étroitesse d'esprit. Et cela se voit, dans leur façon même de marcher, de parler et de se rassembler. Car, il y a ceux qui aspirent à l'élévation des hommes et ceux qui ne veulent que les soumettre et cela n'est pas égal à ceci.

Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu'on avancerait jusqu'à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence inquiétants. La porte était entrouverte. Un des conjurés passa la tête et la retira vivement, disant qu'il y avait, sous le porche, un homme assis contre le mur, avec un fusil entre les jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu'il pouvait débuter par un exploit, entra le premier, s'empara de l'homme et le maintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès, remporté dans le silence, encouragea singulièrement la petite troupe, qui avait rêvé une fusillade très meurtrière. Et Rougon faisait des signes impérieux pour que la joie de ses soldats n'éclatât pas trop bruyamment.
Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, à gauche, dans le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurent une quinzaine d'hommes couchés sur un lit de camp, ronflant dans la lueur mourante d'une lanterne accrochée au mur. Rougon, qui décidément devenait un grand général, laissa devant le poste la moitié de ses hommes, avec l'ordre de ne pas réveiller les dormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers, s'ils bougeaient. Ce qui l'inquiétait, c'était cette fenêtre éclairée qu'ils avaient vue de la place ; il flairait toujours Macquart dans l'affaire et, comme il sentait qu'il fallait d'abord s'emparer de ceux qui veillaient en haut, il n'était pas fâché d'opérer par surprise, avant que le bruit d'une lutte les fit se barricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont il disposait encore.
Roudier commandait le détachement resté dans la cour.

La progression de la petite troupe ressemblait beaucoup à celle du chat botté du conte, quand celui-ci progresse pour aller à la rencontre de l'ogre qu'il veut déloger du château pour le donner à son maître qu'il a appelé et fait appeler « le marquis de Carabas ». D'ailleurs, à mieux y réfléchir, le coup d'État bonapartiste ressemblait beaucoup au conte de Charles Perrault. et il aura fallu que la République devenue ogre pour l'occasion, se transformât devant le chat en petit rat des champs pour que ce dernier la croquât et n'établît son maître sur le royaume de France. Car, en ces premiers jours du mois de décembre 1851, le futur empereur n'avait de pouvoir que celui que les conteurs de son entourage avaient des années durant, patiemment, vendu aux gazettes française et étrangère. Le nom de « Bonaparte » sonnait alors aussi bien que celui de « Carabas ». Longtemps, ses affidés, tels Eugène Rougon, avaient, comme dans le conte, envoyé des chapons et beaucoup de gibier à la République qui s'était douillettement installée. Et dans le même temps, le nom de Bonaparte était présenté comme la solution à tous les problèmes du temps. Il faisait trop chaud : la faute en allait à la République et Bonaparte seul pouvait faire pleuvoir. Qu'il plût, neigeât et ventât ? Peu importait : Bonaparte allait rétablir le climat. Le peuple, courbé sous les fardeaux et rêvant d'un avenir meilleur, peut se laisser abuser par ces figures providentielles que l'on construit pour lui. Qu'on lui donne de surcroit du pain et des jeux et les dés sont jetés, le peuple va tomber. Il en est ainsi depuis fort longtemps et nul doute qu'il en sera encore ainsi dans les siècles à venir.
21 octobre Macquart, en effet, se carrait en haut, dans le cabinet du maire, assis dans son fauteuil, les coudes sur son bureau.
Après le départ des insurgés, avec cette belle confiance d'un homme d'esprit grossier, tout à son idée fixe et tout à sa victoire, il s'était dit qu'il était le maître de Plassans et qu'il allait s'y conduire en triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille hommes qui venait de traverser la ville était une armée invincible, dont le voisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles et dociles sous sa main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leur caserne, la garde nationale se trouvait démembrée, le quartier noble devait crever de peur, les rentiers de la ville neuve n'avaient certainement jamais touché un fusil de leur vie. Pas d'armes, d'ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne prit seulement pas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que ses hommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu'à s'endormir, il attendait tranquillement le jour qui allait, pensait-il, amener et grouper autour de lui tous les républicains du pays.
Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires : la nomination d'une Commune dont il serait le chef, l'emprisonnement des mauvais patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. La pensée des Rougon vaincus, du salon jaune désert, de toute cette clique lui demandant grâce, le plongeait dans une douce joie. Pour prendre patience, il avait résolu d'adresser une proclamation aux habitants de Plassans. Ils s'étaient mis quatre pour rédiger cette affiche.
Quand elle fut terminée, Macquart, prenant une pose digne dans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l'envoyer à l'imprimerie de l'Indépendant, sur le civisme de laquelle il comptait. Un des rédacteurs commençait avec emphase :
« Habitants de Plassans, l'heure de l'indépendance a sonné, le règne de la justice est venu… » lorsqu'un bruit se fit entendre à la porte du cabinet, qui s'ouvrait lentement.
« C'est toi, Cassoute ? » demanda Macquart en interrompant la lecture.
On ne répondit pas ; la porte s'ouvrait toujours.
« Entre donc ! reprit-il avec impatience. Mon brigand de frère est chez lui ? » Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avec violence, claquèrent contre les murs, et un flot d'hommes armés, au milieu desquels marchait Rougon, très rouge, les yeux hors des orbites, envahirent le cabinet en brandissant leurs fusils comme des bâtons.
« Ah ! les canailles, ils ont des armes ! » hurla Macquart.
Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur le bureau ; mais il avait déjà cinq hommes à la gorge qui le maintenaient. Les quatre rédacteurs de la proclamation luttèrent un instant. Il y eut des poussées, des trépignements sourds, des bruits de chute. Les combattants étaient singulièrement embarrassés par leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et qu'ils ne voulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu'un insurgé cherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonation épouvantable, en emplissant le cabinet de fumée ; la balle alla briser une superbe glace, montant de la cheminée au plafond, et qui avait la réputation d'être une des plus belles glaces de la ville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi, assourdit tout le monde et mit fin à la bataille.

On peut aisément imaginer ce que serait devenue la commune de Plassans si Macquart et les siens avaient réussi leur coup, et mieux encore si tous les Macquart du pays, alliés pour la circonstance, avaient réussi à mettre sous leur coupe toutes les préfectures et Paris. Macquart n'avait rien à voir avec les pauvres hères qui étaient allés se faire tuer à Sainte-Roure. Il ne rêvait ni de liberté, ni d'égalité et encore moins de fraternité. Ce à quoi il aspirait était bien une dictature, une de ces dictatures féroces dont il aurait été le chef incontesté. On pense trop souvent qu'il faut avoir fait ses classes pour devenir tyran. Il n'en est évidemment rien et, du peuple, peuvent advenir des dictateurs tout autant dictateurs que ceux que fabriquent habituellement la bourgeoisie ou la noblesse. Ils peuvent même être pires.
Macquart, maire de Plassans, l'arbitraire aurait été la règle. Son soulier aurait-il heurté un pavé déchaussé sur son chemin vers l'hôtel de ville qu'il en aurait conçu une colère féroce qui se serait abattue sans tarder sur le chef des travaux municipaux. Nul doute qu'il se serait octroyé une rente confortable et qu'il serait allé jusqu'à réquisitionné, arguant de la haute trahison de son propriétaire, une des plus belles maisons de la ville. Un de ses voisins se serait-il amusé de sa mine et de ses manières qu'il l'aurait derechef fait enfermer pour cause de rébellion, sinon de sédition. En revanche, les amis de Macquart, ou ceux qui lui auraient témoigné de leur flagornerie la plus éhontée, auraient reçu des avantages substantiels. Macquart aurait ainsi reçu en son hôtel, le dimanche à l'heure de la messe pour bien montrer sa haine des prêtres et des bigots. Nul doute que l'on aurait vu bientôt une longue file d'attente devant la mairie. Selon son humeur, et sans rien connaître ni parfois comprendre de la situation qui lui était exposée, Macquart aurait fait usage de son pouvoir, ne dédaignant pas de prendre à l'un pour donner à l'autre. Puis seraient venues les grandes réformes et parmi celles-ci la réquisition et la collectivisation des terres. Macquart, qui n'avait aucun goût pour l'organisation, aurait laissé cela à ses sbires qui, à n'en pas douter, en quelques petites années, se seraient enrichis grandement, allant jusqu'à confisquer des terres pour leur propre usage. Se serait ainsi créée à Plassans comme ailleurs une caste de nouveaux riches vivant dans un luxe ostentatoire et faisant régner la terreur sur toute la contrée. Cependant, la main basse sur les moyens de production se serait vite avérée insuffisante pour maintenir au meilleur niveau le train de vie de ces messieurs et de leur maisonnée. Il aurait aussi fallu prendre le commerce et cela aurait été vite fait. Il aurait suffi, pour cela, de commencer par les produits de première et d'absolue nécessité au nom du contrôle indispensable de ces commerces dans le but d'éviter que personne ne pût oser venir affamer le peuple. Et, peu à peu, les terres collectives n'auraient plus rien donné, les paysans préférant cultiver quelques arpents de terre autour de leur maison pour écouler en cachette, mais de façon plus lucrative que le maigre salaire qui leur aurait été versé, quelques légumes et quelques fruits. Peu à peu, mais assez rapidement, le marché aurait été déserté et l'on n'y aurait plus trouvé aucun produit. La pénurie aurait provoqué de nouvelles réquisitions qui aurait quant à elles provoqué de nouvelles pénuries. Quelques mois ou quelques années plus tard, le peuple aurait voulu secouer le joug tenu par toute cette clique sans scrupule. Le bain de sang aurait été inévitable.
22 octobre Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit trois détonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une des fenêtres du cabinet. Les visages s'allongèrent, et tous, penchés anxieusement, attendirent, peu soucieux d'avoir à recommencer la lutte avec les hommes du poste, qu'ils avaient oubliés dans leur victoire. Mais la voix de Roudier cria que tout allait bien. Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité était que le coup de feu de Rougon avait réveillé les dormeurs ; ils s'étaient rendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâte aveugle qu'ils avaient d'en finir, trois des hommes de Roudier avaient déchargé leurs armes en l'air, comme pour répondre à la détonation d'en haut, sans bien savoir ce qu'ils faisaient. Il y a de ces moments où les fusils partent d'eux mêmes dans les mains des poltrons.

Tirer en l'air pour effrayer les oiseaux n'est pas une pratique très courante en Provence. Les cartouches sont chères et on ne les gaspille pas ainsi, inutilement, car les oiseaux reviennent toujours après quelques minutes sur les fruits quand ils sont murs. On ne tire pas non plus en l'air pour les fêtes civiles. Il y a certains pays de fantasia où tirer en l'air est un signe de joie. Ce n'est pas le cas en Provence où cet exercice est réservé à l'armée, qui ne le met en pratique que rarement. Il est utilisé pour prévenir que la fois d'après, si le trouble ne cesse pas, le tir ne sera plus en l'air mais en joue. Mais la bande de bourgeois que conduisait Roudier n'avait obéi qu'à une sorte de réflexe mimétique qui, entendant une détonation, avaient appuyé sur la gâchette comme machinalement, étonné du recul de leur arme, les oreilles meurtries par le bruit.
23 octobre Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avec les embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait, pleurant de rage.
« C'est cela, allez toujours… balbutiait-il. Ce soir ou demain, quand les autres reviendront, nous réglerons nos comptes ! » Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer un frisson dans le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un léger étranglement. Son frère, qui était exaspéré d'avoir été surpris comme un enfant par ces bourgeois effarés, qu'il traitait d'abominables pékins, à titre d'ancien soldat, le regardait, le bravait avec des yeux luisants de haine.
« Ah ! j'en sais de belles, j'en sais de belles ! reprit-il sans le quitter du regard. Envoyez-moi donc un peu devant la cour d'assises pour que je raconte aux juges des histoires qui feront rire. » Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart ne parlât et ne le perdît dans l'estime des messieurs qui venaient de l'aider à sauver Plassans. D'ailleurs, ces messieurs, tout ahuris de la rencontre dramatique des deux frères, s'étaient retirés dans un coin du cabinet, en voyant qu'une explication orageuse allait avoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il s'avança vers le groupe et dit d'un ton très noble :
« Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sa situation, il pourra nous donner des renseignements utiles. » Puis, d'une voix encore plus digne :
« J'accomplirai mon devoir, messieurs. J'ai juré de sauver la ville de l'anarchie, et je la sauverai, dussé-je être le bourreau de mon plus proche parent. » On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l'autel de la patrie. Granoux, très ému, vint lui serrer la main d'un air larmoyant qui signifiait : « Je vous comprends, vous êtes sublime ! » Il lui rendit ensuite le service d'emmener tout le monde, sous prétexte de conduire dans la cour les quatre prisonniers qui étaient là.

Les deux hommes avaient des envies de meurtre, et de meurtre sauvage comme on en trouve seulement dans les familles. Au-delà de leurs différences apparentes, Rougon et Macquart se ressemblaient fortement, en cela qu'ils avaient le même défaut principal, celui d'aimer l'argent et le confort sans être cependant pour autant capables de gagner honnêtement les sommes qui auraient pu leur assurer un avenir meilleur. Macquart était de cette paresse insigne qui fait les intrigants de salons ou d'estaminets, selon les cas et la fortune sociale. Rougon était de cette paresse épaisse qui fait les petits commerçants aigris et mal à l'aise. Que le sort vienne à se retourner et que ce genre de personnages viennent à disposer d'une fortune et cela ne peut produire que du malheur, pour eux-mêmes et pour leur entourage. Le faible paresseux deviendra à coup sûr tyrannique, projetant sa faiblesse comme sa paresse dans une maison plus grande et multipliant les serviteurs ainsi que les dépenses inutiles qui ne le satisferont jamais. Qu'il vienne à devenir riche assez tôt dans son âge, qu'il finira sur la paille après avoir gaspillé toute sa fortune fort bêtement. L'épais sans imagination se fera si avare et si content de lui-même qu'il finira d"'une crise d'apoplexie, entouré de bons du trésor qu'il n'aura jamais touché. Il aura continué à compter la chandelle de ses domestiques et à vérifier sans cesse qu'on ne l'a pas volé. En fin de compte, l'un et l'autre, le jour de leur mort, auront vécu une vie bien mauvaise, qui ne leur aura donné que bien peu de bonheur et qui n'aura produit autour d'eux que beaucoup de malheur. Le seul instant fugace de satisfaction qu'ils auront connu aura été ce jour, cette heure, cet instant qui les aura faits riches, mais le reste de leur temps n'aura jamais été qu'envie, peur, tergiversations et sentiment d'échec. Ce sentiment d'échec sera d'ailleurs le seul sentiment sincère et vrai qui leur sera compté le jour du Jugement dernier.
24 octobre Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomb lui revenir. Il reprit :
« Vous ne m'attendiez guère, n'est-ce pas ? Je comprends maintenant : vous deviez avoir dressé quelque guet-apens chez moi. Malheureux ! voyez où vous ont conduit vos vices et vos désordres ! »
Macquart haussa les épaules.
« Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes un vieux coquin. Rira bien qui rira le dernier. » Rougon, qui n'avait pas de plan arrêté à son égard, le poussa dans un cabinet de toilette où M. Garçonnet venait se reposer parfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n'avait d'autre issue que la porte d'entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d'un divan et d'un lavabo de marbre.
Pierre ferma la porte à double tour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. On entendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Ça ira ! d'une voix formidable, comme pour se bercer.

Le bravache a ceci de particulier qu'il demeurera frondeur dans toutes les circonstances et que, laissé seul, enfermé, sans spectateur, et sans moyen véritable, même, de se faire entendre, il continuera sans lassitude apparente de faire comme s'il était en public. Il en est ainsi d'hommes politiques qui, contraints par l'âge ou par le sort réservé à leur personne, de se retirer de la vie publique, continuent avec leur famille, dans toutes les circonstances de la vie domestique, de se comporter comme s'il avaient une tribune. Les plus âgés de la famille, prévenus comme on l'est dans les familles de l'affection d'un malade que l'on ne doit pas contrarier, ne disent rien et font même semblant d'écouter. Les plus jeunes, et surtout les enfants, expriment en riant la joie que ressentent les enfants quand un adulte crée pour lui-même des situations imaginaires, comme eux-mêmes savent jouer très bien de très nombreux rôles de rois, de reines, de princes et de princesses. Macquart était de ceux-là et, sans assistance, dans son Cabinet, il était encore maire de Plassans.

Rougon, seul enfin, s'assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s'essuya le front. Que la conquête de la fortune et des honneurs était rude ! Enfin, il touchait au but, il sentait le fauteuil moelleux s'enfoncer sous lui, il caressait de la main, d'un geste machinal, le bureau d'acajou, qu'il trouvait soyeux et délicat comme la peau d'une jolie femme. Et il se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avait un instant auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation. Autour de lui, le silence du cabinet lui semblait prendre une gravité religieuse qui lui pénétrait l'âme d'une divine volupté. Il n'était pas jusqu'à l'odeur de poussière et de vieux papiers, traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens à ses narines dilatées. Cette pièce, aux tentures fanées, puant les affaires étroites, les soucis misérables d'une municipalité de troisième ordre, était un temple dont il devenait le dieu. Il entrait dans quelque chose de sacré. Lui qui, au fond, n'aimait pas les prêtres, il se rappela l'émotion délicieuse de sa première communion quand il avait cru avaler Jésus.

Les deux frères avaient cela de semblable que dans le même fauteuil, ils rêvaient de jouir du même pouvoir. Les peuples devraient d'ailleurs mieux y réfléchir. Ceux qui vivent en démocratie et qui élisent en conséquence leurs représentants devraient prendre en considération que les fauteuils qu'on prête aux édiles dans les palais publics sont dotés de pouvoirs particuliers, insidieux et puissants qui transforment leurs locataires jusqu'à faire prendre à celui-ci, qui était plutôt un esprit fort, des mesures propres à rassurer la calotte ; à celui-ci qui voulait partager les terres un abattement sur l'impôt pour ceux qui élèvent des clôtures. Les lieux de pouvoir ont une âme et il faudrait un contrôle assidu de ceux à qui le peuple confie la souveraineté nationale pour contrer la forme d'envoutement que provoque un fauteuil doré, des huissiers pour ouvrir et fermer les portes, introduire les visiteurs. Macquart ou Rougon, les deux coquins étaient en fait les mêmes, aspirant au même pouvoir, et comptant bien l'exercer de façon assez semblable, c'est à dire à leur propre avantage.
25 octobre Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresauts nerveux, à chaque éclat de voix de Macquart. Les mots d'aristocrate, de lanterne, les menaces de pendaison, lui arrivaient par souffles violents à travers la porte, et coupaient d'une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours cet homme ! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds, s'achevait par la vision brusque de la cour d'assises, des juges, des jurés et du public, écoutant les révélations honteuses de Macquart, l'histoire des cinquante mille francs et les autres ; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil de M. Garçonnet, il se voyait tout d'un coup pendu à une lanterne de la rue de la Banne. Qui donc le débarrasserait de ce misérable ? Enfin Antoine s'endormit. Pierre eut dix bonnes minutes d'extase pure.

Il n'avait jamais été aussi heureux et bien et ne le serait jamais plus de cette façon de toute sa vie. Même dans son souvenir, ces instants ne seront plus jamais aussi parfaits qu'ils l'auront été au moment même où il les vivait. Plus tard, il y aurait autour de ce souvenir la connaissance des événements qui se déroulaient, plus loin, à Sainte-Roure et, dans son égoïsme, il en éprouverait cependant, sinon du chagrin, un peu de contrariété. Le souvenir est en cela comme le rêve, qu'il mêle, emmêle, à satiété, des éléments de temps, des personnes et des situations qui, dans les faits, ne se sont pas déroulés en même temps et dans de mêmes circonstances. Plus tard, dans son souvenir, Macquart dans le cabinet, serait indissociablement lié avec Peirotte et avec Silvère, et d'autres morts encore qu'il ne connaissait point.

Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ils arrivaient de la prison, où ils avaient conduit les insurgés.
Le jour grandissait, la ville allait s'éveiller, il s'agissait de prendre un parti. Roudier déclara qu'avant tout il serait bon d'adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement, lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.
« Mais, s'écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement.
Il n'y a que quelques mots à changer. » Et, en effet, un quart d'heure suffit, au bout duquel Granoux lut, d'une voix émue :
« Habitants de Plassans, l'heure de la résistance a sonné, le règne de l'ordre est revenu… » Il fut décidé que l'imprimerie de la Gazette imprimerait la proclamation, et qu'on l'afficherait à tous les coins de rue.

Les proclamations adressées au peuple se ressemblent toutes et Rougon avait raison de ne vouloir changer que quelques mots à celle que les insurgés républicains avaient trouvés quelques heures auparavant. Il y est toujours en effet question de quelque chose qu'il faudrait rétablir mais qui, dans les faits, n'a jamais parfaitement existé. Ici, ce seront les libertés des citoyens, l'égalité et la fraternité entre eux, que, pourtant, la république n'a eu de cesse de bafouer pendant qu'elle existait. Là, ce seront l'ordre et une supposée justice, et le droit rétabli, sans préciser que ce sera le droit du plus fort sur le plus faible et le justice de l'arbitraire rendue sous le sceptre de l'iniquité. Toutes ces déclarations forment un genre, comme le roman et le théâtre sont aussi des genres. On pourrait les collecter et les étudier afin d'en extraire une forme de grammaire qui pourrait aider les apprentis en politique.

« Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendre chez moi ; pendant ce temps, M. Granoux réunira ici les membres du conseil municipal qui n'ont pas été arrêtés, et leur racontera les terribles événements de cette nuit. » Puis il ajouta, avec majesté :
« Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mes actes. Si ce que j'ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l'ordre, je consens à me mettre à la tête d'une commission municipale, jusqu'à ce que les autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu'on ne m'accuse pas d'ambition, je ne rentrerai à la mairie que rappelé par les instances de mes concitoyens. »

Les raisons pour lesquelles Rougon, qui, à cet instant comme en de nombreux instants de sa vie, n'était qu'ambition, de cette ambition qui ronge un homme d'autant plus qu'à bien y regarder elle est mesquine et ridicule, sont assez faciles à déceler et à interpréter. Rougon, par devers lui, savait qu'il n'avait rien fait et qu'il n'avait été que le jouet du sort. Serait-il parti un peu plus tard, ou rentré un peu plus tôt chez lui, n'aurait-il pas vu Félicité à sa fenêtre, ni tiré par inadvertance dans la glace de l'hôtel de ville, que son sort en aurait été bien différent et surtout, fort différent. Ce serait peut-être lui qui serait enfermé dans le cabinet du maire, attendant dans l'angoisse qu'on vînt le libérer. Cela suffisait à le rendre modeste.

Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Car enfin leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout ce qu'il avait fait pour la cause de l'ordre : le salon jaune toujours ouvert aux amis du pouvoir, la bonne parole portée dans les trois quartiers, le dépôt d'armes dont l'idée lui appartenait, et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence et d'héroïsme, dans laquelle il s'était illustré à jamais. Granoux ajouta qu'il était sûr d'avance de l'admiration et de la reconnaissance de messieurs les conseillers municipaux. Il conclut en disant :
« Ne bougez pas de chez vous ; je veux aller vous chercher et vous ramener en triomphe. »

Quelle que fût la pleutrerie de Rougon, ses acolytes l'étaient encore davantage, car, il fallait sérieusement manquer de courage et d'ambition pour choisir comme chef et comme représentant municipal un homme qui, somme toute, n'avait quasiment rien fait. Mais, l'issue de toute l'aventure était encore incertaine. Ou, tout au moins, le croyaient-ils encore, par manque de jugeote, par manque d'analyse et aussi par manque d'informations. Viendra certainement le temps où les modes d'information seront plus développés et où chacun pourra connaître instantanément ce qui se passe partout dans le monde. Cela, pour autant, ne changera certainement rien au courage des uns, à la veulerie des autres.

Roudier dit encore qu'il comprenait, d'ailleurs, le tact, la modestie de leur ami, et qu'il l'approuvait. Personne, certes, ne songerait à l'accuser d'ambition, mais on sentirait la délicatesse qu'il mettait à ne vouloir rien être sans l'assentiment de ses concitoyens. Cela était très digne, très noble, tout à fait grand. Sous cette pluie d'éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il murmurait : « Non, non, vous allez trop loin », avec de petites pâmoisons d'homme chatouillé voluptueusement.
Chaque phrase du bonnetier retiré et de l'ancien marchand d'amandes, placés l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, lui passait suavement sur la face ; et, renversé dans le fauteuil du maire, pénétré par les senteurs administratives du cabinet, il saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendant dont un coup d'État va faire un empereur.

La scène était grotesque et à la pensée qu'elle se répétait de manière semblable dans de très nombreuses sous-préfectures du pays qui, toutes ou presque ont de ces bourgeois frileux et pleins de componction  prêts à braver le danger quand il s'est éloigné et à en tirer une gloire toute aussi locale qu'éphémère. Il en est de même les soirs d'élection où dans chaque canton des élus fraichement sortis d'urnes encore fumantes des votes de bons citoyens se font acclamer par une petite troupe en liesse, parlant de batailles gagnées et de victoires méritées. Il faut voir alors ces proches du nouveau pouvoir se collant au vainqueur dans l'espoir des faveurs qu'ils ne vont pas tarder à solliciter. La sagesse voudrait que l'on s'éloignât d'un tel spectacle qui fait désespérer de la nature humaine qui répète sans cesse et sans vergogne les mêmes insultes à la dignité.

Quand ils furent las de s'encenser, ils descendirent. Granoux partit à la recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougon d'aller en avant ; il le rejoindrait chez lui, après avoir donné les ordres nécessaires pour la garde de la mairie. Le jour grandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant sonner militairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Il tenait son chapeau à la main, malgré le froid vif ; des bouffées d'orgueil lui jetaient tout le sang au visage.
Au bas de l'escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n'avait pas bougé, n'ayant vu rentrer personne. Il était là, sur la première marche, sa grosse tête entre les mains, regardant fixement devant lui, avec le regard vide et l'entêtement muet d'un chien fidèle.
« Vous m'attendiez, n'est-ce pas ? lui dit Pierre, qui comprit tout en l'apercevant. Eh bien ! allez dire à M. Macquart que je suis rentré. Demandez-le à la mairie. » Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla se faire arrêter comme un mouton, pour la grande réjouissance de Pierre, qui riait tout seul en montant l'escalier, surpris de lui-même, ayant vaguement cette pensée :
« J'ai du courage, aurais-je de l'esprit ? »

Ce n'était cependant pas de l'esprit mais le métier d'édile qui commençait à rentrer. Il est aisé de constater que la fonction fait l'homme plus que l'homme fait jamais la fonction. Tel bon bourgeois tranquille, qui n'a jamais un mot plus haut que l'autre, qui ne rit jamais aux plaisanteries parce qu'il ne les comprend pas ou, lorsqu'il les comprend, ne les trouve pas drôles ; celui-là, devenu maire, député ou sénateur, ou mieux encore, ministre, devient alors tout autre. Le moindre de ses gestes s'empreint de componction, en public, mais aussi jusque dans le secret de son cabinet de toilette. Il salue dans la rue avec parcimonie, mais, arrêté par un passant, il écoute sa supplique, la tête légèrement penchée, tête qu'il hoche doucement comme si son cou avait depuis son accession découvert des ressorts jusqu'alors celés. Rougon avait ainsi envoyé ce brave terrassier manipulé par son frère se faire arrêter sans aucune forme de compassion. Ce Cassoute, pour lui, n'existait seulement pas. Et c'est une autre caractéristique de l'homme politique que de considérer l'humanité séparée en deux camps : ceux qui peuvent lui être utiles et ceux, au contraire, qui lui sont opposés et de n'avoir pour ces derniers que la seule ambition de les vaincre sans surtout tenter de les comprendre.
26 octobre Félicité ne s'était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avec son bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde. Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n'avait rien entendu ; elle se mourait de curiosité.
« Eh bien ? » demanda-t-elle, en se précipitant au-devant de son mari.
Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il dit d'une voix étranglée :
« C'est fait, nous serons receveur particulier. » Elle lui sauta au cou ; elle l'embrassa.
« Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n'ai rien entendu.
O mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moi tout. » Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans l'effusion de sa victoire, vida son cœur. Il n'omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n'étaient bonnes à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s'il voulait rester le maître. Félicité, penchée, buvait ses paroles.

Il en est souvent ainsi de ceux qui croient gouverner quand, à l'évidence, ils sont manipulés à distance comme des marionnettes. Mais n'est-ce pas le sort de tout homme ? Qui pourrait faire, sans en omettre, la somme des influences qui a subies pour prendre une décision, fût-elle la plus infime de celles qu'il aura prises ? Le parfait libre arbitre est une grande illusion. Dans les actes quotidiens de l'homme et de la femme ordinaires, ce jeu d'influences réciproques n'a que peut d'importance. Chez les Rougon, cela prenait du poids au regard de leur ambition commune et de l'impureté des cinquante-mille francs volés à Adélaïde par Pierre Rougon au moment de son mariage avec Félicité. Dans les gouvernements, cela prend un tour très différent car, de telle ou de telle autre décision, dépendent la réussite des projets de ceux-ci ou de ceux-là. Et l'on a vu ainsi des princes et des rois se promener à la ville et aux champs, dans l'illusion de commander et de décider par eux-même ce qui était juste et bon pour leurs humbles sujets, quand ils n'étaient que les agents innocents de forces qui les dépassait de plusieurs hauteurs et qui les menaient vers où bon leur semblait. Rougon était de cette espèce-ci. Félicité, de l'autre.

Elle lui fit recommencer certaines parties du récit, disant qu'elle n'avait pas entendu ; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde, l'esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l'affaire de la mairie, elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil, roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d'efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu'elle oublia elle-même toute prudence.
« Hein ! c'est à moi que tu dois tout cela ! s'écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t'avais laissé agir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud, c'était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu'il fallait jeter à ces bêtes féroces. » Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avec un rire de gamine :
« Eh ! vive la République ! elle a fait place nette. » Mais Pierre était devenu maussade.
« Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir tout prévu. C'est moi qui ai eu l'idée de me cacher. Avec cela que les femmes entendent quelque chose à la politique ! Va, ma pauvre vieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vite naufrage. » Félicité pinça les lèvres. Elle s'était trop avancée, elle avait oublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de ces rages sourdes, qu'elle éprouvait quand son mari l'écrasait de sa supériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l'heure serait venue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhomme pieds et poings liés.

Les guerres au sein des couples sont très certainement les plus fortes et les plus durables que les hommes et les femmes ont su inventer et l'on se demande en voyant passer certains, en promenade le dimanche, comment ils ont fait pendant toute la semaine pour ne pas en arriver au meurtre. On trouve dans ces guerres toutes les caractéristiques de la guerre étrangère. Il y a ces couples qui sont comme deux pays voisins qui ont passé des accords de commerce et qui surveillent cependant jalousement leurs frontières pour faire scrupuleusement appliquer les droits de douane les plus élevés possibles. Il y a ces couples qui sont comme deux pays en guerre mais dont la querelle est si ancienne qu'aucun des deux ne sait vraiment ce qui l'a provoquée. Peu importe. Chaque geste et chaque parole de l'autre sont pris en mauvaise façon et l'on observe même dans certaines familles des escarmouches rapides entre les belligérants qui peuvent aboutir à l'échange de coups. Le plus souvent, l'un des deux conjoints décide qu'il est le pays et que l'autre n'est qu'une province. Il commande, il décide, il colonise. Certes, le plus souvent, c'est le mari qui a cette insolence, qu'il justifie par la protection et les subsides qu'il apporte au ménage. La femme est alors colonisée, ne jouissant pas de toutes les libertés d'une citoyenneté pleine et entière. Nul doute que tôt ou tard, les femmes, comme les peuples colonisés, ne sauront se contenter de cette citoyenneté infirme et qu'ils se rebelleront contre le joug de leurs colonisateurs.  Viendront alors d'autres temps pour la justice et pour la liberté. Mais l'heure, en 1851, à Plassans, n'en était pas venue.

« Ah ! j'oubliais, reprit Rougon, M. Peirotte est de la danse. Granoux l'a vu qui se débattait entre les mains des insurgés. » Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à la fenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveur particulier. Elle venait d'éprouver le besoin de les revoir, car l'idée du triomphe se confondait en elle avec l'envie de ce bel appartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis si longtemps.
Elle se retourna, et, d'une voix étrange :
« M. Peirotte est arrêté ? » dit-elle.
Elle sourit complaisamment ; puis une vive rougeur lui marbra la face. Elle venait, au fond d'elle, de faire ce souhait brutal : « Si les insurgés pouvaient le massacrer ! » Pierre lut sans doute cette pensée dans ses yeux.
« Ma foi ! s'il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires… On ne serait pas obligé de le déplacer, n'est-ce pas ! ? et il n'y aurait rien de notre faute. » Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu'elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Peirotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d'en face que des coups d'œil sournois, pleins d'une horreur voluptueuse. Et il y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d'épouvante criminelle qui les rendit plus aiguës.

Félicité, comme beaucoup de personnes, sinon toutes, jouissait ainsi de ses mauvaises pensées. Il en est souvent ainsi que les bonnes gens souhaitent la mort de leurs voisins qui leur permettrait d'avancer dans le projet de toute une vie, qui, parfois, n'est que de récupérer un bout de jardin qui empiète sur le leur et qui résulte d'un partage entre familles qui date de plusieurs siècles. Alors, ils guettent sur le visage du voisin l'avancée d'une maladie qu'ils ont imaginée si fort qu'elle finit par arrivée. Le vieux, propriétaire du lopin meurt. C'en est fait. Ils vont pouvoir réaliser leur rêve et tracer une nouvelle allée qui leur évitera ce léger détour pour se rendre au puits le matin. Ils suivent l'enterrement et présentent leurs condoléances à la famille, serrant longuement la main du fils aîné pour s'en aliéner les bonnes grâces. Dès le lendemain de la fin du deuil, ils se précipitent chez le fils et amènent avec ce qu'ils croient être de l'habileté l'affaire dans la conversation. Ce lopin de terre ne lui sert à rien. Pire, il l'encombre. Il s'en porte acquéreur. Mais le fils, qui a remarqué le manège s'émeut de tant de précipitation. Il imagine soudain que tant d'empressement ne peut venir que d'un trésor qui serait caché dans la terre. Il imagine que son voisin a empoisonné son père. Il refuse de vendre et, le surlendemain, va creuser dans le sol des trous très profonds pour tenter de récupérer le magot. De sa fenêtre, l'envieux le regarde creuser, reprenant par devers lui ses menaces de mort silencieuses.

D'ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvais côté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasser de ce chenapan ? Mais Félicité, reprise par la fièvre du succès, s'écria :
« On ne peut pas tout faire à la fois. Nous le bâillonnerons, parbleu ! Nous trouverons bien quelque moyen… » Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant les dossiers. Brusquement, elle s'arrêta au milieu de la pièce et, jetant un long regard sur le mobilier fané :
« Bon Dieu ! dit-elle, que c'est laid ici ! Et tout ce monde qui va venir !
– Baste ! répondit Pierre avec une superbe indifférence, nous changerons tout cela. » Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour les fauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints. Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu'à bousculer un fauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pas assez vite.
Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieille femme qu'il était d'une bien plus grande politesse.
Les « monsieur », les « madame » roulaient, avec une musique délicieuse. D'ailleurs, les habitués arrivaient à la file, le salon s'emplissait. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, les yeux hors de la tête, le sourire aux lèvres, poussés par les rumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, la veille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, à la nouvelle de l'approche des insurgés, revenaient, bourdonnants, curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu'aurait dispersé un coup de vent. Certains n'avaient pas même pris le temps de mettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il était visible que Rougon attendait quelqu'un pour parler. À chaque minute, il tournait vers la porte un regard anxieux.
Pendant une heure, ce furent des poignées de main expressives, des félicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu'un mot pour devenir de l'enthousiasme.

Les conversations de tout ce que Plassans comptait de réactionnaires et de partisans d'un ordre flétri montaient et descendaient comme le font les conversations mondaines. C'est assez frappant de constater que dans les assemblées humaines, les variations du volume sonore des conversations semblent obéir à une loi aussi précise que celle de la gravitation établie par Newton. Si, au fond du salon, deux personnes se sont retirées pour parler d'affaires confidentielles qu'ils ne souhaitent pas partager avec d'autres en aucune manière, et si la conversation dure assez longtemps, alors, peu à peu, leur chuchotement va gagner l'ensemble de l'assistance et chaque conversation baissant d'un ton, le salon pourra devenir en quelques minutes presque silencieux. La rapidité de cette variation dépend de l'envie que les autres participants auraient de savoir ce que les deux comploteurs se disent. Qu'il s'agisse de deux personnages importants, alors, le silence pourrait presque se faire immédiatement. Au contraire, en voilà deux qui s'esclaffent et qui haussent le ton, se frappant sur la panse, heureux de leur bon mot. Leurs voisins de salons, soudain gênés par leurs cris, ou ne voulant pas demeurer en reste dans une démonstration de jovialité, leur emboitent le pas, et la voix, et le geste et se mettent eux aussi à tonitruer. Très vite, plus personne ne s'entend. Si quelque enfant traîne par là, à l'ouïe sensible comme l'ont tous les enfants, il se bouche les oreilles avec ses doigts et s'enfuie vers la cuisine pour se réfugier dans les jupes des bonnes. Le Docteur Pascal, bien qu'il sortît peu, aimait beaucoup observer ces comportements qu'il rapportait avec délectation au comportement animal. Le salon jaune était pour lui l'exemple même qui pouvait rapporter la société des hommes à celle d'une basse-cour. Les rares fois où il avait participé chez son père à ces réunions, il n'avait pu manquer de remarquer que les hommes s'échangeaient à tour de rôle le rôle du coq et que certains, plus que d'autres, jouaient ce rôle avec satisfaction. D'ailleurs, certains hommes semblent avoir travaillé leur voix pour mieux se faire entendre dans un salon bruyant et de s'y exercer chaque jour devant leur miroir.

Enfin Granoux parut. Il s'arrêta un instant sur le seuil, la main droite dans sa redingote boutonnée ; sa grosse face blême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sous un grand air de dignité. À son apparition, il se fit un silence ; on sentit qu'une chose extraordinaire allait se passer. Ce fut au milieu d'une haie que Granoux marcha droit vers Rougon. Il lui tendit la main.
« Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l'hommage du conseil municipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l'époque abominable que nous traversons, des hommes qui allient votre intelligence à votre courage.
Venez… » Granoux, qui récitait là un petit discours qu'il avait préparé avec grand-peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit sa mémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l'émotion, l'interrompit, en lui serrant les mains, en répétant :
« Merci, mon cher Granoux, je vous remercie bien. » Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion de voix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, le couvrit d'éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Mais lui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pour conférer avec MM. Granoux et Roudier. Les affaires avant tout. La ville se trouvait dans une situation si critique ! Ils se retirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse, ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés de quelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobée des coups d'œil où l'admiration se mêlait à la curiosité. Rougon prendrait le titre de président de la commission municipale ; Granoux serait secrétaire ; quant à Roudier, il devenait commandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieurs se jurèrent un appui mutuel, d'une solidité à toute épreuve.
Félicité, qui s'était approchée d'eux, leur demanda brusquement :
« Et Vuillet ? » Ils se regardèrent. Personne n'avait aperçu Vuillet.
Rougon eut une légère grimace d'inquiétude.
« Peut-être qu'on l'a emmené avec les autres… », dit-il pour se tranquilliser.
Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n'était pas un homme à se laisser prendre. Du moment qu'on ne le voyait pas, qu'on ne l'entendait pas, c'est qu'il faisait quelque chose de mal.

Les révolutions réactionnaires diffèrent somme toute en peu de choses des révolutions de libération. Dans la lutte, des fraternités naissent et, au plus fort du combat, le chef est celui qui s'expose le plus et celui qui les autres savent pouvoir compter. Mais, dès la fin de la bataille, il en est tout autrement. Le bruit des armes à peine tu, il faut se trouver un chef, qui n'est pas toujours celui qui s'était désigné au combat par sa bravoure et son abnégation. On le désigne et, dès cet instant, commence à se former autour de lui une petite cour qui sera attentive à bénéficier de ses largesses et à filtrer ceux qui pourront avoir accès à lui. C'est dans cet entourage que l'on trouve les spécimens les plus vils de l'espèce humaine et ce devrait être un précepte fort de l'éducation des jeunes que de ne jamais prétendre à l'entourage du prince à moins d'avoir une fonction clairement définie. Les médecins du roi, par exemple, sont hommes d'influence. Mais, on sait parfaitement pourquoi ils sont là et quel est leur office principal. Il en est de même de celui qui tient la cassette, de l'intendant et, dans les États, des ministres aux fonctions régaliennes. Mais, tout peut aussi se troubler. Voilà que le roi, le prince, l'empereur ou le président, souhaitant récompenser un parasite de son assiduité à sa cour, le nomme ministre de ceci ou de cela. Les problèmes commencent alors et ne finiront pas car, le ministre soudain promu va s'entourer de parasites d'un plus faible niveau que lui encore, si cela est possible. C'est d'ordinaire ce qui fait la fin des régimes et des dynasties qui, tels une lignée qui ne se régénèrerait pas grâce à l'apport d'un sang nouveau, s'appauvrirait jusqu'à la débilité.
Bien sûr, les réactionnaires de Plassans, eux-mêmes assez dégénérés par plusieurs générations de macération dans leurs hôtels particuliers, avaient déjà bien entamé le chemin.Les Rougon, Granoux et Vuillet avaient pris de l'avance et il ne faudrait pas beaucoup plus de vingt années pour qu'ils parviennent à leur épuisement. Il faudrait ainsi inventer de nouvelles règles pour encadrer ces phénomènes délétères pour les sociétés et pour les nations. Nul doute que ces jeux de chefs et de cours ont conduit les peuples au désastre par le passé et qu'ils continueront à les conduire à la catastrophe dans l'avenir. Que la tête soit folle et le corps des courtisans en pourrira plus vite. Que la tête soit faible et les courtisans prendront toute la place pour leurs petites affaires.
27 octobre La porte s'ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec son clignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis il vint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuillet avait fait ses petites affaires tout seul. Il s'était taillé lui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il avait vu, par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter le directeur des postes, dont les bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin, à l'heure même où Rougon s'asseyait dans le fauteuil du maire, était-il allé s'installer tranquillement dans le cabinet du directeur. Il connaissait les employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu'il remplacerait leur chef jusqu'à son retour, et qu'ils n'eussent à s'inquiéter de rien.
Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal dissimulée ; il flairait les lettres ; il semblait en chercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvelle répondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans son contentement, jusqu'à donner à un de ses employés un exemplaire des œuvres badines de Piron. Vuillet avait un fonds très assorti de livres obscènes, qu'il cachait dans un grand tiroir, sous une couche de chapelets et d'images saintes ; c'était lui qui inondait la ville de photographies et de gravures honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente des paroissiens. Cependant il dut s'effrayer, dans la matinée, de la façon cavalière dont il s'était emparé de l'hôtel des postes. Il songea à faire ratifier son usurpation. Et c'est pourquoi il accourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissant personnage.
« Où êtes-vous donc passé ? » lui demanda Félicité d'un air méfiant.
Alors il conta son histoire, qu'il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé l'hôtel des postes du pillage.
« Eh bien, c'est entendu, restez-y ! dit Pierre après avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile. » Cette dernière phrase indiquait la grande terreur des Rougon ; ils avaient peur qu'on ne se rendît trop utile, qu'on ne sauvât la ville plus qu'eux. Mais Pierre n'avait trouvé aucun péril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire des postes ; c'était même une façon de s'en débarrasser. Félicité eut un vif mouvement de contrariété.

Vuillet à l'hôtel des postes, c'était laisser un enfant gourmand seul dans un magasin de sucreries. Félicité n'avait aucune confiance en ce personnage plein de componction, suant l'envie, l'œil torve de désirs mal contenus. Il était l'exemple même de la personne à qui, sans avoir à y réfléchir, on n'aimerait pas confier ses enfants, pris d'une vague crainte et de doutes sur sa moralité. Mais Félicité n'avait pas d'enfants à confier à la garde de quiconque et ce qu'elle craignait de l'odieux personnage n'était pas de cet ordre. Tenir l'hôtel des postes, c'était tenir le lieu par lequel pouvaient arriver des informations secrètes qui pouvaient donner un avantage certain à ceux qui les obtiendraient. C'était d'ailleurs pour cela que Vuillet avait choisi ce poste, d'ailleurs plus par curiosité que pour échafauder des stratagèmes. On rencontre ainsi parfois de ces personnes qui veulent savoir les choses pour seulement les savoir et qui, les sachant, n'en font rien, sinon les répéter le moment venu et dire qu'ils le savaient. D'autres veulent savoir pour prendre un temps d'avance. D'autres encore, pour tenter de réagir. Vuillet, lui, comme d'autres, pratiquait l'information comme un péché solitaire. Cependant, Félicité craignait que Vuillet pût donner à d'autres qu'à son mari et à elle-même toute information cruciale pour le sort de Plassans et de la France. La place des Rougon tenait encore à bien peu de choses et  il n'aurait pas été si difficile de la leur prendre. Félicité décida donc de le placer sous haute surveillance et se promit d'aller lui rendre visite aussi tôt que possible à l'hôtel des postes et surtout, aussi souvent que possible.
Que se passerait-il si chacun pouvait disposer en permanence de toute l'information ? On sait que de tout temps, le pouvoir s'est assis sur le commerce des nouvelles, censurant la presse et lui délivrant parfois de fausses informations pour calmer le peuple ou le conduire à faire ce que ce même pouvoir souhaitait qu'il fît. Si demain, chacun savait ce qu'il fallait savoir, dans une totale transparence, alors, l'exercice du pouvoir s'en trouverait forcément modifié. Il n'y aura jamais de véritable débat démocratique s'il n'y a pas de totale liberté d'information. C'est un principe qui a été posé depuis longtemps et qui ne s'est pas démenti, même si il est aisé de constater que jamais, jusqu'à maintenant, il n'a été parfaitement appliqué.
28 octobre Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler aux groupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu'il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. À chaque nouveau détail, une interruption partait.
« Et vous n'étiez que quarante et un, c'est prodigieux ! Ah bien ! merci, il devait faire diablement noir.
– Non, je l'avoue, jamais je n'aurais osé cela !
– Alors, vous l'avez pris, comme ça, à la gorge !
– Et les insurgés, qu'est-ce qu'ils ont dit ? » Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve de Rougon. Il répondait à tout le monde. Il mimait l'action. Ce gros homme, dans l'admiration de ses propres exploits, retrouvait des souplesses d'écolier, il revenait, se répétait, au milieu des paroles croisées, des cris de surprise, des conversations particulières qui s'établissaient brusquement pour la discussion d'un détail ; et il allait ainsi en s'agrandissant, emporté par un souffle épique. D'ailleurs, Granoux et Roudier étaient là qui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu'il omettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter un épisode, et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ils parlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder comme dénouement, comme bouquet, l'épisode homérique de la glace cassée, Rougon voulut dire ce qui s'était passé en bas dans la cour, lors de l'arrestation du poste, Roudier l'accusa de nuire au récit en changeant l'ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l'occasion bonne pour lui, s'écria d'une voix prompte :
« Eh bien, soit ! Mais vous n'y étiez pas… Laissez-moi dire… » Alors il expliqua longuement comment les insurgés s'étaient réveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l'impuissance. Il ajouta que le sang n'avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase désappointa l'auditoire qui comptait sur son cadavre.

C'était ainsi tout un petit théâtre qui s'était improvisé dans le salon jaune des Rougon, qui réinventait de façon improvisée le rôle même du théâtre, qui n'est pas d'informer, mais qui n'est pas non plus de distraire, mais bien de permettre aux spectateurs de contourner la condition humaine qui veut que l'on ne puisse pas être à deux endroits en même temps, ni que l'on ne puisse remonter le temps. Cette même condition humaine ne permet pas non plus de changer d'identité à loisir. Certes, le roman permet aussi cela, mais de façon plus intérieure et surtout solitaire. Le lecteur de roman est seul avec son livre. S'il lit à voix haute pour une assistance, il demeure seul cependant, incapable d'entrer dans l'imagination de ses auditeurs. Alors que les spectateurs de théâtre vivent ensemble une aventure, pleurent ensemble à la mort de l'héroïne, partagent cette unité de temps et de lieu qui est propre à la vie en société. Sans rien y connaître, Rougon, Granoux, Roudier, avaient un débat littéraire, et, lorsque ce dernier reprochait à Rougon de nuire au récit en changeant l'ordre des événements, il lui faisait le reproche que les lecteurs de feuilletons font assez communément au narrateur, qui est de ne plus rien y comprendre si l'ordre chronologique des faits n'est pas respecté. Ce qui fait que le lecteur, pour le roman, le spectateur, pour le théâtre, comprennent relève en quelque sorte du consentement. Il y a une forme de pacte qui se noue entre celui qui a conçu le récit et celui qui en prend connaissance. Et ce pacte peut se rompre à tout moment. La sentence que « l'on n'y comprend rien » peut tomber, avec un geste de rage. Il suffit de presque rien, d'un détour, d'une attente qui dure trop longtemps. Et nul doute que viendront des écrivains qui joueront avec cela et qui prendront plaisir à écrire des textes pour lesquels tout le travail de construction du récit reviendra au lecteur ou au spectateur. Car, si l'on y réfléchit, on n'y comprend jamais rien. Ce pacte fragile qui se noue ne se noue pas entre l'auteur et le lecteur, entre l'auteur et le spectateur, mais bien entre le lecteur, le spectateur, et le texte. Que l'on raconte un fait anodin qui vient de se passer dans la cour, ou bien un événement qui marquera l'histoire et dont on a été le témoin, que l'on tente d'être fidèle à ce qui s'est passé, ou à présenter un récit qui puisse paraître véridique, c'est cette même illusion de l'ubiquité et de la dissolution du temps qui se joue. C'est la capacité quasi divine d'imaginer qui se met en marche.
29 octobre « Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame était pauvre.
– Oui, oui, trois coups de feu, reprit l'ancien bonnetier.
C'est le charcutier Dubruel, M. Liévin et M. Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable. » Et, comme il y eut quelques murmures :
« Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien cruelles nécessités, sans qu'on y verse du sang inutile. J'aurais voulu vous voir à ma place… D'ailleurs, ces messieurs m'ont juré que ce n'était pas leur faute ; ils ne s'expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un bleu sur la joue d'un insurgé… » Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l'auditoire. Sur quelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer ?
Cela donna sujet à de longs commentaires.

La plupart des gens n'ont jamais tenu une arme et n'en ont même jamais vu. Très peu de ceux qui en ont vu ont connu le feu, et parmi ceux qui l'ont connu et qui en sont revenu, rares sont ceux qui ont des connaissances en balistique. L'arme à feu, bien qu'elle soit désormais chose courante, demeure pour les hommes une sorte d'objet magique, comme le fusil du contrebandier Macquart était bien un objet magique, doté d'une âme pour la vieille Adélaïde. Tout le monde peut comprendre le phénomène physique qui conduit une balle, très proprement effilée et dessinée pour entrer dans les chairs, à être violemment expulsée du canon pour atteindre sa cible. Peu importe. Le moment très bref entre le bruit assourdissant du coup de feu et celui où l'homme visé s'écroule est toujours vécu comme une faille dans le temps, une faille dans l'histoire. Et c'est pourquoi les armes à feu fascinent les hommes et les enfants.
Elles continueront longtemps à les fasciner.

« En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à l'agitation le temps de se calmer, en haut, nous avions fort à faire. La lutte a été rude… » Et il décrivit l'arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très largement, sans nommer Macquart, qu'il appelait « le chef ». Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M, le maire », revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène. Ce n'était plus chez le portier, mais chez le premier magistrat de la ville qu'on se battait. Roudier était enfoncé. Rougon arriva enfin à l'épisode qu'il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros.
« Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J'écarte le fauteuil de M. le maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup pan… » Tout l'auditoire était pendu aux lèvres de Rougon.
Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s'écria :
« Non, non, ce n'est pas cela… Vous n'avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j'ai tout vu…
L'homme a voulu vous assassiner ; c'est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j'ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu'il glissait sous votre bras…
– Vous croyez ? » dit Rougon devenu blême.
Il ne savait pas qu'il eût couru un pareil danger, et le récit de l'ancien marchand d'amandes le glaçait d'effroi… Granoux ne mentait pas d'ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.
« Quand je vous le dis, l'homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il, avec conviction.
– C'est donc cela, dit Rougon, d'une voix éteinte, que j'ai entendu la balle siffler à mon oreille. » Il y eut une violente émotion ; l'auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n'aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de son mari, pour mettre l'attendrissement de l'assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d'un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :
« Le coup part, j'entends siffler la balle à mon oreille, et, paf la balle va casser la glace de M. le maire. » Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l'héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l'on parla d'elle pendant un quart d'heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur.
C'était le bouquet tel que Pierre l'avait ménagé, le dénouement de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu'on venait d'entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait d'un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu'ils parlaient pour l'histoire.

Contrairement à Roudier, qui cherchait à se faire une place dans l'histoire, quitte à ce que cette place fût une place de second, Granoux avait, lui, choisi une autre place et une autre stratégie, qui était celle de désigner un champion et de le servir. Toutes les cours ont connu ce genre de personnage qui ne va pas s'exposer inutilement et inconsidérément pour prendre la première place, ni la deuxième, d'ailleurs, ni d'autres encore plus subalternes, mais qui sera, continuellement, le conseiller du prince. Qu'il tombe en disgrâce, il se retirera jusqu'à ce qu'il revienne en grâce. On peut penser que ces personnes tiennent cette place de conseiller de l'ombre par modestie personnelle, par manque de voix pour faire de beaux discours, parce qu'ils manquent de courage ou de force physique. C'est possible. Cependant, le plus souvent, il n'en est rien. C'est qu'ils regardent le métier de prince avec une certaine forme de mépris rentré. On ne saurait les en blâmer. Le prince est en permanence soumis au ridicule et l'on ne saurait se prêter à tous les rituels qu'on leur impose sans perdre toute dignité. Le voilà qui écoute avec un semblant d'intérêt ce qu'on lui dit, quand ce qu'on lui dit ne peut provoquer que l'ennui. On porte jusqu'à lui un enfant nouveau né ; il est affreux ; il doit cependant s'extasier et féliciter les parents et toute la maisonnée. Le prince est contraint de tant s'éloigner de tout mouvement naturel de l'âme et du corps qu'il en devient vite une sorte d'automate qui doute lui-même de son humanité. C'est alors que survient le conseiller, qui lui, en retrait des pantomimes princières, garde son sang froid et sa capacité de juger. Dans les cas extrêmes, c'est le conseiller qui gouverne et qui semble avoir doté d'une âme celui qu'il feint d'appeler son maître. Les auteurs des anciens contes l'ont bien montré. Dans le conte du Chat botté, il est plus hardi d'être le chat que d'être le maître qui doit jouer au marquis de Carabas, se baigner nu dans une rivière et sourire niaisement à tout ce que lui dira le roi.
Mais ce qui frappait dans l'histoire de Rougon, que Granoux avait enjolivée, c'était qu'elle obéissait à toutes les règles auxquelles obéissent d'ordinaire les drames sans avoir pour autant un caractère tragique. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » répète fort justement le fabuliste. Les sauveurs de Plassans devaient asseoir leur pouvoir dérisoire sur un péril dérisoire afin de pouvoir jouir d'une gloire dérisoire. Tout cela était dans l'ordre des choses. Alors qu'à quelques lieux de là se jouait un drame véritable, de ceux qui vont résonner inlassablement dans l'histoire et marquer la mémoire des hommes, les réactionnaires faisaient à leur manière mesquine l'histoire mesquine de la réaction. Il fallait voir ces chairs usés par la bonne chair et le bon vin s'exciter soudainement et trouver des couleurs. Et ses teints fanés qui, depuis des décades semblaient  à jamais retirés de la vie trouvaient en ce moment de nouvelles jeunesses. La glace que Rougon, par inadvertance avait brisée était le symbole cruel de cette farce. Il fallait à tout prix qu'ils cassassent l'objet qui eût pu leur renvoyer leur image grotesque d'émeutiers bourgeois prenant sans danger un pouvoir vacant, seulement tenu en apparence par un fantoche notoire sans foi ni loi. Car, on le sait, Rougon ne valait pas mieux que Macquart, qui ne valait pas mieux que Rougon et l'un comme l'autre faisaient assaut de déchéance morale. Granoux savait tout cela et considérait les deux frères avec la même méfiance. Il pensait qu'il n'avait à se glisser entre eux que des chances de se salir et c'était pour cela qu'il s'en était bien gardé.
30 octobre Cependant, Rougon et ses deux lieutenants dirent qu'ils étaient attendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires graves. Granoux crevait d'importance ; lui seul avait vu l'insurgé presser la détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau. En quittant le salon, il prit le bras de Roudier d'un air de grand capitaine brisé de fatigue, en murmurant :
« Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me coucherai ! » Rougon, en s'en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l'ordre comptait plus que jamais sur lui et sur la Gazette. Il fallait qu'il publiât un bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.
« Soyez tranquille ! répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir. » Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un instant, bavards comme des commères qu'un serin envolé réunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d'huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu'il se fût révélé, parmi eux, des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive démangeaison d'aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un, piqués chacun par l'ambition d'être le premier à tout savoir, à tout dire ; et Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de la Banne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseaux maigres, soufflant l'émotion aux quatre coins de la ville.

C'est une belle leçon qu'il faudrait retenir pour l'histoire car l'histoire semble oublieuse de ces leçons-là et n'en fait qu'à sa tête, recommençant les mêmes erreurs. Cette belle leçon est que les partis qui se réclament de l'ordre, qui n'est jamais en fait qu'un certain ordre établi qui les arrange et leur donne des privilèges, que ceux-là, commerçants tranquilles et un peu avachis, petits rentiers et bourgeois aux nombreux enfants, ceux-là mêmes, peuvent prendre le pouvoir, occuper les villes et les fonctions, se répandre partout après avoir muselé le peuple. Tous les Rougon, Granoux et Roudier de France avaient appelé le coup d'État de leurs vœux, que ce fût celui de Louis-Napoléon Bonaparte, ou celui d'un des descendants de la couronne de France car ils détestaient la République, et même, ils la haïssaient. Qu'ils détestassent un régime fondé sur le partage des richesses, eux qui avaient construit leur vie sur l'accumulation de leurs biens, n'était pas très étonnant et qu'ils espérassent un ordre favorable à la rente ne l'était pas non plus. En revanche, ce qui était plus curieux, et qui ne laissera jamais de le paraître à travers les siècles, c'est que le peuple, ce peuple démuni, se fût laissé volé la victoire de 1848 et ses formidables aspirations. Personne n'a trahi la République sinon la République elle-même, qui est allée de renoncements en renoncements et qui a confronté le peuple à son indécision et ses palinodies. Après qu'elle eût affichée chaque jour sa faiblesse, était-il si injuste qu'on la considérât comme faible ? Était-il si surprenant qu'elle s'attirât les convoitises de ceux qui étaient depuis toujours ses ennemis virulents ? Le sort réservé aux régimes qui se trahissent eux-mêmes est inscrit dans l'histoire bien avant que leur sort funeste ne soit dénoué.
31 octobre Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s'agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu'une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! » Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu'un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d'une petite bande d'hommes qui avaient coupé la tête de l'hydre, mais sans détails, comme d'une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit.
Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d'un bout à l'autre de la ville, l'histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d'éloge dans le vieux quartier. L'idée qu'ils étaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorités d'aucune sorte, consterna d'abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d'avoir pu achever leur somme et de s'être réveillés comme à l'ordinaire, en dehors de tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l'admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette indiscrétion qu'il redoutait tourna à sa gloire. À cette heure d'effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.
« Songez donc disaient les poltrons, ils n'étaient que quarante et un ! » Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C'est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés.
Il n'y eut que quelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sans causes, d'anciens militaires, honteux d'avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n'y avait aucune preuve de combat, ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

Lorsque naît la rumeur, il est souvent possible de retrouver les quelques faits sur lesquels elle a germé, comme germe une herbe folle sur un coin de trottoir, même là où rien ne devrait pousser. De la même façon, il y a souvent quelques personnes qui ne croient pas à cette rumeur et qui, selon les temps, sont considérés comme des esprits forts, dont l'incrédulité doit être moquée, puis, comme des visionnaires qu'il conviendrait de célébrer. Mais la rumeur, en fait, ne voit pas le jour n'importe-où. Ce n'est pas, comme on le dit parfois, qu'il « n'y a pas de fumée sans feu » car on a vu parfois beaucoup de fumée et l'on n'a pour autant jamais trouvé de feu, mais c'est plutôt qu'il y a toujours au moins un des grands ingrédients qui suscitent chez l'homme des envies irrépressibles de parler : la mort, l'argent et, non pas l'amour, mais les choses du sexe. Qu'une rumeur naisse sans qu'aucun de ces ingrédients soit appelé est aussi rare que la neige en plein été. Dans le cas de la rumeur de Plassans, la mort, réelle ou imaginaire, était bien sûr le premier des ingrédients convoqués. Les insurgés, dépeints par les bourgeois à grand renfort d'adjectifs terribles, ne pouvaient ainsi que devenir une horde assoiffée de sang. L'argent, bien sûr, était là aussi, qui ne demandait qu'à être volé, pillé, et les mêmes bourgeois frissonnaient d'aise et de crainte mêlées à l'idée que les insurgés eussent pu trouver leur magot caché pourtant dans un endroit inaccessible de leur intérieur. Restait le sexe. On ne tarda pas plus de quelques jours avant que d'abominables histoires de viols ne parcourussent la ville. C'était une femme qui était descendue de chez elle, alertée par les cris et croyant devoir aller secourir un blessé, qui s'était fait trousser contre sa volonté par une bande de gaillards au visage noirci au bouchon. Puis, ce ne fut plus une seule femme, mais dix, vingt, cent, si bien que les commères finirent par se regarder en coin, se demandant chacune si l'autre avait connu les derniers outrages. Mais, la rumeur, cette fois, en fut d'autant plus forte qu'une figure semblait concentrer sur elle seule les trois attributs. Il s'agissait bien sûr de cette fille drapée dans une mante rouge qui brandissait le drapeau qui selon les cas était le drapeau de la République, mais qui devint bientôt un drapeau rouge, puis un drapeau rouge-sang, puis un drapeau dégoulinant de sang. C'est alors que les femmes qui dont on disait qu'elles avaient été violées devinrent des vierges, car, lorsque la rumeur devient mythe, les hommes ont souvent recours aux vierges, qui semblent devoir apporter aux récits les plus extravagants une pointe de véracité. Cent vierges furent violées à Plassans cette nuit-là d'insurrection, sous l'œil impavide d'une sorcière drapée dans un drapeau dégoulinant de leur sang. L'image était forte et propre à susciter durablement une excitation coupable chez les hommes de la ville, surtout chez les hommes d'un âge avancé. Longtemps après, il y avait encore quelques vieillards qui croyaient même se souvenir. Les historiens avaient pourtant fait leur travail. Mais la rumeur est toujours plus intéressante que les faits et c'est pourquoi elle subsiste.
1er novembre « Mais la glace, la glace ! répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas nier que la glace de M. le maire soit cassée. Allez donc la voir. » Et, en effet, jusqu'à la nuit, il y eut une procession d'individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d'ailleurs, la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avait fait un trou rond, d'où partaient de larges cassures ; puis tous murmuraient la même phrase :
« Fichtre ! la balle avait une fière force ! » Et ils s'en allaient, convaincus.
Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville.
Tout Plassans, à cette heure, s'occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaient l'espérance d'un prochain triomphe. Ah ! comme elle allait écraser cette ville qu'elle mettait si tard sous ses talons ! Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses appétits de jouissance immédiate.
Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon.
C'était là que, tout à l'heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine d'Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.
Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide qui rôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l'air.
Elle lui fit signe de monter. Il semblait n'attendre que cet appel.
« Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu'il hésitait. Ton père n'est pas là. » Aristide avait l'air gauche d'un enfant prodigue. Depuis près de quatre ans, il n'était plus entré dans le salon jaune. Il tenait encore son bras en écharpe.
« Ta main te fait toujours souffrir ? » lui demanda railleusement Félicité.
Il rougit, il répondit avec embarras :
« Oh ! ça va beaucoup mieux, c'est presque guéri. » Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint à son secours.
« Tu as entendu parler de la belle conduite de ton père ? » reprit-elle.
Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplomb revenait ; il rendit à sa mère sa raillerie ; il la regarda en face, ajoutant :
« J'étais venu voir si papa n'était pas blessé.
– Tiens, ne fais pas la bête ! s'écria Félicité, avec sa pétulance. Moi, à ta place, j'agirais très carrément. Tu t'es trompé, là, avoue-le, en t'enrôlant avec tes gueux de républicains. Aujourd'hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avec nous, qui sommes les plus forts. Hé ! la maison t'est ouverte ! » Mais Aristide protesta. La République était une grande idée. Puis les insurgés pouvaient l'emporter.
« Laisse-moi donc tranquille ! continua la vieille femme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me charge de l'affaire… Écoute-moi : tu vas aller à ton journal, tu rédigeras d'ici à demain un numéro très favorable au coup d'État, et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tu seras accueilli à bras ouverts. » Et, comme le jeune homme restait silencieux :
« Entends-tu ! ? poursuivit-elle d'une voix plus basse et plus ardente ; c'est de notre fortune, c'est de la tienne, qu'il s'agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assez compromis comme cela. » Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant le Rubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal. Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud de son écharpe :
« Et d'abord, il faut m'ôter ce chiffon-là. Ça devient ridicule, tu sais ! » Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il le plia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mère en disant : « À demain ! »

Aristide descendit la rue de la Banne, l'œil vague, comme perdu dans ses pensées. Il ne savait plus ce qu'il devait faire, ni le parti qu'il devait prendre. Ce n'était pas qu'il était embarrassé de devoir expliquer publiquement qu'il s'était trompé en soutenant la République. Il avait assez de rhétorique pour retourner sa veste sans avoir pour autant à se désavouer. Bientôt, il se mit, tout en marchant, à préparer son argumentaire et celui-ci tournait autour de la modernité. Il allait soutenir le coup d'État, dont il ne doutait pas qu'il conduirait à l'Empire, parce que c'était là une façon de célébrer une déesse qui pouvait s'opposer à Marianne, la déesse de la modernité. Il plaiderait que la République était devenue archaïque, que les valeurs qu'elle défendait étaient les valeurs d'un temps passé, qui sous couvert d'égalitarisme conduisaient le peuple vers la misère. Il soutiendrait que les mesures de redistribution des richesses ne pouvaient que désespérer les détenteurs de capitaux et freiner l'investissement dans l'industrie. Il démontrerait que ceux qui faisaient ainsi étaient en fait les ennemis de la France, car ils favorisaient le déséquilibre avec les puissances étrangères, la perfide Albion et la Prusse vengeresse. Il montrerait ainsi comment le Républicain était un être assoiffé de sang et nourri de littérature étrangère, un être à la solde de l'ennemi, un traître qu'il fallait poursuivre et châtier sans merci. Il lirait et ferait la promotion des écrits de Louis-Napoléon Bonaparte et en apprendrait même des paragraphes entiers pour pouvoir les citer sans devoir s'en référer aux ouvrages. S'il s'était agi d'un coup d'État monarchiste, la tâche aurait été plus difficile. Il eût fallu admettre s'être trompé. Le coup de génie du coup d'État bonapartiste, de celui-ci comme du premier qui avait porté le Premier Consul au pouvoir, c'était qu'il exemptait même les révolutionnaires de devoir avouer avoir été dans l'erreur. Les Républicains les plus farouches, ou qui faisaient mine de l'être, pouvaient sans encombre épouser l'Empire sans avoir à se renier. Napoléon Premier avait exalté ce que l'on n'appelait pas encore l'esprit moderne en enrôlant tous les hommes valides du pays dans la guerre étrangère. Louis-Napoléon ne ferait pas de même. Il l'avait promis et les puissances européennes l'avaient laissé faire sur la foi de cette promesse. Non. Il ferait mieux. Il enrôlerait le pays entier dans la guerre industrielle. Il moderniserait la France pour la hisser au niveau de ses éternelles rivales et, plutôt que d'aller affronter des troupes aguerries, il lancerait des guerres coloniales sous couvert de pacification et de civilisation.
La méthode est habile et il y a fort à parier qu'elle sera utilisée encore à travers les siècles. Un régime qui veut renier les idéaux qui l'ont porté au pouvoir n'a qu'à se saisir de l'argument de la modernité pour le faire presque sans encombre. Il lui suffit d'accuser ses contradicteurs, au sein de son propre camp, de crimes d'archaïsme et de rapidement les constituer en adversaires, puis en ennemis. Au passage, il faudra exalter les vertus de la modernité tout en expliquant que cette modernité est tout autant inéluctable que le temps qui passe et que ceux qui voudraient une autre politique sont des obscurantistes nostalgiques.
Aristide tournait déjà dans sa tête tous les arguments que, dès le lendemain, il servirait dans son journal. Il avait presque le titre de la une, dans lequel il y aurait le mot « avenir » et aussi le mot « radieux ». Il marchait, le pas presque léger. Les angoisses de la nuit s'étaient dissipées. Il semblait heureux de la bonne blague qu'il allait faire à ses anciens amis. Mais, soudain, lui vint devant les yeux l'image de Silvère, et il se souvint de la flamme de ses yeux, de sa parole exaltée et, à l'idée de cette pureté trahie, un frisson lui parcourut le dos comme s'il avait rencontré le vent froid de la mort. Il pouvait chercher tous les arguments de la terre et les ficeler aussi bien qu'il le pourrait, il n'en était pas moins qu'une trahison demeurerait une trahison et que l'histoire, qui ne s'embarrasse pas de rhétorique, après quelque temps, rendrait au traître son dû comme elle rendrait la justice au juste. Il sut que face aux siècles, c'était Silvère qui gagnerait et que lui serait, à jamais, perdu.
2 novembre Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. Il n'était resté que huit conseillers municipaux ; les autres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que le maire et les deux adjoints. Ces huit messieurs, de la force de Granoux, eurent des sueurs d'angoisse, lorsque ce dernier leur expliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avec quel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, il faudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseils municipaux de certaines petites villes. À Plassans, le maire avait sous la main d'incroyables buses, de purs instruments d'une complaisance passive. Aussi, M. Garçonnet n'étant plus là, la machine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconque saurait en ressaisir les ressorts. À cette heure, le sous-préfet ayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par la force des circonstances, le maître unique et absolu de la ville ; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre les mains d'un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyens n'aurait prêté cent francs.

Ce n'est pas à toutes les époques que l'on trouve pour prendre en charge la chose publique des hommes de valeur. Il y a des temps où les conseils municipaux sont faits de héros qui se dépensent sans compter et surtout sans compter pour eux-mêmes. Mais il y a aussi des époques, où l'ensemble du personnel qui constitue la classe politique est si affaibli qu'il n'y a plus rien à en attendre ni rien à en espérer. C'était le cas de la France de 1851. Et l'on peut trouver à cela plusieurs facteurs d'explication, mais, le premier et le plus important, était que le pouvoir était organisé de sorte à ce qu'il n'y ait aucune forme d'intérêt à s'engager pour la chose publique. Le pouvoir réel était ailleurs que dans les instances supposées gouverner. Les conseils municipaux n'étaient que des assemblées factices qui entérinaient les ordres qui leur venaient de plus haut. Le gouvernement-même semblait sous la pression de puissances financières qui le dépassaient. Alors, il n'y avait que quelques fantoches encore sensibles aux apparences du pouvoir pour siéger dans les palais de la République désertés par l'esprit.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s'occupa de la réorganisation de la garde nationale, et réussit à mettre sur pied trois cents hommes ; les cent neuf fusils restés dans le hangar furent distribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommes armés par la réaction ; les cent cinquante autres gardes nationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats à Sicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite armée en revue sur la place de l'Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir que les marchands de légumes riaient en dessous ; tous n'avaient pas d'uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leur chapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond, l'intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le reste de la petite armée fut dispersé, par pelotons, aux différentes portes de la ville.
Roudier se réserva le commandement du poste de la Grand Porte, la plus menacée.
Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rue Canquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne se mêler de rien. Il fit, d'ailleurs, ouvrir les portes de la gendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais il voulait triompher seul, il n'entendait pas que les gendarmes pussent lui voler une part de sa gloire.
S'il avait absolument besoin d'eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leur présence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu'aggraver la situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence. Lorsqu'il apprit qu'il y avait un homme blessé dans la caserne, Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouva Rengade couché, l'œil couvert d'un bandeau, avec ses grosses moustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par de belles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant, exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service. Il promit de lui envoyer un médecin.
« Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade ; mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes, ce serait de tordre le cou au misérable qui m'a crevé l'œil. Oh !, je le reconnaîtrai ; c'est un petit maigre, pâlot, tout jeune… » Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Il eut un léger mouvement de recul, comme s'il eût craint que Rengade ne lui sautât à la gorge, en disant :
« C'est ton neveu qui m'a éborgné ; attends, tu vas payer pour lui ! » Et, tandis qu'il maudissait tout bas son indigne famille, il déclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, il serait puni avec toute la rigueur des lois.
« Non, non, ce n'est pas la peine, répondit le borgne ; je lui tordrai le cou. »

L'esprit de vengeance qui animait Rengade était tout autant compréhensible que sans objet. Il y avait au fond de lui cette parcelle de vérité qui fait entendre sa voix calme et posée au cœur même de la colère. Rien ni personne ne rendrait à Rengade son œil crevé et surtout pas la mort d'un enfant. Mais le gendarme avait décidé de ne rien entendre de cette voix calme, de cette voix calmée, de cette voix posée. Il laissait tout au contraire libre cours à sa colère, lui permettant de prendre entièrement possession de sa personne. Couché sur son lit avec son linge sanguinolent, il n'était plus que ressentiment. C'était pourtant, avant le malencontreux accident qui lui avait valu de perdre cet œil, un homme bon et reconnu comme tel par toute la ville. Ses moustaches fournies étaient célèbres dans le pays entier, et quand les garnements qui volaient les fruits qui dépassaient des murs le long de la route de Nice le voyaient arriver, ils savaient qu'ils ne risquaient rien qu'une réprimande bourrue mais sympathique, et qu'ils s'en tireraient avec une promesse jamais tenue de ne pas recommencer. Il aurait d'ailleurs pu, dans l'exercice de ses fonctions, rencontrer Miette et Silvère, le soir, en tendre maraude, la jeune fille tenant encore dans la main un des fruits qu'elle aimait à chaparder. Il n'aurait peut-être même rien dit de crainte d'embarrasser des amoureux si jeunes, si innocents. Peut-être qu'il aurait même ressenti une forme d'indulgence tendre à l'égard des deux enfants. Mais l'heure n'était plus à la tendresse ni à l'indulgence ; la folie de la vengeance régnait sur lui.
La vengeance est irrationnelle. Elle participe de cette volonté incongrue de faire en sorte que ce qui est ne soit pas, que ce qui fut ne fût pas, que ce qui devait arriver n'arrivât pas. C'est ainsi que la vengeance peut même s'exercer sur des objets ou des êtres inanimés. On a vu ainsi des personnes, la veille encore réputées saines d'esprit, frapper un cadavre dont la mort seule ne suffisait pas à les venger. Mais, au-delà même de ces situations extrêmes, qui n'a jamais donné un coup de pied à la chaise contre laquelle il vient de buter, endolorissant un petit doigt de pied sans pourtant que cela ait aucune conséquence ? C'est que cela ne devait pas arriver, et que par un acte presque magique, un coup de pied, l'esprit de l'homme, qui sait être irrationnel tout autant que rationnel, voudrait inverser le cours du temps ou entrer dans une autre de ses dimensions où la chaise n'aurait pas été là, où le pied aurait évité la chaise, où le doigt de pied n'aurait connu aucune douleur. Mais cela n'arrive jamais. Le doigt de pied guérit vite de sa douleur. Le cadavre n'est ni plus ni moins cadavre d'avoir reçu des coups de pied. Et Rengade, tout fâché qu'il fût d'avoir perdu un œil en tirerait une gloire durable qui lui donnerait même droit à pension de l'État.
3 novembre Rougon s'empressa de regagner la mairie. L'après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente. Elle se terminait par un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la ferme assurance que l'ordre ne serait plus troublé. Jusqu'au crépuscule, les rues, en effet, offrirent l'image d'un soulagement général, d'une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes qui lisaient la proclamation disaient :
« C'est fini, nous allons voir passer les troupes envoyées à la poursuite des insurgés. » Cette croyance que des soldats approchaient devint telle que les oisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pour aller au-devant de la musique, Ils revinrent, à la nuit, désappointés, n'ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courut la ville.
À la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour ne rien dire que les membres, le ventre vide, effarés par leurs propres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon les envoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures du soir, Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquart s'éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclara qu'il avait faim, puis il demanda l'heure, et quand son frère lui eut dit qu'il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir plus tôt et qu'ils tardaient bien à le délivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de la bande insurrectionnelle.

Macquart aurait fait un très bon responsable de la propagande. Il y aurait même excellé. La propagande, en effet, ne repose pas sur l'information mais sur la croyance. Il s'agit bien de faire en sorte que le peuple puisse croire quelque chose qui arrange le pouvoir et il y a acte de propagande dès que le pouvoir veut convaincre. C'est d'ailleurs pour cela que l'existence d'une presse indépendante, intègre et protégée juridiquement des assauts des propagandistes est absolument nécessaire pour que puisse vivre la démocratie. Quand vient le temps où l'on ne sait plus distinguer la propagande de l'information, vient toujours le temps de l'arbitraire. D'ailleurs, à bien y considérer, les deux frères ennemis étaient chacun maîtres en propagande, car, Rougon, qui faisait afficher des proclamations, n'avait pas plus d'informations que son frère enfermé dans le cabinet du Maire. S'affrontaient ainsi dans Plassans deux troupes imaginaires : l'une régulière, envoyée par le Préfet et marchant sur la ville dans des roulements de tambour ; l'autre, chantant la marseillaise derrière un drapeau tenu haut par une grande fille drapée de rouge. La collision implacable de ces deux troupes était terrible à voir et la lutte sanglante et sans merci. Selon que l'on était pour ceux-ci ou pour ceux-là, l'une ou l'autre des deux troupes sortait victorieuse de la bataille. Aucun des deux camps ne savait que la rencontre fatale avait bien eu lieu, mais à Sainte Roure. Les insurgés de Plassans ne reviendraient pas ou bien enchaînés les uns aux autres. L'heure de la vengeance avait sonné. En cela, Rougon, avec ses proclamations de pacification était en avance de quelques jours, voire de quelques heures. Macquart l'ignorait tout autant.
4 novembre Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs, le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante ; les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu'il ne leur restait des forces que pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courant d'effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant un café de la place des Récollets, qui venait d'allumer ses lampes, et où se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de conversation très effrayant.
« Eh bien ! monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la nouvelle ? le régiment qu'on attendait n'est pas arrivé.
– Mais on n'attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une voix aigre.
– Faites excuse. Vous n'avez donc pas lu la proclamation ?
– C'est vrai, les affiches promettent que l'ordre sera maintenu par la force, s'il est nécessaire.
– Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s'entend.
– Et que dit-on ! ?
– Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n'est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés. » Il y eut un cri d'horreur dans le café. Rougon eut envie d'entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamation n'avait annoncé l'arrivée d'un régiment, qu'il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s'emparait de lui, n'était pas bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n'eût paru. Il rentra chez lui très inquiet. Félicité, toute pétulante et pleine de courage, s'emporta, en le voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.
« Eh ! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas fermer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard. » Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d'orage.
Tous prétendaient avoir compté sur l'envoi d'un régiment, et ils s'exclamaient, en disant qu'on n'abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de la démagogie.

Car, les bourgeois de Plassans, tous ces braves gens qui vivaient de quelques rentes servies par le travail d'autrui, ne voyaient aucun inconvénient à faire massacrer la populace et, par voie de conséquence, imaginaient évidemment qu'il en allait de même pour les insurgés. C'est chose courante que de peindre son adversaire comme un barbare, et son ennemi comme un être maléfique assoiffé de sang. C'est aussi un effet de la propagande en temps de guerre. Il serait en effet plus difficile de mobiliser la haine de la population contre des ennemis présentés comme en tous points semblables. Ainsi, à Plassans, on attendait la force armée pour qu'elle pût fusiller tous ces gueux le long des rempart de la ville, et tant pis s'il s'agissait en fait de voisins que l'on avait salués des années durant en les trouvant fort polis et courtois.
Si Rougon était resté plus longtemps devant le café de la place des Récollets, il aurait entendu comment l'on s'échauffait la bile et surtout comment ces petits rentiers aujourd'hui reconnaissants aux sauveurs supposés de la ville pouvaient en cas de retournement de la situation devenir des accusateurs implacables du nouveau pouvoir.
« Vous savez qu'à Sainte Roure, les insurgés ont attachés les rentiers de la ville à l'arbre de la liberté et qu'ils les ont laissés ainsi des heures durant dans le froid avant de les achever au sabre.
– Oui, et même pire encore ! Voilà ce qui nous attend à cause de l'intrépidité inconsciente de Rougon !
– Il aurait certainement mieux fallu ne rien faire et laisser Macquart et ses sbires à l'hôtel de ville. Ils n'étaient pas une dizaine : ils n'auraient pas pu nous faire grand mal. Désormais, si les insurgés reviennent, ils voudront se venger et punir la réaction. Tout cela à cause de cet infâme Rougon qui a voulu son heure de gloire !
– Et l'on dit même qu'il n'a fait tout cela que pour une affaire familiale et par ressentiment envers son demi frère ! » Et tout le café de s'exclamer. Il aurait même entendu quelques huées. Un des clients, plus hardi que les autres, proposa même d'aller chercher Rougon chez lui et de l'emprisonner pour le livrer en gage de loyauté à la République quand les insurgés reviendraient. Mais, les autres, considérant que l'affaire pouvait être périlleuse si les insurgés ne revenaient pas, ne donnèrent pas suite à cette proposition énergique. Tous convinrent cependant que ce Rougon était peu fiable et qu'à défaut d'un bon régiment dans la ville le lendemain, il faudrait trouver une solution sans que quiconque, cependant, eût une seule idée de la solution qu'il se fût agi de trouver. Mais Rougon, fort heureusement pour sa santé, ne les avait pas entendus. Il s'en serait étonné car, parmi tous ses défauts, il n'avait pas celui de la duplicité. S'il l'avait eu, il eût gardé son fils Aristide comme atout dans son jeu afin de pouvoir, le cas échéant, se servir de lui comme d'un bouclier. Non. Il se serait sans doute découragé, abandonnant la ville à Roudier et perdant par le même mouvement l'espoir de devenir receveur particulier.
5 novembre Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu'il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte, avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu'ils étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eut dit que la situation critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu'il avait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de ces messieurs dormaient autour du bureau de M. Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu'ils étaient des braves et qu'on les décorait. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d'armes. Rougon, qui semblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet.
Il venait de se rappeler qu'il n'avait point reçu la Gazette.

La Gazette était alors un de ces journaux de province qui ne se donnent même pas l'apparence de l'objectivité. Elle affichait insolemment son parti pris réactionnaire et clérical et ne prenait en règle générale aucune précaution pour défendre et présenter sous un jour agréable, le pape, les cardinaux, les évêques, les prêtres et leurs ouailles ; de même que tout ce qui pouvait présenter devant son nom une particule décente, même si elle était fort récente mais pouvait être justifiée par des services rendus au parti de l'ordre. Aurait-on pris un prêtre la main dans le sac, en train de dilapider l'argent du tronc principal de l'église, que la Gazette aurait expliqué fièrement qu'il comptait l'argent de la quête et avait roulé par terre dans l'estaminet à force de goûter le vin de messe. Les lecteurs ne s'en offusquaient pas et, au contraire, venaient ainsi chercher des explications et des commentaires toujours conformes à ce qu'ils espéraient, voire à ce qu'ils exigeaient. La partialité du journal était si patente que c'en était parfois drôle, comme peut l'être une caricature. Pourtant, la Gazette n'avait aucune illustration : Vuillet était pour cela trop pauvre et n'avait pas de talent.

Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.
« Eh bien ! lui demanda Rougon en le prenant à part, et l'article que vous m'aviez promis ? je n'ai pas vu le journal.
– C'est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère. Parbleu ! la Gazette n'a pas paru ; je n'ai pas envie de me faire massacrer demain, si les insurgés reviennent. » Rougon s'efforça de sourire, en disant que, Dieu merci ! on ne massacrerait personne. C'était justement parce que des bruits faux et inquiétants couraient, que l'article en question aurait rendu un grand service à la bonne cause.
« Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules. » Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :
« Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés ! Vous en avez trop laissé, pour que je me risque. » Rougon, resté seul, s'étonna de cette révolte d'un homme si humble, si plat d'ordinaire. La conduite de Vuillet lui parut louche. Mais il n'eut pas le temps de chercher une explication. Il s'était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudier entra, en faisant sonner terriblement sur sa cuisse un grand sabre qu'il avait attaché à sa ceinture.

L'heure, à l'évidence, était grave car, ce brave Roudier n'avait pas sorti ce sabre presqu'aussi grand que lui pour une occasion futile. Mais le sabre de Roudier était surtout là pour le rassurer et combattre des fantômes que pour partir à l'assaut d'une troupe d'insurgés sous les remparts de Plassans. On n'utilisait d'ailleurs plus ces sabres depuis longtemps, sauf pour les parades. Et l'heure n'était pas non plus à la parade. En fait, la seule explication plausible à ce sabre incongru, était que dans le gouvernement miniature instauré par Rougon, Roudier, après ses exploits de la nuit, s'était arrogé le poste de ministre des armées et, qu'en l'absence de parchemin pouvant officialiser sa nomination, il lui fallait un accessoire, comme en ont au théâtre les personnages les plus grotesques, pour qu'on pût le reconnaître. L'autre avantage, et non des moindres, de l'ustensile ridicule était de faire sur la cuisse de Granoux un tintamarre épouvantable, propre à effrayer les bourgeois de Plassans, alors qu'il avait fait rire la bande de gamins du Faubourg qu'il avait croisée en se rendant à l'hôtel de ville. C'est ainsi qu'un accessoire peut, selon les cas, révéler son caractère factice tout en jouant parfaitement le rôle qu'il aurait s'il était véritable. Il en va de même pour les discours et le même tourne au drame ou à la farce selon les circonstances.
6 novembre Les dormeurs se réveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.
« Hein ? quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noire dans la poche.
– Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendre aucune précaution oratoire, je crois qu'une bande d'insurgés s'approche de la ville. » Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seul eut la force de dire :
« Vous les avez vus ?
– Non, répondit l'ancien bonnetier ; mais nous entendons d'étranges bruits dans la campagne ; un de mes hommes m'a affirmé qu'il avait aperçu des feux courant sur la pente des Garrigues. » Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visages blancs et muets :
« Je retourne à mon poste, reprit-il ; j'ai peur de quelque attaque. Avisez de votre côté. » Rougon voulut courir après lui, avoir d'autres renseignements ; mais il était déjà loin. Certes, la commission n'eut pas envie de se rendormir. Des bruits étranges ! des feux, une attaque ! et cela, au milieu de la nuit ! Aviser, c'était facile à dire, mais que faire ? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leur avait réussi la veille : se cacher, attendre que les insurgés eussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les rues désertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de sa femme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux était d'aller voir. Certains membres firent la grimace ; mais quand il fut convenu qu'une escorte armée accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une trentaine de gardes nationaux ; puis ils s'aventurèrent dans la ville endormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l'horizon muré, ne voyant rien, n'entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus les portails fermés ; ils tendirent l'oreille sans saisir autre chose qu'un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de la Viorne.

Essayer d'entendre un bruit ténu dans le silence de la nuit, ou bien tenter de déceler un point dans un paysage nocturne, sont des exercices qui plongent celui qui s'y livre dans les affres de l'angoisse car son esprit fait l'espace d'un instant l'expérience de la surdité et celle de la cécité. Et pourtant, il voit, puisqu'il n'est pas aveugle ; il entend, puisqu'il n'est pas sourd. Son esprit et ses sens entrent alors en conflit, ce qui ne se produit jamais sans provoquer quelque douleur et quelque trouble. L'esprit peine à demeurer longtemps sans interpréter ce que les sens perçoivent ou croient percevoir. Ainsi, commencent les fantasmagories. Granoux croyait ainsi entendre le bruit caractéristique de la rivière, oubliant alors qu'il était impossible de l'entendre de là où il se trouvait, fût-ce dans le silence de la nuit de Plassans. Il n'entendait en quelque sorte que son souvenir. Il en eût été de même s'il avait scruté la campagne une nuit de brume sans lune. Il aurait cru voir une ombre se glisser derrière un platane et cette ombre n'aurait été qu'une légère variation de sa vision provoquée par une lampe déplacée derrière lui. Ainsi, ce que les hommes croient entendre et croient voir est composé d'une part de ce que l'on peut nommer la réalité et d'une part de leur propre acte de perception. On peut donc en conclure sans crainte de beaucoup se tromper que personne n'a vraiment accès au réel et que le témoin le plus précis, le plus fidèle dans son témoignage ne pourra faire autrement que d'y glisser un peu de lui-même. S'ajoute à cela un élément qui vient perturber la perception : l'émotion. Que l'on regarde un objet, une scène, un paysage dans un état de joie ou de tristesse, de colère ou d'apaisement et cet objet, cette scène, ce paysage ne seront pas identiques. Chacun a fait cette expérience. On regarde cette vallée où l'on s'est promené tant de fois avec un être cher disparu depuis lors et la vallée entière devient un lieu de déploration. Cet arbre là-bas sanglote et la rumeur des flots se fait ruissellement de larmes. Le soleil radieux n'y fait rien, ni même les cris des jeux des enfants. La vallée hier encore riante et joyeuse est devenue sous l'effet de l'émotion du deuil ou de la séparation un lieu de deuil, un cimetière de la perception. Granoux prétendait reconnaître le son mélodieux de la Viorne qui, sous l'effet de son anxiété devenait peu à peu aussi puissant qu'un roulement de tambour.
7 novembre Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eut l'idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l'hôtel Valqueyras.
Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de Corbière. Il n'y avait à l'hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille, il s'était prudemment tenu à l'écart, non pas qu'il eût peur, mais parce qu'il lui répugnait d'être vu, tripotant avec les Rougon, à l'heure décisive. Au fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s'enfermer, pour ne pas courir se donner l'étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit, qu'il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toute hâte.
« Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les membres de la commission municipale, nous avons un service à vous demander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin de l'hôtel ?
– Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y mener moi-même. » Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin se terminait par une terrasse qui dominait la plaine ; en cet endroit, un large pan des remparts s'était écroulé, l'horizon s'étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là un excellent poste d'observation. Les gardes nationaux étaient restés à la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrent s'accouder sur le parapet de la terrasse.

L'hôtel de Valqueyras n'était pas la demeure la plus luxueuse de Plassans. Les Valqueyras, comme les Carnavant, appartenaient à cette noblesse provençale qui paraît riche car elle possède des terres depuis des siècles et qu'elle a construit pierre à pierre des demeures qu'elle a rendues confortables. La féodalité provençale, dès le Moyen-Âge, avait ses propres règles qui différaient de celles du royaume de France. En conséquence, la révolution française s'y déroula autrement qu'à Paris. La Terreur y fut mal accueillie et les Toulonnais envoyèrent à la mort un préfet jacobin qui avait l'exécution facile, avant que Napoléon Bonaparte n'envoyât plus de douze mille d'entre-eux au bagne. Le nom de Toulon fut même effacé un temps pour celui de Port la Montagne, tant les révolutionnaires aimaient à signifier les temps nouveaux par des appellations nouvelles. De la révolution, les nobles de Plassans avaient gardé l'habitude prudente de se réfugier dans leurs châteaux sur leurs terres dès que le moindre trouble venait à survenir. Ces châteaux avaient d'ailleurs tout de forteresses et leur donnaient une meilleure protection, même si les hôtels particuliers du quartier Saint-Marc pouvaient tous tenir plusieurs jours de sièges. On y pénétrait par des rues étroites qui alignaient les façades austères percées de peu de fenêtres par lesquelles le jour parvenait à peine à percer. Dès le seuil, il fallait monter à l'étage par des escaliers droits fermés par des portes solides, si bien qu'en cas de nécessité, il était très facile de se barricader. Aucun recul ne permettait d'enfoncer la porte de la rue et, si l'on y parvenait, on se trouvait face à une volée d'escaliers abrupts. on accédait ensuite à la terrasse qui prolongeait une façade aux larges baies encadrées de volets qui contrastait avec la raideur de la façade de la rue.

L'étrange spectacle qui se déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans la vallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s'enfonçait, au couchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. Les bouquets d'arbres, les rochers sombres faisaient, de place en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de la mer lumineuse. Et l'on distinguait, selon les coudes de la Viorne, des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec des reflets d'armures, dans la fine poussière d'argent qui tombait du ciel. C'était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l'infini. Ces messieurs n'entendirent, ne virent d'abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumière et de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait. Granoux, peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par la paix sereine de cette nuit d'hiver :
« La belle nuit, messieurs !
– Décidément, Roudier a rêvé », dit Rougon avec quelque dédain.

Les habitués du salon Jaune n'étaient que très rarement reçus par le marquis de Carnavant qui, d'ailleurs, ne disposait que de l'étage le plus élevé de l'hôtel particulier. Il voulait bien aller se compromettre chez les Rougon, sous couvert de la rumeur de paternité de Félicité, qu'il entretenait complaisamment. Cette compromission, cependant, n'allait pas jusqu'à recevoir ses hôtes en retour, et moins encore la bande de réactionnaires sans panache et sans titre qui fréquentait la maison de sa fille putative. Rougon lui même ne connaissait la terrasse de l'hôtel Valqueyras que depuis le pied des remparts et  c'est par déduction qu'il en avait conclu que l'on devait y avoir une vue grandiose. Jeune homme, il y avait parfois vu, se promenant depuis le faubourg, la comtesse de Valqueyras se tenir en robe blanche à la balustrade, figée dans la contemplation du paysage, se protégeant du soleil, dès le printemps, par une ombrelle au manche de canne et l'adolescent d'alors, pourtant sans grande imagination, s'était promis de fréquenter un jour ce qui lui semblait un paradis sur terre. La vue était en effet magnifique.
8 novembre « Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c'est la cloche de Saint-Maur. » Et il leur désignait un autre point de l'horizon. En effet, une seconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furent dix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées au large frémissement de l'ombre, entendirent les tintements désespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts, affaiblis, pareils à des râles d'agonisant. La plaine entière sanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Le marquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bien leur expliquer la cause de toutes ces sonneries :
« Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissent pour venir attaquer Plassans au point du jour. » Granoux écarquillait les yeux.

Pourtant, les cloches, du tocsin, semblaient être passées au glas, tant leur tintement misérable sur la plaine noire légèrement couverte de brume, affaibli par les milliers de bruits diffus de la campagne, n'avait en fait rien d'effrayant si ce n'était qu'il annonçait la mort. Les réactionnaires de Plassans qui guettaient du hait de la terrasse de l'hôtel Valqueyras ne pouvaient pas savoir qu'ils entendaient peut-être aussi le bruit si particulier que font les âmes lors de leur dernier voyage. Il s'agissait sans doute des insurgés tués par la troupe à Saint-Roure qui rentraient chez eux une ultime fois avant de rejoindre le ciel. Tous les villages alentour commençaient à pleurer leurs morts, dans ce pressentiment terrible qu'ont les survivants des grandes catastrophes.
Granoux pouvait écarquiller les yeux. Il ne voyait rien.

« Vous n'avez rien vu, là-bas ! ? » demanda-t-il tout à coup.
Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pour mieux entendre.
« Ah ! tenez ! reprit-il au bout d'un silence. Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.
– Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré ; c'est un feu qu'on allume. » Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face du premier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rouges apparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à des distances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisait s'étaler comme des mares de sang.

S'il n'avait pas fait si froid et si les membres de la commission municipale n'avaient pas été si angoissés, ils auraient pu goûter ce spectacle grandiose. La plaine provençale éclairée de tous ces feux comme pour une nuit de la Saint Jean révélait son relief délicat et renforçait la découpe fine des arbres noirs sur le ciel à peine plus clair. Le paysage ainsi dessiné à cent quatre-vingt degrés rejoignait en inquiétude les plus belles peintures d'apocalypse que l'on aurait pu voir. Un artiste, face à cette plaine ensanglantée, en aurait certainement tiré un tableau poignant, où les fantasmagories de la nuit auraient côtoyé des boules de feu en mouvement.
Mais pour l'heure, Rougon, Granoux, Roudier et les autres ne voyaient que le danger qui se précisait.

Cette illumination triste acheva de consterner la commission municipale.
« Pardieu ! murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces brigands se font des signaux. » Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien d'hommes environ aurait affaire « la brave garde nationale de Plassans ». Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l'armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs, par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faite et qu'ils refusaient toute consolation.

C'était aussi qu'à travers leurs craintes, ils avaient ce sentiment commun de vivre un moment exceptionnel de leur existence, mais aussi, et surtout, de l'histoire. Oubliant un instant qu'ils pensaient qu'ils n'y survivraient pas, ils s'imaginaient pouvoir dire jusqu'à leur mort qu'ils y étaient et raconter complaisamment comment ils avaient été les premiers à détecter le retour cruel de l'insurrection. Le goût qu'ils avaient de la gloriole, sautant soudainement par dessus leur couardise, les encourageait à plastronner dans tous les cafés de la ville une fois que le danger serait passé.
Encore fallait-il que ce danger passât.
9 novembre « Voilà maintenant que j'entends la Marseillaise », dit Granoux d'une voix éteinte. C'était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu'il faisait, ne pouvant s'arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et la Marseillaise, tout enflammée par l'illumination des signaux. Ils s'emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu'ils voyaient et entendaient d'effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n'auraient quitté la place ; s'ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé qu'une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le matin, quand la lune fut couchée, et qu'ils n'eurent plus devant eux qu'un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient entourés d'ennemis invisibles qui rampaient dans l'ombre, prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c'étaient des hommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant de l'escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leur disait de sa voix ironique :
« Ne vous inquiétez donc pas ! Ils attendront le point du jour. » Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveux de Granoux achevèrent de blanchir. L'aube parut enfin avec des lenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Ces messieurs, au premier rayon, s'attendaient à voir une armée rangée en bataille devant la ville.

Ils avaient raison. Il y avait bien une armée au bas de la muraille, choisissant ce morceau de rempart écroulé pour lancer leur assaut implacable. Ils étaient fort nombreux et très déterminés à prendre la ville. Mais ce n'étaient pas les insurgés que les réactionnaires de Plassans, dans leur peur irrépressible, cherchaient en vain à voir par ce matin sans lune. Ce n'étaient pas ces paysans et ces ouvriers républicains qui croyaient à la liberté, à l'égalité et à la fraternité comme dans on croit à cela dans ces campagnes de Provence où la liberté, l'égalité et la fraternité sont choses naturelles. Ce n'étaient pas eux, mais c'étaient leurs pères et leurs aïeux. Tous les esprits de celles et de ceux qui, les siècles passés, avaient été humiliés, réprimés, exploités, étaient massés sous la muraille et faisaient des plans de bataille. Quand les esprits des défunts se rassemblent, c'est qu'ils viennent d'accueillir de nouveaux arrivants. Les morts du massacre de Sainte-Roure avaient rejoint les défunts des jacqueries du moyen-âge, les soldats réfractaires de toutes les conscriptions, les fusillés de Toulon et de tous les environs, les guillotinés sur les places centrales et aussi les pendus d'avant la guillotine. Ils formaient cette cohorte des morts injustement tués, qui ne cesse de grossir au fur et à mesure que l'humanité se déploie, et qui ne cessera de s'enfler avec les guerres civiles et les guerres étrangères. Ils forment une armée d'ombres et peuvent parfois donner remords et mauvaise conscience aux vivants et aux survivants. Puisse venir le temps d'amour et de douceur où l'on déclarerait tarie la source des morts injustes ! Mais l'homme est ainsi fait qu'à peine cette déclaration solennellement proclamée, l'esprit d'un jeune homme ou d'un vieillard, injustement tué par la force publique, pour un délit d'opinion ou pour toute autre cause, ou encore l'esprit d'un soldat enrôlé de force et tué au champ de bataille viendraient rejoindre la nuée des anciens morts éplorés.
10 novembre Justement, ce matin-là, le jour avait des paresses, se traînait au bord de l'horizon. Le cou tendu, l'œil en arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dans l'ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface, les bouquets d'arbres en bataillons encore menaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurent effacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec des mélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. On n'apercevait point d'insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne de coupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaient encore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande de quelques hommes qui s'éloignaient le long de la Viorne.

Le jour est ainsi fait qu'il fait s'évanouir les fantasmagories des nuits. Ces profils monstrueux et ce lac de sang avaient-ils existé ? Ils se persuaderaient que non, que tout cela n'était que rêve, et ils en riraient ensuite ensemble quand ils se retrouveraient chez les Rougon. La bonne blague ! Toute une nuit sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras à scruter les ombres ! Toute une nuit à voir des armées rangées et prêtes à l'embuscade ! Et Granoux qui claquait des dents ! Et Roudier qui tremblait ! Et selon que ce serait l'un ou l'autre qui raconterait l'histoire, ce serait l'un ou l'autre le pleutre et l'impressionné. Mais personne ne dirait que cette nuit-là, dans l'ombre et dans la brume, entendant les cloches du pays sonner le tocsin ou le glas, ils étaient plus proches de la réalité des faits qu'ils ne le seraient jamais par la suite.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse en sentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s'il apercevait au loin quelque bande.
Granoux et Rougon, brisés par les émotions de la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en se soutenant mutuellement.
Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l'appelait « pauvre chat » ; elle lui répétait qu'il ne devait pas se frapper l'imagination comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu'à onze heures.

Félicité aimait les moments où son mari dormait le matin. Elle entrait dans la chambre et elle le veillait comme s'il était mort. Elle se préparait doucement à l'état de veuve. Jamais elle n'avait imaginé d'ailleurs qu'elle pût mourir avant lui ; elle si vive, si alerte, lui si empâté, l'œil jaune et semblant proche de l'apoplexie. Elle imaginait déjà les cartes qu'elle ferait faire à l'imprimerie, se demandant si elle ferait inscrire le mot « veuve » en toutes lettres où si elle préfèrerait son abréviation. Elle alla même jusqu'à imaginer que Rougon pût être tué lors d'un affrontement avec les insurgés. Puis, elle se dit que s'il venait à mourir dans les heures qui venaient, elle crierait au martyre et irait demander réparation à la Nation pour la mort d'un héros de la patrie pour laquelle elle exigerait pension. Mais Rougon se réveilla et dit qu'il avait faim.

Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu'il fallait aller jusqu'au bout. À la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence plus âpre. Ces messieurs n'avaient pu garder pour eux le récit de la nuit mémorable passée sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Leurs bonnes s'étaient empressées d'en répandre la nouvelle, en l'enjolivant de détails dramatiques. À cette heure, c'était chose acquise à l'histoire, qu'on avait vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites où bouillaient des enfants, d'interminables défilés de bandits dont les armes luisaient au clair de lune. Et l'on parlait des cloches qui sonnaient d'elles-mêmes le tocsin dans l'air désolé, et l'on affirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.

Personne n'avait le courage de sortir pour aller vérifier. Personne ne mettait en doute ces récits de malheur, sauf peut-être les prêtres, trop habitués à raconter eux-même des contes pour effrayer leurs paroissiens, pour croire à ceux que l'on inventait, exactement comme le faussaire qui du premier coup d'œil reconnaît une copie qu'il n'a pourtant pas peinte lui-même. Si l'un de ces beaux messieurs avait eu l'esprit d'aller voir par lui-même, de sortir par les portes de la ville, grandes ouvertes, il aurait vu un matin froid de décembre, quand les brumes volettent au dessus des terres durcies. Il aurait croisé quelques femmes se tordant les mains, prises par l'angoisse de ne pas voir leur mari revenir, ni leurs fils ni leurs frères. Il aurait vu que les enfants ne jouaient plus dans les cours, consignés ès de l'âtre de peur qu'ils fussent absents si les gendarmes venaient annoncer la mauvaise nouvelle. Ils auraient vu un pays grave, abattu, résigné, en peine. Il aurait vu que le peuple avait dans les yeux cette tristesse des jours de défaite, quand il sait que la défaite va durer.
11 novembre On était au mardi, jour de marché à Plassans ; Roudier avait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pour laisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes, du beurre et des œufs. Dès qu'elle fut assemblée, la commission municipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, en comptant le président, déclara que c'était là une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l'hôtel Valqueyras n'eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décida que le crieur public, accompagné d'un tambour, irait par les rues proclamer la ville en état de siège et annoncer aux habitants que quiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furent officiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pour rassurer la population, porta l'épouvante à son comble.
Et rien ne fut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussait les verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvième siècle.
Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceinture usée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme une forteresse assiégée aux approches d'un assaut, une angoisse mortelle passa sur les maisons mornes. À chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d'une cave, d'un trou muré dans l'attente anxieuse de la délivrance ou du coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes d'insurgés qui battaient la campagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans, acculé dans l'impasse où il est bâti, se trouvait séparé du reste de la France. Il se sentait en plein pays de rébellion ; autour de lui, le tocsin sonnait, la Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient, à chaque minute, de la terreur à l'espérance, en croyant apercevoir à la Grand-Porte, tantôt des blouses d'insurgés et tantôt des uniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot de murs croulants, n'eut une agonie plus douloureuse.

Les villes ont été créées pour pouvoir se barricader afin de protéger les hommes qui y habitent. Mais, offrant aux hommes de la sécurité, elles ont attirées les marchandises et les valeurs de toute sorte et se sont enrichies. Elles ont en conséquence attiré à elles les voleurs, les bandits et les brigands et toutes les convoitises. Et elles se sont fortifiées toujours davantage. Puis est venu le temps où les remparts ont été abattus, non que la paix soit arrivée, non que les voleurs n'existaient plus, mais parce que la recherche de profits toujours accrus contraignait les villes à grossir en dehors de leurs remparts pour faire place aux machines, aux fabriques, puis aux usines. On inventa le faubourg et avec cette invention, les classes sociales et la lutte entre ces classes. L'organisation de la campagne est toute différente. Pendant très longtemps, les promontoires servaient avant tout à honorer les divinités et l'on y construisait des temples. Les barrières édifiées autour des prés avaient pour but d'empêcher les bêtes de s'égayer dans la nature et de détruire les récoltes. Les fermes se fortifiaient parfois contre les agresseurs, jusqu'à devenir au fil du temps des châteaux forts dans lesquels les campagnes venaient au besoin se réfugier. L'obsession des campagnes n'est pas la sécurité. Le risque y est partout et il est accepté comme une part que l'on ne peut pas retrancher de la vie. L'obsession des cilles sera toujours la sécurité jusqu'à en stériliser la vie s'il le fallait. On peut ainsi imaginer des villes nouvelles aux rues larges et droites pour pouvoir y faire donner la troupe aisément ; des villes puissamment éclairées la nuit pour qu'on y voie comme en plein jour ; des maisons qui traquent le moindre coin sombre où l'on pourrait se cacher ; des villes où la maréchaussée règne en maître et demande à chacun et à chaque coin de rue comment il se nomme et ce qu'il fait dans la rue. Peu à peu les habitants éviteraient de sortir. Chacun regarderait chacun avec suspicion. Chaque mouvement deviendrait alors suspect et ferait l'objet d'une dénonciation. Le rêve de toute ville est de devenir une ville morte et Plassans en expérimentait sans joie les prémices. Elle se préparait sans le savoir aux temps qui allaient suivre.
12 novembre Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d'État avait manqué ; le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midi appartenait à l'armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés devaient arriver le soir et massacrer Plassans.
Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à la commission municipale la fermeture des portes, bonne seulement à irriter les insurgés. Rougon, qui perdait la tête, défendit son ordonnance avec ses dernières énergies ; ce double tour donné aux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de son administration ; il trouva pour le justifier des paroles convaincues. Mais on l'embarrassait, on lui demandait où étaient les soldats, le régiment qu'il avait promis. Alors il mentit, il dit très carrément qu'il n'avait rien promis du tout. L'absence de ce régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d'en avoir rêvé l'approche, était la grande cause de la panique. Les gens bien informés citaient l'endroit exact de la route où les soldats avaient été égorgés.

Le propre des fausses informations est d'avoir autant de véracité que les vraies. Parfois même, les fausses informations semblent plus véritables que ce qui celles qui seront avérées. Il y a deux causes principales à cela : comme on entend de temps en temps ce que l'on veut entendre, on croit ce que l'on veut croire. C'est la première cause ; la seconde étant que la réalité n'obéit jamais aux lois de la vraisemblance. Il arrive ainsi que des récits opposés entrent en concurrence pour relater la réalité. Le récit qui gagne dans cette compétition féroce n'est pas toujours celui que la majorité donnait gagnant. On a vu de petits récits, maigrelets, bourrés d'improbabilité et même d'invraisemblance, s'imposer peu à peu et finir par triompher contre de grands et forts récits que la foule reprenait en cœur et voulait imposer aux incrédules de tous bords. C'est ce qui est arrivé, d'ailleurs, avec le christianisme, et après le christianisme avec la prophétie de Mahomet, et même avant eux, la marche du peuple juif. Dans chacune de ces trois religions du Livre, il y a un récit, minuscule à sa naissance, à qui les puissants ne donnent aucune chance de survie, qui est injustement bafoué, nié, combattu et qui s'impose ensuite comme le récit dominant.

À quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l'hôtel Valqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, à Orchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, des bourgeois étaient venus regarder par les meurtrières. Ces sentinelles volontaires entretenaient l'épouvante de la ville, en comptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant de forts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux, aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide.

Les habitants sédentaires des villes sont comme des enfants : ils craignent la nuit et croient aux fantômes et aux monstres que les adultes leur servent afin qu'ils restent bien dans leur lit. Les paysans ne craignent pas la nuit, qui leur est aussi familière que le jour. Ils en connaissent le moindre bruit et le moindre mouvement. Au contraire, ils aiment la nuit qui, le plus souvent, signifie le repos. Le soir est donc toujours un moment de joie et rarement un moment d'angoisse. La campagne est paisible la nuit. Elle n'est peuplées de maléfices que pour ceux qui ne connaissent rien aux sorts ni à la sorcellerie.
13 novembre En rentrant à la mairie, Rougon et l'inséparable Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ils n'étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras.

L'hôtel de ville leur apparaissait tel qu'il n'avait en fait jamais cessé d'être : sinistre et dépeuplé. Il avait fallu l'enthousiasme des premières heures pour qu'ils imaginent que l'édifice austère était un palais qui allait enfin leur fournir les joies de la gloire et de la célébrité. L'esprit n'y avait jamais vraiment soufflé.Les pas des rescapés de la commission y résonnaient, lugubres.

Rougon déclara gravement que, l'état des choses demeurant le même, il n'y avait pas lieu de rester en permanence.
Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d'avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand-Porte, avec conviction.

Il y a peu de l'exercice du pouvoir à l'apparence de son exercice et l'on a vu bien des régimes, qu'ils soient nationaux ou bien municipaux, passer insensiblement de l'un à l'autre et de continuer ainsi à édicter, interdire, permettre, décréter sans que cela fût suivi et appliqué en aucune manière par la population qui avait décidé qu'il n'en serait pas ainsi. Mais on avait rarement vu pouvoir se désagréger aussi rapidement. Il n'avait fallu que quelques heures pour le processus s'accomplît.

Pierre rentra l'oreille basse, se coulant dans l'ombre des maisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile.
Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu'il monta l'escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d'hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n'avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n'avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si, le lendemain, la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d'Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Mais Rougon n'avait rien ou presque de Napoléon, quand Félicité, bien que plus fine que son époux, ne pouvait apparaître et n'avait pas de fils pour lui servir de bras armé. Pascal se cantonnait dans une neutralité et obéissait à Hippocrate quand Aristide avait inventé l'empêchement d'écrire comme forme aboutie d'auto censure, et ne pouvait donc être pour ses parents qu'un allié versatile. Il lui suffisait d'appeler à sa mémoire le demi frère de son mari, l'affreux Macquart, qui déshonorait jusqu'aux idéaux qu'il proclamait servir, pour avoir des frissons. Il n'y avait que le jeune Silvère, qui était un peu son neveu, dont la jeunesse pouvait encore, parfois pouvait provoquer son indulgence. Mais en cette heure indécise, elle le haïssait tout autant que Macquart et que tous ces insurgés, réels ou imaginaires qui menaçaient son pouvoir à peine établi. Que l'on soit grand et puissant, ou petit notable d'une sous-préfecture, toute défaite est une grande défaite, car, l'investissement démesuré dans un enjeu dérisoire donne à sa perte un sentiment de désastre tout autant démesuré.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l'encens de toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et craignant d'être huée. On parlait d'eux ; elle en eut le pressentiment.
Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d'un plaideur qui triomphe.
« Je l'avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu'ils étaient au moins deux cents.
– Mais non, dit un gros négociant, marchand d'huile et grand politique, ils n'étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang, le matin.
Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main. » Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :
« Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n'était pas même fermée. » Des rires accueillirent cette phrase, et l'ouvrier, se voyant encouragé, reprit :
« Les Rougon, c'est connu, c'est des pas grand-chose. » Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L'ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari ; elle voulut qu'il prît une leçon sur l'instabilité des foules.
« C'est comme leur glace, continua l'avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d'avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille. » Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu'à prétendre qu'il n'avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s'effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n'était pas au bout de son calvaire. Les groupes s'acharnaient aussi vertement qu'ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d'une mémoire qui se perd, de l'enclos des Fouque, d'Adélaïde, de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d'intrigants éhontés, montaient jusqu'à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup.
Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd'hui Rougon n'était plus qu'un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère, et s'en servait comme d'un marchepied pour monter à la fortune.
« Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d'une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons. » Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait :
« Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d'où vient le coup. La ville neuve nous en veut. » Elle devinait juste. L'impopularité brusque des Rougon était l'œuvre d'un groupe d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand d'huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort.

C'est en effet que la fortune a plus de prétendants qu'elle ne saurait en accueillir. La noblesse, qui avait bénéficié de ses largesses pendant des siècles, et bien qu'elle fût rétablie dans certains de ses anciens privilèges un temps abolis par la Révolution française, n'exprimait plus vraiment à son endroit de revendication précise. Il lui suffisait presque de garder ce qu'elle avait pu conserver, de maîtriser les registres des quartiers de noblesse et de les tenir scrupuleusement et de pouvoir prétendre  sans crainte avoir contribué à la gloire de la Nation. En ce sens, elle se résignerait au coup d'État bonapartiste comme elle s'était résignée au Premier Empire. Elle savait que cette nouvelle noblesse d'empire avait besoin de l'ancienne pour l'adouber et lui apprendre les usages et faisait le pari que, même après plus d'un siècle, on garderait dans ce pays français, révolutionnaire mais conservateur, le souvenir de qui relevait de l'une et qui relevait de l'autre. Ainsi, la noblesse s'était-elle résigné à vivre sur ses terres, à se renflouer de temps à autres en épousant les filles de banquiers et à recevoir aussi peu que possible mais suffisamment pour servir ses intérêts les nouveaux riches, tout en riant sous cape de leurs mauvaises manières.
Mais, pour les autres prétendants à la fortune, la lutte était féroce entre les marchands anciens, de denrées dont on faisait commerce depuis des lustres, les marchands nouveaux de produits manufacturés et tous les professionnels du verbe que sont les avocats, les huissiers, les propriétaires de journaux, les banquiers et les spéculateurs de toute sorte pour qui savoir acheter à perte et revendre à profit, fût-ce du vent, était leur principale compétence. Ceux-là étaient favorables au coup d'État, qu'ils avaient encouragé et favorisé autant que faire se pouvait. Ils flairaient la bonne affaire sous les airs bonasses du prince-président, et sous sa volonté affichée de lutter contre le paupérisme. Les manipulations de cette sorte sont coutumières et l'on trouve beaucoup dans l'histoire récente ou plus ancienne, de régimes arrivés par le peuple et qui, une fois installés, n'ont eu de cesse que de le trahir. Les vendeurs de rêves et les prometteurs de vent chaud l'hiver voyaient mal qu'un marchand d'huile sans talent pût devenir le maître de Plassans sur un coup de dés qui fleurait bon l'escroquerie. Ils s'y connaissaient suffisamment en escroquerie pour avoir éventé celle-ci sans qu'on eût besoin de les en affranchir. Peu leur importait en réalité que le coup d'État réussît ou échouât. Ils savaient que le grand mouvement qui ferait d'eux le maître du monde et qui avait commencé depuis longtemps déjà par la dématérialisation de la monnaie, était engagé. Quel que fût le régime qui sortirait des épreuves qui étaient alors en cours, ils en sortiraient gagnants. Ils gagneraient leurs quartiers de noblesse sur d'autres fronts que ceux de la guerre étrangère. Ils règneraient sur d'autres serfs qui ne cultiveraient plus la terre. Ils savaient qu'ils feraient les lois et les déferaient et que leur empire s'étendrait au-delà des mers vers toutes les contrées découvertes ou qui restaient encore à découvrir. Ils exploiteraient des richesses insoupçonnées. Il fallait seulement qu'ils veillassent au respect des équilibres. Si Rougon perdait, ils devaient jouer un rôle dans sa chute. S'il gagnait, ils devaient l'affaiblir pour qu'il eût besoin d'eux. Dans les deux cas, ils devaient se faire voir et se faire valoir, non pas en aidant, mais en monnayant le plus chèrement possible leurs capacités de nuisance.
C'était aussi cela qui se jouait dans cette sous-préfecture un peu rance, à l'écart des grands mouvements qui secouaient le monde et qui parvenaient sous la forme d'échos atténués dans cette ville barricadée derrière ses remparts antiques. Cette histoire-là ne faisait que commencer.
14 novembre Le vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l'esprit des commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d'excellents hommes, d'honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. On leur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce gueux qui n'avait pas le sou, M. Isidore Granoux n'aurait-il pas dû s'asseoir dans le fauteuil du maire ? Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n'aurait pas dû garder l'ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en faisant fermer les portes ; c'était par sa bêtise que cinq membres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d'un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La réaction râlait.

Il n'y a pas de soutien politique qui soit durable. Cela n'existe simplement pas et ceux qui pensent qu'une partie de la société leur est définitivement acquise se trompent lourdement. En moins d'une génération, mais parfois en quelques mois sinon en quelques jours, l'opinion peut se déplacer et honnir ceux qu'elle encensait encore la veille. Mais l'opinion la plus versatile est l'opinion réactionnaire. Comme son nom-même l'indique, elle se fonde puis se construit sur la réaction à d'autres courants politiques. En cela, elle se distingue notamment du conservatisme. Le réactionnaire n'est pas contre le coup de force révolutionnaire si celui-ci peut lui permettre de faire valoir ses opinions qui sont avant tout contraires à d'autres. Ainsi, aucun régime ne peut compter fermement sur les réactionnaires pour asseoir son pouvoir dans la durée. Très vite, les habitués de la réaction lui tomberont sur le paletot pour telle ou telle raison. Ce n'était rien d'autre qui arrivait aux Rougon.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l'occasion, il pourrait encore compter.
« Est-ce qu'Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire la paix ?
– Oui, répondit Félicité, Il m'avait promis un bel article. L'Indépendant n'a pas paru… » Mais son mari l'interrompit en disant :
« Eh ! n'est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ? » La vieille femme ne jeta qu'un regard.
« Il a remis son écharpe ! » cria-t-elle.
Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L'Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de reprendre son rôle de mutilé.
Il traversa sournoisement la place, sans lever la tête ; puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de la Banne.

Certaines personnes sont leurs propres caricatures et on pourrait se figurer qu'ils répètent chaque matin devant une glace leurs mouvements et leur allure. Ainsi, certains ont un impayable tour de traitre. Il suffit de les voir paraître, dans la rue ou dans un salon, pour avoir l'irrésistible envie de tourner le dos pour vérifier qu'aucun de leurs sbires ne surgît pour planter un poignard dans votre dos. C'est ensuite leur poignée de main qui inspire un vague dégoût comme celui qui prend après avoir tâté un fruit qui commence à pourrir et que le doigt se fût un peu enfoncé dans la chair. C'est enfin la conversation dont, très vite, on n'entend plus que le chuintement qui sournois et contrefait. On arrive même à se demander comment il est possible de jouer ainsi parfaitement son rôle et quel avantage a le traitre à se montrer tel qu'il est. On voudrait lui donner des leçons, car ma foi, il y a aussi des traitres dont on ne décèle leur traitrise qu'avec de la persévérance. Mais la ruse est habile. Ils ont tellement l'air traitres que l'on en vient à ne plus se méfier de leur traitrise qui, dès lors, devient naturelle.

« Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre… Jusqu'à nos enfants qui nous abandonnent ! » Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent, découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n'avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallait qu'au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu'ils lui fissent demander grâce, s'ils ne voulaient renoncer à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l'unique cause de leur indécision anxieuse.

Les deux pauvres vieux, à cet instant, et à mieux y regarder, n'avaient que ce qu'ils méritaient. Leurs enfants les trahissaient autant qu'ils les avaient trahis ou qu'ils eussent pu les trahir en fonction des circonstances. De leurs faits et gestes, ils ne craignaient qu'une seule chose, que ceux-ci pussent les compromettre et compromettre de la même manière leur seul et unique projet qui était de jouir sans entrave de leur médiocrité première. Car, tenir Plassans en respect était somme toute un objectif assez mince. Mais on a vu ainsi des maires de villages de province se croire empereurs avec une rapidité déconcertante.
15 novembre Félicité, avec sa netteté d'esprit, comprit vite cela. S'ils avaient pu connaître le résultat du coup d'État, ils auraient payé d'audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance des événements.
« Et ce diable d'Eugène qui ne m'écrit pas ! » s'écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu'il livrait à sa femme le secret de sa correspondance.

Il en est souvent ainsi quand l'heure est grave : les secrets de famille, qui en fait n'en sont pas, et qui sont même connus de toute la famille et ne sont secrets que parce qu'ils sont tus, viennent à briser la chape de silence et sortent au grand jour. Rougon, dans un coin de son esprit, et bien qu'il cachât les lettre des son fils depuis des années, devait savoir que Félicité les avait trouvées et les lisait en cachette. Sans doute, un matin ou un soir, dans ce demi sommeil où l'esprit divague mais où les sens sont en alerte, avait-il entendu sa femme ouvrir le cabinet où il les cachait. L'un et l'autre avaient seulement trouvé plus commode de maintenir la fable.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l'avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, il aurait dû s'empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S'il se taisait, c'était que la République victorieuse l'avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.

Les moments d'incertitude peuvent ainsi basculer dans le désespoir le plus profond. Tout devient noir. Félicité imaginait son fils Eugène guillotiné sur la place de Grève et son autre fils Aristide reniant publiquement son frère dans une livraison de l'Indépendant. Elle s'imaginait jetée sur les routes de Provence avec son vieux mari trop gras, suant la peur et l'amertume, recueillis dans quelque hospice où ils subsisteraient tant bien que mal sur des grabats avant d'en être tirés pour être à leur tour assassinés par une république cruelle et insatiable.

À ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche.
« Comment ! dit Pierre très surpris, Vuillet a fait paraître son journal ? » Il déchira la bande, il lut l'article de tête et l'acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise.
« Tiens, lis », reprit-il, en tendant le journal à Félicité.
C'était un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures dévotes n'avaient coulé d'une plume. Vuillet commençait par faire le récit de l'entrée de la bande dans Plassans. Un pur chef d'œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes », envahissant la ville, « ivres d'eau-de-vie, de luxure et de pillage » ; puis il les montrait « étalant leur cynisme dans les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que le viol et l'assassinat ». Plus loin, la scène de l'hôtel de ville et l'arrestation des autorités devenaient tout un drame atroce :
« Alors, ils ont pris à la gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d'épines par ces misérables, et ont reçu leurs crachats au visage. » L'alinéa consacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme.
Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes : « Et qui n'a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes vêtues de rouge et qui devaient s'être roulées dans le sang des martyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes ! ? Elles brandissaient des drapeaux, elles s'abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière. » Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique : « La République ne marche jamais qu'entre la prostitution et le meurtre. »

Vuillet avait mis là tout son art, dévoilant dans le même temps les ressorts troubles de sa personne. N'était-il pas tout à la fois le rédacteur fidèle des heurs et malheurs de tout ce que Plassans comptait de dévots et de dévotes qui n'avaient rien à envier au Tartufe de Molière et celui qui, sous le manteau, vendait des ouvrages polissons à la même clientèle et jusqu'aux gamins du collège ? Car, que seraient-ce sinon ces « filles sanglantes », sinon le produit d'une imagination dévoyée ? Vuillet décrivait donc la scène que secrètement, il aurait souhaité voir, et certainement vivre aussi. C'est une des caractéristiques de la littérature réactionnaire que de dépeindre le peuple comme des cannibales, sauvages et sanguinaires, et les femmes du peuple comme des prostituées. La méthode n'était pas nouvelle, et elle perdurera très certainement au-delà du dix-neuvième siècle. Les dévots ont toujours l'esprit fertile quand il s'agit de fustiger les avancées sociales et la République sera toujours pour eux une catin. Une femme qui ne serait pas entièrement soumise à l'ordre et à son parti ne pourra jamais être pour eux qu'une femme perdue. Il est frappant de constater qu'en professant de telles inepties, ils contreviennent pour autant aux textes des évangiles qui veulent que le Christ ne condamne jamais aucune femme, fût-elle adultère ou mariée plusieurs fois telle la Samaritaine. Mais les suppôts de la réaction n'ont rien à faire en vérité des paroles du Christ, tant ils sont les lointains descendants de la caste qui l'a crucifié. Tous ces dévots confits dans l'observance d'une morale qu'ils ont eux-même inventée parce qu'elle sert leurs intérêts sont aussi éloignés de la charité chrétienne que peut l'être le loup affamé dans la bergerie. Et encore ! Le loup est quant à lui innocent de sa faim et de son instinct quand les dévots fielleux ne le sont pas tant ils auraient les moyens de ne pas persister dans leur haine qui n'est rien d'autre qu'une haine de la vie. Mais Vuillet continuait.

Ce n'était là que la première partie de l'article ; le récit terminé, dans une péroraison virulente, le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps « la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés ni les personnes » ; il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en disant qu'une plus longue tolérance serait un encouragement, et qu'alors les insurgés viendraient prendre « la fille dans les bras de la mère, l'épouse dans les bras de l'époux » ; enfin, après une phrase dévote dans laquelle il déclarait que Dieu voulait l'extermination des méchants, il terminait par ce coup de trompette :
« On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu'on les tue comme des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre d'une pareille vermine. » Cet article, ou la lourdeur du journalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque Félicité posa la Gazette sur la table :
« Ah ! le malheureux ! il nous donne le dernier coup ; on croira que c'est moi qui ai inspiré cette diatribe.
– Mais, dit sa femme, songeuse, ne m'as-tu pas annoncé ce matin qu'il refusait absolument d'attaquer les républicains ? Les nouvelles l'avaient terrifié, et tu prétendais qu'il était pâle comme un mort.
– Eh ! oui, je n'y comprends rien. Comme j'insistais, il est allé jusqu'à me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés… C'était hier qu'il aurait dû écrire son article ; aujourd'hui, il va nous faire massacrer. » Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué Vuillet ? L'image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus bouffonnes qu'on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement si voisine des portes de la ville.

Félicité avait tort en une chose au moins : que Vuillet et tous les Vuillet de Plassans avec lui ne pussent faire le coup de feu sur les remparts de Plassans. La Révolution française a accoutumé les Français à l'idée que l'insurrection ne pouvait venir que des classes populaires endoctrinées par des progressistes. Il n'en est cependant rien et les partisans de l'ordre établi peuvent soudainement se sentir des ailes, prendre arme et sortir dans les rues. L'insurrection réactionnaire serait plus dangereuse que l'insurrection républicaine. Elle serait tout d'abord revancharde et l'on sait que la revanche est bien mauvaise conseillère. Elle serait ensuite inexpérimentée et donc encore plus dangereuse. Toute l'excitation rentrée, ces postures compassées, ce maintien inculqué à coups de taloches dès l'enfance, puis dans des pensionnats sévères, tout cela serait en un instant balayé. Que l'on donne un jour l'occasion à la bourgeoisie de défiler et l'on verra bientôt qu'elle se transformera en une horde échevelée, car c'est ainsi qu'elle imagine depuis longtemps que doit être un défilé et une insurrection. Elle prendra modèle sur ce qu'elle a elle-même inventé, détruisant tout sur son passage et risquant même des jurons qui pourraient pourtant lui valoir l'excommunication. Rien ne serait plus dangereux pour la Nation que les tenants de l'ordre se manifestant pour le maintien d'un ordre dont ils sont les seuls bénéficiaires.
Alors, on pouvait bien imaginer Vuillet, avec ses mains moites et son teint cireux, muni d'un fusil sur les remparts de Plassans. Mais il faudrait alors être prévenu qu'un Vuillet ne tirera jamais que s'il se considère à l'abri et qu'il n'hésitera pas ensuite à tuer qui il tiendra en joue, moins par haine que par crainte des représailles. Mais pour qu'un Vuillet se révélât insurgé et que tous les réactionnaires de France se révélassent tels, il fallait que la République fût devenue bien faible. Et, en cet hiver de 1851, la République était dans un état de faiblesse si abouti que le moindre aventurier qui portait un nom célèbre pouvait la trousser et la détrousser. Sans doute que cela aura permis que Vuillet et ses semblables se contentassent de leurs diatribes et renonçassent à descendre dans la rue.
16 novembre « C'est un méchant homme, je l'ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l'article. Il n'a peut-être voulu que nous faire du tort. J'ai été bien bon enfant de lui laisser la direction des postes. » Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, comme éclairée par une pensée subite ; elle mit un bonnet, jeta un châle sur ses épaules.
« Où vas-tu donc ? demanda son mari étonné. Il est plus de neuf heures.
– Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelque rudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors en m'attendant ; je te réveillerai s'il le faut, et nous causerons. »

Félicité gardait cette énergie qui la caractérisait. Elle était de ces personnes qui, soudainement, savent exactement ce qu'elles doivent faire et, par conséquent, le font sans attendre. C'est d'ailleurs un des traits particuliers des femmes qui, plus souvent que les hommes, agissent ainsi. Cela vient peut-être de leur maternité qui veut que le nourrisson ne puisse attendre l'allaitement ; des tâches de cuisine, qui imposent d'éviter de faire brûler le rôti ; ou simplement cette volonté qu'elles ont plus forte que les hommes d'agir et de moins parler. Quand l'homme, sans cesse, est sujet aux procrastinations, la femme se lève et agit.

Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l'hôtel des postes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillet travaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement de contrariété.
Jamais Vuillet n'avait été plus heureux. Depuis qu'il pouvait glisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptés profondes, des voluptés de prêtre curieux, s'apprêtant à savourer les aveux de ses pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises, tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à ses oreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, il regardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, il auscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l'âme des vierges.
C'étaient des jouissances infinies, des tentations pleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaient là ; il touchait à l'honneur des femmes, à la fortune des hommes, et il n'avait qu'à briser les cachets, pour en savoir aussi long que le grand vicaire de la cathédrale, le confident des personnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de ces terribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font tout dire, et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens. Aussi avait-il fait souvent le rêve d'enfoncer son bras jusqu'à l'épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, le cabinet du directeur des postes était un grand confessionnal plein d'une ombre et d'un mystère religieux, dans lequel il se pâmait en humant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s'exhalaient des correspondances.
D'ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l'impunité. Si les lettres éprouvaient quelque retard, si d'autres s'égaraient même complètement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes l'avait un instant contrarié ; mais il s'était entendu avec Roudier pour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer par la mairie.
Il n'avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout le monde. Il s'était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l'éveil et lui enlever le mérite d'avoir du courage quand la ville entière tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait singulièrement compris la situation.

Toute stratégie, qu'elle soit militaire ou civile, repose sur l'information et c'est pourquoi, depuis la nuit des temps, les hommes n'ont cessé de développer des techniques pour accroître leur capacité à recueillir le plus rapidement possible une information précise et sûre. La plus belle invention et la plus aboutie, découverte par un de nos lointains ancêtres, est à cet égard, très certainement, le langage. Quoi de plus complexe en effet que de se parler et de recueillir ainsi, parfaitement articulée, la pensée d'autrui. Mais, comme le dit le proverbe, les paroles passent et il fallait, pour qu'elles demeurent, inventer une autre technique. Cela fut l'écriture. Il est intéressant de noter que, s'adressant aux hommes, Dieu s'adresse d'abord à l'homme par l'écriture et lui donne les Tables de la Loi, puis, reprenant son ouvrage, vient ensuite peur parler, par la bouche de son fils Jésus, puis encore une fois, au moins, par celle d'un Arabe du désert. Ayant inventé l'écriture, l'homme trouva le moyen de la faire circuler, imaginant des supports d'abord fragiles et encombrants, puis légers et résistants tels les papyrus. Le papier ayant été inventé, Gutenberg inventa l'imprimerie. Mais les hommes s'envoyant des lettres, il fallait les acheminer. La poste était née. Parions que les siècles à venir inventeront de nouvelles formes de communication que l'on peine aujourd'hui à imaginer encore. Déjà, le télégraphe de Monsieur Chappe, en un siècle, a conquis le territoire national, offrant des services si stratégiques que la loi de 1837 en donna l'exclusivité à l'État. En décembre 1851, Plassans n'avait pas encore de station télégraphique. L'instrument n'était d'ailleurs ouvert au public que depuis le mois de mars de la même année. La ville eût-elle été équipée que le pouvoir téméraire de Vuillet sur les informations en eût été restreint sinon réduit à néant, et les craintes et les peurs des Rougon en eussent quant à elles été tout autant annihilées. Mais pour l'heure, Vuillet jouissait avec délice de cette information parfumée, lente et volontiers compromettante que contiennent les lettres, avec leurs papiers si différents, les écritures penchées aux encres plus ou moins foncées, leurs cachets de cire plus ou moins claire. Vuillet, le dévot, prenait là un plaisir démiurgique. Car,  qui peut lire dans les pensées et dans les âmes des mortels sinon la divinité ? L'hôtel des postes était pour lui devenu le firmament. Mais toutes les idoles peuvent perdre leur piédestal et il suffit pour cela d'une âme courageuse. Avec Félicité, cette vieille, chenue, mais vigoureuse, Vuillet savait d'emblée que la partie serait dure et qu'il perdrait. Il gardait de sa religion le vague pressentiment de la punition à venir. Elle le terrorisait.
17 novembre Lorsque Mme Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Il se leva, avec son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient d'une façon inquiète. Mais Félicité ne s'assit pas ; elle dit brutalement :
« Je veux la lettre. » Vuillet écarquilla les yeux d'un air de grande innocence.
« Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.
– La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari… Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée. » Et comme il bégayait qu'il ne savait pas, qu'il n'avait rien vu, que c'était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :
« Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bien ce que je veux dire, n'est-ce pas ?… Je vais chercher moi-même. » Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets qui encombraient le bureau. Alors il s'empressa, il dit qu'il allait voir. Le service était forcément si mal fait ! Peut-être bien qu'il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on la retrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu'il ne l'avait pas vue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tous les papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicité attendait impassible.
« Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous, s'écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d'un carton. Ah ! ces diables d'employés, ils profitent de la situation pour ne rien faire comme il faut ! »

Vuillet était bien mauvais comédien et la scène qu'il venait de jouer sous les yeux de Félicité aurait passé pour du théâtre pour tout enfant âgé de plus de dix ans. Il s'en faut de peu de choses, d'ailleurs, pour que le mensonge ait l'air de la vérité ou apparaisse pour ce qu'il est aux yeux de qui l'observe. La première chose est d'être surpris ou de s'être préparé à mentir. Si Vuillet, avec l'onctuosité qui était la sienne et l'habitude qu'il avait de cacher sous son pupitre des ouvrages polissons, avait pu se préparer à la visite inquisitrice de Madame Rougon, il eût mieux joué sa partie. Il y a ensuite le fait d'être observé comme les parents qui veulent retrouver le pot de confiture volé scrutent leur enfant sans broncher, que c'est lui qui a commis le larcin. Face à un accusateur déterminé, même l'innocent faiblit et apparaît coupable, se met à rougir, à trembler, à s'agiter. Il y a enfin la culpabilité. Les délices que Vuillet trouvait dans l'ouverture et la lecture des lettres du courrier ravivaient en lui son goût pour le péché. Il en est ainsi des dévots qui, plus ils sont dévots, et plus ils clament la morale, plus ils sont hantés par des pensées coupables et des désirs secrets. Madame Rougon se dressait ainsi devant Vuillet comme la figure de la conscience courroucée, le procureur au procès de sa foi et de sa moralité. Face à cette perspective cruelle, il ne pouvait que faiblir et donner la lettre. Pour un peu, il eût pleuré et se fût excusé. Sa main tremblait un peu quand il donna la lettre et l'enveloppe garda un peu de la moiteur de ses doigts et de sa paume.

Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement, sans paraître s'inquiéter le moins du monde de ce qu'un pareil examen pouvait avoir de blessant pour Vuillet.
Elle vit clairement qu'on avait dû ouvrir l'enveloppe ; le libraire, maladroit encore, s'était servi d'une cire plus foncée pour recoller le cachet. Elle eut soin de fendre l'enveloppe en gardant intact le cachet, qui devait être, à l'occasion, une preuve. Eugène annonçait, en quelques mots, le succès complet du coup d'État ; il chantait victoire, Paris était dompté, la province ne bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude très ferme en face de l'insurrection partielle qui soulevait le Midi. Il leur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s'ils ne faiblissaient pas.

Félicité ressentit à la lecture le soulagement que l'on ressent en lisant la missive d'un médecin célèbre que l'on a consulté pour une douleur persistante et qui glisse une lettre pour le médecin habituel. On se précipite dans la rue. On l'ouvre, car, elle est rarement cachetée. On la parcourt fébrilement, confondant certains mots, peinant parfois à déchiffrer l'écriture du savant. On lit que ce n'est rien, qu'il faudra un peu de repos et alléger son alimentation. On est rassuré. Et pourtant, l'anxiété n'a pas entièrement disparu. N'y a-t-il pas quelque phrase codée qui, anodine pour le profane, signifie pour l'homme de l'art que la cause est perdue et que le patient va bientôt mourir ? Félicité restait nerveuse.

Mme Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elle s'assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé, avait fiévreusement repris son triage.
« Écoutez-moi, monsieur Vuillet », lui dit-elle.
Et, quand il eut relevé la tête :
« Jouons cartes sur table, n'est-ce pas ? Vous avez tort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu de décacheter nos lettres… » Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avec tranquillité :
« Je sais, je connais votre école, vous n'avouerez jamais… Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir le coup d'État ? » Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finit par perdre patience.
« Vous me prenez donc pour une bête ! s'écria-t-elle. J'ai lu votre article… Vous feriez mieux de vous entendre avec nous. » Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu'il voulait avoir la clientèle du collège. Autrefois, c'était lui qui fournissait l'établissement de livres classiques. Mais on avait appris qu'il vendait, sous le manteau, des pornographies aux élèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient de gravures et d'œuvres obscènes. À cette occasion, il avait même failli passer en police correctionnelle.
Depuis cette époque, il rêvait de rentrer en grâce auprès de l'administration, avec des rages jalouses.
Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition.
Elle le lui fit même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pour vendre quelques dictionnaires !
« Eh ! dit-il d'une voix aigre, c'est une vente assurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pas l'impossible, comme certaines personnes. » Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettres décachetées. Un traité d'alliance fut conclu, par lequel Vuillet s'engageait à n'ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir la clientèle du collège. En le quittant, Félicité l'engagea à ne pas se compromettre davantage. Il suffisait qu'il gardât les lettres et ne les distribuât que le surlendemain.
« Quel coquin ! » murmura-t-elle, quand elle fut dans la rue, sans songer qu'elle-même venait de mettre un interdit sur les courriers.

Les passions des autres et leurs objectifs semblent souvent dérisoires à ceux mêmes qui sont animés eux aussi par d'autres passions et d'autres objectifs qui le sont tout autant. Ce que Vuillet jugeait comme un objectif impossible et qui, somme toute, n'était jamais que d'obtenir la charge de receveur particulier d'une sous-préfecture pour pouvoir déménager et traverser la rue afin d'habiter un logis plus vaste et mieux éclairé. Ce n'était pas donc pas une chimère et encore moins un rêve de gloire et de conquête. Même le marquis de Carnavant, qui souhaitait que sa chère petite Félicité, comme il l'appelait, pût s'établir dans de meilleures conditions que celles données à d'anciens marchands d'huile sans fortune, ne considérait pourtant pas que la situation de receveur particulier de Plassans valait la peine que l'on s'y arrêtât. Quant à trahir pour vendre des dictionnaires et, par conséquent, des images polissonnes, le but en soi affiché semblait vraiment grotesque mais se plaçait tout aussi bas dans l'échelle des valeurs. On pourrait même penser que l'ambition de Vuillet était plus humaine, car, que voulait-il sinon ce plaisir inouï de pénétrer dans les âmes en leur vendant tout à la fois des ouvrages sérieux et d'autres voués aux plaisirs de la chair ? Ceux qui regardent les passions des autres comme des passions de peu devraient se méfier car les leurs ne sont le plus souvent pas davantage présentables. C'est sans doute pourquoi, prudemment, les évangiles imposent de ne jamais juger autrui. De tous les commandements, c'est d'ailleurs l'un des plus difficiles à suivre car, en permanence, l'esprit divague et juge. C'est même l'une de ses activités premières; On marche dans la rue et chaque passant se voit affublé d'une notation flatteuse ou moins flatteuse et les objets mêmes n'échappent pas à cette folie de juger toute chose et toute personne. Les philosophes conseillent de se regarder soi même comme on regarde autrui mais l'exercice est ingrat et surtout très difficile à réaliser. On ne se voit pas marcher. On ne s'entend pas parler. On ne parvient point à parfaitement bien évaluer l'importance de ses actes. Surtout, on finit toujours à se trouver des indulgences, à ne pas considérer que l'on a mal agi par volonté, voire par goût, par trouver des excuses et des explications par lesquelles on montre à soi-même que l'on a été contraint de prendre les décisions que l'on a prises et de commettre les actes que l'on a commis. Mais que son voisin commettent le moindre écart et voilà qu'il subit, sans délai, les foudres coutumières de la justice de voisinage.
18 novembre Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l'aise avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l'action, gardait, depuis l'annonce du coup d'État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l'Empire était fait, il attendait l'heure de reprendre, dans une direction nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile, n'avait plus qu'une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu'au bout de leur rôle.

Il est parfois décevant d'avoir raison, et surtout d'avoir eu raison très tôt. Un régime s'installe. On conduit une analyse qui pousse au scepticisme. On n'y croit pas. On ne parvient pas à croire à la capacité de diriger de ceux qui arrivent et qui se mettent en place. On parie qu'ils vont prendre les mauvais décisions et que celles-ci vont produire des désastres. On établit que les personnalités sont faibles, versatiles, indécises. On écrit même ce qui va se passer en se donnant des airs de prophète. Tout se passe comme on a prévu. On devrait plastronner ! Il n'en est rien. Ce qui persiste, c'est l'amertume d'avoir eu raison, car, en fin de compte, il aurait été tellement plus joyeux d'avoir eu tort.

« C'est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller te voir. Tes affaires s'embrouillent.
– Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.
– Tant mieux, tu me conteras cela, n'est-ce pas ? Ah ! je dois me confesser, j'ai fait une peur affreuse, l'autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisais voir une bande d'insurgés dans chaque bouquet de la vallée !… Tu me pardonnes ?
– Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venez donc un de ces matins, lorsque je serai seule. »

À cet instant précis, Félicité n'était que revanche. Ce qui l'a révoltait, c'était certes son mari, épais, qui avait la prétention de mener seul ses affaires alors qu'il n'avait ni habileté ni courage, et surtout qu'il la tînt en dehors des petits secrets qu'il entretenait avec leur fils Eugène pour la raison principale qu'elle était une femme et qu'il était un homme. Cette sujétion fait à sa propre intelligence par ce lourdaud qui ne pouvait rivaliser avec elle en sagacité ni en vivacité de pensée la mit hors d'elle. Il verrait ce dont était capable une pauvre femme. Il verrait bien et serait obligé de convenir qu'il lui devait tout, et plus encore. Elle le sauverait malgré lui. Mais, avant cela, il fallait qu'il comprenne la gravité de sa situation pour qu'une fois sorti d'affaire, la reconnaissance en fût plus grande.

Elle s'échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par la rencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait une volonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais sa toute-puissance au logis. C'était un coup de scène nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l'avance les railleries profondes, et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femme blessée.
Elle trouva Pierre couché, dormant d'un sommeil lourd ; elle approcha un instant la bougie, et regarda, d'un air de pitié, son visage épais, où couraient par moments de légers frissons ; puis elle s'assit au chevet du lit, ôta son bonnet, s'échevela, se donna la mine d'une personne désespérée, et se mit à sangloter très haut.

Contrairement à Vuillet, qui ne savait pas jouer la comédie, justement parce qu'il était foncièrement menteur et dissimulateur et qu'ayant l'air faux quand il était sincère, il ne parvenait pas à cacher ses mensonges, Félicité, qui était une personne franche n'avait, elle, aucun mal à jouer des rôles. C'est ainsi l'apanage des personnes qui ne mentent jamais, ou si peu que l'on ne s'en souvient pas et qui, rendues insoupçonnables par une longue pratique de la vérité, se mettent sans obstacle à jouer la comédie. Distinguer qu'elles sont dans un rôle devient alors très difficile.  Il suffit alors pour elles de jouer ce que leur interlocuteur espère le plus entendre, ou craint le plus devoir entendre, ce qui revient au même. Leur longue pratique de la vérité les guide. Elles sont crédibles. Le tour est joué.

« Hein ! qu'est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? » demanda Pierre brusquement réveillé.
Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.
« Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait. Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ? » Elle fit signe que non ; puis, d'une voix éteinte :
« Je viens de l'hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander conseil à M. de Carnavant. Ah ! mon pauvre ami, tout est perdu. » Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau que montrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et, au milieu du lit défait, il s'affaissait comme un magot chinois, blême et pleurard.
« Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ; nous sommes ruinés, nous n'aurons jamais un sou. » Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s'emporta.
C'était la faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute sa famille. Est-ce qu'il pensait à la politique, lui, quand M. de Carnavant et Félicité l'avaient jeté dans ces bêtises-là !
« Moi, je m'en lave les mains, cria-t-il. C'est vous deux qui avez fait la sottise. Est-ce qu'il n'était pas plus sage de manger tranquillement nos petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits. » Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu'il s'était montré aussi âpre que sa femme. Il n'éprouvait qu'un immense désir, celui de soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.
« Et, d'ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des enfants comme les nôtres ! Eugène nous lâche à l'instant décisif ; Aristide nous a traînés dans la boue, et il n'y a pas jusqu'à ce grand innocent de Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des insurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire faire leurs humanités ! » Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n'usait jamais. Félicité, voyant qu'il reprenait haleine, lui dit doucement :
« Tu oublies Macquart.
– Ah ! oui, je l'oublie ! reprit-il avec plus de violence, en voilà encore un dont la pensée me met hors de moi !…
Mais ce n'est pas tout ; tu sais, le petit Silvère, je l'ai vu chez ma mère, l'autre soir, les mains pleines de sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t'en ai pas parlé, pour ne point t'effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d'assises ? Ah ! quelle famille !… Quant à Macquart, il nous a gênés, au point que j'ai eu l'envie de lui casser la tête, l'autre jour, quand j'avais un fusil. Oui, j'ai eu cette envie… » Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reproches de son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme une coupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle l'affolait.
Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant le repentir ; puis elle répéta d'une voix désolée :
« Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! qu'allons-nous faire !… Nous sommes criblés de dettes.
– C'est ta faute ! » cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces.

La colère des faibles a ceci de terrible qu'elle pousse à la sincérité la plus totale. Pierre, d'une certaine façon, avait dit la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Bien sûr, cette vérité était la sienne, elle venait de son point de vue, formée et conformée par des années de rancœur et de craintes. Mais, à cet instant, ce gros homme à qui l'on n'aurait pas donné un seul ennemi valable, se révélait pour ce ce qu'il était : Une décoction de haines rances. Face à l'adversité, il y a ceux qui font face, qui reconnaissent leurs propres erreurs et qui, ayant assez de force pour se les pardonner, non par complaisance mais par une absolution vigoureuse, repartent d'un autre pied. Mais il y a a ceux qui accusent les autres, leurs proches, le Ciel et tous les Saints et pourraient même s'en prendre à cet enfant de cinq ans, qui parle à peine et qui devient soudainement la cause de tous les malheurs de la terre. Cette colère des faibles est souvent spectaculaire, et d'autant plus spectaculaire que son auteur est faible. Pour être telle, elle n'en est pas moins dangereuse. Dans ces instants de colère, le faible, poussé à bout et devenu sans aucune limite de morale, peut même tuer. On a vu ainsi des drames familiaux, de ces drames dont raffolent les gazettes et les canards sanglants, où un forcené extermine toute sa famille avant que de se pendre ou de se rendre à la maréchaussée. Les voisins témoignent que c'était un homme tranquille, sans histoire, qui n'aurait pas fait de mal à une mouche. Personne ne comprend et tout le monde crie au coup de folie, au coup de sang, à la malédiction subite. Le plus souvent, le coupable principal, l'auteur de ces crimes inexpiables est la faiblesse. Mais qu'un faible colérique vienne au pouvoir, le risque est alors immense que sa colère se tourne contre le peuple, nécessairement pour lui responsable des malheurs du pays, et c'est alors la guerre civile ; ou contre les pays voisins, qui ne cessent de comploter contre lui et contre son régime, et c'est alors la guerre étrangère. Il n'y a rien de plus dangereux pour un pays que d'avoir un dirigeant faible et colérique. Cette engeance fait les pires tyrans et les dictateurs les plus féroces. Les historiens, volontiers hagiographes, auront beau les peindre comme des grands hommes et leur inventer un culte pour les générations futures, ils n'en demeurent pas moins ce qu'ils sont en vérité. Rougon était de ceux-là et s'il avait eu entre les mains le fusil d'Adélaïde, ce fusil hérité de l'amant de sa mère, il aurait pu tout aussi bien attenter à la vie de Félicité avant de mettre fin à ses jours. Son esprit, parti en cavalcade, lui faisait soudainement voir l'avenir sous un jour si noir qu'il ne lui paraissait pas possible de le supporter. Il était ruiné, perdu, montré du doigt par toute la ville. Les enfants couraient après lui en le raillant. Les chiens aboyaient sur son passage et le poursuivaient en montrant les crocs. Tous les journaux faisaient leur une avec son nom pour mieux le moquer et le traîner dans la boue. Il devait quitter sa maison, vendre pièce par pièce le mobilier défraichi du salon jaune. Personne ne le saluait plus. Il partait sur la route. retournait chez sa mère qui le chassait tout autant, pointant sur lui le fusil de Macquart, comme une ultime insulte.
Félicité, sous ses airs désolés, était presque prise de fou rire. Son lourdaud de mari avait l'air si effondré, sa scène avait si bien marché, qu'elle en était presque confuse. Elle avait presqu'envie de l'interrompre, de lui dire que tout cela était une blague, qu'elle ne recommencerait plus, que la victoire était à portée de main, que c'était une question d'heures. Elle pouvait être magnanime car, elle, elle était forte.
19 novembre Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L'espérance d'un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de 1851, ils s'étaient laissés aller jusqu'à offrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierre avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour contribuer à l'achat des fusils et des cartouches.
« La note du pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, le fruitier… »
Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :
« Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes.

– Moi, moi ! balbutia-t-il, mais on m'a trompé, on m'a volé ! C'est cet imbécile de Sicardot qui m'a mis dedans, en me jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J'ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende mon argent.
– Eh ! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre. Quand nous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger du pain. Ah ! c'est une jolie campagne !… Va, nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier. » Cette dernière phrase sonna lugubrement. C'était le glas de leur existence.

Encore à cette époque, pour les bourgeois, les commerçants donnaient crédit à certains de leurs clients, et tout particulièrement à ceux qu'ils livraient à domicile. Dans la plupart des maisons, les livreurs étaient reçus par les domestiques et il était jugé préférable pour des raisons qui leur semblaient évidentes de ne pas faire circuler d'argent entre les domestiques et les livreurs. On faisait donc des notes, qui s'allongeaient parfois au-delà du raisonnable. On convenait du règlement. Les commerçants étaient plus indulgents sur les délais de paiement avec les anciens commerçants, se disant que leur tour viendrait et, par superstition, ils ne voulaient pas refuser leurs produits à des gens qui appartenaient ou qui avaient appartenu à la même corporation qu'eux. Cette solidarité avait cependant ses limites et il suffisait d'un créancier mécontent pour que tous les autres tendent l'oreille. S'en suivaient alors parfois des faillites domestiques spectaculaires qui jetaient de bons bourgeois à la rue et mettaient leurs meubles aux enchères. Pour n'être pas très courante dans une ville comme Plassans, où les flambeurs n'étaient pas légion et où l'économie vivrière se régulait assez facilement, chacun avait pu voir en son temps de ces spectacles désolants d'une famille ruinée qui, la veille, avait encore fière allure sur le cours Sauvaire.
Pierre Rougon savait ainsi parfaitement ce qui les attendait s'ils ne connaissaient pas bientôt une embellie. Il avait en quelque sorte déjà vécu cela quand sa mère avait quitté l'enclos des Fouque pour la masure de Macquart.

Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le spectacle. C'était donc là qu'il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L'Empire ne payerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant :
« Non, je prendrai un fusil, j'aime mieux que les insurgés me tuent.
– Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C'est un moyen comme un autre d'en finir. » Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d'un coup, on lui versait un grand seau d'eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s'opérait en lui une réaction fatale.
Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée.

Le désespoir de ce gros homme arrivé au-delà du mitant de son âge était un spectacle curieux qui, pour autant, n'étonnait plus sa femme.Pierre Rou gon était sujet à ces crises, qu'il contenait à la chambre à coucher du ménage. Plusieurs fois cependant, en public, et jusque pendant les réunions du salon jaune, il avait dû s'éclipser, prétextant un mal de crâne ou une nausée soudaine pour aller pleurer. Cette affection particulière des larmes l'avait pris dès l'enfance mais personne n'est surpris de voir les enfants pleurer et c'est même une de leurs activités favorites qui semble devoir se passer comme se passe l'incontinence nocturne infantile. Mais, chez Pierre Rougon, cette incontinence lacrymale n'avait jamais cessé et il avait continué à pleurer. Son fils Pascal, qui connaissait cette affection singulière qui ne connaissait pas de remède, avait un soir réussi à faire parler son père. Cette conversation l'avait amené à penser que Pierre Rougon pleurait ainsi en permanence la mort de son propre père et la désaffection de sa mère pour ses enfants. Son étude des lois de l'hérédité lui avait fait craindre pour sa propre santé, car il savait, après observation, que les maladies mentales se transmettent au sein des familles tout aussi facilement que le rhume en hiver.

Au bout d'un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.
« Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N'y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?
– Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi même la situation tout à l'heure ; nous n'avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.
– Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de suite ! ?
– Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait fermer les portes ! ? » Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d'un ton suppliant, il murmura :
« Je t'en prie, trouve une idée, toi ; tu n'as encore rien dit. » Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :
« Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n'entends rien à la politique, tu me l'as répété cent fois. » Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :
« Tu ne m'as pas mise au courant de tes affaires, n'est-ce pas ? J'ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D'ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls. » Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d'un coup, il se confessa. Il parla des lettres d'Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d'un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. À chaque instant, il s'interrompait pour demander : « Qu'aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s'écriait : « N'est-ce pas ? j'avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d'un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d'une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu'elle lui mît des menottes.
« Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la correspondance d'Eugène. Tu jugeras mieux la situation. » Elle essaya vainement de l'arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourir elle-même.
Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme.

Félicité souriait à revoir ainsi étalées au grand jour les lettres qu'elle avait déjà lues en secret, et certaines d'entre-elles plusieurs fois. Elle les retrouvait là, sur le lit, comme si elle étaient ses propres secrets. Elle les avait d'abord tellement convoité, les imaginant pendant des semaines, se fâchant qu'elles demeurassent inaccessibles... Et puis, il y avait eu ce moment de grâce, quand elle avait trouvé le stratagème qui lui avait permis de mettre la main sur elles et de les lire enfin. Quand on a beaucoup convoité quelque chose et qu'on l'obtient enfin, ce que l'on a obtenu garde le goût particulier de la convoitise. C'est d'ailleurs chose curieuse que de constater que, parfois très rapidement, on ne peut plus se passer de ce que, quelques jours auparavant, on espérait sans l'avoir jamais eu. Les chemins de l'être qu'emprunte le désir nous sont encore en grande partie cachés. Pascal, le docteur, aurait aimé s'y aventurer et compléter ses observations anatomiques par des observations psychologiques. Mais Pascal avait trop dé méfiance à l'égard de ses semblables pour se risquer à pareille aventure qui l'aurait obligé à rencontrer du monde, à écouter beaucoup, et sans doute, lui aussi, à parler de temps en temps. Il avait bien repéré, ici et là, des traits qui lui semblaient assez significatifs. Un des phénomènes qui le maintenaient le plus en éveil était les erreurs de langage qu'il arrive à chacun de faire et auxquels on ne prête pas attention. Il avait ainsi remarqué qu'il arrivait souvent que l'on dît un mot pour un autre et que cela arrivait cependant à certains plus qu'à d'autres. Il avait donc commencé des relevés de ces erreurs langagières, exactement comme  il herborisait sur les chemins autour de Plassans. Son goût des nomenclatures et des notes lui avait fait remplir des carnets entiers et il avait entrepris des classements et même un essai de typologie. Il en avait conçu l'idée, certes un peu folle, que toutes ces erreurs langagières procédaient d'un même point qui prenait sa source dans un désir dissimulé mais que, dans un même temps, puisque c'était un désir, on voulait exprimer. Il avait gardé ses théories pour lui, n'en parlant à personne et surtout pas à sa mère, qui aurait pu constater par elle-même que cela lui arrivait souvent, tout autant qu'à son père. Car, personne n'est exempt de cette affection bénigne. Personne en effet, et c'est fort heureux, n'exprime au grand jour la totalité de ses désirs ou les rues seraient emplies de personnes divaguant dans des postures et des tenues extravagantes et parfois pornographes.
La pauvre vieille avait si peu de désirs, lire les lettres de son fils, traverser la rue pour une maison plus confortable et se faire admirer dans une sous-préfecture sans faste par des bourgeois miteux et une petite noblesse sans le sou.Mais tous les désirs se valent dans la pauvre âme humaine.
20 novembre « Eh bien ! dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de nous sauver de la ruine ? » Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchir profondément.
« Tu es une femme intelligente, reprit-il pour la flatter ; j'ai eu tort de me cacher de toi, ça, je le reconnais…
– Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tu avais beaucoup de courage… » Et, comme il la regardait d'un air avide, elle s'interrompit, elle dit avec un sourire :
« Mais tu me promets bien de ne plus te méfier de moi ? tu me diras tout ? tu n'agiras pas sans me consulter ? » Il jura, il accepta les conditions les plus dures. Alors Félicité se coucha à son tour ; elle avait pris froid, elle vint se mettre près de lui ; et, à voix basse, comme si l'on avait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan de campagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de héros au milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment, disait-elle, l'avertissait que les insurgés étaient encore loin.
D'ailleurs, tôt ou tard, le parti de l'ordre l'emporterait et les Rougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle de martyrs n'était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avec tant de conviction, que son mari, surpris d'abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d'audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s'y conformer, en montrant tout le courage possible.
« Et n'oublie pas que c'est moi qui te sauve, murmura la vieille, d'une voix câline. Tu seras gentil ? » Ils s'embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau, pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise.

Ils étaient dans ce lit comme les deux jeunes gens qu'ils avaient été, et dont les corps irrésistiblement s'attiraient. C'est ainsi que, contre toute attente, ils avaient fait leurs quatre premiers enfants, en quelques années seulement. Marthe, quant à elle, la pauvrette, était venue plus tard, après un de ces renouveaux que connaissait le couple, onze ans après la naissance de Sidonie qui était née en 1818. C'était cette fois-ci, une affaire d'argent. Félicité était rentrée en annonçant qu'elle avait réussi à vendre une bonne partie de la prochaine récolte d'huile, par anticipation et par traites à un ami du marquis de Carnavant. Le soir, elle, aux anges d'avoir réussi une si bonne affaire et lui, soulagé d'échapper une nouvelle fois à leur ruine prochaine, s'étaient rapprochés et leurs instincts avaient fait le reste. Quand, quelques semaines plus tard, le ventre de Félicité commença à s'arrondir, ils se promirent bien de ne jamais recommencer car, cinq enfants, cela faisait beaucoup trop pour pouvoir espérer un jour vivre largement. Ils craignaient d'avoir un nouveau garçon, car, les garçons coûtent différemment de ce que coûtent les filles. Ils auraient dû lui aussi, et sur leurs vieux jours, l'envoyer à Paris pour étudier, afin de ne pas déroger face aux habitants de Plassans. Si c'était une fille, comme ils avaient déjà pour Sidonie, renoncé à l'idée de la doter, ils ne feraient rien que de tenter de la placer le plus rapidement possible. C'est ce qui arriva. Ils lui trouvèrent un mari dès qu'elle eut vingt ans et elle épousa son cousin. En 1851, elle vivait déjà avec son mari à Marseille. Mais il n'était pas question pour eux d'imaginer avoir un sixième enfant. Alors, sans même se le dire, ils évitèrent de se rencontrer dans le lit conjugal, justifiant cette froideur par le fait que l'âge était venu. Cependant, en 1851, ils ne risquaient plus rien de cet ordre car l'âge avait fait son travail et Félicité n'était plus fertile.
21 novembre Mais ni l'un ni l'autre ne s'endormirent ; au bout d'un quart d'heure, Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse, se tourna, et, à voix très basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau.
« Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel.
– Dame ! reprit-il, tu veux que les habitants soient consternés !… On me prendrait au sérieux, si ce que je t'ai dit arrivait… » Puis, son projet se complétant, il s'écria :
« On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon de s'en débarrasser. » Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, elle hésita, et, d'une voix troublée, elle balbutia :
« Tu as peut-être raison… C'est à voir… Après tout, nous serions bien bêtes d'avoir des scrupules ; il s'agit pour nous d'une question de vie ou de mort… Laisse-moi faire, j'irai demain trouver Macquart et je verrai si l'on peut s'entendre avec lui. Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir, dors bien, mon pauvre chéri… Va, nos peines finiront. » Ils s'embrassèrent encore, ils s'endormirent. Et, au plafond, la tache de lumière s'arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leur chambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaient en pièces d'or sur le carreau.

Pierre avait pris sa femme au mot, qui lui avait rendu du courage et de la détermination, comme reprend des forces un homme affamé qui peut enfin se restaurer. Le courage aussi peut être contagieux, comme peuvent l'être la peur et la honte et l'on a vu ainsi des couards menés au combat par un seul homme brave et se révéler héroïques. Mais, dans la chambre des Rougon, l'heure n'était pas à la grandeur. Ils n'avaient jamais eu cette forme d'ambition. L'heure était au stratagème. Ils avaient un plan. Ils le mettraient en œuvre. Et, déjà, avant même de l'avoir entrepris, ce plan pesait sur leurs consciences endurcies comme un mets trop lourd pèse sur l'estomac du dormeur. Quiconque les aurait regarder dormir, petites gens aux désirs fétides, aurait mieux compris pourquoi les religions avaient imaginé le péché originel. Ce péché, c'est  le goût de l'argent, c'est la convoitise. Et plus l'enjeu est faible, plus le péché est grand. Eussent-ils rêvé de châteaux en Espagne et de rivières de diamant qu'ils en eussent presque été absous. C'est d'ailleurs pourquoi on vend souvent aux pauvres des rêves luxueux. Cela leur évite de rêver à l'essentiel et à revendiquer cet essentiel. La convoitise de richesses provoque rarement des drames. Celle d'un poste de receveur particulier peut engendrer un crime atroce, et c'était à ce crime atroce que les Rougon, jusque dans leur sommeil, se préparaient.
La nuit passait doucement sur leurs faces figées, déjà comme mortes.
22 novembre Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, munie des instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elle emportait, dans une serviette, l'uniforme de garde national de son mari. D'ailleurs, elle n'aperçut que quelques hommes dormant à poings fermés dans le poste.
Le concierge, qui était chargé de nourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette, transformé en cellule.
Puis il redescendit tranquillement.
Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d'y faire de longues réflexions. Lorsqu'il eut dormi, les premières heures furent données à la colère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser la porte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine. Et il se promettait de l'étrangler de ses propres mains lorsque les insurgés viendraient le délivrer.
Mais le soir, au crépuscule, il se calma, il cessa de tourner furieusement dans l'étroit cabinet. Il y respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être qui détendait ses nerfs.

Ce cabinet n'avait rien d'une prison, et encore moins d'un cachot. C'était à peine si l'on pouvait le comparer à une cellule monacale, sauf à considérer qu'il s'agissait d'une cellule d'un monastère particulièrement confortable. Macquart n'avait jamais pris le temps d'un examen de conscience. Il était d'ailleurs de ces êtres pour lesquels le chemin vers leur conscience est long et semé d'embuches. Il n'avait ainsi jamais eu la force de le parcourir. Sans doute avait-il craint, aussi, ce qu'il eût pu y trouver. C'était donc la première fois depuis longtemps, et peut-être même la première fois de sa vie toute entière qu'il était livré seul à lui-même, sans rien pour le soustraire à sa propre compagnie, même pas une petite tasse. Macquart n'était pas homme à regretter longtemps. Il était même assez raisonnable, n'imaginant pas, comme le font pourtant la plupart des hommes, que ce qui est ne soit pas ou, pire, qui ce qui était ne fût pas.  Il avait donc fait ses comptes. L'alternative était simple. Si les insurgés gagnaient, ils reviendraient le délivrer. Il n'avait donc rien à faire sinon à rester dans ce cabinet, au plus près du bureau du Maire, pour pouvoir y reprendre sa place. Si le parti de l'ordre gagnait, mieux valait se faire oublier. Il attendait donc.
23 novembre M. Garçonnet, fort riche, délicat et coquet, avait fait arranger ce réduit d'une très élégante façon ; le divan était moelleux et tiède ; des parfums, des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et le jour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareil aux lueurs d'une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieu de cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets de toilette, s'endormit en pensant que ces diables de riches « étaient bien heureux tout de même ». Il s'était couvert d'une couverture qu'on lui avait donnée. Il se vautra jusqu'au matin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quand il ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il ne quitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autour de lui. Il se disait que jamais il n'aurait un pareil coin pour se débarbouiller. Le lavabo surtout l'intéressait ; ce n'était pas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits pots et tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée. L'idée lui vint qu'il avait peut-être fait fausse route ; on ne gagne rien à fréquenter les gueux ; il aurait dû ne pas faire le méchant et s'entendre avec les Rougon. Puis il rejeta cette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l'avaient volé. Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient à l'adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgés l'abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Il finit par conclure que la République était une duperie. Ces Rougon avaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, sa guerre sourde ; personne, dans la famille, ne l'avait soutenu : ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvère lui-même, qui était un sot de s'enthousiasmer pour les républicains, et qui n'arriverait jamais à rien. Maintenant, sa femme était morte, ses enfants l'avaient quitté ; il crèverait seul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, il aurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait le lavabo, pris d'une grande envie d'aller se laver les mains avec une certaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal. Macquart, comme tous les fainéants qu'une femme ou leurs enfants nourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu'il portât des pantalons rapiécés, il aimait à s'inonder d'huile aromatique. Il passait des heures chez son barbier, où l'on parlait politique, et qui lui donnait un coup de peigne, entre deux discussions. La tentation devint trop forte ; Macquart s'installa devant le lavabo. Il se lava les mains, la figure ; il se coiffa, se parfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, de tous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grande jouissance fut de s'essuyer avec les serviettes du maire ; elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, y respira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quand il fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revint s'étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes.
Il éprouvait un mépris encore plus grand pour la République, depuis qu'il avait mis le nez dans les fioles de M. Garçonnet. L'idée lui poussa qu'il était peut-être encore temps de faire la paix avec son frère. Il pesa ce qu'il pourrait demander pour une trahison. Sa rancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur ; mais il en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans le silence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s'être pas creusé, même au prix de ses haines les plus chères, un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés d'âme et de corps. Vers le soir, Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Mais lorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il comprit qu'on avait besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.

Il ne fallait donc que quelques pommades et quelques savons pour corrompre Antoine. On objectera qu'il en fallait peu pour ce faire car le sieur avait peu de morale. C'est vrai. Mais on en a vu d'autres, plus sourcilleux sur leurs idéaux et la pureté de leurs engagements, plonger dans le luxe le plus ostentatoire dès qu'ils le purent ou en eurent l'occasion. Ces variations spectaculaires de l'orientation et de la volonté semblent même caractériser l'âme humaine ; et, en cela, les hommes ne sont pas si différents des animaux. Il suffit d'observer un chiot qui aboie et montre les dents et tente d'atteindre l'os qu'on ne veut ou qu'on ne sait lui donner. rien ne semble devoir jamais apaiser son envie et sa hargne. Il grogne, il écume, il tempête. Il sera pourtant assez facile de calmer son ardeur. Il suffit, par exemple, de lui donner, non pas ce qu'il désire, mais ce qu'il croit désirer. donner lui autre chose à ronger, que vous lui lancerez loin afin de le leurrer et il se précipitera aux trousses du météore. C'est assez souvent la technique que ceux qui gouvernent les hommes aiment à utiliser. Face à la grogne du peuple, ils inventent des ennemis et fomentent une guerre étrangère. Ce n'est plus leur mauvaise politique qui affame mais l'étranger grimé de tous les atours de l'avidité, et le tour est joué. Une autre façon de calmer le chiot remuant est de se chausser de bonnes bottes et de lui envoyer un grand coup de pied qui le fera voler à travers la pièce. Il se terrera dans un coin et laissera les maîtres en paix le temps de leur repas, se contentant des restes une fois la table desservie. C'est aussi ce que font ceux qui gouvernent et c'était justement ce qui se passait dans la France de 1851. Les maîtres allaient envoyer le peuple, toujours supposé immature et trop remuant, valdinguer sous la table et lui donner ensuite quelques restes, soigneusement choisi parmi les immondices. Il y a encore bien d'autres façons de calmer l'ardeur des chiots. L'une consiste enfin à s'entourer de vieux chiens de garde, repus et qui ne sentent plus leur collier. Ils seront très vite agacés par les cris et l'agitation de leurs cadets et leur enverront soudainement un coup de dent qui les fera reculer. C'est encore ce que font ceux qui gouvernent qui s'entourent de partis issus du peuple et qui n'ont d'autres fonctions que de surveiller le peuple et de le renvoyer à la raison d'État qui n'est jamais que la raison du plus fort. Monsieur de la Fontaine avait parfaitement raison de décrire comme il l'a fait les passions des hommes en les grimant sous l'apparence d'une vie animale. Quand on l'a lu, on ne peut plus voir un groupe d'hommes se livrer à quelque occupation sans voir dans l'immédiat un groupe de gorets se disputer une vieille chaussure.
Il ne fallait pas donc pas plus que quelques savons et quelques pommades pour calmer les velléités révolutionnaires de Macquart. Il différait en cela de son frère et de sa belle-sœur par la hauteur de l'ambition plus que par sa nature. Si la République avait offert aux Rougon le seul espoir d'une charge de receveur particulier, des rideaux neufs et un mobilier rafraîchi assortis d'une rente convenable, il n'y aurait pas eu républicains plus convaincus dans tout le pays. Les convictions s'arrêtent souvent là où commence l'intérêt des hommes. Les malheureux qui, au même moment, se faisaient tuer sur place à Sainte Roure pour la République l'ignoraient. C'étaient pourtant eux qui portaient au plus haut ce que l'humanité a de plus grand : le sacrifice. Car l'homme n'est pas qu'animalité, avidité et goût du lucre. Il a cette capacité toujours renaissante à dépasser sa condition de mortel pour aller au-delà de lui-même. C'est ce qui lui donne parfois l'idée qu'il est l'enfant de Dieu.
24 novembre La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini. Ils échangèrent d'abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossière qu'il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche.
Elle déplora les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors de lui.
« Parbleu ! mon frère ne s'est jamais conduit en frère avec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu'il est venu à mon secours ? Il m'aurait laissé crever dans mon taudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, à l'époque des deux cents francs, je crois qu'on ne peut pas me reprocher d'avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c'était un bon cœur. » Ce qui signifiait clairement :
« Si vous aviez continué à me fournir de l'argent, j'aurais été charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vous combattre. C'est votre faute. Il fallait m'acheter. » Félicité le comprit si bien, qu'elle répondit :
« Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu'on s'imagine que nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n'avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l'aurait désiré. » Elle hésita un instant, puis continua :
« À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres ! » Macquart dressa l'oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l'offre indirecte de sa belle sœur, il étala sa misère d'une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur lui saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.
« Ça, je vous en défie », dit tranquillement Macquart.
Mais elle se récria :
« Je rachèterais plutôt de mon sang l'honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine. » Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d'engager la lutte.
« Sans condition ? demanda-t-il enfin.
– Sans condition aucune », répondit-elle.

Macquart et Félicité avaient atteint ce moment particulier où, dans une négociation, il n'y a plus ni perdant, ni vainqueur, et qui est le moment de la diplomatie. C'est un moment d'une telle force, qui procure tant de jouissance, que l'on peut même se demander si les guerres n'ont pas été inventées pour permettre d'atteindre ce moment. L'art diplomatique est une des formes que prend l'art de l'amour. Il connaît peu de règles mais obéit à une loi principale qui est de ne jamais perdre le contact avec l'adversaire, qui est aussi le semblable. C'est sans doute parce qu'il a fallu que cet art se déploie d'abord au sein des familles, et singulièrement des couples, qu'une bonne négociation diplomatique ressemble trait pour trait à une approche amoureuse. Si Macquart et Félicité avaient été plus jeunes, il n'est pas exclu que, dans le secret du cabinet de Monsieur Garçonnet, Macquart se fût jeté sur elle pour lui faire connaître les derniers outrages. Mais ces deux vieux n'avaient pas le goût à ce genre d'affaires, ou alors ils ne le savaient pas. Et puis Macquart, sous ses pommades qui cachaient mal l'odeur acre d'une transpiration de plusieurs jours, aurait tué tous les insectes à une lieue à la ronde. Ils n'en vinrent donc pas aux mains. Ils étaient en fait comme le taureau et le toréador dans l'arène, sans que quiconque pût dire qui était le taureau et qui était le toréador. Cela dépendait de l'avancée de la conversation. Parfois, c'était Macquart qui fonçait dans la cape tendue comme leurre par Félicité. Parfois, c'était Macquart qui virevoltait pour éviter la charge de Félicité, qui cherchait à l'atteindre. Selon les corridas, il y a mise à mort, ou non. L'objectif de celle-ci n'était pas la mise à mort de l'un des protagonistes, mais la mise à sac de la ville. Il fallait donc s'entendre. Mais il faudrait pourtant payer le prix et ce prix ne pouvait qu'être le prix du sang. Quand Félicité disait qu'elle rachèterait plutôt de son sang l'honneur de la famille, elle mentait. Mais elle savait confusément que la querelle entre les deux frères ne se laverait que dans le sang. C'est une des antiques coutumes des pays de la Méditerranée, qui est largement décrite dans le Livre sacré. Même Dieu s'y livre quand il demande à Abraham le sacrifice de son fils, avant de le laisser sauf. Et l'on peut aussi imaginer que les sacrifices des agneaux n'ont été inventés que pour que cessent les sacrifices humains. Il fallait donc que Macquart et Félicité trouvassent une rançon et un prix pour pouvoir se partager le butin.
C'est ainsi que toutes les affaires humaines, les plus récentes comme les plus antiques, se résolvent toujours à quelques éléments fondamentaux parmi lesquels on trouve l'argent, la mort et le sang, qui est la vie, qui est l'amour et qui est aussi la mort. Macquart et Félicité prolongeaient l'histoire du monde.
25 novembre Elle s'assit à côté de lui sur le divan, puis continua d'une voix décidée :
« Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez gagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir les moyens. » Il y eut un nouveau silence.
« Si l'affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l'air de réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vos manigances.
– Mais il n'y a pas de manigances, reprit Félicité, souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple :
vous allez sortir tout à l'heure de ce cabinet, vous irez vous cacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vous viendrez reprendre la mairie. » Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenait pas.
« Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.
– Oh ! je n'ai pas le temps de vous mettre au courant, répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous ou n'acceptez-vous pas ! ?
– Eh bien ! non, je n'accepte pas… Je veux réfléchir. Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être une fortune. ». Félicité se leva.
« À votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment, vous n'avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chez moi me traiter de vieille gueuse, et lorsque j'ai la bonté de vous tendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber, vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Eh bien ! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi, je m'en lave les mains. » Elle était à la porte.
« Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Je ne puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir. Depuis deux jours j'ignore ce qui se passe. Est-ce que, je sais, moi, si vous ne me volez pas ?
– Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cri du cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grand tort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs, c'est une jolie somme, et on ne la risque que pour une cause gagnée. Acceptez, je vous le conseille. » Il hésitait toujours.
« Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu'on nous laissera entrer tranquillement ?
– Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aura peut-être des coups de fusil. » Il la regarda fixement.
« Eh ! dites donc, la petite mère, reprit-il d'une voix rauque, vous n'avez pas au moins l'intention de me faire loger une balle dans la tête ? » Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu'une balle, pendant l'attaque de la mairie, leur rendrait un grand service en les débarrassant d'Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussi se fâcha-t-elle en murmurant :
« Quelle idée !… Vraiment, c'est atroce d'avoir des idées pareilles. » Puis, subitement calmée :
« Acceptez-vous ! ?… Vous avez compris, n'est-ce pas ? » Macquart avait parfaitement compris. C'était un guet-apens qu'on lui proposait. Il n'en voyait ni les raisons ni les conséquences ; ce qui le décida à marchander. Après avoir parlé de la République comme d'une maîtresse à lui qu'il était désespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu'il aurait à courir, et finit par demander deux mille francs.
Mais Félicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu'à ce qu'elle eût promis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où il n'aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors le marché fut conclu. Elle lui fit endosser l'uniforme de garde national qu'elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblement chez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, tous les républicains qu'il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu'il suffirait d'en pousser la porte pour s'en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut deux cents francs. Elle s'engagea à lui compter les huit cents autres francs le lendemain.
Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient disposer.

Ils allaient conclure un marché qui avait un prix apparent et un prix véritable. Le prix apparent était, d'une part, la liberté de Macquart, qui, comme son père avant lui, partirait par des chemins de contrebandier pour rejoindre la Suisse ou la plaine du Pô. Mais ce qui était curieux, dans ce marché-là, c'était que la partie qui aurait dû payer pour acheter sa liberté était celle que l'on payait. N'importe quelle personne pourvue d'un peu de bon sens se serait encore méfiée davantage que Macquart lui-même ne se méfiait. Qu'est-ce qui, dans cette histoire, pouvait bien valoir mille francs aux Rougon, alors même que Félicité venait d'avouer qu'ils n'avaient plus le sou. Deux pistes pouvaient être écartées : celle du rachat ; celle de la compassion. Que les Rougon consentissent à payer pour racheter la sorte d'escroquerie que Pierre avait commise à son endroit tout en volant leur mère était chose plus qu'improbable. D'ailleurs, même Macquart n'y croyait pas vraiment. Pris dans les méandres de son propre jeu, ayant volé lui-même sa femme et ses enfants, abandonnant toute dignité pour lui-même, il savait qu'il n'y avait rien à racheter. Il en est ainsi souvent des êtres malmenés par la vie qui finissent par se convaincre eux-mêmes qu'ils ne valent pas grand chose et qui agissent en conséquence, ne valant dès lors plus rien. Quant à la compassion des Rougon, il ne fallait pas être bien malin pour comprendre dès le premier abord que ce n'était pas un sentiment monnayable dans la famille. Les Rougon, comme les Macquart, ne faisaient jamais preuve de compassion pour personne et en aucune circonstance. Un jour Félicité avait consenti à faire l'aumône d'un vieux châle à une vieille qui passait en guenilles. Ce geste subit l'étonna elle-même et l'inquiéta derechef jusqu'à ce qu'elle eût trouvé une explication qui la satisfasse : elle s'était débarrassée de cette vieillerie aux couleurs fanées, qu'elle ne devait plus jamais porter sous peine de paraître encore plus pauvre qu'elle n'était. Cette explication, qui ne lui accordait aucune forme de bonté ou de charité la rassura grandement. Ne l'eût-elle point trouvée qu'elle eût pu consulter son fils Pascal, le docteur, pour vérifier auprès de lui qu'elle ne perdait pas la tête. Macquart devait donc se méfier encore davantage qu'il ne le faisait de sa belle-sœur, dont il connaissait la rouerie. Il fallait donc que le service qu'elle lui demandait valût au moins dix-mille francs pour qu'elle en consentît mille. Et, en effet, si Macquart avait été libre et en position de force, il aurait valu plus cher. Félicité lui faisait l'aumône, non pas par conscience mais par lucidité. Il fallait que l'odieux personnage disparût et qu'avant cela il contribuât à leur accession au trône dérisoire et bourgeois de Plassans.
Restait la seconde part du marché qui restait de l'ordre de la promesse : trouver à Macquart une place, dans quelque temps, quand les choses se seraient stabilisées. Macquart accepta bien que ce fût la part la plus incertaine du marché conclu. Ne lui avait-on pas des décades plus tôt, pour qu'il partît conscrit, fait miroiter une situation après son temps de service, ce même temps que son frère avait employé pour le voler et pour voler sa mère. Il avait cependant accepté car il avait compris deux choses importantes, avec l'intelligence qui était la sienne et qui le laissait malgré tout proche des réalités de la vie. La première était qu'il était vraiment en mauvaise posture et qu'il devait s'en sortir. Si les Rougon gagnaient, la perspective de les traîner en justice pour une affaire vieille de près de trente ans semblait bien incertaine. La seconde était qu'ils allaient le lier à eux par le sang, et très certainement par une forfaiture, au regard de laquelle la vente de l'enclos des Fouque semblerait un jeu de tout petit enfant. Macquart n'était pas de ceux que leur conscience embarrasse. Il s'imaginait déjà, avec mille francs en poche, pouvoir parader dans quelque ville éloignée qui le verrait arriver comme étant un commerçant retiré. Peut-être trouverait-il encore quelque veuve ou quelque vieille fille qui, séduite par sa pommade et son teint rafraîchi, accepterait de l'héberger, de le servir et de l'entretenir... Et puis, il savait que ce qu'on lui aurait fait faire lui vaudrait le jour venu une rente versée par son frère, qui ne serait jamais qu'une perception minime sur ce que celui-ci volerait au peuple.
26 novembre Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant. D'un coup de poing, dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour faire croire qu'il s'était sauvé par là.
« C'est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !
– Tu étais bien bonne d'hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place. » Ce matin-là – on était au mercredi – il soigna particulièrement sa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclara qu'il était très convenable, et qu'il aurait très bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse face pâle avait en effet une grande dignité et un air d'entêtement héroïque. Elle l'accompagna jusqu'au premier étage, en lui faisant ses dernières recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle que fut la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait excellent, s'il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l'ordre.
Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d'une bataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s'inquiéter des regards ni des paroles qu'il surprit au passage. Il s'y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter la place. Il envoya simplement un mot à Roudier, pour l'avertir qu'il reprenait le pouvoir.
« Veillez aux portes, disait-il, sachant que ces lignes pouvaient devenir publiques ; moi, je veillerai à l'intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes. C'est au moment où les mauvaises passions renaissent et l'emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer, au péril de leur vie. » Le style, les fautes d'orthographe rendaient plus héroïque ce billet, d'un laconisme antique. Pas un de ces messieurs de la commission provisoire ne parut.

Il y a des fautes d'orthographe exaspérantes. Il y en a d'autres qui sont touchantes. Trouver dans un document officiel, écrit par une personne qui a usé ses culottes sur le banc des écoles, et n'a eu de cesse que d'atteindre les postes où l'on agit en écrivant, peut devenir insupportable. Cela peut même être grotesque et l'on connaît des coquilles dans des textes qui ont fait le tour de la France. On ne compte ainsi plus les « couilles » qui ont remplacé les« douilles » dans des documents facétieux pourtant signés par des généraux inattentifs ou fort myopes. Et puis, il y a les fautes d'orthographes qui touchent le cœur. Il y a celles des enfants, d'abord, quand ils s'adressent à leurs parents, ou bien encore à Dieu et à ses Saints pour obtenir une grâce. Il y a celles des petites gens qui trahissent leur envie de bien faire et  leur foi naïve dans le juste et le bien quand ils écrivent quelque supplique qu'ils envoient à l'autorité municipale ou bien à celle de l'État. Les fautes d'orthographe de Rougon étaient de celles-là. On les prenait pour ce qu'elles étaient, celles d'un ancien marchand d'huile retiré qui n'avait assez d'instruction que pour remplir des bons de commande et des bordereaux d'expédition. Mais les fautes d'orthographe peuvent tout aussi bien trahir l'inattention, et donc l'absence de considération pour le lecteur de ce qui est écrit, que la lourdeur d'esprit. En effet, à bien y regarder, la plupart des fautes que l'on fait sont évitables et l'on connaît des gens instruits qui peuvent se révéler tout aussi lourds que des analphabètes. On aura beau leur répéter les astuces qui rendent évidents ces accords subtils du participe passé, qu'ils omettront dès qu'ils le pourront de se les rappeler comme s'il s'agissait en fait de ne pas déroger à un travers qu'ils chérissent dans le secret de leur cœur. C'est que l'esprit de l'homme a des recoins inconnus. Certaines fautes d'orthographes sont des pathologies tout autant que les becs de lièvre ou les claudications. Le docteur Pascal avait un temps pensé les étudier, frappé de constater que certaines personnes, capables de ne jamais se tromper sur une concordance des temps et des modes subtile, voire inattendue, continuent pourtant de mal écrire certains mots, même après en avoir vérifié cent fois l'écriture dans un dictionnaire.
27 novembre Les deux derniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux. De cette commission, dont les membres s'étaient évanouis, à mesure que la panique soufflait plus forte, il n'y avait que Rougon qui restât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pas même envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c'était assez.
Sublime spectacle qu'un journal de la localité devait plus tard caractériser d'un mot : « le courage donnant la main au devoir. » Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtiment vide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit de ses talons. D'ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Il promenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d'un air si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrant deux ou trois fois dans les couloirs, le salua d'un air surpris et respectueux. On l'aperçut derrière chaque croisée et, malgré le froid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec des liasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé qui attend des messages importants.
Puis, vers midi, il courut la ville ; il visita les postes, parlant d'une attaque possible, donnant à entendre que les insurgés n'étaient pas loin ; mais il comptait, disait-il, sur le courage des braves gardes nationaux ; s'il le fallait, ils devaient se faire tuer jusqu'au dernier pour la défense de la bonne cause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avec l'allure d'un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, et qui n'attend plus que la mort, il put constater une véritable stupeur sur son chemin ; les promeneurs du Cours, les petits rentiers incorrigibles qu'aucune catastrophe n'aurait pu empêcher de venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passer d'un air ahuri, comme s'ils ne le reconnaissaient pas et qu'ils ne pussent croire qu'un des leurs, qu'un ancien marchand d'huile eût le front de tenir tête à toute une armée.

Un observateur arrivé par hasard d'un autre pays, et ne connaissant rien à la situation, une sorte de Huron tel que Voltaire s'est amusé à le dépeindre, n'aurait pas mis longtemps à distinguer le ridicule de la situation. Il se serait tout d'abord demandé ce que faisait ce gros homme en plein hiver sur le balcon d'une grande maison vide, avec des papiers dans les mains, qu'il ne lisait pas plus qu'il ne les brûlait. Il aurait ensuite observé ses allées et venues avec tout autant de perplexité. Car, il ne fallait pas être grand sorcier pour déceler dans la posture que Rougon avait adoptée un de ces airs factices que prennent dans les mauvais théâtres ceux qui jouent le mauvais rôle. C'était bien un mauvais rôle que jouait là le père Rougon, que de maintenir le bon peuple de la ville de Plassans dans l'inquiétude sinon l'angoisse, alors que lui-même savait qu'il ne courait aucun risque véritable. Le droit ne définit pas, ou ne définit pas encore, le délit d'inquiétude, qui pourrait même parfois être qualifié de crime. Serait ainsi incriminé tout gouvernement, d'une ville, d'une province ou d'un pays tout entier qui maintiendrait ses administrés dans l'inquiétude aux fins de lui faire accepter des décisions auxquelles, en temps ordinaire, il ne consentirait pas, ou encore qui se maintiendrait au pouvoir en feignant de se rendre indispensable. Si le droit ne reconnaît pas ce crime, l'histoire, souvent plus lucide que le droit, quant à elle, le reconnaît parfaitement et l'on a vu des rois inventer des famines pour garder leur trône, comme on a vu des pères inventer des loups sauvages pour garder leurs enfants sous leur toit. Notre Huron de Plassans, amusé, aurait très certainement considéré que les habitants étaient de ces enfants qui avaient peur du loup. Les campagnes étaient vides. Les cloches ne sonnaient plus. L'air sec et transparent de l'hiver de Provence piquait la peau du voyageur et rosissait ses joues. Les odeurs, endormies par le froid, renaissaient au soleil à mesure de la marche. La révolte des insurgés semblait déjà s'être évanouie dans le passé, gardée dans quelques mémoires par l'histoire soucieuse et revancharde.
28 novembre Dans la ville, l'anxiété était à son comble. D'un instant à l'autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit de l'évasion de Macquart fut commenté d'une effrayante façon. On prétendit qu'il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu'il attendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur les habitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans, cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne savait plus qu'inventer pour avoir peur. Les républicains, devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance. Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, qui la veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent si surpris, qu'ils n'osèrent plus attaquer ouvertement un homme d'un tel courage. Ils se contentèrent de dire qu'il y avait folie à braver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutile allait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, vers trois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlait du désir d'afficher son dévouement devant ses concitoyens, n'osait cependant pas compter sur une aussi belle occasion.
Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que le président de la commission provisoire reçut la députation de la ville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à son patriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Mais lui, d'une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l'ordre, de la liberté, et d'autres choses encore. D'ailleurs, il ne forçait personne à l'imiter ; il accomplissait simplement ce que sa conscience, son cœur lui dictaient.
« Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il en terminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nul autre que moi ne soit compromis. Et, s'il faut une victime, je m'offre de bon cœur ; je désire que le sacrifice de ma vie sauve celle des habitants. » Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu'il courait à une mort certaine.
« Je le sais, reprit-il gravement. Je suis prêt ! » Ces messieurs se regardèrent. Ce « Je suis prêt ! » les cloua d'admiration. Décidément, cet homme était un brave.
Le notaire le conjura d'appeler à lui les gendarmes ; mais il répondit que le sang de ces soldats était précieux et qu'il ne le ferait couler qu'à la dernière extrémité. La députation se retira lentement, très émue. Une heure après, Plassans traitait Rougon de héros ; les plus poltrons l'appelaient « un vieux fou ».
Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux. L'ancien marchand d'amandes se jeta dans ses bras, en l'appelant « grand homme », et en lui disant qu'il voulait mourir avec lui. Le « Je suis prêt ! » que sa bonne venait de lui rapporter de chez la fruitière, l'avait réellement enthousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avait des naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu'il ne tirait pas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvre homme ; il se promit de le faire complimenter publiquement par le préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, qui l'avaient si lâchement abandonné.
Et tous deux ils attendirent la nuit dans la mairie déserte.

Chaque époque a les héros qui lui ressemblent et les héros qu'elle mérite. Ce coup d'État parisien qui venait solder une République qui n'avait que trois ans et qui, en seulement trois ans, avait réussi à trahir copieusement tous ceux qui l'avaient portée, puis fait naître, n'avait rien de grandiose, ni même, en fait, rien de périlleux. Il était donc normal, sinon attendu, que dans une sous-préfecture reculée telle que Plassans, les répliques atténuées du coup d'État du 2 décembre prennent l'allure de petites secousses et que la population, pour la sauver d'un tremblement de terre qui n'existait que dans les têtes, trouve un Rougon comme homme providentiel. Il en a toujours été ainsi et il en sera certainement toujours sans doute ainsi. Pourtant, en 1848, il y avait eu des héros et des sacrifices, des gestes qui n'étaient pas des postures, des drames qui n'étaient pas de pacotille et de grands sentiments qui n'étaient pas de beaux sentiments. Il y avait eu tout cela et tant d'espoir aussi dans le drapeau rouge et dans le drapeau tricolore. Puis, tout s'était délité. Un à un, les idéaux républicains s'étaient dissouts dans la timidité, l'indécision, la frilosité coupable. Mais, ce qui avait été le plus grave, et ce qui avait permis qu'un homme sans envergure vînt prendre le pouvoir qui lui était offert, c'était que la République, sans broncher ou presque, avait laissé monter la réaction comme étant l'expression du bon sens. C'est une tactique que les conservateurs, et parmi les plus durs, utilisent toujours contre l'humanisme, que celle de présenter l'ordre établi comme étant l'ordre naturel et les volontés de réforme comme étant une lutte, de fait contre nature. La tactique fonctionne bien qu'elle soit grossière. Elle permet ainsi de justifier sans encombre la traite africaine et l'oppression des femmes, le travail des enfants, l'emprisonnement des fous et tous les mauvais traitements afférents, l'exploitation des pauvres et les bas salaires. Elle justifie les inégalités par l'inégalité des mérites et si ce n'est pas suffisant elle y ajoute sans honte la providence d'un Dieu qui n'a pourtant rien demandé. Le peuple n'a jamais intérêt à écouter ceux qui lui parlent de bon sens car ce sont toujours des trompeurs. Il n'y a pas d'amélioration sociale sans lutte contre ce que les conservateurs appellent le bon sens. Toutes les libertés qui ont été gagnées l'ont été contre ce fameux bon sens. Ce n'est pas le bon sens qui a fait que les crimes sont devenus des crimes, car il y a un certain bon sens à tuer celui qui vient sur vos terres.  Le règne du droit, lui-même, s'impose en combattant le bon sens.
Rougon, dans l'hôtel de ville, avec son compère Granoux, c'était le règne apparent du bon sens, et peu importait qu'ils fussent des coquins. Les coquins trouvent aussi dans le bon sens un abri confortable. Il permet en effet à toutes les bassesses de s'exprimer largement, aux petites combines comme aux grandes combines qui conduisent aux grandes affaires. Il y avait quelque chose de bien pitoyable à voir ces deux bourgeois falots se comporter en héros. Un observateur lucide de cette situation grotesque en eût conçu de la tristesse sinon de l'angoisse en y voyant l'annonce de ce qui allait se passer dans les mois et les années qui suivraient cette pantalonnade. Une lumière brillait dans la nuit. Ce n'était pas celle de l'esprit.
29 novembre À la même heure, Aristide se promenait chez lui d'un air profondément inquiet. L'article de Vuillet l'avait surpris.
L'attitude de son père le stupéfiait, Il venait de l'apercevoir à une fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme à l'approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleversées dans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux, c'était la croyance de la ville entière.
Mais des doutes lui venaient, il flairait quelque farce lugubre. N'osant plus se présenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. Quand Angèle revint, elle lui dit de sa voix traînante :
« Ta mère t'attend : elle n'est pas en colère du tout, mais elle a l'air de se moquer joliment de toi. Elle m'a répété à plusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans ta poche. » Aristide fut horriblement vexé. D'ailleurs, il courut à la rue de la Banne, prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contenta de l'accueillir avec des rires de dédain.
« Ah ! mon pauvre garçon, lui dit-elle en l'apercevant, tu n'es décidément pas fort.
– Est-ce qu'on sait, dans un trou comme Plassans s'écria-t-il avec dépit. J'y deviens bête, ma parole d'honneur. Pas une nouvelle, et l'on grelotte. C'est d'être enfermé dans ces gredins de remparts… Ah ! si j'avais pu suivre Eugène à Paris ! » Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait à rire :
« Vous n'avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je sais bien des choses, allez… Mon frère vous tenait au courant de ce qui se passait, et jamais vous ne m'avez donné la moindre indication utile.
– Tu sais cela ? toi, dit Félicité devenue sérieuse et méfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais. Est-ce que tu décachetterais les lettres, comme quelqu'un de ma connaissance ?
– Non, mais j'écoute aux portes », répondit Aristide avec un grand aplomb.
Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remit à sourire, et, plus douce :
« Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu ne te sois pas rallié plus tôt ?
– Ah ! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Je n'avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de telles brutes : mon beau-père, Granoux et les autres !… Et puis je ne voulais pas trop m'avancer… » Il hésitait. Il reprit d'une voix inquiète :
« Aujourd'hui, vous êtes bien sûre au moins du succès du coup d'État ?
– Moi ? s'écria Félicité, que les doutes de son fils blessaient, mais je ne suis sûre de rien.
– Vous m'avez pourtant fait dire d'ôter mon écharpe ?
– Oui, parce que tous ces messieurs se moquent de toi. » Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblant contempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d'une brusque impatience à le voir ainsi hésitant.
« Tiens, dit-elle, j'en reviens à ma première opinion : tu n'es pas fort. Et tu aurais voulu qu'on te fit lire les lettres d'Eugène ! Mais, malheureux, avec tes continuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là à hésiter…
– Moi, j'hésite ? interrompit-il en jetant sur sa mère un regard clair et froid. Ah ! bien, vous ne me connaissez pas.
Je mettrais le feu à la ville si j'avais envie de me chauffer les pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j'entends tricher la fortune. Je ne jouerai qu'à coup sûr. » Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :
« Ton père a bien du courage.
– Oui, je l'ai vu, dit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m'a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c'est toi, mère, qui lui as fait cette figure-là ? » Et, gaiement, avec un geste résolu :
« Tant pis ! s'écria-t-il, je suis bonapartiste !… Papa n'est pas un homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.
– Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain. » Il n'insista pas, il lui jura qu'elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s'en alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardant s'éloigner, qu'il avait un esprit de tous les diables, et que jamais elle n'aurait eu le courage de le laisser partir sans le mettre enfin dans la bonne voie.

L'opportunisme est un sentiment naturel qui vient certainement des origines de l'humanité. Il ne s'agit en fait de rien d'autre que de reproduire dans le monde d'aujourd'hui ce que les hommes n'ont cessé de faire depuis le début des générations. Car, si l'homme a froid, il se dirige vers un endroit qui lui paraît plus chaud et s'il a trop chaud, il se dirige alors vers un endroit qui lui paraît plus frais. S'il a faim, il se tourne vers la nourriture et s'il a soif, il se rapproche d'un point d'eau. Il en va de même évidemment de la reproduction de la race. L'homme par la femme est attiré et la femme par l'homme. Tout cela est naturel, comme il est naturel que l'homme protège sa famille et se fasse pour cela guerrier quand la femme, demeurée près de son nouveau né, s'occupe à préserver les vivres pour elle et pour ses enfants. Il est donc naturel de se soumettre au plus fort et de changer en cela d'opinion au gré des événements. Ainsi, il n'y a rien de plus naturel que la trahison. Tout cela est bien banal, de cette cruauté des raisonnements faciles et si facilement formés que l'on parvient sans grand encombre à proférer des absurdités. Prêcher la nature et le naturel pour justifier l'action des hommes, leur mode de vie et leurs mœurs est en effet stupide. Car, à bien y considérer, l'histoire de l'humanité n'a rien été d'autre que de s'éloigner de ce que la nature dictait. S'il fait froid, il faut accepter le froid et il n'y a donc aucune raison naturelle de se couvrir. La chose est vraie quand il fait chaud et il serait naturel de griller sur place. Dès qu'il s'agit de l'homme, il n'y a aucune possibilité d'évoquer la nature car l'homme est inséparable de son humanité, et cette humanité est certainement aussi ancestrale que pourraient l'être la nature supposée première. Cette prétention à donner aux traditions des vertus plus importantes que les coutumes nouvelles est d'ailleurs tout autant absurde. On devrait renvoyer au Moyen-âge, et même avant, toutes ces personnes bien pensantes qui nous servent midi et soir de la tradition. On les verrait se vêtir traditionnellement et en avoir le corps tout irrité, se nourrir tout aussi traditionnellement et en être malade à en mourir. Tous ceux qui prêchent la tradition ne supporteraient pas très longtemps qu'on la leur impose. L'argument chronologique même ne tien pas. Personne ne peut en effet affirmer véritablement que l'humanité de l'homme, sa compassion, sa pitié et même sa charité soient postérieures à ses penchants définis comme mauvais. La fidélité n'est pas dans l'esprit de l'homme postérieure à la trahison, non plus que la loyauté.
La scène qui se jouait entre la mère et son fils, comme un assaut improvisé de rouerie et de convoitise, entre ces deux êtres liés par le sang et prêts à tout pour obtenir un pouvoir dérisoire leur délivrant des avantages tout autant dérisoires, avait quelque chose de tragique. Ceux qui sont prêts à trahir sont prêts toujours à se trahir eux-mêmes. Aristide, au milieu de ses diatribes républicaines, l'espace d'un instant, croyait à la République et quand, enflammé, il disait qu'il mourrait pour elle, l'espace de ce même instant, il y croyait vraiment. Il a des êtres ainsi qui sont faits de discontinuités. Chez certains, ces discontinuités sont si rapprochées que l'on peine à croire qu'il s'agit bien de la même personne. Aristide lui, vivait sur des périodes longues. Il était républicain puisque c'était la république. Il serait pour l'Empire puisque ce serait l'Empire et si le roi était revenu, il aurait été monarchiste. tout cela allait de soi. Il n'y avait rien à en dire. Ce qu'il ne voyait pas, ou ce qu'il ne voulait pas voir, c'est qu'il ne faisait qu'imiter sa mère. quand Félicité voyait l'effet de son sang, il ne fallait y voir que celui du mimétisme. Le jeune homme, certes, voulait vivre dans l'aisance et jouir de cette aisance nouvelle, mais son ressort secret était qu'il voulait faire plaisir à sa mère. Et l'on connaît l'emprise que les mères ont sur leurs fils au bord de la Méditerranée. Son frère Pascal s'abîmait quant à lui les yeux sur des livres mal imprimés pour s'éloigner de cette influence qu'il jugeait mauvaise et dont il cherchait même, avec ses études des familles et de leurs tares, à retracer dans l'histoire familiale. Il avait compris assez tôt, par cette sagacité que peuvent avoir parfois les jeunes enfants, qu'il était issu de deux femmes étranges qu'il fallait tenir à distance. Adélaïde, sa grand-mère, lui avait montré comment la passion amoureuse pouvait brûler un être tout entier. Félicité, sa mère lui montrait quant à elle combien la passion pour le pouvoir et pour l'argent pouvaient tout autant dévaster un être. Pascal savait les deux femmes perdues. Mais, à choisir, il préférait sa grand-mère qu'il jugeait plus pure que sa mère malgré les frasques dont on l'accusait.
Félicité regarda partir son fils. Elle ne l'avait pas mis seulement sur la bonne voie du bon complot. Elle l'avait remis sur la bonne voie selon elle : celle de la recherche de gains faciles et des paris véreux.
30 novembre Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d'angoisse, tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n'existerait plus le lendemain, qu'il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s'il était nécessaire de donner suite à l'insurrection que Macquart préparait.
« On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieurs de la ville neuve, comme ils m'ont salué ! Ça ne me paraît guère utile maintenant de tuer du monde. Hein ! qu'en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.
– Ah ! quel mollasse tu es ! s'écria Félicité avec colère. C'est toi qui as eu l'idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien sans moi !… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains t'épargneraient s'ils te tenaient ? »

Il suffit de peu de choses pour faire plier les faibles : il suffit le plus souvent d'en appeler à leur faiblesse en la dénonçant. Le faible qui accepte sa faiblesse, considérant le monde avec apathie, comme une gigantesque entreprise de bruit et de fatigue, n'est pas dangereux. Aucun soubresaut à attendre de lui. Aucun démonstration de force qui viendrait contredire cette accusation de faiblesse. Mais, le faible qui se veut fort, et qui veut en conséquence démontrer sa force, celui-là est un danger terrible pour ses semblables, parce que ne connaissant pas vraiment l'usage de la force, il est prêt à faire tout ce qu'on lui proposera. De certains géants, de ces forces de la nature, on dit qu'ils ne connaissent pas leur force. On peut dire la même chose de certains mollasses qui ne se savent pas faibles et qui gagneraient en tout point à connaître leur faiblesse. Il avait suffi de peu de mots pour que Félicité relance Rougon sur le chemin de l'ignoble. Elle avait seulement retourné la situation dans l'imagination de son mari. Il s'était vu soudain dans les mains des républicains et soumis à la torture et cela avait suffi à le convaincre.

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut d'une grande utilité. Il l'envoya porter ses ordres aux différents postes qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à l'hôtel de ville, par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l'affaire en prêchant l'humanité, ne fut même pas averti.
Vers onze heures, la cour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérite d'avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables s'emparaient du pouvoir, il donna l'ordre de ne plus prononcer une parole et d'éteindre toutes les lumières. Lui même prit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière lui Félicité, aux mains de laquelle l'avait jeté la crise de la nuit, et il se serait laissé pendre en disant : « Ça ne fait rien, ma femme va venir me décrocher. » Pour augmenter le tapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l'ombre, dans le silence noir de la cour, les gardes nationaux, que l'anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer, comme à l'affût d'une bande de loups.

Rougon avait peur. C'était indéniable et tout, dans son caractère, le portait à la crainte. Mais sa peur s'était muée en excitation, comme s'il avait pris de ces drogues qui font perdre le jugement et le sens du danger et que dans certains pays, on donne aux jeunes combattants pour qu'ils ne ressentent plus la peur. On dit que les Gaulois usaient de plantes que leurs sorciers, que l'on appelait druides, leur préparaient et qui les rendaient insensibles aux parades effrayantes de leurs ennemis. La drogue de Rougon, c'était Félicité. En somme, il craignait davantage que sa femme le méprisât que de perdre la vie dans une échauffourée préparée avec quelques républicains bernés par son demi frère. On peut certes se gausser de Rougon, mais on a vu jusqu'au plus haut sommet de l'État des hommes de pouvoir prendre des décisions pour ne pas déplaire à leur belle. Qui écrira jamais l'histoire de France à l'aune des alcôves et de l'influence occulte mais bien réelle du beau sexe sur sa proie virile. Il y avait aussi chez Rougon une part de calcul. Une nuit d'anxiété valait bien toute une vie de reproches. Car il était bien certain que jamais Félicité ne lui pardonnerait si par malheur il faiblissait. Il n'avait donc le choix. Rougon était acculé à sa propre couardise et ce rencognement l'obligeait au courage.
Dans le silence, avec ces hommes qu'il savait bernés par l'alliance ultime des deux branches ennemies de sa famille, il pensa soudainement à sa mère. C'était elle qui le gouvernait aussi. Il renaissait.
1er décembre Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Il s'était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan de M. Garçonnet. À plusieurs reprises, il eut une envie folle d'aller écorner ses deux cents francs dans quelque café voisin ; cet argent, qu'il avait mis dans une des poches de son gilet, lui brûlait le flanc ; il employa le temps à le dépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelques jours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu'elle sortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilité morte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d'automate, ne paraissant même pas s'apercevoir de sa présence. Elle ignorait les peurs qui bouleversaient la ville close ; elle était à mille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixe qui tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. À cette heure, pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir de manger un bon morceau, l'envoya chercher un poulet rôti chez un traiteur du faubourg. Quand il fut attablé :
« Hein ? lui dit-il, tu n'en manges pas souvent, du poulet. C'est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leurs affaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé… Je parie que tu donnes tes économies à cette sainte nitouche de Silvère. Il a une maîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelque coin, il te le fera sauter joliment un jour. » Il ricanait, il était tout brûlant d'une joie fauve. L'argent qu'il avait en poche, la trahison qu'il préparait, la certitude de s'être vendu un bon prix, l'emplissaient du contentement des gens mauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans le mal.
Tante Dide n'entendit que le nom de Silvère.
« Tu l'as vu ? demanda-t-elle, ouvrant enfin les lèvres.
– Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge au bras. S'il attrapait quelque prune, ça serait bien fait. » L'aïeule le regarda fixement et, d'une voix grave :
« Pourquoi ? dit-elle simplement.
– Eh ! on n'est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu'on va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j'ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas un enfant. » Mais tante Dide ne l'écoutait plus. Elle murmurait :
« Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l'autre ; ses oncles lui enverront les gendarmes.
– Qu'est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j'aime qu'on m'accuse en face. Si j'ai quelquefois causé de la République avec le petit, c'était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j'aime la liberté, mais il ne faut pas qu'elle dégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C'est un garçon de tête et de courage.
– Il avait le fusil, n'est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l'esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur la route.
– Le fusil ? Ah ! oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir jeté un coup d'œil sur le manteau de la cheminée, où l'arme était pendue d'ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile ! » Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses.
Tante Dide s'était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole.

Il y avait chez Macquart qui s'acharnait sur la carcasse du poulet un rien de terrifiant et au fur et à mesure qu'il fouaillait avec son couteau ébréché entre les os fins du squelette de l'animal, il semblait que son esprit cherchait quelque mouvement pouvant encore blesser sa mère davantage. Cet esprit était d'ailleurs si vicieux, et si profondément détourné de toute idée de bien faire qu'il n'était pas certain que Macquart eût conscience de cette volonté de mal faire. Il y avait certes aussi, chez lui, un mouvement de défense et une vague culpabilité, mais si vague et si floue qu'elle n'était pas plus compréhensible que les borborygmes d'un tout petit enfant nouveau né. On dit de certains êtres qu'ils sont fuyants et Macquart était de ceux-là. Son père, lui, s'échappait mais ne fuyait pas et c'était aussi ce qu'Adélaïde avait aimé chez lui. Macquart, lui, fuyait car il fuyait l'idée même de responsabilité. Il n'était donc en rien responsable de la mort de sa femme, ni du départ de ses enfants. Et il n'entendait pas que sa mère, ni quiconque, pût lui faire endosser une once de responsabilité dans ce qui s'était passé pendant ces jours confus ou bien encore dans ce qui allait se passer. Tout être avec un peu de morale aurait éloigné de son esprit l'idée qu'il allait provoquer la mort d'innocents pour pouvoir manger du poulet plus souvent. Lui trouvait cela naturel et certainement cela l'était-il, car le mal aussi se trouve dans la nature.
Tante Dide, avait depuis longtemps abandonné son corps pour n'être plus qu'un esprit divaguant la nuit sur les chemins de contrebande. Son corps, qu'elle avait éperdument donné au père Macquart, était comme mort depuis que ce dernier avait été tué. Son esprit, que l'on disait malade et que l'on considérait comme tel, abandonnait en fait ce corps décharné pour suivre les sentiers que Macquart aimait à emprunter. Et peut-être, qui sait, que les deux esprits se retrouvaient chaque nuit, liés pour l'éternité, et admiraient ensemble les paysages tout en se désolant de n'être plus qu'esprits, pleurant leur chair perdue comme savent pleurer les fantômes. C'était ce qui donnait à tante Dide cet air étrange et pénétré. Elle n'était pas là. Elle n'était pas avec ce fils sans qualité qu'elle avait engendré d'un pourtant si grand amour. Mais son esprit allait et venait entre Plassans et Sainte Roure à la recherche de Silvère et il était déjà accompagné du jeune esprit de Miette, encore empli de désespoir, cet esprit qui hésitait entre sa crainte de voir Silvère mourir et son espoir qu'il mourût pour qu'enfin ils pussent à jamais être réunis.
Les promeneurs de Provence, la nuit, entendent les esprits les accompagner et murmurer à leur oreille et ceux qui sont asses attentifs peuvent même comprendre leurs histoires. Les amoureux sont accompagnés d'esprits amoureux, comme Miette et Silvère étaient tout ce temps veillés par les morts de l'antique cimetière Saint Mittre. Les criminels sont suivis par des esprits de criminels, qui parfois les trahissent, effrayant les chiens et les faisant aboyer jusqu'à réveiller leurs maîtres. Les vieilles personnes sont accompagnées des esprits familiers de leurs proches, amis ou parentèles, qui sont décédés avant eux et avec qui ils conversent. On pense alors qu'ils devisent tout seuls et qu'ils sont bons à enfermer, alors qu'ils poursuivent des conversations que la mort ne sait pas interrompre. Macquart, une fois mort, rejoindrait ces esprits mauvais, de ceux qui font tomber les pots des armoires, brisent les miroirs ou les rendent opaques. Il ne serait pas seuls car cette engeance est prolifique. C'était aussi cela qui murait Dide dans le silence.
2 décembre Vers le soir, Antoine s'éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la porte de Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il se glissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous les affiliés qui n'avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neuf heures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donné rendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d'hommes, il leur tint un discours où il parla d'une vengeance personnelle à satisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, et finit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes. Il en sortait, elle était vide ; le drapeau rouge y flotterait cette nuit même, s'ils le voulaient. Les ouvriers se consultèrent : à cette heure, la réaction agonisait, les insurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas les attendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de les recevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et les places pavoisées.
D'ailleurs, personne ne se défia de Macquart ; sa haine contre les Rougon, la vengeance personnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté, Il fut convenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez eux un fusil iraient le chercher, et qu'à minuit, la bande se trouverait sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Une question de détail faillit les arrêter, ils n'avaient pas de balles ; mais ils décidèrent qu'ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix, ce qui même était inutile, puisqu'ils ne devaient rencontrer aucune résistance.
Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muet de ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons. Lorsque la bande se trouva réunie devant l'hôtel de ville, Macquart, tout en ayant l'œil au guet, s'avança hardiment. Il frappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demanda ce qu'on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cet homme, feignant l'effroi, se hâta d'ouvrir. La porte tourna lentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Macquart avait réussi son coup. Il avait utilisé deux des ressorts les plus forts de l'homme : le rêve et l'imagination. Il avait fait naître au milieu de froid de décembre une douceur de printemps, au milieu d'une nuit d'angoisse, des jours de joie et de fête. Il avait fait tout cela avec quelques mots et quelques envolées lyriques qui n'étaient pourtant que pacotille et ces hommes simples, qui n'avaient rien de révolutionnaire mais voulaient seulement ne pas s'en voir compter, l'avaient suivi aveuglément vers le piège tendu. Ce n'étaient pas les premiers, malheureusement, à croire des bonimenteurs. On connaît dans l'histoire de nombreux tribuns qui se sont servi de leur don oratoire pour envoyer à la boucherie ceux dont ils avaient réussi à capter l'attention. Car, il n'est pas si difficile de diriger les hommes qui ont cette particularité d'aimer marcher en bande et il est facile d'instiller dans une bande d'hommes un peu échauffés des images et des sentiments qui les conduiront au combat, fût-ce au péril de leur vie. Toutes les guerres et toutes les révolutions n'ont pas agi autrement et l'on peut parier qu'il en ira de même à l'avenir. Les habitants de Paris et de ses faubourgs qui se sont lancé à l'assaut de la Bastille n'étaient pas préparé à cela et l'on sait désormais que la Bastille était presque vide. Mais, pendant des années, et de génération en génération, le mythe de la Bastille avait nourri leur détestation de ces arrestations arbitraires dont on faisait le récit dans les estaminets. Ainsi, peu à peu, une Bastille imaginaire avait remplacé  cette vieille bâtisse qu'il aurait bien fallu détruire un jour ou l'autre et cette prison née dans l'imagination avait plus de force, et en quelque sorte plus dé réalité, que la véritable Bastille qui, elle, n'existait plus depuis longtemps. La force des rêves des hommes est de réussir à supplanter le réel, à l'effacer même complètement parfois; Et les rêves éveillés passent par les récits. Qu'un jour vienne où des hommes inventent des discours qui entraînent à la mort un peuple tout entier et un peuple tout entier pourrait bien périr avec une brutalité inouïe.
Les quelques républicains de Plassans qui se postaient cette nuit-là devant l'hôtel de ville n'étaient que quelques mots qu'on allait bientôt faire taire.
3 décembre Alors Macquart cria d'une voix forte : « Venez, mes amis ! » C'était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis que les républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent un torrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait la mort. Les gardes nationaux, exaspérés par l'attente, pressés d'être délivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne, avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile. L'éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans la lueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crut voir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur de Félicité, et se sauva, en murmurant :
« Pas de bêtises ! Le coquin me tuerait. Il me doit huit cents francs. » Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Les républicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feu à leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Mais eux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtant aux cadavres, affolés, répétant dans les ruelles silencieuses : « On assassine nos frères ! » d'une voix désespérée qui ne trouvait pas d'écho. Les défenseurs de l'ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, se précipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, et envoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits où le noir d'une porte, l'ombre d'une lanterne, la saillie d'une borne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dix minutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Ce n'était pas une bataille, c'était un assassinat. Ce qui caractérisait cet assassinat, ce n'était pas le guet-apens traitre imaginé par l'alliance fétide et provisoire de Rougon et de Macquart, mais le fait que des hommes qui croyaient s'engager pour le bien commun se retrouvassent seuls, abandonnés de ceux dont ils pensaient pourtant défendre les droits. C'est en cela que la guerre civile, qu'elle soit ponctuelle ou généralisée est terrible et terriblement décevante. Les combattants, et notamment ceux qui combattent pour ce qu'ils croient être la liberté contre ce qu'ils croient être la répression, et qui l'est le plus souvent, se trouvent dans la bataille comme des soldats de la guerre étrangère qui,n défendant leur pays, trouvent dans les lignes arrières une population qui attend leurs ennemis avec impatience sinon avec bonheur. Le sentiment  n'est alors plus seulement un sentiment d'injustice, ni seulement même un sentiment de colère, mais celui d'une vengeance nécessaire qui traversera les siècles s'il le faut pour pouvoir s'assouvir. Car il n'y a rien de plus douloureux et de cruel que de voir réduites en cendre les aspirations universelles d'un peuple. Les enfants de Plassans ont gardé en mémoire la mort de leur père, de leur frère, de leur oncle. Avec le temps, leur nombre a grandi et les rues ont été jonchées de cadavres. Le sang, répandu à flots, a coulé jusque dans la Viorne qui s'est teintée de rouge comme les fleuves se teintent dans les mythes antiques de guerres qui, à la vérité, ne devaient engager que quelques hommes.Le temps qui passe a parfois l'effet d'une loupe.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette fusillade infernale, s'étaient assis sur leur séant, les dents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n'auraient mis le nez à la fenêtre. Et, lentement, dans l'air déchiré par les coups de feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rythme si irrégulier, si étrange, qu'on eût dit un martèlement d'enclume, un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d'un enfant en colère.
Cette cloche hurlante, que les bourgeois ne reconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations des fusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d'une file interminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent, ils s'allongèrent sous leurs couvertures, comme s'ils eussent couru quelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dans les chambres closes ; le drap au menton, la respiration coupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leurs foulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leur côté, enfonçaient la tête dans l'oreiller en se pâmant.

Avec les cloches, l'homme a inventé un mode de communication qui lui ressemble et qui est diablement efficace. En y réfléchissant, c'est assez incroyable de considérer le nombre de messages que l'on peut faire passer par une cloche et un clocher. Nos anciens avaient inventé avant l'heure le télégraphe, à moins que ce ne soient les inventeurs du télégraphe qui se soient inspirés des cloches. Ainsi, un sonneur, même inexpérimenté peut à l'envi sonner le glas ou le tocsin et battre à toutes volées la joie de Pâques, d'un mariage ou d'un baptême. Dans les villes et dans les campagnes, les cloches rythment les activités de tous et les histoires ne manquent pas de villages entièrement déréglés parce que le sonneur s'était assoupi après avoir abusé de liqueurs. Mais, quel que soit le message qu'elle transporte, la cloche porte un son familier qui fait même que les habitués qui dorment à côté des églises, n'entendent plus les cloches et ne se se réveillent plus à leur premier battement. Mais, à cette occasion précise, la cloche de la cathédrale avait pris un son très inhabituel et parfaitement curieux qui eut pour conséquence immédiate de réveiller à l'instant toute la ville et de la mettre en alerte.
4 décembre Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi, entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, par groupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés au moyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues du tapage de leurs courses ahuries. Roudier arriva un des premiers. Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrement qu'on n'abandonnait pas ainsi les portes d'une ville. Consternés de ce reproche – car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laissé les portes sans un défenseur – ils reprirent leur galop, ils repassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore. Pendant une heure, Plassans put croire qu'une armée affolée le traversait en tous sens. La fusillade, le tocsin, les marches et les contremarches des gardes nationaux, leurs armes qu'ils traînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l'ombre, faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d'assaut et livrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureux habitants, qui crurent tous à l'arrivée des insurgés ; ils avaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans, avant le jour, s'abîmerait sous terre ou s'évaporerait en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur, s'imaginant par instants que leur maison remuait déjà.

Ce que les habitants de Plassans ne savaient pas, c'est que les grandes catastrophes peuvent être plus silencieuses et que le bruit que faisait cette troupe déglinguée sur le pavé de leur ville était aussi gros que l'artifice que Rougon et Macquart avaient ensemble imaginé pour se donner un sort plus favorable que celui que l'honnêteté et le travail eussent pu leur réserver. Des villes entières ont été prises par les laves d'un volcan, croulant sous des météores embrasées sans que le bruit du massacre fût beaucoup plus important que les quelques dizaines de gardes nationaux mal entraînés de Plassans n'en faisaient dans les rues de la ville endormi. Car, cette ville ne connaissait pas le bruit. Les paysans qui venaient vendre leurs produits sur le marché osaient à peine lancer leur harangue, tellement les bourgeois qui circulaient devant leurs étals déambulaient silencieusement, comme marchant sur du coton. La révolution même n'avait pas produit autant de sarabande et les fêtes de la Saint-Jean se déroulaient tôt et sans grand bruit. Si un chenapan venait à crier la nuit après quelque virée, les murs aux fenêtres closes semblaient vouloir se refermer sur lui avec tant de presse qu'il cessait dans l'instant son tintamarre. Ainsi, ces cavalcades prenaient un tour parfaitement effrayant.
5 décembre Granoux sonnait toujours le tocsin.
Quand le silence fut retombé sur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.
« Eh ! il y en a assez ! cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu'un qui pleure, c'est énervant.
– Mais, ce n'est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d'un air désolé. C'est M. Granoux, qui est monté dans le clocher… Il faut vous dire que j'avais retiré le battant de la cloche, par ordre de M. le curé, justement pour éviter qu'on sonnât le tocsin. M. Granoux n'a pas voulu entendre raison.
Il a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit. » Rougon monta précipitamment l'escalier qui menait aux cloches, en criant :
« Assez ! assez ! Pour l'amour de Dieu, finissez donc ! » Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la dentelure d'une ogive, Granoux, sans chapeau, l'air furieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu'il y allait de bon cœur ! Il se renversait, prenait un élan, et tombait sur le bronze sonore, comme s'il eût voulu le fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s'était jeté sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d'attitude maladroite et rageuse.
La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune.
Alors il comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s'arrêter. L'autre n'entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le reconnaissant :
« Hein ! dit-il, d'une voix triomphante, vous avez entendu ! J'ai essayé d'abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal. Heureusement, j'ai trouvé ce marteau… Encore quelques coups, n'est-ce pas ? » Mais Rougon l'emmena. Granoux était radieux. Il s'essuyait le front, il faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c'était avec un simple marteau qu'il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !

Chaque homme, dans cette vie, a son heure, et l'heure qu'il avait passé à sonner au marteau la cloche de la cathédrale était bien certainement l'heure de Granoux. Mais il est souvent tentant de prolonger cette heure au-delà du raisonnable et Granoux eût tout aussi bien pu continuer de frapper avec son marteau cette pauvre cloche jusqu'au bout de la nuit, jusqu'à son complet épuisement. On l'aurait retrouvé ainsi affalé sur la cloche, collé par le givre et peut-être mort d'apoplexie. L'heure de Rougon, quant à elle, avait sonné quelque temps plus tôt avec le guet apens tendu avec la complicité sordide de son demi-frère aux républicains trompés. Il n'avait pas l'intention de la prolonger, et c'est d'ailleurs pourquoi il enjoignait avec autant de vigueur à Granoux de bien vouloir cesser immédiatement de sonner cette cloche. S'il ne voulait ni ne pouvait la prolonger, il avait bien l'intention de la faire fructifier, ce qui est assez différent dans la forme et dans la manière. Il fallait donc pour qu'il arrêtât que Granoux comprît qu'il pouvait lui aussi gagner gros de cette sonnerie endiablée. Il décida en un instant d'en faire un acte héroïque et cela suffit à calmer son ardeur.
Il y a dans chaque ville et à chaque époque des Rougon et des Granoux. Il y a aussi tant d'hommes, et surtout en politique, dont l'heure est passée et qui veulent malgré tout faire croire à tous qu'elle dure encore. On les voit ainsi comme des pantins s'évertuer à faire croire qu'ils ont un avenir et mieux encore, qu'ils sont un avenir alors que tous ceux qui les croisent constatent sans encombre qu'ils sont le passé, qu'ils ont la face et le dos du passé et qu'ils ne pourront jamais en sortir. C'est, avant toute autre raison, ce qui empêche les peuples d'aller de l'avant. La monarchie l'avait compris et le monarque de droit divin n'incarnait ni l'avenir ni le passé puisqu'il était le monarque et que cela suffisait à lui conférer l'immortalité. Le roi n'avait pas à être moderne, ni à défendre la tradition puisqu'il était tout à la fois et dans le même temps la modernité et la tradition. Et c'est d'ailleurs quand les rois de France ont eu la sottise de vouloir être modernes que cela s'est le plus mal passé pour eux. Alors, pour tenter de conjurer le sort de l'obsolescence politique, certains veulent se donner des airs de monarques et inventent une cour et donc des courtisans Cela ne dire qu'un temps car le peuple, lui, qui vit nécessairement avec son temps, qui est un temps de travail, et qui est un temps compté, n'aura de cesse de lui rappeler l'heure comme on l'indique à un convive qui s'attarde avant de finir par le jeter dehors.

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les gardes nationaux s'étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu'on relevât les morts, sous prétexte qu'il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place, dont la lune s'était retirée, il posa le pied sur la main d'un des cadavres, crispée au bord d'un trottoir. Il faillit tomber.
Cette main molle qui s'écrasait sous son talon lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d'horreur. Il suivit les rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poing sanglant qui le poursuivait.
« Il y en a quatre par terre », dit-il en entrant.
Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.
« Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu'on les trouve là.
– Parbleu ! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos… J'ai marché sur quelque chose de mou… » Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendant qu'il mettait une autre paire de chaussures, Félicité reprit :
« Eh bien, tant mieux ! c'est fini… On ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces. » La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante.

L'épisode pour autant les avait fait passer en un instant dans une autre catégorie de l'histoire : de petites gens aux petits desseins, il étaient devenus de petites gens aux desseins scélérats. La manière dont on prend le pouvoir aura toujours un effet sur celle dont on l'exercera et celui qui aura convaincu par sagesse gouvernera dans la sagesse quand celui qui aura harangué les foules avec violence, excitant les mauvais sentiments d'un peuple, gouvernera quant à lui violemment, conduisant le plus souvent son peuple à la guerre. Les Rougon, qui voulaient somme toute peu de choses, et trop peu de choses dans tous les cas pour que cela valût la mort d'un homme, et encore moins de quatre hommes, exerceraient leur charge de receveur particulier avec la petitesse scélérate qui les caractérisait désormais. Ils pressureront le pauvre quand au riche ils accorderont des délais de paiement. Ils fermeront les yeux sur les dissimulations des puissants. Ils continueront ainsi tranquillement de se déshonorer jusqu'à la mort, puisque déshonorés ils sont.
La mascarade sanglante que les Rougon avait imaginée resterait une mascarade pais il faudra longtemps pour que la ville admette que c'était bien une mascarade. Les gens n'aiment pas avoir eu peut pour rien et encore moins accepter d'avoir été bernés. Ils sont ainsi capables de choisir deux fois un chef mauvais, qui les appauvrit et qui les insulte plutôt que de consentir au fait qu'ils se sont trompés et qu'ils ont été trompés. Notre Huron le sait quand le bourgeois se cache les yeux pour ne rien voir.
6 décembre Le jour grandit, morne, avec ces mélancolies grises des matinées d'hiver. Les habitants n'entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps, se hasardèrent. Il en vint dix à quinze ; puis, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descendit sur la place de l'Hôtel-de-Ville.
Pendant toute la matinée, les curieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaient horriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans la tête ; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Mais le plus atroce des quatre était le garde national tombé sous le porche ; il avait reçu en pleine figure toute une charge de ce plomb à perdrix dont s'étaient servis les républicains, faute de balles ; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foule s'emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette avidité des poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le garde national ; c'était le charcutier Dubruel, celui que Roudier accusait, le lundi matin, d'avoir tiré avec une vivacité coupable. Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers ; le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges qui tachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardant derrière eux d'un air de méfiance, comme si cette justice sommaire qui avait, dans les ténèbres, rétabli l'ordre à coups de fusil, les guettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à les fusiller à leur tour, s'ils ne baisaient pas avec enthousiasme la main qui venait de les sauver de la démagogie.

Il n'y eut pas de monument pour le Républicain inconnu qui avait succombé sous la mitraille improvisée par les gardes nationaux, et il n'y en aura pas. Il n'avait peut-être aucune famille, ou en avait-il une, qui n'osa pas alors venir réclamer le corps du défunt de peur de possibles représailles. On voyait à son habillement qu'il était pauvre, mais cela ne constituait en aucune manière une quelconque surprise.Les insurgés sont rarement des rentiers, qui, si l'on touchait à leur rente, utiliseraient d'autres moyens de se révolter que de risquer leur vie en pleine nuit en allant faire le coup de feu. Mais aussi, les trompés et les trahis ne sont que bien rarement des bourgeois, qui ont plus l'habitude de tirer les ficelles que de jouer les marionnettes du pouvoir. Mais, ce qui était plus étonnant, c'était que ce Républicain inconnu avait la main crispée sur une petite croix de bois, toute malhabile, comme s'il l'avait lui-même confectionnée dans une solive abandonnée. Sentant sa vie le quitter, dans la soudaineté de la salve meurtrière, il avait eu ce réflexe poignant de serrer ce pauvre objet bricolé qui représentait pour lui ce qu'il y avait de plus grand. Certains, passant devant ce jeune croyant défunt, qui avait cru en même temps à Dieu et à l'homme, ne purent réprimer un frisson, espérant qu'ils le retrouveraient au Ciel, sachant que quiconque le retrouverait au Ciel serait avec lui au Paradis. Mais il ne fut même pas martyr, car les martyres se fabriquent avec des récits et il n'y avait aucun récit pour ce pauvre mort, ce pauvre mort de sa pauvreté et de sa grandeur.
7 décembre La panique de la nuit grandit encore l'effet terrible causé, le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l'histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants, les coups de marteau de Granoux, la débandade des gardes nationaux lâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits si terrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une bataille gigantesque, livrée à un nombre incalculable d'ennemis. Quand les vainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par une vantardise instinctive, parlèrent d'environ cinq cents hommes, on se récria ; des bourgeois prétendirent s'être mis à la fenêtre et avoir vu passer, pendant plus d'une heure, le flot épais des fuyards. Tout le monde, d'ailleurs, avait entendu courir les bandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n'auraient pu de la sorte éveiller une ville en sursaut. C'était une armée, une belle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait fait rentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon : « Ils sont rentrés sous terre », parut d'une grande justesse, car les postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujours leurs grands dieux que pas un homme n'était entré ni sorti ; ce qui ajouta au fait d'armes une pointe de mystère, une idée de diables cornus s'abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquer les imaginations.
Il est vrai que les postes évitèrent de raconter leurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnables s'arrêtèrent-ils à la pensée qu'une bande d'insurgés avait dû pénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, des bruits de trahison se répandirent, on parla d'un guet-apens ; sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne purent garder l'atroce vérité ; mais une telle terreur régnait encore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre de poltrons, qu'on attribua ces bruits à la rage des républicains vaincus. On prétendit, d'autre part, que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim.
Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu'à terre.

Il n'y a pas de légende innocemment inventée, comme il n'y a jamais de rumeur bienveillante et toute légende, comme toute rumeur, sont instruments de pouvoirs et de manipulations. Que l'on raconte, comme on le racontait dans l'Orient de jadis, que le roi se promène habillé en mendiant pour vérifier comment vont les affaires de son royaume et pour inspecter les troupes d'armes qui doivent garder la ville, ce n'est pour nulle autre raison que d'ajouter de la gloire à la gloire du prince, mais aussi pour ajouter de la crainte au sein de ses troupes, et ajouter du rêve au désespoir du mendiant. Les princes ont toujours eu des courtisans chargés d'inventer des histoires et l'Église a aussi créé des hagiographes. Car, à quoi bon avoir des Saints si personne ne connait leur histoire, et comment, sans histoire, assurer l'édification des croyants. Le Moyen-âge, d'ailleurs, mixe les deux traditions, et fait se déguiser le Christ en mendiant pour ensuite canoniser ce bon Martin qui aura découpé son manteau. Cette histoire fait florès et l'on ne compte plus dans toute la Chrétienté les clochers et les paroisses dédiés à Saint Martin. C'est que l'histoire de Saint Martin a tout pour plaire, car Martin est soldat, évêque et bâtisseur, modeste et glorieux tout à la fois et c'est bien Grégoire de Tours, son successeur, qui, tout particulièrement, le dotant pour l'occasion d'un cheval, lui que l'on représente toujours sur un âne, raconta la légende du manteau coupé d'un coup d'épée pour le mendiant, qui avait dû se demander si le coup de l'épée lui était destiné. On le sait, le mendiant se révèlera être le Christ en personne, accomplissant ainsi sa propre prophétie, qui est aussi un commandement : « ce que vous ferez au plus petit d'entre-vous, c'est à moi que vous le ferez ». Mais à mieux y regarder, le bon Martin, qui n'était pas encore sanctifié, était aussi un fin politique qui fréquente ainsi assidument ces lieux de pouvoir que sont les conciles et les synodes, précédé de la réputation de ses actes miraculeux qui engendraient tout autant de crainte que de respect.
Mais il serait certainement injuste de ramener l'histoire de l'église catholique à une simple propagande politique. Et puis Rougon n'était pas un saint.
8 décembre Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n'osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d'effroi devant les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent, la place s'emplit de conversations sourdes, d'exclamations étouffées. On parlait de l'autre attaque, de cette prise de la mairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c'était vraiment un héros, un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le « Je suis prêt ! » de l'homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d'intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l'air, parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier « au grand citoyen dont Plassans serait éternellement glorieux ». Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l'insurrection.
Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de main. On connaissait l'histoire du marteau.
Seulement, par un mensonge innocent, dont il n'eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit qu'ayant vu les insurgés le premier, il s'était mis à taper sur la cloche, pour sonner l'alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l'appela plus que : « Monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin avec un marteau » Bien que la phrase fut un peu longue, Granoux l'eût prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l'on ne put désormais prononcer devant lui le mot « marteau », sans qu'il crût à une délicate flatterie.

Il faut peu de choses pour devenir quelqu'un qu'on respecte ou quelqu'un qu'on vilipende et c'est bien là ce qui caractérise la réputation, d'être versatile et volage et surtout bien opportuniste, qui fait et défait les hommes en moins de temps qu'il n'en faut pour joindre deux sous-préfectures. Les Romains l'avaient compris très tôt, qui rappelaient à l'envi qu'il n'y a jamais loin du Capitole à la Roche Tarpéienne. Est-ce que Manlius, un jour consacré sauveur de Rome pour avoir entendu, disait-il les oies du Capitole comme s'émouvoir de l'avancée des Gaulois, pensait qu'il serait jeté quelques jours plus tard du haut du fameux promontoire pour avoir voulu faire fructifier à l'excès cette nouvelle gloire ? Rougon, à cette heure de la journée, était ce Manlius désormais moins célèbre que les oies qui l'avaient averti et Rougon n'avait pas assez de culture pour ce rappeler l'adage latin arx Tarpeia Capitolii proxima. Mais, fort heureusement pour lui, Rougon n'avait aucune autre idée de grandeur que celle de devenir receveur particulier et de traverser la rue de la Banne pour aller habiter une maison plus confortable. Il ne se prendrait jamais pour un capitaine et il savait fort bien qu'il rendrait son siège au maire désigné, sinon légitime, dès que celui-ci paraîtrait de nouveau. Il ne se voyait en aucune manière siéger en permanence dans cet hôtel de ville lugubre qui ne convenait pas à sa mollesse invétérée. Rougon, d'une certaine manière, était un sage. Il avait fait le coup de main comme ces bandits qui font un gros coup, puis se rangent et ne continuent pas afin de ne pas se faire prendre. Rougon savait trop que sa victoire était construite de beaucoup d'incertitudes et qu'en cela elle était bien fragile. Qu'il parût trop avide et la ville se retournerait contre lui, prête à crier au scandale contre la tyrannie.
Granoux, lui, était d'une autre trempe. Il lui suffisait qu'on lui rappela^t jusqu'à sa mort qu'il avait sonné une cloche et, le jour de sa mort, son dernier soupir ira vers la cloche de la cathédrale. Il était homme à vouloir une plaque gravée à son nom et lui proposerait-on la plus sordide ruelle pour qu'elle prît le nom de rue Granoux, que cela ferait son affaire et suffirait grandement à le combler d'aise. Bref, les deux hommes avaient ce qu'ils voulaient et cela ne valait pas mort d'hommes.
9 décembre Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer.
Il les regarda sur tous les sens, humant l'air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d'un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de l'Indépendant, dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce mot de sa mère : « Tu verras demain ! » Il avait vu, c'était très fort ; ça l'épouvantait même un peu.
Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de M. Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l'empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu'il allait faire jusqu'au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir, une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ! ? Était-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l'enceinte des remparts trouée de tous côtés par l'année vengeresse des républicains, lorsqu'un grand cri : « Les insurgés ! les insurgés ! » éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d'un bond et, soulevant un rideau, il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place.
À ce coup de foudre, en moins d'une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d'un air louche, cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie, ébranler les vitres d'une allégresse folle. Il revint à la fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s'embrassaient ; il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant sa tête tourner.
Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait.

Rougon avait raison, entièrement raison et son destin aurait pu basculer en un seul instant. Il savait précisément que Plassans était une ville conservatrice mais qu'elle se mettrait du côté du plus fort. Les hommes et les femmes qui couraient de tous côtés sur la place craignaient les représailles mais seraient vite venus prêter allégeance aux insurgés afin de garantir leurs biens et leur sécurité, accusant Rougon et ses acolytes de les avoir contraints et trompés, et même trahis et assistant comme un seul homme à son exécution solennelle. Rougon, couard et poltron, n'avais pas assez d'imagination pour se figurer son exécution. Aristide, lui, le pouvait et savait assez exactement ce que le mot trahison pouvait signifier, lui qui, de républicain était devenu adepte du parti de l'ordre. Il imaginait très bien comment les caricaturistes auraient pu le dessiner avec un bandage, ou non, selon les circonstances et les heures de la journée. Il aurait hérité d'un surnom et serait devenu un personnage, poursuivi par les enfants, qui lui auraient jeté des pierres. Aristide  pouvait vivre par anticipation le cachot, les gardiens, les sévices qui lui seraient infligés et le petit matin où il serait tiré de sa cellule pour être projeté face au peloton d'exécution sous les crachats  et les huées de la foule. Ce que le père Rougon ne savait imaginer, le fils lui, le pouvait facilement. Il avait tellement raconté d'histoires dans son journal qu'il aurait pu sans encombre écrire l'histoire de sa propre déchéance. Il il voyait très bien, au premier rang des spectateurs de son exécution, Macquart, en commandant en chef, donnant l'ordre de tirer sur son neveu, sans sourciller le moins du monde. Il le voyait parcourir la ville pour expliquer comment il avait pu s'en tirer de justesse et quitté la ville, non pour fuir ou pour s'échapper mais bien pour aller chercher du secours pour rétablir la situation. Il le voyait présider aux funérailles officielles des insurgés morts sous la mitraille des gardes nationaux sous le porche de l'hôtel de ville. Il voyait bien tout cela.  Si bien que quand il entendit et vit la foule tourbillonner autour de lui comme les jours de fête et les femmes rire et les enfants crier, il eut le réflexe imbécile de tirer de sa poche l'écharpe de sa lâcheté pour tenter de la nouer de nouveau pour paraître empêché, pensant déjà prétendre que l'on avait falsifié sa signature.
10 décembre Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais dire combien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulement qu'un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l'avait tiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés de faux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra, correcte, en habit noir, l'air radieux. Pas un membre ne manquait. Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois. Granoux se jeta dans les bras de son cher président.
« Les soldats ! bégaya-t-il, les soldats ! » Un régiment venait, en effet, d'arriver, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, préfet du département.
Les fusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaient d'abord fait croire à l'approche des insurgés.
L'émotion de Rougon fut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il pleurait, le grand citoyen ! La commission municipale regarda tomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux se jeta de nouveau au cou de son ami, en criant :
« Ah ! que je suis heureux !... Vous savez, je suis un homme franc, moi. Eh bien, nous avions tous peur, tous, n'est-ce pas, Messieurs ? Vous seul étiez grand, courageux, sublime. Quelle énergie il a dû vous falloir ! Je le disais tout à l'heure à ma femme : « Rougon est un grand homme, il mérite d'être décoré. » Alors, ces messieurs parlèrent d'aller à la rencontre du préfet. Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque, balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine ; il descendit, calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion. Mais l'enthousiasme qui accueillit la commission et son président sur la place de l'Hôtel-de-Ville, faillit troubler de nouveau sa gravité de magistrat.
Son nom circulait dans la foule, accompagné cette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuple refaire l'aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout et inébranlable au milieu de la panique universelle. Et, jusqu'à la place de la Sous-Préfecture, où la commission. rencontra le préfet, il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes de femme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

La foule aime les vainqueurs, car elle aime se reconnaître dans les vainqueurs. Et quand les vainqueurs n'ont que peu de qualités, elle leur en invente de nouvelles et commence à écrire des légendes. C'est d'ailleurs la principale vulnérabilité du peuple que cette fascination pour la force. il y a certes de l'opportunisme, et parfois un peu de lâcheté à fêter les vainqueurs et les conquérants, et ceux qui maudissaient l'armée le jour d'avant ne jurent bientôt plus que par les guêtres et les képis. Mais il y a autre chose, qui semble plus atavique et inscrit dans la nature même des hommes que de vouloir des chefs à qui ils prêtent volontiers des pouvoirs surhumains pour pouvoir en bénéficier comme par capillarité. Cette fascination permet de faire les guerres, mais aussi les élections, les assemblées, les royaumes, les empires, et même les républiques. Mais que vienne un jour un chef qui conduise le peuple au sacrifice, semant sur sa route des monceaux de morts, que le peuple se guérira peut-être un temps de ce goût néfaste qu'il a d'être commandé. Mais il y a fort à parier que quelques années plus tard, ce mauvais penchant le reprendra et qu'ils marcheront de nouveau au pas derrière la fanfare civile ou militaire.
Faute de mieux, Plassans s'était inventé Rougon comme chef. N'importe quelle personne sensée aurait trouvé cela grotesque et même absurde, car rien chez ce gros homme falot ne trahissait en aucune manière d'appétence pour le rôle de Caïd ou de même de Néron. Mais peu importait alors et la fable avait marché et que Rougon leur ressemblât tant, pour un temps pouvait même leur plaire. Cela pouvait tout aussi bien ne pas durer. Louis XVI était très certainement le Roi qui ressemblait le plus aux Bourgeois qui l'ont renversé, puis guillotiné. Mais c'était le Roi et le Roi ne doit ressembler à personne. Nul n'aurait quand même pensé faire de Rougon un Roi. Il suffisait de penser et de croire qu'il avait sauvé la ville d'un péril indescriptible et cela suffisait.
Il n'y avait que la marquis de Carnavant qui ricanait secrètement comme le font les aristocrates de province quand les villageois font la fête. Il était satisfait que Félicité obtint cependant ce qu'elle avait toujours espéré, par une forme de fidélité à lui-même davantage qu'à sa fille putative.
11 décembre M. de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans la ville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaient perdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés. D'ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères ; ils ne devaient s'arrêter qu'une heure à Plassans, le temps de rassurer la population et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaient la mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour tout individu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut un sourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer les verrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieille ferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garde d'honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à ces messieurs l'épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminés par la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand les deux cortèges se trouvèrent face à face, M. de Blériot s'avança-t-il vivement vers le président de la commission, lui serrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore sur la ville jusqu'au retour des autorités ; et Rougon saluait, tandis que le préfet, arrivé à la porte de la Sous-Préfecture, où il désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu'il n'oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle et courageuse conduite.

Et c'est ainsi que celui qui n'avait aucune légitimité devint légitime de la main de ceux qui avaient reçu leur légitimité de la loi. Et peu importait alors qu'il n'y eût aucune loi qui rendît Rougon légitime dans les crimes qu'il avait fait commettre et qu'il avait commis lui-même. Il avait reçu l'onction de l'État. Il était d'une certaine façon nationalisé. Ce n'est d'ailleurs pas toujours une vilénie que de reconnaître la force de la société et d'admettrequ'elle puisse dans certaines circonstances se substituer à l'armée et à la gendarmerie pour sauver la Nation et l'on a vu ainsi des villes et des villages résister vaillamment à l'ennemi et se comporter en héros. Mais on a vu aussi des villes et des villages se battre pour la liberté et être roulés dans la poussière. C'est qu'il y a des valeurs plus hautes que celles que l'État proclame et quand l'État se fait scélérat, la légitimité se trouve chez ceux qui le combattent. Et peu importe d'ailleurs qu'ils perdent ou qu'ils gagnent le combat. Il en va de même des guerres étrangères. On veut faire croire que l'on se bat pour des terres mais dans la plupart des cas, ce sont des valeurs qui s'affrontent sous couvert de gagner des territoires. Et telle nation pourra perdre la bataille qu'elle gagnera quand même si elle ne trahit pas son honneur et se bat pour des idéaux suprêmes, qui ne sont jamais autres que ceux inscrits sur les frontons de la République.
12 décembre Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait aux fenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber, était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d'arriver avec un numéro de l'Indépendant, dans lequel il s'était nettement déclaré en faveur du coup d'État, qu'il accueillait « comme l'aurore de la liberté dans l'ordre et de l'ordre dans la liberté ». Et il avait fait aussi une délicate allusion au salon jaune, reconnaissant ses torts, disant que « la jeunesse est présomptueuse », et que les grands citoyens se taisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer les insultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme aux jours de lutte », Il était surtout content de cette phrase. Sa mère trouva l'article supérieurement écrit. Elle embrassa le cher enfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui était également venu la voir, las de se cloîtrer, pris d'une curiosité furieuse, s'accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Ils étaient ainsi perchés comme ces oiseaux qui donnent l'impression de regarder une scène, tous trois singulièrement muets, comme s'il n'y avait rien à dire devant tant de grandeur. Mais, leur esprit divaguait vers leurs espoirs véritables. Félicité pensait aux meubles et aux rideaux qu'elle allait acquérir aussi tôt que possible pour sa nouvelle maison. Un pressentiment terrible lui laissait penser qu'elle pourrait s'installer dans celle de Monsieur Peirotte, qui ne reviendrait pas de sa séquestration. Elle hésitait ainsi, par devers elle, entre deux ou trois types de jaune, cette couleur qui lui avait porté chance. Aristide, lui, se voyait à Paris, sur les Boulevards, hésitant sur les coups qu'il devait jouer. Il imaginait déjà le grand embrasement qui allait prendre la vieille Capitale, livrée à la spéculation et aux grandes affaires. Il pensait aussi aux bottines qu'il porterait et au fiacre qu'il emprunterait alors. Seul le marquis de Carnavant ne pensait à rien, qu'à la vulgarité de tout cela, déplorant qu'il s'y fût livré.
13 décembre Quand M. de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon, Félicité pleura.
« Oh ! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main. Tiens, il la lui prend encore ! » Et jetant un coup d'œil sur les fenêtres où les têtes s'entassaient :
« Qu'ils doivent rager ! Regarde donc la femme à M. Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et Mme Massicot, et la famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s'allonge !... Ah ! dame, c'est notre tour, maintenant. » Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la Sous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu'elle ne pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elle devint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, M. de Blériot connaissait déjà l'histoire du marteau, car l'ancien marchand d'amandes rougit comme une jeune fille et parut dire qu'il n'avait fait que son devoir.
Mais ce qui la fâcha plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.
« Quel intrigant ! murmura Félicité. Il se fourre partout… Ce pauvre chéri doit être si troublé !… Voilà le colonel qui lui parle. Qu'est-ce qu'il peut bien lui dire ?
– Eh ! petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente d'avoir si soigneusement fermé les portes.
– Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d'une voix sèche. Avez-vous vu les cadavres, monsieur ? »
M. de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla s'asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d'un air légèrement dégoûté.

À ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.
« Ah ! ma bonne ! » balbutia-t-il.
Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui parlant du superbe article de l'Indépendant.
Pierre aurait également baisé le marquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui donna la lettre d'Eugène qu'elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit qu'on venait de l'apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l'avoir lue.
« Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Ah ! quelle sottise j'allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es une brave femme. » Il la prit dans ses bras, tandis qu'elle échangeait avec le marquis un discret sourire.

Et le salon jaune reprit le bruissement de ses conversations. Le marquis, un peu renfrogné, tentait d'imaginer ce qu'il allait bien pouvoir inventer pour se distraire un peu, désormais, puisqu'il semblait désormais acquis que la République avait fini ses jours. Il se sentait ainsi vaguement triste. Le phénomène est connu : celui qui perd soudainement un ennemi contre lequel il s'est battu pendant plusieurs années, parfois pendant toute une vie, celui-là connaît parfois un sentiment terrible d'abandon qui peut le plonger dans les affres du désespoir. Le marquis n'était pas dans cet état de déréliction, car, c'était un homme au sang froid, qui avait en outre trempé son caractère aristocratique dans le bain d'une pauvreté relative. Mais d'autres que lui, farouches opposants à la République et à ses idéaux, et faits d'un alliage moins résistant, se trouvèrent démunis de cause et coururent s'en chercher d'autres. Il faudrait dire et répéter que le monde en lui-même n'offre aucune cause à défendre si cette cause ne s'ancre pas profondément en soi-même. C'est dans le secret de leur cellule que les moines trouvent la force de prier pour le monde et le Christ lui-même se retira au désert pour forger sa prédication. Cela ne signifie pas que l'action est impossible et qu'il faut que chacun demeure cloitré dans la contemplation. Cela signifie seulement que l'action durable et juste ne peut se fonder que sur la pensée, et sur une pensée murie, sur une pensée incorporée, et non sur une pensée apportée par quelque propagande fût-ce une propagande pour des idées de justice et de paix. On ainsi vu des dirigeants fraichement convaincus à telle ou telle doctrine la mettre en œuvre de façon doctrinaire et l'on voit mal comment il pouvait en être autrement. Dans les temps anciens, on reconnaissait à la vieillesse une forme de sagesse, qui parfois agaçait et semblait trop souvent pétrie de vanité. Et puis, les vieillards, souvent, radotent et vont jusqu'à s'endormir avant d'avoir fini leurs phrases. Mais ce qu'on allait aller chez certains vieillards, c'était justement le recul qu'au cœur même du monde, ils avaient pris sur le monde. Les plus jeunes trouvaient ainsi en eux tout à la fois ce qui leur était proche et ce qui leur était lointain, la proximité de la vie, comme la proximité de la mort.
Mais le marquis de Carnavant n'avait aucune envie de jouer les vieux sages et de proférer des oracles. Il était de ces hommes qui ne veulent pas vieillir et qui s'abattent soudainement, séché sur leurs souliers sans que leur entourage osât penser qu'ils étaient mortels. En cela, Félicité pouvait bien être de son sang. Ils étaient en somme l'exact contraire de Pierre, le fils de paysan qui parvenait à engraisser même dans la pauvreté. Il fallait donc voir ce gros homme toujours un peu en sueur embrasser cette petite vieille aussi sèche que des sarments. On pouvait y voir l'alliance immémoriale de la terre et du feu. Il était vrai que Félicité était une sorcière. C'est habituellement ce que l'on dit des femmes qui réussissent ce qu'elles ont entrepris.


VII
14 décembre Ce fut seulement le dimanche, le surlendemain de la tuerie de Sainte-Roure, que les troupes repassèrent par Plassans.
Le préfet et le colonel que M. Garçonnet avait invités à dîner, entrèrent seuls dans la ville. Les soldats firent le tour des remparts et allèrent camper dans le faubourg, sur la route de Nice. La nuit tombait ; le ciel, couvert depuis le matin, avait d'étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d'une clarté louche, pareille à ces lueurs cuivrées des temps d'orage. L'accueil des habitants fut peureux ; ces soldats, encore saignants, qui passaient, las et muets, dans le crépuscule sale, dégoûtèrent les petits bourgeois propres du Cours, et ces messieurs, en se reculant, se racontaient à l'oreille d'épouvantables histoires de fusillades, de représailles farouches, dont le pays a conservé la mémoire. La terreur du coup d'État commençait, terreur éperdue, écrasante, qui tint le Midi frissonnant pendant de longs mois. Plassans, dans son effroi et sa haine des insurgés, avait pu accueillir la troupe, à son premier passage, avec des cris d'enthousiasme ; mais, à cette heure, devant ce régiment sombre, qui tirait sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmes et jusqu'aux notaires de la ville neuve, s'interrogeaient avec anxiété, se demandaient s'ils n'avaient pas commis quelques peccadilles politiques méritant des coups de fusil.

C'est ainsi que la peur se propage chez un peuple comme un feu se propage dans un champ d'herbes sèches, et l'incendiaire affolé se voit menacé tout autant que son voisin qu'il voulait effrayer. Car, c'est une des particularités de tous les partis qui prônent d'abord l'ordre, que de s'en prendre vite aux libertés, et ceux qui conduisent ces partis au pouvoir se trouvent entravés tout autant, et sans beaucoup attendre, que ceux qu'ils avaient combattus. On devrait enseigner dans les écoles que l'ordre n'est pas un préalable mais une conséquence, et les philosophes n'ont jamais rien dit d'autre que cela. Mais au lieu de cela, on enseigne l'ordre à coups de punitions et de règles de fer et l'on fait croire aux enfants, dès leur plus jeune âge, qu'ils sont incapables de se ranger, de travailler, de demeurer calmes, sans qu'on braille sur leur tête. Il en va de même ensuite dans le travail, où le patron se croit dans l'obligation d'imposer des contraintes aux contraintes, comme si le fait d'être salariés n'était pas pour les ouvriers une contrainte suffisante. Ainsi, ces petits bourgeois qui avaient dédaigné la République et qui, pour certains, l'avaient combattu, découvraient que sous la mante de l'ordre se cachait une bête féroce qui n'avait pas fini de les assujettir. Alors, face à la troupe qui n'avait cependant d'autre espoir que de rentrer dans ses cantonnements, ils courbaient l'échine, retournant prestement chez eux.
15 décembre Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deux carrioles louées à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n'avait rien eu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. Le tour était joué ; il attendait de Paris, avec fièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche – il ne l'espérait que pour le lendemain – il reçut une lettre d'Eugène. Félicité avait eu soin, dès le jeudi, d'envoyer à son fils les numéros de la Gazette et de l'Indépendant, qui, dans une seconde édition, avaient raconté la bataille de la nuit et l'arrivée du préfet. Eugène répondait, courrier par courrier, que la nomination de son père à une recette particulière allait être signée ; mais, disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonne nouvelle : il venait d'obtenir pour lui le ruban de la Légion d'honneur. Félicité pleura. Son mari décoré ! son rêve d'orgueil n'était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de joie, dit qu'il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptait plus, il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salon jaune, ses dernières pièces de cent sous pour célébrer ce beau jour.

Les décorations, en France, et dans beaucoup de pays au monde, sont ce que le pouvoir accorde au peuple pour qu'il soit un bon peuple. Mais il n'y a pas qu'en France que cette pratique perdure. Elle vient sans doute du temps lointain où les guerriers les plus valeureux gagnaient le droit d'arborer des plumes de couleur ou des insignes chamarrés pour que personne, et surtout pas les femmes, ne pût ignorer leur bravoure, leur force et leur vigueur. On inventa plus tard les médailles militaires/ Cependant, au fil du temps, la guerre étrangère se faisant somme toute plus rare et ne touchant qu'une part restreinte de la gente masculine, on inventa la médaille civile et c'est le plus grand militaire qui l'inventa. On se rappelle la phrase de Bonaparte au Conseil d'État : « Je vous défie de me montrer une république, ancienne ou moderne, qui savait se faire sans distinctions. Vous les appelez des hochets, eh bien c'est avec des hochets que l'on mène les hommes. »
Rougon avait donc son hochet, ou il l'aurait bientôt, accordé par la grâce du deuxième Bonaparte qui dirigerait la France.

« Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot : il y a assez longtemps qu'il m'ennuie avec sa rosette, celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels je ne suis pas fâché de faire sentir que ce n'est pas leurs gros sous qui leur donneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais le triomphe doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout le fretin… J'oubliais, tu iras en personne chercher le marquis ; nous le mettrons à ta droite, il fera très bien à notre table. Tu sais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet. C'est pour me faire comprendre que je ne suis plus rien. Je me moque bien de sa mairie ; elle ne lui rapporte pas un sou ! Il m'a invité, mais je dirai que j'ai du monde, moi aussi. Tu les verras rire jaune demain… Et mets les petits plats dans les grands. Fais tout apporter de l'hôtel de Provence. Il faut enfoncer le dîner du maire. » Félicité se mit en campagne. Pierre, dans son ravissement, éprouvait encore une vague inquiétude. Le coup d'État allait payer ses dettes, son fils Aristide pleurait ses fautes et il se débarrassait enfin de Macquart ; mais il craignait quelque sottise de son fils Pascal, il était surtout très inquiet sur le sort réservé à Silvère, non qu'il le plaignît le moins du monde : il redoutait simplement que l'affaire du gendarme ne vînt devant les assises. Ah ! si une balle intelligente avait pu le délivrer de ce petit scélérat ! Comme sa femme le lui faisait remarquer le matin, les obstacles étaient tombés devant lui ; cette famille qui le déshonorait avait, au dernier moment, travaillé à son élévation ; ses fils, Eugène et Aristide, ces mange-tout, dont il regrettait si amèrement les mois de collège, payaient enfin les intérêts du capital dépensé pour leur instruction. Et il fallait que la pensée de ce misérable Silvère troublât cette heure de triomphe !

Car, rien ne devait pouvoir détruire l'ordonnancement du monde selon Rougon, qui tournait autour du salon jaune en guise de soleil, où la mairie de Plassans n'était qu'une lune excentrique et où la vie d'un homme innocent, fût-il de sa famille, ne devait en aucun cas pouvoir venir troubler un dîner de gueux servi à des gueux. Le cynisme de Rougon, qui semble révoltant, n'est cependant pas rare et les hommes sont ainsi faits qu'ils servent leurs intérêts avant de servir la justice. Si l'on y réfléchit bien, ce qui est étonnant, ce n'est pas l'égoïsme, car tout, dans les besoins de l'homme pousse à l'égoïsme. Non, ce qui est surprenant et qui ne laisse pas de surprendre à travers les siècles, c'est l'altruisme, la charité, le sacrifice, la générosité... Et c'est parce que l'homme se sent parfois plus grand que lui-même qu'il a inventé une puissance divine qui, seule, pourrait expliquer ces formes de dépassement de sa pauvre condition mortelle. C'est en étant plus grand que soi-même que l'on gagne son Salut, et la vie éternelle. Tous les livres saints de toutes les religions ne disent pas autre chose et la République, laïque, a inventé ses martyrs et ses propres cérémonies aux martyrs, assorties de musique et de monuments pour faire agréer au peuple qu'il existait aussi un paradis des révolutionnaires. Nul doute qu'à l'avenir on n'échappera pas encore à quelque guerre de religion car, quitte à inventer des paradis pour faire que les hommes s'entretuent, autant prendre des paradis qui existent déjà dans des livres et auxquels ont a accoutumé les gens pendant des générations. Y avait-il un paradis pour les Rougon, qui ne rêvaient jamais que d'argent, et encore, pas de fortunes extravagantes mais juste de quoi épater leurs plus proches voisins ? Il ne pouvait y avoir de paradis car de sacrifice il n'y en avait aucun.
16 décembre Pendant que Félicité courait pour le dîner du soir, Pierre apprit l'arrivée de la troupe et se décida à aller aux renseignements. Sicardot, qu'il avait interrogé à son retour, ne savait rien : Pascal devait être resté pour soigner les blessés ; quant à Silvère, il n'avait pas même été vu du commandant, qui le connaissait peu. Rougon se rendit au faubourg, se promettant de remettre à Macquart, par la même occasion, les huit cents francs qu'il venait seulement de réaliser à grand-peine. Mais lorsqu'il fut dans la cohue du campement, qu'il vit de loin les prisonniers, assis en longues files sur les poutres de l'aire Saint-Mittre, et gardés par des soldats, le fusil au poing, il eut peur de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avec l'intention d'envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.
Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Il ne vit d'abord que Macquart, fumant et buvant des petits verres.
« C'est toi ? ce n'est pas malheureux, murmura Antoine, qui s'était remis à tutoyer son frère. Je me fais diablement vieux ici. As-tu l'argent ? » Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d'apercevoir son fils Pascal, penché au-dessus du lit. Il l'interrogea vivement.
Le médecin, surpris de ses inquiétudes, qu'il attribua d'abord à ses tendresses de père, lui répondit avec tranquillité que les soldats l'avaient pris et qu'ils l'auraient fusillé, sans l'intervention d'un brave homme qu'il ne connaissait point. Sauvé par son titre de docteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grand soulagement pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas, Il témoignait sa joie par des poignées de main répétées, lorsque Pascal termina, en disant d'une voix triste :
« Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvre grand-mère au plus mal. Je lui rapportais cette carabine, à laquelle elle tient ; et, voyez, elle était là, elle n'a plus bougé. » Les yeux de Pierre s'habituaient à l'obscurité. Alors, dans les dernières lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre corps, que des névroses détraquaient depuis le berceau, était vaincu par une crise suprême. Les nerfs avaient comme mangé le sang ; le sourd travail de cette chair ardente, s'épuisant, se dévorant elle même dans une tardive chasteté, s'achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secousses électriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleur atroce semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sa pâleur de nonne, de femme amollie par l'ombre et les renoncements du cloître, se tachait de plaques rouges. Le visage convulsé, les yeux horriblement ouverts, les mains retournées et tordues, elle s'allongeait dans ses jupes, qui dessinaient en lignes sèches les maigreurs de ses membres. Et, serrant les lèvres, elle mettait, au fond de la pièce noire, l'horreur d'une agonie muette.

Voir une personne aux portes de la mort et constater sur son corps, non plus les seuls ravages du temps, mais la crispation morbide de tout l'organisme, renvoie nécessairement à sa propre mort à venir, au sentiment vrai qu'elle est déjà engagée depuis la naissance. Mais cela met en outre le spectateur en relation avec la mort en tant que concept et il se trouve alors face à la vanité du monde. Il fallait tout l'égoïsme et toute l'inconscience de Macquart, accentués par son goût pour l'alcool et les petits verres, pour ne point veiller cette femme, qui était sa mère, et qui agonisait près de lui. Macquart semblait considérer qu'il était bien suffisant que son neveu, qui était médecin, s'en occupât et qu'il n'avait besoin en aucune manière de feindre de l'intérêt pour la crise de la vieille. Il était vrai que l'indifférence réciproque avait toujours présidé à leur relation et qu'aucune tendresse n'était jamais venu mettre à mal cette froideur, et ce, depuis l'enfance. Macquart se souvenait des retours inopinés de son contrebandier de père alors qu'il était encore tout petit enfant. Il était heureux du retour de celui qu'il savait être son père et qu'il voulait fêter comme le font tous les enfants au retour d'un être cher. Mais Macquart le regardait à peine, l'écartant de son chemin sans ménagement pour son jeune âge. Sa mère, qui se précipitait aux devant de son amant, n'avait pour lui pas plus de délicatesse et manquait à chaque fois de le renverser s'il ne s'écartait pas assez vite. Ensuite, les deux amants s'enfermaient dans la masure laissant les enfants à eux-mêmes pendant de longues heures. Pierre, déjà taciturne, se mettait dans un coin et attendait placidement que le temps passât. Macquart cherchait lui quelque bêtise à faire et, comme il ne manquait en la matière jamais d'imagination, trouvait toujours à se venger sur un chat qui passait, qu'il cherchait à atteindre avec des pierres, ou, à défaut, des insectes à martyriser. Le temps passait ainsi, et Macquart repartait, et Adélaïde recommençait à l'attendre, ne prêtant attention à ses enfants que pour les nourrir d'un mauvais brouet préparé sans amour ni considération. Très tôt, Antoine avait commencé à boire en cachette et il avait à peine dix ans qu'il connaissait déjà bien le goût des petits verres, et plusieurs fois, sa mère l'avait surpris titubant, empestant l'alcool. Elle le battait alors rudement pour lui faire passer l'envie de recommencer, ce qui, sur une nature comme celle d'Antoine, privée d'amour comme on prive d'eau une plante en pot, n'avait aucun autre effet que celui de lui donner envie de recommencer aussi tôt que possible, ce qu'il faisait évidemment.
Cette famille réunie ce soir-là dans cette masure obscure pouvait faire douter de l'humanité toute entière et tante Dide avait raison de dire qu'elle avait fait des loups. Seul Pascal pouvait encore faire croire à la rédemption de l'homme, lui qui était toute humanité par une sorte de grâce et de mystère.
17 décembre Rougon eut un geste d'humeur. Ce spectacle navrant lui fut très désagréable ; il avait du monde à dîner le soir, il aurait été désolé d'être triste. Sa mère ne savait qu'inventer pour le mettre dans l'embarras. Elle pouvait bien choisir un autre jour. Aussi prit-il un air tout à fait rassuré, en disant :
« Bah ! ça ne sera rien. Je l'ai vue cent fois comme cela. Il faut la laisser reposer, c'est le seul remède. » Pascal hocha la tête.
« Non, cette crise ne ressemble pas aux autres, murmura-t-il. Je l'ai souvent étudiée, et jamais je n'ai remarqué de tels symptômes. Regardez donc ses yeux : ils ont une fluidité particulière, des clartés pâles très inquiétantes. Et le masque ! quelle épouvantable torsion de tous les muscles ! » Puis, se penchant davantage, étudiant les traits de plus près, il continua à voix basse, comme se parlant à lui-même.
« Je n'ai vu des visages pareils qu'aux gens assassinés, morts dans l'épouvante… Elle doit avoir eu quelque émotion terrible.
– Mais comment la crise est-elle venue ? » demanda Rougon impatienté, ne sachant plus de quelle façon quitter la chambre.
Pascal ne savait pas. Macquart, en se versant un nouveau petit verre, raconta qu'ayant eu l'envie de boire un peu de cognac, il l'avait envoyée en chercher une bouteille. Elle était restée fort peu de temps dehors. Puis, en rentrant, elle était tombée roide par terre, sans dire un mot. Macquart avait dû la porter sur le lit.
« Ce qui m'étonne, dit-il en manière de conclusion, c'est qu'elle n'ait pas cassé la bouteille. » Le jeune médecin réfléchissait. Il reprit au bout d'un silence :
« J'ai entendu deux coups de feu en venant ici. Peut-être ces misérables ont-ils encore fusillé quelques prisonniers. Si elle a traversé les rangs des soldats à ce moment, la vue du sang a pu la jeter dans cette crise… Il faut qu'elle ait horriblement souffert. » Il avait heureusement la petite boîte de secours qu'il portait sur lui, depuis le départ des insurgés. Il essaya d'introduire entre les dents serrées de tante Dide quelques gouttes d'une liqueur rosâtre.

Tout en procédant aux soins de la pauvre vieille femme, il réfléchissait à cette bien curieuse famille, qui était la sienne, et qu'il ne reniait même pas. Toutes les études qu'il avait engagées sur l'hérédité, il le savait, venaient de l'absolue nécessité dans laquelle il s'était trouvé, de tenir à distance les troubles et les tares de sa lignée. Il y avait eu chez lui, et dès son plus jeune âge, la conviction qu'il lui fallait s'échapper, fuir ce milieu délétère. C'était ainsi qu'il s'était appliqué à l'école, étudiant sans relâche et brûlant ses yeux à de mauvaises chandelles pour parvenir à égaler ses camarades qui disposaient quant à eux de lampes confortables. Certes, de temps en temps, Félicité qui considérait son fils comme un investissement pour ses vieux jours, lui donnait une chandelle neuve. Mais cela était rare. Dans le monde sans tendresse aucune dans lequel il évoluait, il n'y avait que tante Dide, sa grand-mère, qui lui prêtait attention autrement que pour se plaindre ou pour lui donner des ordres. Ce n'était pas une femme tendre pour autant et il n'était pas questions de cajoleries et de caresses. Mais elle posait parfois ses yeux sur ses petits enfants, avec l'inquiétude d'une chienne qui craindrait toujours d'avoir enfanté des loups et ce regard suffisait en lui-même à redonner un peu d'humanité à la famille toute entière. Quand le petit Silvère était arrivé chez elle, il avait tout de suite perçu l'attachement que développait la vieille femme pour ce petit être. Il n'en conçut aucune amertume ni jalousie. Il n'était pas homme à cela. Et puis il comprenait parfaitement pourquoi l'affection d'Adélaïde s'était porté sur ce descendant-là plutôt que sur tel autre de ses petits enfants. C'était que Silvère était certainement celui qui lui ressemblait le plus. Les traits de caractère et même les traits physiques sautent ainsi parfois, dans certaines familles, une génération. Elle reconnaissait en Silvère le fils qu'elle aurait dû avoir avec Macquart et qu'ils auraient élevé ensemble, dans la liberté et dans un sentiment qui, parfois, aurait même pu ressembler à de l'amour.
Pascal, cependant, sans brusquer en aucune façon la vieille femme, et sans manifester aucune impatience, continuait le soin qu'il avait entrepris.
18 décembre Pendant ce temps, Macquart demanda de nouveau à son frère :
« As-tu l'argent ?
– Oui, je l'apporte, nous allons terminer », répondit Rougon, heureux de cette diversion.

Alors Macquart, voyant qu'il allait être payé, se mit à geindre. Il avait compris trop tard les conséquences de sa trahison ; sans cela, il aurait exigé une somme deux et trois fois plus forte. Et il se plaignait. Vraiment, mille francs, ce n'était pas assez. Ses enfants l'avaient abandonné, il se trouvait seul au monde, obligé de quitter la France. Peu s'en fallut qu'il ne pleurât en parlant de son exil.
« Voyons, voulez-vous les huit cents francs ? dit Rougon, qui avait hâte de s'en aller.
– Non, vrai, double la somme. Ta femme m'a filouté. Si elle m'avait carrément dit ce qu'elle attendait de moi, jamais je ne me serais compromis de la sorte pour si peu de chose. » Rougon aligna les huit cents francs en or sur la table.
« Je vous jure que je n'ai pas davantage, reprit-il. Je songerai à vous plus tard. Mais, par grâce, partez dès ce soir. » Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta la table devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d'or, à la lueur mourante du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces, qui lui chatouillaient délicieusement le bout des doigts, et dont le tintement emplissait l'ombre d'une musique claire. Il s'interrompit un instant pour dire :
« Tu m'as fait promettre une place, souviens-toi. Je veux rentrer en France… Une place de garde champêtre ne me déplairait pas, dans un bon pays que je choisirais…
– Oui, oui, c'est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bien huit cents francs ? » Macquart se remit à compter.

C'était que la pauvre tête embrumée de Macquart faisait un faux calcul. Il gardait en mémoire, de façon très précise, cette impression cruelle qu'au moment décisif, son frère l'avait visé et avait tenté par conséquent  de le tuer. C'était donc cela qu'il lui réclamait plus ou moins confusément : le prix de son sang qu'il n'avait cependant pas versé. Mais Macquart se trompait. Non que Rougon eût des scrupules à se débarrasser définitivement de son frère, qui n'était pour lui qu'un bâtard malfaisant, mais, il savait, tout aussi confusément, que s'il avait tué son frère aussi publiquement que cette nuit-là, sous le porche, au milieu de Républicains conduits à la mort, le récit de cette nuit fatale eût pu en être définitivement modifié. Car les mythologies aiment les histoires où les frères s'entretuent, mais, par un curieux effet de l'âme humaine, finissent, avec le temps, toujours par donner raison à celui qui est mort contre celui qui a tué et ce, quel que soit le crime que le défunt ait pu commettre. C'est ainsi depuis Abel et Caïn, et le fait qu'Abel fût innocent de tout crime ne change rien à l'affaire. De grands criminels tués par leur frère deviennent un jour ou l'autre des Abel face à leur frère meurtrier tout ensanglanté. Rougon, évidemment, ne savait rien de tout cela, mais il ne pouvait faire face à Plassans en tant que meurtrier de son frère. Et c'est aussi pourquoi, le plus souvent, les rois préfèrent éloigner leurs frères cadets plutôt que de les faire étrangler au berceau et leur bonté ou leur cruauté supposées ne fait rien à l'affaire.
Ce que Macquart comptait sur la table, ces louis d'or, c'était bien davantage que le fruit de sa trahison, qui était par ailleurs une vilénie et une lâcheté, c'était sa vie, sa force vitale même, qu'il avait confiée à un peu de métal doré. Il y a des crimes qui salissent à jamais l'or qui les a payés. Cet or lui brûlerait les doigts un jour.
19 décembre Les derniers louis tintaient, lorsqu'un éclat de rire strident leur fit tourner la tête. Tante Dide était debout devant le lit, délacée, avec ses cheveux blancs dénoués, sa face pâle tachée de rouge. Pascal avait vainement essayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un grand frisson, elle hochait la tête, elle délirait.
« Le prix du sang, le prix du sang ! dit-elle, à plusieurs reprises. J'ai entendu l'or… Et ce sont eux, eux, qui l'ont vendu. Ah ! les assassins ! Ce sont des loups. » Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front, comme pour lire en elle. Puis elle continua :
« Je le voyais depuis longtemps, le front troué d'une balle. Il y avait toujours des gens, dans ma tête, qui le guettaient avec des fusils. Ils me faisaient signe qu'ils allaient tirer… C'est affreux, je les sens qui me brisent les os et me vident le crâne. Oh ! grâce, grâce !… Je vous en supplie, il ne la verra plus, il ne l'aimera plus, jamais, jamais ! Je l'enfermerai, je l'empêcherai d'aller dans ses jupes. Non, grâce ! ne tirez pas… Ce n'est pas ma faute… Si vous saviez… » Elle s'était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendant ses pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu'elle apercevait dans l'ombre. Et, brusquement, elle se redressa, ses yeux s'agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper un cri terrible, comme si quelque spectacle, qu'elle seule voyait, l'eût emplie d'une terreur folle.
« Oh ! le gendarme ! » dit-elle, étranglant, reculant, venant retomber sur le lit où elle se roula avec de longs éclats de rire qui sonnaient furieusement.

Le temps pour elle n'était plus que chaos et elle était tout à la fois la mère de ces deux gorets de Rougon et de Macquart, la maîtresse du père d'Antoine, le contrebandier et la grand-mère des deux doux, de Pascal le chaste savant et de Silvère l'amoureux exalté de Miette et de la liberté. Et toutes ces histoires se mélangeaient en elle à cet instant, comme dans certaines peintures de la Visitation de la Vierge Marie, on peut voir inscrite la douleur de la Pietà de la descente de Croix. A cet instant précis, Adélaïde était la douleur des femmes, toute la douleur des femmes, toutes les femmes du passé et toutes les femmes de l'avenir. Elle était la mère, la femme, la fille et la maîtresses, la grand-mère aussi, de tout un flot de jeunes gens assassinés par tous les pouvoirs, par toutes les institutions, par toutes les contraintes. La figure du gendarme qui la hantait était tout autant celle qui avait tué Macquart le contrebandier que celle qu'elle avait croisé dans la nuit et qui emmenait Silvère enchaîné. Mais, à l'évidence, sa tête malade ne donnait qu'une explication à toutes ces morts, à tous ces crimes de jeunes gens, contre lesquels elle hurlait sans cependant se révolter : le désir charnel, brûlant, insolent, celui qu'elle avait connu, comme celui qu'elle avait reconnu dans cette apparition violente de Silvère et de Miette dans la trouée du mur d'enceinte. Son esprit divaguait, mené par tout cet amour contrarié et entravé et par ses cris, elle libérait les âmes des amours mortes séparées pour les unir à jamais. C'était donc un pacte avec les esprits qu'elle effectuait violemment, entièrement prise par l'exorcisme.
20 décembre Pascal suivait la crise d'un œil attentif. Les deux frères, très effrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s'étaient réfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot de gendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amant à la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contre les gendarmes et les douaniers, qu'elle confondait dans une même pensée de vengeance.
« Mais c'est l'histoire du braconnier qu'elle nous raconte là », murmura-t-il.
Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevait péniblement. Elle regarda autour d'elle, d'un air de stupeur.
Elle resta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, comme si elle se fut trouvée dans un lieu inconnu.
Puis, avec une inquiétude subite :
« Où est le fusil ? » demanda-t-elle.
Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa un léger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voix basse, d'une voix chantante de petite fille :
« C'est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toute tachée de sang. Aujourd'hui, les taches sont fraîches… Ses mains rouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah ! pauvre, pauvre tante Dide ! » Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.
« Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l'ai vu, il est revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins ! » Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elle s'avança vers ses deux fils, acculés, muets d'horreur. Ses jupes dénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu, affreusement creusé par la vieillesse.
« C'est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J'ai entendu l'or… Malheureuse ! je n'ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n'y avait qu'un pauvre enfant, et ils l'ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! maudits ! maudits ! » Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruit déchirant d'une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la prit entre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme une enfant.

Il est assez habituel de considérer que les vieillards peuvent retomber en enfance et se comporter soudain, de façon momentanée ou parfois durablement, comme de très jeunes enfants. Leur voix se transforme ainsi que leur élocution pour revenir à cette forme reconnaissable de l'hésitation fébrile du plus jeune âge. Certains vont parfois jusqu'à perdre la parole et s'enfoncent alors dans une aphasie bredouillante qui les fait considérer avec commisération. Mais il serait erroné de croire que cela n'arrive qu'aux vieillards. C'est seulement qu'ils se cachent moins, car ils deviennent vulnérables ou bien qu'ils sont las de cacher ce qu'ils sont en vérité et qu'ils n'ont jamais cessé d'être : des enfants. C'est une des caractéristiques de l'être humain qui n'est jamais suffisamment prise en compte pour analyser les comportements individuels et collectifs : nous sommes tous des enfants plus ou moins grimés en adultes. L'âge venant, il est de plus en plus difficile, sous une enveloppe avachie, de déceler la jeunesse des traits. Certes, mais cela ne change rien. Nous demeurons des enfants, et même, de tout jeunes enfants. Voici cet homme, jugé comme un homme respectable, qui exerce des responsabilités, à qui l'on donne du Monsieur, et que l'on salue gravement. Le voilà ce même homme qui voit soudain lui échapper un bien, une place, une faveur même qu'il convoitait, pour laquelle il s'était entremis. Il rentre chez lui. Il s'enferme dans son cabinet. Il pleure. Il pleure avec cette gravité que les enfants savent donner à leur chagrin, ces chagrins que les adultes moquent et qui seront pourtant toute leur vie durant les mêmes chagrins. Et voici ce même homme qui, dans la rue, croise son rival qui a obtenu gain de cause contre lui et malgré lui. Alors, le rouge lui monte aux joues. Son pouls s'accélère et ses poings se crispent. Il lui sauterait volontiers à la gorge pour s'engager dans un pugilat qui ne laisserait plus rien de correct à sa mise. Il n'en fait rien, dans la plupart des cas, mais il en rêvera la nuit, s'engageant dans des luttes homériques. Mais les vieillards n'ont plus le temps d'avoir de ces pudeurs. Ils savent qu'il est temps pour eux de pleurer doucement quand ils ont envie de pleurer doucement, car, cette joie-là aussi, de pleurer doucement ou de hurler à tue-tête leur sera bientôt enlevée, la mot venant.
Tante Dide, toute prise par sa crise nerveuse, se livrait sans tenter de se brider à ce jeu que le sommeil seul pourrait dès lors arrêter.
21 décembre Elle continua sa chanson, accélérant le rythme, battant la mesure sur le drap, de ses mains sèches.
« Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle est folle. Le coup a été trop rude pour un pauvre être prédestiné comme elle aux névroses aiguës. Elle mourra dans une maison de fous, ainsi que son père.
– Mais qu'a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en se décidant à quitter l'angle où il s'était caché.
– J'ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vous parler de Silvère, quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Il faut agir auprès du préfet, le sauver, s'il en est temps encore. » L'ancien marchand d'huile regarda son fils en pâlissant.
Puis, d'une voix rapide :
« Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé ce soir. Nous verrons demain à la faire transporter à la maison d'aliénés des Tulettes. Vous, Macquart, il faut partir cette nuit même. Vous me le jurez ! Je vais aller trouver M. de Blériot. » Il balbutiait, il brûlait d'être dehors, dans le froid de la rue. Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l'égoïsme du savant l'emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l'attention d'un naturaliste surprenant les métamorphoses d'un insecte. Et il songeait à ces poussées d'une famille, d'une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes genres dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d'ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d'un éclair, l'avenir des Rougon-Macquart, une meute d'appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d'or et de sang.
Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter. Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser des hurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; la pièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle, qu'on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d'une tombe fermée. Rougon, la tête perdue, s'enfuit, poursuivi par ces ricanements qui sanglotaient plus cruels dans l'ombre.

C'était bien l'avenir que Pascal avait vu, ou bien ce qu'il est convenu de nommer tel. Comme un écrivain détient à l'esprit tous les livres qu'il écrira, dès lors qu'il a commencé le premier, et même s'il ne l'a pas terminé, voire s'il ne le termine jamais, les familles ont leur destinée qui dépasse bien la destinée de chacun de leur membre. Il y a des êtres au sein de chaque famille, qui semblent s'échapper du sort qui leur est réservé par leur généalogie. Mais ce n'est qu'un leurre. Le riche qui se ruine, le pauvre qui devient riche, le laboureur qui se fait marchand et le fils du marchand qui devient médecin, quand son fils deviendra artiste, tout cela peut se pister, se suivre et il suffit ensuite de nouer les fils et de les dénouer. Ce n'est jamais ce que fait l'écrivain qui crée des personnages puis entrelace à l'envi leurs aventures. Si Pascal, au lieu d'être un médecin, et d'être un savant, avait écrit des romans, il aurait pu inventer plusieurs tomes pour raconter l'histoire de sa famille sur plusieurs années. Il entrevoyait déjà la fortune de son frère, l'excellent Eugène Rougon, et même celle de son autre frère qui chercherait sans cesse de l'argent. Les Macquart quant à eux feraient toujours de mauvaises alliances, expérimentant obstinément toutes les formes d'aliénation que leur proposerait la société moderne et qui prendraient la forme de machines, d'alcool et de condition ouvrière. Parfois, ils rencontreraient l'amour, comme Silvère avait rencontré Miette et comme Miette avait rencontré Silvère, car il n'y a pas de condition, et il n'y a pas de milieu dans lesquels une histoire d'amour ne saurait naître. Il y en a même dans les prisons et dans les asiles de fous. Adélaïde aussi connaissait toute l'histoire de sa progéniture et de la progéniture de sa progéniture. Elle voyait du fond de sa douleur et de son désespoir tout ce qui se passerait et qu'elle n'écrirait pas, et qu'elle ne lirait pas. Un jour, cette longue suite de vies trahies, d'espoirs déçus, de combats perdus semblerait s'arrêter. Mais ce ne sera encore qu'une feinte. La souche des Rougon mêlée à celle des Macquart rejaillira comme les rejets de ces plantes que l'on croit mortes et qui reviennent à bonne distance, encore plus vivaces.
Adélaïde et Pascal étaient les voyants de la famille, et certainement ceux que la folie guettait en conséquence davantage.
22 décembre Comme il sortait de l'impasse Saint-Mittre, hésitant, se demandant s'il n'était pas dangereux de solliciter du préfet la grâce de Silvère, il vit Aristide qui rôdait autour du champ de poutres. Ce dernier, ayant reconnu son père, accourut, la mine inquiète, et lui dit quelques mots à l'oreille. Pierre devint blême ; il jeta un regard effaré au fond de l'aire, dans ces ténèbres qu'un feu de bohémiens tachait seul d'une clarté rouge. Et tous deux disparurent par la rue de Rome, hâtant le pas, comme s'ils avaient tué, et relevant le collet de leur paletot, pour ne pas être vus.
« Ça m'évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. On nous attend. » Lorsqu'ils arrivèrent, le salon jaune resplendissait. Félicité s'était multipliée. Tout le monde se trouvait là, Sicardot, Granoux, Roudier, Vuillet, les marchands d'huile, les marchands d'amandes, la bande entière. Seul, le marquis avait prétexté ses rhumatismes ; il partait, d'ailleurs, pour un petit voyage. Ces bourgeois tachés de sang blessaient ses délicatesses, et son parent, le comte de Valqueyras, devait l'avoir prié d'aller se faire oublier quelque temps dans son domaine de Corbière. Le refus de M. de Carnavant vexa les Rougon. Mais Félicité se consola en se promettant d'étaler un plus grand luxe ; elle loua deux candélabres, elle commanda deux entrées et deux entremets de plus, afin de remplacer le marquis. La table, pour plus de solennité, fut dressée dans le salon. L'hôtel de Provence avait fourni l'argenterie, la porcelaine, les cristaux. Dès cinq heures, le couvert se trouva mis, pour que les invités, en arrivant, pussent jouir du coup d'œil. Et il y avait, aux deux bouts, sur la nappe blanche, deux bouquets de roses artificielles, dans des vases de porcelaine dorée, à fleurs peintes.

Un bourgeois parisien, un habitué des salons mondains et des hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain aurait souri de cette ostentation provinciale. L'un des caractères particuliers à la petite bourgeoisie provinciale est de devoir toujours souligner, de peur que l'on ne remarque point qu'elle est parvenue. Elle met donc tout en œuvre pour que le regard soit attiré, capté même, jusqu'à la cacophonie des couleurs. Elle abusera des liserés en or sur les plats de vaisselle. Les verres seront trop grands et bien trop ciselés. Les monogrammes brodés prendront toute la serviette et iront  parfois même jusqu'à se teinter pour qu'on les voie davantage. Les loueurs de vaisselle le savent d'ailleurs très bien, et il est en conséquence bien difficile de trouver dans leur service de la vaisselle de bon goût. Souvent, ce luxe destiné aux pauvres est d'ailleurs aussi onéreux, sinon davantage, que la marchandise de véritable qualité. C'est que la bourgeoisie, imitant en cela l'aristocratie, va garder ce qu'elle achète et considérer la moindre assiette et la moindre cuillère comme un investissement qu'elle devra léguer à sa descendance, quand le pauvre va, s'il en a les moyens, changer souvent, monter en gamme, et dilapidera ainsi sans doute en toute une vie plus que ce que le riche aura jamais dépensé pour la même camelote. C'est d'ailleurs une caractéristique qui devrait faire réfléchir les marchands de toute sorte. Il est plus rentable d'être le fournisseur des pauvres que le le fournisseur des riches. Les premiers sont plus vulnérables que les seconds et ils sont surtout beaucoup plus nombreux. Qui arrivera un jour à en capter massivement la clientèle aura fortune faite.
La table des Rougon était pitoyablement fastueuse.
23 décembre La société habituelle du salon, quand elle fut réunie, ne put cacher l'admiration que lui causa un pareil spectacle.
Ces messieurs souriaient d'un air embarrassé en échangeant des regards sournois qui signifiaient clairement : « Ces Rougon sont fous, ils jettent leur argent par la fenêtre. » La vérité était que Félicité, en allant faire les invitations, n'avait pu retenir sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré et qu'on allait le nommer quelque chose ; ce qui allongeait les nez singulièrement, selon l'expression de la vieille femme. Puis, disait Roudier : « Cette noiraude se gonflait par trop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois qui s'étaient rués sur la République expirante, en s'observant les uns les autres, en se faisant gloire chacun de donner un coup de dent plus bruyant que celui du voisin, trouvaient mauvais que leurs hôtes eussent tous les lauriers de la bataille. Ceux mêmes qui avaient hurlé par tempérament, sans rien demander à l'Empire naissant, étaient profondément vexés de voir que, grâce à eux, le plus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à la boutonnière.
« Encore si l'on avait décoré tout le salon ! Ce n'est pas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu'il avait entraîné dans l'embrasure d'une fenêtre. Je l'ai refusée du temps de Louis-Philippe, lorsque j'étais fournisseur de la cour. Ah ! Louis-Philippe était un bon roi, la France n'en trouvera jamais un pareil ! » Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l'hypocrisie matoise d'un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré :
« Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban ne ferait pas bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avez sauvé la ville autant que Rougon. Hier, chez des personnes très distinguées, on n'a jamais voulu croire que vous ayez pu faire autant de bruit avec un marteau. » Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme une vierge à son premier aveu d'amour, il se pencha à l'oreille de Roudier, en murmurant :
« N'en dites rien, mais j'ai lieu de penser que Rougon demandera le ruban pour moi. C'est un bon garçon. » L'ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d'une grande politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de la récompense méritée que venait de recevoir leur ami, il répondit très haut, de façon à être entendu de Félicité, assise à quelques pas, que des hommes comme Rougon « honoraient la Légion d'honneur ». Le libraire fit chorus ; on lui avait, le matin, donné l'assurance formelle que la clientèle du collège lui était rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d'abord un léger ennui à n'être plus le seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n'y avait que les militaires qui eussent droit au ruban. Le courage de Pierre le surprenait. Mais, bonhomme au fond, il s'échauffa et finit par crier que les Napoléon savaient distinguer les hommes de cœur et d'énergie.

Pascal, qui les avait rejoints dans le salon jaune, regardait comme à son habitude cette société comme s'il avait regardé des insectes ou un troupeau d'animaux dans un pré. Il constatait ce que l'on constate toujours quand on observe un groupe constitué, que ce qui semblait conduire tout ce petit monde devait pouvoir prendre le nom de mimétisme. Les sociétés animales, et par conséquent les sociétés humaines, fonctionnent toutes selon le principe commun de la distinction. Chez les animaux, il faut que les femelles puissent reconnaître aisément le mâle dominant, qui, dès lors, se pare de couleur, fait la roue comme le paon, ou brame à ne savoir que faire. Et, de la même façon, les femelles se font reconnaître des mâles par différents artifices. Dans les sociétés archaïques, il était vital de pouvoir reconnaître le chef et, pour le chef, de se faire reconnaître comme tel. C'est certainement ainsi que se sont inventés inventé le costume et la parure, la panoplie et les insignes. Il n'y a pas de groupe humain dont le chef ne détienne les insignes de chef. Selon les groupes, cela se détermine de façon plus ou moins ostentatoire mais n'en demeure pas moins constant. Cependant, ce qui justifiait dans les temps les plus reculés, et jusqu'aux temps modernes, la distinction accordée au chef relevait principalement de la force physique, du courage, de l'ardeur au combat. Ainsi, les décorations et les insignes étaient principalement militaires et le roi lui-même ne portait celles qui lui étaient dévolues que parce qu'il était le chef incontesté des armées du royaume. C'est alors que parut Bonaparte. Son génie lui permit de comprendre et de concevoir qu'il fallait enrégimenter toute la société et organiser pour cela dans la société civile l'ordre des décorations, de la même façon qu'il était organisé pour la société militaire. C'était sans conteste un coup de génie qui n'a pas fini de prospérer et il y a même fort à parier que l'on inventera dans les temps futurs de nouveaux colifichets à accrocher à la boutonnière des bourgeois, si bien que même le peuple n'en sera pas épargné. Que celui qui arbore le ruban rouge à sa boutonnière sache ou ne sache pas que, ce faisant, il perpétue le temps où l'un de ses très lointains ancêtres plantait dans une chevelure fournie une plume rouge volée à un oiseau de passage, n'a aucune importance. Il le fait pourtant et le plus souvent en toute innocence.
Pascal était dans une volière. Il déplorait une nouvelle fois son peu de talent pour le dessin, et surtout pour la caricature. Il eût fait sinon une véritable ménagerie qui eût régalé les gazettes.
Félicité, quant à elle, regardait ce petit monde comme la bergère regarde son troupeau. Elle connaissait ses bêtes une à une, en distinguant chaque travers tout en sachant parfaitement ce qu'elle pouvait tirer de celle-ci ou de celle-là. Elle avait le sentiment particulièrement satisfaisant qu'ont ceux qui ont organisé une situation et qui, dès lors, peuvent en jouir parfaitement. Que les animaux s'ébrouent dans l'enclos était son profond contentement.
24 décembre Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avec enthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On alla jusqu'à s'embrasser. Angèle était sur le canapé, à côté de sa belle-mère, heureuse, regardant la table avec l'étonnement d'une grosse mangeuse qui n'avait jamais vu autant de plats à la fois. Aristide s'approcha, et Sicardot vint complimenter son gendre du superbe article de l'Indépendant. Il lui rendait son amitié. Le jeune homme, aux questions paternelles qu'il lui adressait, répondit que son désir était de partir avec tout son petit monde pour Paris, où son frère Eugène le pousserait ; mais il lui manquait cinq cents francs. Sicardot les promit, en voyant déjà sa fille reçue aux Tuileries par Napoléon III.
Cependant Félicité avait fait un signe à son mari. Pierre, très entouré, questionné affectueusement sur sa pâleur, ne réussit qu'à s'échapper une minute. Il put murmurer à l'oreille de sa femme qu'il avait retrouvé Pascal et que Macquart partait dans la nuit. Il baissa encore la voix pour lui apprendre la folie de sa mère, en mettant un doigt sur sa bouche, comme pour dire : « Pas un mot, ça gâterait notre soirée. » Félicité pinça les lèvres, Ils échangèrent un regard où ils lurent leur commune pensée : maintenant, la vieille ne les gênerait plus ; on raserait la masure du braconnier, comme on avait rasé les murs de l'enclos des Fouque, et ils auraient à jamais le respect et la considération de Plassans.

Le salon jaune était ainsi comme l'antique cimetière de Saint Mittre où les jeunes plantes prospéraient sur la pourriture laissée par les très anciens morts. Pierre et Félicité étaient de ces plantes grimpantes qui se parent de fruits immangeables mais colorés qui parviennent à tromper jusqu'aux oiseaux de passage. On peut se demander d'ailleurs ce qui, dans la nature, a pu valoir que des plantes aussi inutiles puissent prospérer, elles qui ne produisent rien, mais qui, bien au contraire, délitent les pierres des murs sur lesquels elles grimpent et tuent en les étouffant les plantes dans leur proximité. Un savant comme Pascal trouverait certainement des raisons à cela, qui verraient dans ces plantes des réservoirs utiles à la vie des insectes, de la nourriture pour certains animaux nuisibles qui participent pourtant de la vie comme certains criminels sont parties constituantes de la société. Mais, alors que les animaux ne se risquent jamais à avaler des baies qui ne sont pas comestibles, l'homme lui, parvient encore à s'empoisonner, trompé par la couleur et la forme alléchante. C'est à bien y considérer une curiosité que cet animal qui se considère comme supérieur et qui n'a pas cet instinct de conservation commun pourtant à tous les autres êtres vivants. Leurré par des baies non comestibles, l'homme peut donc l'être aussi par des idées clinquantes, des paroles chatoyantes, des résolution martiales. Et Plassans peut respecter les Rougon.
25 décembre Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir ces messieurs. Ce fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller, Sicardot, d'un geste, demanda un moment de répit. Il se leva, et gravement :
« Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire à notre hôte combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son courage et son patriotisme. Je reconnais que Rougon a eu une inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueux nous traînaient sur les grandes routes. Aussi j'applaudis des deux mains aux décisions du gouvernement… Laissez-moi achever ; vous féliciterez ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, fait chevalier de la Légion d'honneur, va en outre être nommé à une recette particulière. » Il y eut un cri de surprise. On s'attendait à une petite place. Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la table aidant, les compliments recommencèrent de plus belle.
Sicardot réclama de nouveau le silence.
« Attendez donc, reprit-il, je n'ai pas fini… Rien qu'un mot… Il est à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâce à la mort de M. Peirotte. » Tandis que les convives s'exclamaient, Félicité éprouva un élancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort du receveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dîner triomphal, cette mort subite et affreuse lui fit passer un petit souffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ; c'était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire de l'argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mange beaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied de l'âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des commentaires désobligeants sur l'absence du marquis ; les nobles étaient d'un commerce impossible ; Roudier finit même par laisser entendre que le marquis s'était fait excuser, parce que la peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d'huile, les marchands d'amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle, était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis qu'Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d'eau sucrée. La joie d'être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d'une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu'ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse. Dans l'air chaud, leurs voix montaient grasses, plus louangeuses à chaque plat, s'embarrassant au milieu des compliments, allant jusqu'à dire – ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli mot – que le dîner « était un vrai festin de Lucullus ».
Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe.
Félicité, aguerrie, disait qu'ils loueraient sans doute le logement de ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu'ils pussent acheter une petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuait déjà son mobilier futur dans les pièces du receveur.
Elle entrait dans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenait assourdissant, elle parut prise d'un souvenir subit ; elle se leva et vint se pencher à l'oreille d'Aristide :
« Et Silvère ? » lui demanda-t-elle.
Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.
« Il est mort, répondit-il à voix basse. J'étais là quand le gendarme lui a cassé la tête d'un coup de pistolet. » Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour demander à son fils pourquoi il n'avait pas empêché ce meurtre, en réclamant l'enfant ; mais elle ne dit rien, elle resta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur ses lèvres tremblantes, murmura :
« Vous comprenez, je n'ai rien dit… Tant pis pour lui, aussi ! J'ai bien fait. C'est un bon débarras. » Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme son père, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n'aurait pas avoué avec une telle carrure qu'il flânait au faubourg et qu'il avait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l'hôtel de Provence et les rêves qu'il bâtissait sur sa prochaine arrivée à Paris ne l'eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loin suivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un dernier souffle d'effroi qui courut entre les Rougon, au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venant reprendre sa place, Félicité aperçut de l'autre côté de la rue, derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait le corps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elle s'assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos.
Mais les rires montaient, le salon jaune s'emplit d'un cri de ravissement, lorsque le dessert parut.

Il est assez banal que de ne rien laisser venir troubler les moments de fête. Et c'est si vrai que la société bourgeoise et provinciale est allée jusqu'à inventer les banquets de funérailles afin d'accélérer le deuil. Au sortir du cimetière, les yeux encore rougis et la mine grave, la famille, les voisins et les amis du défunt ou de la défunte se rassemblent dans une salle à manger, au domicile de la famille ou dans une salle louée comme pour un mariage. On va manger et boire. Les commencements sont dignes et les discours s'égrènent : on loue les qualités, on rappelle les hauts faits et on les transforme sans contradicteur en moments de gloire. Le défunt était le meilleur des hommes possibles et la défunte une épouse, une sœur, une fille comme on n'en fait plus. Les yeux rougissent encore et l'on entend parfois quelque gémissement qui vient à peine interrompre la tirade. Mais vient l'heure de manger, et aussi celle de boire. Le début du repas est silencieux et l'on n'entend que le cliquetis des couverts sur la faïence ou sur la porcelaine. Les femmes trempent à peine leurs lèvres blanches dans le vin encore servi  avec parcimonie par des laquais tristes. Et puis, la bonne chair et le vin versé et versé encore font le reste. Le repas de funérailles devient un repas, puis il devient un banquet et l'on a même vu parfois quelque pitre de bout de table se lever pour pousser la chansonnette avant de se rasseoir face aux regards courroucés de la famille, reprenant l'espace d'un instant un peu de décence. De même, on a vu des idylles se nouer lors de ces rencontres, et parfois même de jeunes veuves commencer là une seconde vie. À la fin du banquet, comme à une fin de noce, les convives se retirent, laissant une table dévastée, et rejoignent leur foyer, titubant, l'esprit enfiévré. Le mort est enterré. On l'a oublié. Le lendemain, on se souviendra à peine qu'il a été vivant.
Le repas dans le salon jaune des Rougon avait toutes les apparences de ces banquets de funérailles et, à la vérité, c'était un banquet de funérailles, sauf que personne, dans cette assemblée de marchands pétris de veulerie, n'avait songé, ne fut-ce qu'un instant, à porter le deuil. On avait enterré sans plus de cérémonie la République, mais aussi bien davantage que la République.  On avait mis en terre, et dans la fosse commune, les idéaux qui étaient nés près de deux siècles plus tôt, qui avaient été patiemment élevés par quelques esprits éclairés, qui avaient connu leur jeunesse et leurs premières crises de jeunesse et qui s'étaient ensuite épanouis dans l'idée même de la République. Les petits bourgeois de Plassans avaient assisté, incrédules et méfiants, à l'éclosion de ces idées séditieuses, qui ne pouvaient qu'être contraires à leurs intérêts et qui, pour être de petits intérêts, n'en étaient pas moins les leurs. Ils avaient haussé les épaules face au mot « liberté », frissonné d'effroi lorsqu'ils rencontraient au fronton des bâtiments publics le mot « égalité » et tourné la tête en ricanant face au mot « fraternité ». Il n'était donc pas question pour eux de porter le deuil, ni même de faire semblant. En cela, l'évocation de Silvère et de sa mort cruelle n'avait pas cours à la table des Rougon. Il ne fallait pas gâcher la fête et il était suffisant d'avoir, certes pour la bonne cause, dû évoquer Peirotte. Personne n'a jamais pleuré la disparition d'un collecteur d'impôts, vivant en outre grassement de sa charge. Mais le cœur alourdi de ces bourgeois aurait pu reprendre quelque fraîcheur juvénile à l'évocation de cet enfant assassiné par un gendarme. Il fallait fermer les portes à double tour, et jusqu'aux portes des âmes, pour que celle de Silvère, accompagnée de la toute jeune âme de Miette, ne puissent pas venir se mêler aux âmes bien assises des convives. Elles seules, par leur présence légère, auraient pourtant pu redonner un peu de dignité à ce moment, et celle des martyrs de Sainte Roure les auraient rejointes ainsi que toutes les âmes de justes injustement tués. Elles auraient fini par créer tout un tintamarre qui n'aurait pu que faire fuir les convives. Le banquet se serait terminé en silence et les femmes auraient même écrasé quelques larmes. Félicité, toute à ses habitudes de froideur et de fermeté, ne laisserait pas entrer ces âmes-là, les renvoyant veiller M. Peirotte de l'autre côté de la rue de la Banne. Mais Félicité était aussi trop fine et sensible pour ne pas les sentir derrière elle, collées à la fenêtre, les regardant bâfrer et raconter des fadaises. Et, au plus profond de son cœur, bien cachée, bien enfermée, bien bâillonnée, une pointe de sentiment pleurait. Si le marquis avait été là, à table, nul doute qu'elle aurait alors échangé avec lui un regard, cherchant un soutien et sa compréhension. Et elle les aurait reçus, car, le vieux noble savait encore quant à lui ce que les mots « courage » et « amour » pouvaient signifier. Il connaissait aussi le mot « jeunesse ».
Mais le marquis, justement, avait préféré ne pas se souiller en participant à ce repas de félons. Au même moment, il était sur la terrasse de l'hôtel particulier des Valqueyras et regardait la plaine qui se couvrait de brumes. Il regardait gravement ce pays de Provence, ne doutant pas que l'honneur y fleurirait un jour nouveau. Le vieil aristocrate avait beau haïr la République, qui le lui rendait bien, il n'en savait pas moins déceler ce qu'elle avait de grand, et parfois même de grandiose, et se sentait plus proche de Silvère qu'il ne l'avait jamais été de Rougon.
26 décembre Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant du drame qui venait d'ensanglanter l'aire Saint-Mittre. Le retour des troupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué par d'atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups de crosse derrière un pan de mur, d'autres eurent la tête cassée au fond d'un ravin par le pistolet d'un gendarme. Pour que l'horreur fermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. On les eût suivis à la trace rouge qu'ils laissaient. Ce fut un long égorgement.
À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On en tua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand la troupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il fut décidé qu'on fusillerait encore un des prisonniers, le plus compromis. Les vainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce nouveau cadavre, afin d'inspirer à la ville le respect de l'Empire naissant. Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne se présenta pour la sinistre besogne. Les prisonniers, jetés sur les poutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par les poings, deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur lasse et résignée.
À ce moment, le gendarme Rengade écarta brusquement la foule des curieux. Dès qu'il avait appris que la troupe revenait avec plusieurs centaines d'insurgés, il s'était levé, grelottant de fièvre, risquant sa vie dans ce froid noir de décembre. Dehors, sa blessure se rouvrit, le bandeau qui cachait son orbite vide se tacha de sang ; il y eut des filets rouges qui coulèrent sur sa joue et sur sa moustache.
Effrayant, avec sa colère muette, sa tête pâle enveloppée d'un linge ensanglanté, il courut regarder chaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi les poutres, se baissant, allant et revenant, faisant tressaillir les plus stoïques par sa brusque apparition. Et, tout d'un coup :
« Ah ! le bandit, je le tiens ! » cria-t-il.
Il venait de mettre la main sur l'épaule de Silvère. Silvère, accroupi sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devant lui, dans le crépuscule blafard, d'un air doux et stupide. Depuis son départ de Sainte-Roure, il avait eu ce regard vide. Le long de la route, pendant les longues lieues, lorsque]es soldats activaient la marche du convoi à coups de crosse, il s'était montré d'une douceur d'enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et de fatigue, il marchait toujours, sans une parole, comme une de ces bêtes dociles qui vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Il songeait à Miette. Il la voyait étendue dans le drapeau, sous les arbres, les yeux en l'air. Depuis trois jours, il ne voyait qu'elle. À cette heure, au fond de l'ombre croissante, il la voyait encore.
Rengade se tourna vers l'officier, qui n'avait pu trouver parmi les soldats les hommes nécessaires à une exécution.
« Ce gredin m'a crevé l'œil, lui dit-il en montrant Silvère. Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pour vous. » L'officier, sans répondre, se retira d'un air indifférent, en faisant un geste vague. Le gendarme comprit qu'on lui donnait son homme.
« Allons, lève-toi ! » reprit-il en le secouant.
Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnon de chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, un nommé Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils et le dur métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, les mains roidies, la face plate, il clignait des yeux, hébété, avec cette expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il était parti, armé d'une fourche, parce que tout son village partait ; mais il n'aurait jamais pu expliquer ce qui le jetait ainsi sur les grandes routes. Depuis qu'on l'avait fait prisonnier, il comprenait encore moins. Il croyait vaguement qu'on le ramenait chez lui. L'étonnement de se voir attaché, la vue de tout ce monde qui le regardait, l'ahurissaient, l'abêtissaient davantage. Comme il ne parlait et n'entendait que le patois, il ne put deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa face épaisse, faisant effort ; puis, s'imaginant qu'on lui demandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :
« Je suis de Poujols. » Un éclat de rire courut dans la foule, et des voix crièrent ! « Détachez le paysan.
– Bah ! répondit Rengade ; plus on en écrasera, de cette vermine, mieux ça vaudra. Puisqu'ils sont ensemble, ils y passeront tous les deux. »
Il y eut un murmure.

On ne pouvait pas imaginer plus dissemblables que ces deux hommes, dont un était encore un enfant, attachés l'un à l'autre comme des animaux à la peine.
Mourgue était de ces hommes qui n'ont jamais vu un miroir, qui ne savent en conséquence rien de leur image, et vont jusqu'à ne pouvoir concevoir ce que les autres voient quand ils les voient. Ainsi, être regardé comme il l'était en ce moment ne suscitait en lui aucun écho. Il ne savait rien de la scène qui était en train de se jouer, et n'en saurait rien jusqu'au moment de sa mort. Pourtant, Mourgue n'était pas sans regard. On aurait même pu dire qu'il n'était que regard. Il savait se poster immobile sur un rocher au dessus de Poujols, et rester ainsi pendant des heures, regardant comme seuls les paysans de cette époque savaient encore regarder. C'est que nous, lorsque nous faisons mine de regarder, alors que nous voyons à peine, pouvons dire ce que nous voyons. En un sens, le regard a été remplacé par le vocabulaire. Mourgue n'avait, ni en patois, ni, a fortiori en français, le vocabulaire pour dire ce qu'il voyait et pourtant il voyait. Il avait ce regard d'instinct qui lui laissait apercevoir le moindre animal bougeant sous un rocher. Il pouvait presque suivre les mulots au fond de leur terrier. Là où nous tentons de voir un paysage, avec des rochers, des arbres, des collines, Mourgue voyait toute une cosmogonie. Il voyait la vie même, il était un voyant. Ainsi, pour lui, rien n'était immobile. Il savait, comme le savaient les plus anciens que l'immobilité est un leurre. Rien n'est immobile dans ce bas monde, car rien n'est éternel. Le rocher immense qui domine la vallée est à la merci d'un coup de gel, et se retrouve fendu, un beau jour clivé sans avoir prévenu. Les arbres majestueux meurent aussi vite et parfois davantage que les jeunes pousses du printemps. Les espèces entre elles se livrent à une guerre sans trêve, et les mauvaises herbes ne sont pas en reste. Mourgue voyait tout cela, même s'il ne le savait pas et s'il ne le comprenait pas. Le fait de comprendre est somme toute une invention récente. La compréhension du monde, que les Grecs, et avant eux les Babyloniens, ont érigé en principe suprême, est toujours une simplification du monde. Pour le comprendre, c'est à dire au sens propre, pour le prendre avec soi, il faut nécessairement en laisser un peu, et très certainement même en laisser beaucoup. Regarder le monde sans essayer de la comprendre est le privilège du simple et du sage et quelques artistes seulement sont assez simples et assez sages tout à la fois pour se livrer à un exercice qui renvoie à la toute jeunesse de l'être. Mourgue était de ces êtres-là, si frustres, qu'ils en deviennent purs.
Silvère, son compagnon d'infortune était d'une autre forme de pureté, qui est la pureté des sentiments. Il n'y avait rien en lui qui pût ternir l'éclat de sa candeur. Contrairement à Mourgue, Silvère était empli de vocabulaire, dont il ne maîtrisait pas, le plus souvent, parfaitement les termes. Peu importait, car avec ses mots, il inventait des récits fabuleux qui n'avaient comme dénouement que de faire grandir l'humanité jusqu'au sublime. Car, c'est être aussi
parfaitement dans le monde que de vouloir dépasser l'essence du monde, que de vouloir le doubler d'un monde idéal où la justice règnerait tout autant que l'amour. À l'évidence, un tel monde n'a jamais existé sur cette pauvre terre, et n'existera très certainement jamais. C'est pourquoi cela demeure un très grand mystère que les hommes puissent l'inventer, le décrire, le vouloir et le désirer et se battre et lutter pour ce monde chimérique, et aller jusqu'à en mourir.
Ainsi, entre celui qui vivait entièrement dans le monde sans tenter de le comprendre et qui s'était retrouvé prisonnier sans saisir en aucune façon ce qui lui arrivait, et celui qui vivait pour l'avènement d'un monde imaginaire, dont il venait de perdre cependant la raison première, l'amour, il y avait en commun la beauté de ce qui fait l'humanité, la pureté de ce qui laisse, malgré tout, à travers les turpitudes humaines, croire à l'homme. Les deux étaient donc promis à la mort la plus brutale, celui qui ne savait pas, et celui qui croyait savoir, celui qui était de ce monde et celui qui n'en était pas. En les emmenant tous les deux, malgré les murmures de la foule, toute à ses habitudes de lâcheté, Rengade éborgné se faisait l'instrument d'un ordre qui le dépassait. Il croyait venger son œil et la perte de sa maigre pension. Il croyait céder à cet esprit de rancune que l'on considère naturel, sans savoir pour autant s'il est bien naturel. Il n'était lui aussi que l'agent du monde machinal qui était en train de s'imposer et qui devait aboutir tout aussi bien à l'éradication des paysans entièrement au monde que des jeunes révolutionnaires idéalistes qui n'y appartenaient point.
27 décembre Le gendarme se retourna, avec son terrible visage taché de sang, et les curieux s'écartèrent. Un petit bourgeois propret se retira, en déclarant que s'il restait davantage, ça l'empêcherait de dîner. Des gamins, ayant reconnu Silvère, parlèrent de la fille rouge. Alors le petit bourgeois revint sur ses pas, pour mieux voir l'amant de la femme au drapeau, de cette créature dont avait parlé la Gazette.
Silvère ne voyait, n'entendait rien ; il fallut que Rengade le prît au collet. Alors il se leva, forçant Mourgue à se lever aussi.
« Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long. » Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre. Puis il détourna la tête. La vue du borgne, de ces moustaches que le sang roidissait d'un givre sinistre, lui causa un regret immense. Il aurait voulu mourir dans une douceur infinie. Il évita de rencontrer l'œil unique de Rengade, qui brillait sous la pâleur du linge. Ce fut le jeune homme qui, de lui-même, gagna le fond de l'aire Saint-Mittre, l'allée étroite cachée par les tas de planches.
Mourgue suivait.
L'aire s'étendait, désolée, sous le ciel jaune. La clarté des nuages cuivrés traînait en reflets louches. Jamais le champ nu, le chantier où les poutres dormaient, comme roidies par le froid, n'avait eu les mélancolies d'un crépuscule si lent, si navré. Au bord de la route, les prisonniers, les soldats, la foule, disparaissaient dans le noir des arbres. Seuls le terrain, les madriers, les tas de planches pâlissaient dans les clartés mourantes, avec des teintes limoneuses, un aspect vague de torrent desséché. Les tréteaux des scieurs de long, profilant dans un coin leur charpente maigre, ébauchaient des angles de potence, des montants de guillotine. Et il n'y avait de vivant que trois bohémiens montrant leurs têtes effarées à la porte de leur voiture, un vieux et une vieille, et une grande fille aux cheveux crépus, dont les yeux luisaient comme des yeux de loup.

Le regard de Silvère croisa celui de la bohémienne, et, en une fraction de seconde, il se souvint d'un épisode de l'été précédent, auquel, alors, il n'avait pas voulu accorder d'importance. Un soir, alors qu'il attendait Miette, qui ne venait pas, sans doute retenue par ce gredin de Justin, ses pas impatients le menèrent jusqu'au campement des bohémiens. La jeune fille était là, silencieuse, ne montrant ni peur, ni surprise, ni même aucune forme d'intérêt. Elle regardait fixement le marc d'une tasse à café et Silvère s'approcha. Il savait que les bohémiennes, pour quelques sous, disaient la bonne aventure par la lecture des lignes de la main ou par celle des formes en apparence aléatoires du marc de café. Les lignes de la main révèlent surtout le destin d'une personne et les grandes étapes de sa vie. Le marc des tasses à café décrit une situation à venir et pet faire apparaître plusieurs personnes engagées dans une situation, dans une scène. La bohémienne leva les yeux vers le jeune homme et Silvère sentit tout son corps frissonner comme s'il était nu dans un vent très froid. La jeune femme baissa la tête de nouveau, comme absorbée par les images au fond de la tasse, indifférente à sa présence. Cependant, Silvère ne pouvait pas s'éloigner. Il devait pourtant retourner vers la pierre tombale, près du mur, pour attendre Miette, mais il ne le pouvait pas, comme pris par un sortilège. Après un moment qui lui parut très long, la femme releva la tête, le regarda longuement, et d'une voix grave, qui tranchait avec sa jeunesse, elle s'adressa à lui.
« Tu es bien jeune pour mourir. Elle est bien jeune aussi.  Vous êtes la jeunesse du monde. Vous demeurerez à jamais la jeunesse du monde.  C'est ainsi que c'est écrit. »
Silvère allait ouvrir la bouche pour lui demander ce qu'elle voulait dire, mais la jeune femme le fit taire d'un regard et s'éloigna sans se retourner. Silvère courut rejoindre son poste d'attente. Miette parut. Tout était oublié.
28 décembre Avant d'atteindre l'allée, Silvère regarda. Il se souvint d'un dimanche lointain où, par un beau clair de lune, il avait traversé le chantier. Quelle douceur attendrie ! comme les rayons pâles coulaient lentement le long des madriers ! Du ciel glacé tombait un silence souverain. Et, dans ce silence, la bohémienne aux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue inconnue. Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huit jours. Il y avait huit jours qu'il était venu dire adieu à Miette. Que cela était loin ! Il lui semblait qu'il n'avait plus mis les pieds dans le chantier depuis des années. Mais quand il entra dans l'allée étroite, son cœur défaillit. Il reconnaissait l'odeur des herbes, les ombres des planches, les trous de la muraille. Une voix éplorée monta de toutes ces choses. L'allée s'allongeait, triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentit souffler un vent froid. Ce coin avait cruellement vieilli. Il vit le mur rongé de mousse, le tapis d'herbe brûlé par la gelée, les tas de planches pourries par les eaux. C'était une désolation. Le crépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les ruines de ses chères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l'allée verte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, il courait dans l'air chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembre tombaient, rudes, sans fin ; ils venaient toujours, ils se cachaient au fond des planches, ils écoutaient, ravis, le grand ruissellement de l'averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa vie, toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait, secouée de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheur dans l'ombre, avec son casque vivant, sa chevelure d'encre. Elle parlait des nids de pies, qui sont si difficiles à dénicher, et elle l'entraînait. Alors, il entendit au loin les murmures adoucis de la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui soufflait dans les peupliers des près Sainte-Claire. Comme ils avaient couru pourtant !
Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager en quinze jours. C'était une brave enfant. Elle n'avait qu'un gros défaut : elle maraudait. Mais il l'aurait corrigée. La pensée de leurs premières caresses le ramena à l'allée étroite. Toujours, ils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourant de la bohémienne, le claquement des derniers volets, l'heure grave qui tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait, Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et il ne la voyait plus.
Une émotion terrible le prit à la gorge : il ne la verrait plus jamais, jamais.

Tout amoureux vit le temps de son amour comme une parcelle d'éternité, et cela ne semble pas raisonnable, car, tout amoureux devrait savoir que l'amour ne dure pas, et qu'au mieux, il ne dure que le temps d'une vie humaine. Mais entre le sceptique et l'amoureux, c'est l'amoureux qui a raison. En effet, ce qu'il fixe dans sa mémoire est bien une infime partie de l'éternité et par là-même l'éternité toute entière. Miette et Silvère avaient su transformer ce lieu de désolation hanté par la mort, livré aux herbes folles, en un paradis à eux seuls accessible. C'est que l'amour est plus efficace en cela que toute la magie des plus puissants magiciens et sait changer un cloaque en un nid douillet et protecteur. C'est que l'amour est aussi une drogue hallucinogène et, parmi les plus puissantes, sinon la plus puissante. Chaque vieillard, à l'instant de sa mort peut retrouver en lui le lieu du premier rendez-vous, la légèreté de la première caresse et du premier baiser, ce moment délicieux et grave d'une naissance nouvelle qui est la naissance véritable. Tout, depuis l'enfance, préparait cet instant. Puis tout, après cet instant, lui succèdera. Il en va ainsi que la vie d'un homme tienne concentrée dans un premier baiser, comme elle tiendrait blottie dans une première prière. Il est de coutume de dire et de penser que l'amour ne dure point et l'on feint alors de s'en attrister. Mais rien n'est plus faux. Il serait en effet plus juste de considérer que l'amour dure toujours et que rien ne prouve même qu'il est limité par le temps de la vie humaine. Si l'on considère l'amour de cette façon, on comprend mieux pourquoi les hommes le chérissent et le craignent tout à la fois. C'est qu'ils savent que le moment de grâce qu'ils ont vécu ne se départira jamais de leur pauvre vie, et qu'à l'instant-même de leur dernier instant, ils devront le rejoindre pour le considérer une dernière fois. Car l'homme est mortel et l'amour ne l'est pas. Tous les amours passés sont encore vivants, des plus célèbres aux plus secrets. Il n'y a pas de différence entre les grands amours des mythes, des rois et des reines, des princes et des princesses, entre l'amour paysanne d'un jeune pâtre et d'une bergère. S'il n'y avait qu'un enseignement que l'on dût retenir des évangiles, ce serait celui-là, que de l'amour conjugal d'un charpentier et d'une très jeune femme pût naître le fils de Dieu, messager de l'amour divin.
Les tas de planches de l'aire Saint-Mittre étaient le berceau de la crèche et les antiques défunts qui veillaient, des rois mages éplorés.
29 décembre « À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis ta place. » Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond de l'allée, il n'apercevait plus qu'une bande de ciel où se mourait le jour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie. La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis si longtemps il promenait son cœur, était d'une douceur ineffable. Il s'attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu'il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur, ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s'égarait de nouveau. Ils attendaient d'avoir l'âge pour se marier. Tante Dide serait restée avec eux. Ah ! s'ils avaient fui loin, bien loin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens du faubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreil le crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il aurait ouvert un atelier de charron, sur le bord d'une grande route. Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d'ouvrier ; il n'enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneaux vernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de son désespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité ne se réaliserait jamais. Que ne s'en allait-il, avec Miette et tante Dide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre de fusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée, l'étoffe pendante, comme l'aile d'un oiseau abattu d'un coup de feu. C'était la République qui dormait avec Miette, dans un pan du drapeau rouge. Ah ! misère, elles étaient mortes toutes les deux ! elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilà ce qui lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deux tendresses. Il n'avait plus rien, il pouvait mourir. Depuis Sainte-Roure, c'était là ce qui lui avait donné cette douceur d'enfant, vague et stupide. On l'aurait battu sans qu'il le sentît. Il n'était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès de ses mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de la poudre.
– Mais le borgne s'impatientait ; il poussa Mourgue, qui se faisait traîner, il gronda :
« Allez donc, je ne veux pas coucher ici. » Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâne blanchissait dans l'herbe. Il crut entendre l'allée étroite s'emplir de voix. Les morts l'appelaient, les vieux morts, dont les haleines chaudes, pendant les soirées de juillet, les troublaient si étrangement, lui et son amoureuse.
Il reconnaissait bien leurs murmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient de venir, ils promettaient de lui rendre Miette dans la terre, dans une retraite encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière, qui avait soufflé au cœur des enfants, par ses odeurs grasses, par sa végétation noire, les âpres désirs, étalant avec complaisance son lit d'herbes folles, sans pouvoir les jeter aux bras l'un de l'autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de Silvère. Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.
« Est-ce là ? » demanda le borgne.
Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout de l'allée. Il aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement. Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cy gist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s'appuya sur la pierre glacée.
Comme elle était tiède autrefois, lorsqu'ils jasaient, assis dans un coin, pendant les longues soirées ! Elle venait par là, elle avait usé un coin du bloc à poser les pieds, quand elle descendait du mur. Il restait un peu d'elle, de son corps souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu'il pût y venir mourir, après y avoir aimé.
Le borgne arma ses pistolets.
Mourir, mourir, cette pensée ravissait Silvère. C'était donc là qu'on l'amenait, par cette longue route blanche qui descend de Sainte-Roure à Plassans. S'il avait su, il se serait hâté davantage. Mourir sur cette pierre, mourir au fond de l'allée étroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir encore l'haleine de Miette, jamais il n'aurait espéré une pareille consolation dans sa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourire vague.

Silvère avait déjà tenté d'imaginer qui étaient les morts du cimetière Saint-Mittre et il avait fini par faire connaissance avec quelques-uns d'entre-eux, qui l'accompagnaient partout, même quand il quittait la proximité du mur du Jas Meiffren. Le jeune homme s'était ainsi constitué un garde prétorienne qui le protégeait en permanence contre les mauvais coups de la vie. Un jour, un de ses collègues de travail, un homme mauvais que, l'après-midi, l'alcool qui commençait à lui manquer rendait prompt à la querelle, commença à le réprimander. Silvère n'avait pas répondu, mais l'homme était ensuite passé aux insultes. Le maître charron était absent, occupé en ville par quelque affaire. Les coups allaient bientôt pleuvoir, quand les morts de Silvère intervinrent dans la dispute. Ils s'interposèrent entre les deux hommes et le querelleur se calma bientôt avant de maugréer des excuses, que Silvère agréa. L'incident était clos et ne laissa nulle trace. Il est difficile de décrire comment les morts s'interposent entre les vivants. Dans de très nombreuses situations, la seule évocation des défunts suffit à ramener le calme, sinon la concorde. On appelle alors à la rescousse des morts domestiques, qui demeurent à proximité, comme les anciens entretenaient chez eux les dieux lares, qu'ils avaient empruntés aux Étrusques. La seule idée de pouvoir être observés et jugés par les ancêtres glace les sangs les plus chauds. On fait aussi appel aux figures tutélaires, celles qui inspirent le respect et l'amour. Alors, ce sont les femmes de la famille que l'on convoque, les mères, les grands-mères, les aïeules, toutes ces générations de nourrices consolatrices mais tout à la fois peu avares de taloches. Elles font ainsi leur office et, une fois la famille calmée, retournent sagement au coin du feu, là où elles se tenaient quand elles étaient vivantes et là où se tiennent leurs descendantes. Parfois même, la grand-mère intervient comme si elle était déjà morte. La famille la regarde, surprise, un peu effrayée, comme si elle avait vu un fantôme.
Mais les morts de Silvère n'étaient pas des morts domestiques, de ces lares familiares qu'affectionnaient les Romains qui ne se sentaient en sécurité que parmi les leurs. Et l'on peut d'ailleurs se demander dans quelle branche tordue de sa famille Silvère eût pu trouver des dieux protecteurs. Les lares de Silvère étaient les lares de la politique, menés à la bataille par Charles Fourier. En 1851, cela faisait moins de quinze années que le philosophe était décédé, mais parmi tous les vivants qu'il accompagnait et qu'il continuerait d'accompagner pendant longtemps, il avait accordé un place particulière au jeune Silvère. Le père de la théorie de l'attraction passionnée, qui veut que l'univers soit le reflet des passions humaines, ne pouvait qu'être ému par le destin de ces deux jeunes êtres appelés à vivre pour mourir tôt pour la liberté. Qu'il soit bien clair cependant qu'aucun de ces morts illustres qui voulaient fonder une société harmonieuse, sinon harmonienne, n'agréait la mort précoce de ces deux jeunes gens. Ils la constataient sans l'appeler, ils la réprouvaient sans en être étonnés, comme étant le produit intolérable mais attendu d'une société fondée sur la violence et l'iniquité. Ils ne faisaient d'eux aucunement des martyrs, et leur mort ne servait aucune cause. Ils ne pouvaient non plus l'empêcher. Ils pouvaient seulement faire en sorte qu'elle puisse advenir là où elle devait advenir, sur la pierre tombale sur laquelle s'était reposé leur amour naissant, fragile et pourtant éternel. Que la mort de Silvère pût s'accomplir sur la pierre tombale déjà gravée au nom de sa belle était cette plus petite parcelle d'harmonie que les morts fouriéristes parviennent toujours à donner au monde afin qu'il ne sombre point dans le chaos le plus total. En y regardant bien, en prêtant attention aux histoires d'amour des simples gens, au beau milieu de toutes les guerres, étrangères ou civiles, à ces amours qui survivent pourtant et qui meurent avec eux, on retrouvera sans peine, à travers les âges, l'intervention des sages philosophes amoureux de l'humanité.
Les deux hommes enchaînés qui allaient vers la mort étaient aussi réunis par d'autres liens. la société rurale  ancestrale dans laquelle vivait encore Mourgue n'était pas si éloignée du phalanstère. La propriété y était coutumière, comme la pauvreté heureuse.

Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s'était laissé traîner stupidement. Mais l'épouvante le saisit.
Il répéta d'une voix éperdue : « Je suis de Poujols, je suis de Poujols ! » Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme, suppliant, s'imaginant sans doute qu'on le prenait pour un autre.
« Qu'est-ce que ça me fait que tu sois de Poujols ? » murmura Rengade.
Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, ne comprenant pas pourquoi il allait mourir, tendait ses mains tremblantes, ses pauvres mains de travailleur déformées et durcies, en disant dans son patois qu'il n'avait rien fait, qu'il fallait lui pardonner, le borgne s'impatienta de ne pouvoir lui appliquer la gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.
« Te tairas-tu ! » cria-t-il.
Alors Mourgue, fou d'épouvante, ne voulant pas mourir, se mit à pousser des hurlements de bête, de cochon qu'on égorge.
« Te tairas-tu, gredin ! » répéta le gendarme.
Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse.
Son cadavre alla rebondir au pied d'un tas de planches, où il resta plié sur lui-même. La violence de la secousse avait rompu la corde qui l'attachait à son compagnon. Silvère tomba à genoux devant la pierre tombale.

Mourgue alla vite rejoindre les morts du cimetière, de ces morts déportés qui étaient revenus. Il ne retournerait pas mort à Poujols, qui ne garderait pas grande mémoire de lui. Dans ces villages de Provence, le souvenir se fait sans larmes et sans lamentations. On trouvera peut-être, aujourd'hui encore, à Poujols ou dans ses environs, des descendants du Père Mourgue qui garderont dans un recoin de l'histoire familiale celle d'un insurgé qui était parti sans jamais revenir. C'est qu'alors, encore, et malgré le recensement et la conscription, on était vite inconnu dès lors qu'on s'éloignait de quelques lieues de son village. Mourgue avait pourtant une femme et plusieurs enfants. Ses fils les plus âgés ne l'avaient pas accompagné, arguant qu'il leur fallait protéger leur mère et leurs sœurs. Mourgue, qui pour lui-même ne comprenait pas pourquoi il devait partir se battre, fut vaguement soulagé de ne pas devoir exposer inutilement la force et l'avenir de sa famille. Il ne les y obligea donc point. Au moment de mourir, quand, au milieu de ses cris, il accepta cependant son sort inéluctable, il se souvint de chacun de ses enfants par leur prénom et aussi par le moment de leur naissance. Il se souvint de sa femme et de son sourire quand, jeunette, il la vit pour la première fois, elle qui lui était déjà promise. Ce que Rengade n'entendit pas au moment de tirer sur le paysan, et que Silvère eût entendu s'il n'avait pas été pris par ses propres souvenirs, c'est que Mourgue, juste avant son dernier soupir, murmura comme prière le nom de sa femme qui s'appelait Marie.
30 décembre Rengade avait mis un raffinement de vengeance à tuer Mourgue le premier. Il jouait avec son second pistolet, il le levait lentement, goûtant l'agonie de Silvère. Celui-ci, tranquille, le regarda. La vue du borgne, dont l'œil farouche le brûlait, lui causa un malaise. Il détourna le regard, ayant peur de mourir lâchement, s'il continuait à voir cet homme frissonnant de fièvre, avec son bandeau maculé et sa moustache saignante. Mais comme il levait les yeux, il aperçut la tête de Justin au ras du mur, à l'endroit où Miette sautait.
Justin se trouvait à la porte de Rome, dans la foule, lorsque le gendarme avait emmené les deux prisonniers. Il s'était mis à courir à toutes jambes, faisant le tour par le Jas Meiffren, ne voulant pas manquer le spectacle de l'exécution. La pensée que, seul des vauriens du faubourg, il verrait le drame à l'aise, comme du haut d'un balcon, lui donnait une telle hâte, qu'il tomba à deux reprises. Malgré sa course folle, il arriva trop tard pour le premier coup de pistolet.
Désespéré, il grimpa sur le mûrier. En voyant que Silvère restait, il eut un sourire. Les soldats lui avaient appris la mort de sa cousine, l'assassinat du charron achevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de feu avec cette volupté qu'il prenait à la souffrance des autres, mais décuplée par l'horreur de la scène, mêlée d'une épouvante exquise.
Silvère, en reconnaissant cette tête, seule au ras du mur, cet immonde galopin, la face blême et ravie, les cheveux légèrement dressés sur le front, éprouva une rage sourde, un besoin de vivre. Ce fut la dernière révolte de son sang, une rébellion d'une seconde. Il retomba à genoux, il regarda devant lui. Dans le crépuscule mélancolique, une vision suprême passa. Au bout de l'allée, à l'entrée de l'impasse Saint-Mittre, il crut apercevoir tante Dide, debout, blanche et roide comme une sainte de pierre qui, de loin voyait son agonie.
À ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. La tête blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entendit les vieux morts l'appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyait plus que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux en l'air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l'enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba sur le bloc, les lèvres collées à l'endroit usé par les pieds de Miette, à cette place tiède où l'amoureuse avait laissé un peu de son corps.

Le corps de Silvère connut une dernière secousse. C'était fini. On entendit au bout de l'allée un cri lugubre et déchirant, mais tante Dide avait si rapidement disparu que personne ne sut dire de quelles entrailles torturées ce cri avait bien pu sortir.
Justin lui aussi cria. Il ne put retenir un cri d'extase, si curieux pour un enfant de son âge que le gendarme tourna la tête vers lui. Et, à cette face blême qui se réjouissait de la mort d'un autre enfant, la colère de Rengade s'apaisa soudainement. Il revenait à la vie. Son œil crevé lui paraissait peu de chose face aux deux morts qu'il avait provoquées et qui lui apparaissaient dès lors comme un crime inexpiable. Bien plus tard, il se rendit à l'église demander au prêtre l'absolution, hanté qu'il était par la mort abominable de deux innocents. Le prêtre l'écouta en confession et lui revinrent à la mémoire les mots de la Sainte Bible : « quod si oculus tuus dexter scandalizat te erue eum et proice abs te expedit enim tibi ut pereat unum membrorum tuorum quam totum corpus tuum mittatur in gehennam ». Il les lui récita de mémoire en latin et le pauvre Rengade n'y comprit évidemment rien. Pensant qu'il s'agissait de la formule rituelle le relevant de ses péchés, il s'agenouilla et des larmes coulaient drues de son œil unique. Le prêtre, cependant, lui traduisit les mots de l'évangile : « Car, si ton œil droit est source de scandale - de chute - arrache-le et jette-le loin de toi ; il vaut mieux pour toi vivre avec un seul œil plutôt que ton corps en entier soit jeté dans la géhenne. » Mais Rengade ne comprit toujours pas ce que le prêtre voulait dire, et si même il voulait dire quelque chose en particulier. Il demeura à genoux. Mais le prêtre le renvoya sans lui donner l'absolution, lui disant qu'il ne pouvait lui remettre un aussi grand péché, qu'il devrait aller voir l'évêque, et peut-être même aller à Rome. Rengade repartit vers la caserne. Quelques jours plus tard, alors que Plassans se remettait à peine de ses frayeurs, on retrouva le corps de Rengade à proximité de l'antique pierre tombale sur laquelle il avait sacrifié Silvère et Mourgue. Il avait le crâne éclaté et sa main droite tenait encore un pistolet. On conclut qu'il n'avait pas supporté d'être renvoyé pour infirmité de la gendarmerie et qu'il avait préféré mourir plutôt que de devoir mendier. Personne n'osa avancer l'hypothèse qu'il avait été pris de remords. Quant à Justin, il continua sa vie de garnement quelque temps, avant d'être chargé et tué un jour par un taureau qu'il avait agacé.
31 décembre Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches !
Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient l'Empire naissant, le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des Bonaparte, le coup d'État fondait la fortune des Rougon.
Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :
« Je bois au prince Louis, à l'empereur ! » Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient, s'embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la République. Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveux de Félicité, un nœud de satin rose qu'elle s'était collé par gentillesse au-dessus de l'oreille droite, coupa un bout du satin avec son couteau à dessert, et vint le passer solennellement à la boutonnière de Rougon.
Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, la face radieuse, en murmurant :
« Non, je vous en prie, c'est trop tôt. Il faut attendre que le décret ait paru.
– Sacrebleu ! s'écria Sicardot, voulez-vous bien garder ça ! c'est un vieux soldat de Napoléon qui vous décore ! » Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité se pâma. Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise, en agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perdit au milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.
Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n'était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte, de l'autre côté de la rue, saignait dans l'ombre comme une blessure ouverte.
Et, au loin, au fond de l'aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait.

Plus tard, bien des années après ces tristes jours de 1851, la municipalité de Plassans s'enquit de réquisitionner le Jas Meiffren et l'aire Saint-Mittre pour y construire un collège. Justin, qui avait enterré son père quelques années plus tôt, tenta de s'y opposer mais il ne trouva aucun allié et surtout pas Pierre Rougon, qui, au contraire mit tout son poids pour que le projet de collège aboutît. Il avait hâte en effet que disparût la masure des Macquart qu'il considérait comme la marque d'une extraction infâme. Justin fit un procès, qu'il perdit. Il y aurait un collège sur l'aire Saint-Mittre, et sur le Jas Meiffren, on lotirait pour construire des immeubles de plusieurs étages à l'instar de ce que le baron Haussmann avait fait à Paris. C'était que Plassans ne voulait pas être en reste et passer à côté de la modernité. Comme toutes les sous-préfectures, elle inventa donc d'annexer ses faubourgs, d'abattre ce qui restait de remparts comme une larve d'insecte rompt soudain sa chrysalide.
Aux premiers jours du chantier de démolition, un groupe d'ouvriers venus des alentours et bien étrangers à l'histoire de la ville, s'achemina vers l'aire Saint-Mittre afin de commencer à charrier les monceaux de planches qui recouvraient le sol. Les Bohémiens, habitués à voir disparaître les lieux où ils séjournaient, parfois depuis des siècles, s'en étaient allés la veille, ne laissant derrière eux que les traces d'un foyer et de l'herbe couchée, là où leur voiture avait été placée. Les ouvriers commencèrent par les tas de bois qui longeaient la route, progressant péniblement vers le mur de l'ancien enclos des Fouque. À certains endroits, les ronces s'étaient intimement liées aux planches formant un taillis inextricable dont les ronces tentaient en permanence de freiner leurs pas. Pendant des jours, l'aire Saint-Mittre retentit de cris et du claquement des planches jetées les unes contre les autres, mêlés aux jurons des ouvriers. Enfin, ils parvinrent à rejoindre le mur après avoir rencontré sur leur chemin quelques ossements qui les avaient préparés à cette sinistre découverte d'une pierre tombale. Celui qui trouva la tombe héla les autres et tous, instinctivement, retirant leur bonnet, firent cercle et demeurèrent en silence.
Ce fut là le seul éloge funèbre aux deux enfants assassinés.