Jusqu'en
1853, ces ouvertures sont restées garnies
d'énormes portes de
bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que
consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en
hiver, on
fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé
les
verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille.
Un gardien, qui
habitait
une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail,
avait
charge d'ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer
longtemps.
Le gardien n'introduisait les gens qu'après avoir éclairé de sa
lanterne et
examiné attentivement leur visage au travers d'un judas ; pour peu
qu'on
lui déplût, on couchait dehors. Tout l'esprit de la
ville, fait de
poltronnerie, d'égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir
religieux d'une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés
aux
portes chaque soir. Plassans, quand il s'était bien
cadenassé, se
disait :
« Je suis chez moi », avec la satisfaction d'un bourgeois
dévot qui,
sans crainte pour sa caisse, certain de n'être réveillé par aucun
tapage, va
réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n'y a pas
de cité,
je crois, qui se soit entêtée si tard à s'enfermer comme une nonne. |
Émile Zola
1870
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Il
faut ajouter qu'au fil du temps, les gardiens de chaque porte
avaient prospéré. Ils avaient mis en place un commerce assez lucratif
qui voulait que l'ouverture des portes après l'heure de leur fermeture
ne pouvait s'effectuer que si le voyageur imprudent ou retardé payait
son écot. Bien sûr, cela ne pouvait fonctionner que si les deux
gardiens des deux portes, pratiquaient cet impôt spontané qui n'entrait
pas dans les caisses de la collectivité mais restait dans leurs poches.
En effet, il aurait suffi qu'un seul des deux gardiens baisse ses
tarifs pour que les voyageurs, se donnant le mot, privilégient, en
faisant le tour des remparts, la porte la moins chère. Les gardiens et
leurs familles avaient donc fixé, eux qui ne savaient pas lire, un
barème très précis qui tenait compte de l'équipage qui se présentait,
de la provenance du voyageur et du nombre de personnes. Les habitants
de Plassans, connus des gardiens, payaient beaucoup moins cher, voire
ne payaient pas du tout s'ils pouvaient se prévaloir d'un lien de
famille ou de voisinage avec l'un des deux gardiens. Ce lien valait
d'ailleurs pour les deux portes. Un étranger en grand équipage payait
quant à lui rançon et ne revenait jamais. |
Daniel Diégèse
2014
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