Diégèse




lundi 24 novembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini. Ils échangèrent d'abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossière qu'il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche.
Elle déplora les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre
Rougon hors de lui.
« Parbleu ! mon frère ne s'est jamais conduit en frère avec moi, dit
Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu'il est venu à mon secours ? Il m'aurait laissé crever dans mon taudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, à l'époque des deux cents francs, je crois qu'on ne peut pas me reprocher d'avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c'était un bon cœur. » Ce qui signifiait clairement :
« Si vous aviez continué à me fournir de l'argent, j'aurais été charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vous combattre. C'est votre faute. Il fallait m'acheter
. » Félicité le comprit si bien, qu'elle répondit :
« Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu'on s'imagine que nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n'avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l'aurait désiré. » Elle hésita un instant, puis continua :
« À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres
 ! » Macquart dressa l'oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l'offre indirecte de sa belle sœur, il étala sa misère d'une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur lui saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.
« Ça, je vous en défie », dit tranquillement
Macquart.
Mais elle se récria :
« Je rachèterais plutôt de mon sang l'honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher
Antoine. » Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d'engager la lutte.
« Sans condition ? demanda-t-il enfin.
– Sans condition aucune », répondit-elle
.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Macquart et Félicité avaient atteint ce moment particulier où, dans une négociation, il n'y a plus ni perdant, ni vainqueur, et qui est le moment de la diplomatie. C'est un moment d'une telle force, qui procure tant de jouissance, que l'on peut même se demander si les guerres n'ont pas été inventées pour permettre d'atteindre ce moment. L'art diplomatique est une des formes que prend l'art de l'amour. Il connaît peu de règles mais obéit à une loi principale qui est de ne jamais perdre le contact avec l'adversaire, qui est aussi le semblable. C'est sans doute parce qu'il a fallu que cet art se déploie d'abord au sein des familles, et singulièrement des couples, qu'une bonne négociation diplomatique ressemble trait pour trait à une approche amoureuse. Si Macquart et Félicité avaient été plus jeunes, il n'est pas exclu que, dans le secret du cabinet de Monsieur Garçonnet, Macquart se fût jeté sur elle pour lui faire connaître les derniers outrages. Mais ces deux vieux n'avaient pas le goût à ce genre d'affaires, ou alors ils ne le savaient pas. Et puis Macquart, sous ses pommades qui cachaient mal l'odeur acre d'une transpiration de plusieurs jours, aurait tué tous les insectes à une lieue à la ronde. Ils n'en vinrent donc pas aux mains. Ils étaient en fait comme le taureau et le toréador dans l'arène, sans que quiconque pût dire qui était le taureau et qui était le toréador. Cela dépendait de l'avancée de la conversation. Parfois, c'était Macquart qui fonçait dans la cape tendue comme leurre par Félicité. Parfois, c'était Macquart qui virevoltait pour éviter la charge de Félicité, qui cherchait à l'atteindre. Selon les corridas, il y a mise à mort, ou non. L'objectif de celle-ci n'était pas la mise à mort de l'un des protagonistes, mais la mise à sac de la ville. Il fallait donc s'entendre. Mais il faudrait pourtant payer le prix et ce prix ne pouvait qu'être le prix du sang. Quand Félicité disait qu'elle rachèterait plutôt de son sang l'honneur de la famille, elle mentait. Mais elle savait confusément que la querelle entre les deux frères ne se laverait que dans le sang. C'est une des antiques coutumes des pays de la Méditerranée, qui est largement décrite dans le Livre sacré. Même Dieu s'y livre quand il demande à Abraham le sacrifice de son fils, avant de le laisser sauf. Et l'on peut aussi imaginer que les sacrifices des agneaux n'ont été inventés que pour que cessent les sacrifices humains. Il fallait donc que Macquart et Félicité trouvassent une rançon et un prix pour pouvoir se partager le butin.
C'est ainsi que toutes les affaires humaines, les plus récentes comme les plus antiques, se résolvent toujours à quelques éléments fondamentaux parmi lesquels on trouve l'argent, la mort et le sang, qui est la vie, qui est l'amour et qui est aussi la mort. Macquart et Félicité prolongeaient l'histoire du monde.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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