Diégèse




vendredi 31 octobre 2014



2014
ce travail est commencé depuis 5418 jours (2 x 32 x 7 x 43 jours) et son auteur est en vie depuis 19871 jours (31 x 641 jours)
ce qui représente 27,2659% de la vie de l'auteur sept cent soixante-quatorze semaines d'écriture
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La Fortune des Rougon2




Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s'agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu'une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! » Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu'un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d'une petite bande d'hommes qui avaient coupé la tête de l'hydre, mais sans détails, comme d'une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit.
Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d'un bout à l'autre de la ville, l'histoire courut. Le nom de
Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d'éloge dans le vieux quartier. L'idée qu'ils étaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorités d'aucune sorte, consterna d'abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d'avoir pu achever leur sommeil et de s'être réveillés comme à l'ordinaire, en dehors de tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l'admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette indiscrétion qu'il redoutait tourna à sa gloire. À cette heure d'effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.
« Songez donc disaient les poltrons, ils n'étaient que quarante et un ! » Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C'est ainsi que naquit à
Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés.
Il n'y eut que quelques esprits envieux de
la ville neuve, des avocats sans causes, d'anciens militaires, honteux d'avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n'y avait aucune preuve de combat, ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Lorsque naît la rumeur, il est souvent possible de retrouver les quelques faits sur lesquels elle a germé, comme germe une herbe folle sur un coin de trottoir, même là où rien ne devrait pousser. De la même façon, il y a souvent quelques personnes qui ne croient pas à cette rumeur et qui, selon les temps, sont considérés comme des esprits forts, dont l'incrédulité doit être moquée, puis, comme des visionnaires qu'il conviendrait de célébrer. Mais la rumeur, en fait, ne voit pas le jour n'importe-où. Ce n'est pas, comme on le dit parfois, qu'il « n'y a pas de fumée sans feu » car on a vu parfois beaucoup de fumée et l'on n'a pour autant jamais trouvé de feu, mais c'est plutôt qu'il y a toujours au moins un des grands ingrédients qui suscitent chez l'homme des envies irrépressibles de parler : la mort, l'argent et, non pas l'amour, mais les choses du sexe. Qu'une rumeur naisse sans qu'aucun de ces ingrédients soit appelé est aussi rare que la neige en plein été. Dans le cas de la rumeur de Plassans, la mort, réelle ou imaginaire, était bien sûr le premier des ingrédients convoqués. Les insurgés, dépeints par les bourgeois à grand renfort d'adjectifs terribles, ne pouvaient ainsi que devenir une horde assoiffée de sang. L'argent, bien sûr, était là aussi, qui ne demandait qu'à être volé, pillé, et les mêmes bourgeois frissonnaient d'aise et de crainte mêlées à l'idée que les insurgés eussent pu trouver leur magot caché pourtant dans un endroit inaccessible de leur intérieur. Restait le sexe. On ne tarda pas plus de quelques jours avant que d'abominables histoires de viols ne parcourussent la ville. C'était une femme qui était descendue de chez elle, alertée par les cris et croyant devoir aller secourir un blessé, qui s'était fait trousser contre sa volonté par une bande de gaillards au visage noirci au bouchon. Puis, ce ne fut plus une seule femme, mais dix, vingt, cent, si bien que les commères finirent par se regarder en coin, se demandant chacune si l'autre avait connu les derniers outrages. Mais, la rumeur, cette fois, en fut d'autant plus forte qu'une figure semblait concentrer sur elle seule les trois attributs. Il s'agissait bien sûr de cette fille drapée dans une mante rouge qui brandissait le drapeau qui selon les cas était le drapeau de la République, mais qui devint bientôt un drapeau rouge, puis un drapeau rouge-sang, puis un drapeau dégoulinant de sang. C'est alors que les femmes qui dont on disait qu'elles avaient été violées devinrent des vierges, car, lorsque la rumeur devient mythe, les hommes ont souvent recours aux vierges, qui semblent devoir apporter aux récits les plus extravagants une pointe de véracité. Cent vierges furent violées à Plassans cette nuit-là d'insurrection, sous l'œil impavide d'une sorcière drapée dans un drapeau dégoulinant de leur sang. L'image était forte et propre à susciter durablement une excitation coupable chez les hommes de la ville, surtout chez les hommes d'un âge avancé. Longtemps après, il y avait encore quelques vieillards qui croyaient même se souvenir. Les historiens avaient pourtant fait leur travail. Mais la rumeur est toujours plus intéressante que les faits et c'est pourquoi elle subsiste.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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