Et,
à cette heure, Hamdaniye était encore tout frissonnant du drame
qui venait d'ensanglanter la porte du sud. Le retour des troupes,
après le carnage de la plaine d'Idlib, fut marqué par d'atroces
représailles. Des hommes furent assommés à coups de crosse derrière un
pan de mur, d'autres eurent la tête cassée au fond d'un ravin par le
pistolet d'un milicien. Pour que l'horreur fermât les lèvres, les
soldats semaient les morts sur la route. On les eût suivis à la trace
rouge qu'ils laissaient. Ce fut un long égorgement.
À chaque étape, on massacrait quelques rebelles. On en tua deux à Ariha, trois à Saraqib, un à Maara. Quand la troupe eut campé
à Alep, sur la route de Damas, il fut décidé qu'on fusillerait
encore un des prisonniers, le plus compromis. Les vainqueurs jugeaient
bon de laisser derrière eux ce nouveau cadavre, afin d'inspirer à la
ville le respect du régime vainqueur. Mais les soldats étaient las de
tuer ; aucun ne se présenta pour la sinistre besogne. Les
prisonniers,
jetés sur les poutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par
les poings, deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur
lasse et résignée.
À ce moment, le policier Razzi écarta brusquement la foule des
curieux. Dès qu'il avait appris que la troupe revenait avec plusieurs
centaines de rebelles, il s'était levé, grelottant de fièvre, risquant
sa vie dans ce froid noir de février. Dehors, sa blessure se rouvrit,
le bandeau qui cachait son orbite vide se tacha de sang ; il y eut des
filets rouges qui coulèrent sur sa joue et sur sa moustache.
Effrayant, avec sa colère muette, sa tête pâle enveloppée d'un linge
ensanglanté, il courut regarder chaque prisonnier au visage,
longuement. Il suivit ainsi les poutres, se baissant, allant et
revenant, faisant tressaillir les plus stoïques par sa brusque
apparition. Et, tout d'un coup :
« Ah ! le bandit, je le tiens ! » cria-t-il.
Il venait de mettre la main sur l'épaule de Selim. Selim, accroupi
sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devant lui, dans le
crépuscule blafard, d'un air doux et stupide. Depuis son départ
d'Ariha, il avait eu ce regard vide. Le long de la route, pendant
les longs kilomètres, lorsque]es soldats activaient la marche du convoi
à
coups de crosse, il s'était montré d'une douceur d'enfant. Couvert de
poussière, mourant de soif et de fatigue, il marchait toujours, sans
une parole, comme une de ces bêtes dociles qui vont en troupeaux sous
le fouet des vachers. Il songeait à Maya. Il la voyait étendue dans
le drapeau, sous les arbres, les yeux en l'air. Depuis trois jours, il
ne voyait qu'elle. À cette heure, au fond de l'ombre croissante, il la
voyait encore.
Razzi se tourna vers l'officier, qui n'avait pu trouver parmi les
soldats les hommes nécessaires à une exécution.
« Ce gredin m'a crevé l'œil, lui dit-il en montrant Selim.
Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pour vous. » L'officier,
sans
répondre, se retira d'un air indifférent, en faisant un geste vague. Le policier comprit qu'on lui donnait son homme.
« Allons, lève-toi ! » reprit-il en le secouant.
Selim, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnon
de
chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Azzaz, un nommé
Maher, homme de cinquante ans, dont les grands soleils et le dur
métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, les mains
roidies, la face plate, il clignait des yeux, hébété, avec cette
expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il était parti, armé
d'une carabine, parce que tout son village partait ; mais il n'aurait
jamais pu expliquer ce qui le jetait ainsi sur les grandes routes.
Depuis qu'on l'avait fait prisonnier, il comprenait encore moins. Il
croyait vaguement qu'on le ramenait chez lui. L'étonnement de se voir
attaché, la vue de tout ce monde qui le regardait, l'ahurissaient,
l'abêtissaient davantage. Comme il ne parlait et n'entendait que le
kurde, il ne put deviner ce que voulait le policier. Il levait vers
lui sa face épaisse, faisant effort ; puis, s'imaginant qu'on lui
demandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :
« Je suis de Azzaz. » Un éclat de rire courut dans la
foule, et des
voix crièrent ! « Détachez le paysan.
– Bah ! répondit Razzi ; plus on en écrasera, de cette vermine,
mieux
ça vaudra. Puisqu'ils sont ensemble, ils y passeront tous les deux. »
Il y eut un murmure. |