On
était au mardi, et les marchands de fruits et de légumes de la
porte
d'Antioche s'affairaient. Seules les boutiques pour les touristes
avaient cru préférable de demeurer fermées. La vie semblait presque
normale à Alep ce jour-là. Dès
qu'elle fut assemblée, la commission provisoire qui ne se composait
plus que de cinq membres, en comptant le président, déclara que c'était
là une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée sur
les
toits du souk n'eût
rien vu, il fallait tenir la ville calme.
Alors Raqqaoui
décida que l'on déclarerait le couvre-feu, afin de
pouvoir laisser l'armée circuler librement dans la ville quand elle
finirait par arriver.
Cette mesure, prise pour
rassurer la population, porta l'épouvante à son comble.
Et rien ne fut plus curieux que cette ville qui se figeait et se
vidait
peu à peu, fermant ses boutiques, rangeant ses étals, laissant ses
autobus dans les garages, tout cela sous le clair soleil, en ce début
de vingt-et unième
siècle.
Quand Alep se fut vidée en son centre de toute vie et de toute
activité
habituelle, comme énuclée, laissant la citadelle seule veiller
sur les
quartiers pétrifiés,
quand elle se
fut figée comme
une forteresse
assiégée
aux approches d'un assaut, une angoisse mortelle passa sur les immeubles
mornes. À chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des
fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était
au fond d'une cave, d'un trou muré dans l'attente anxieuse de la
délivrance ou du coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes
de rebelles qui
battaient la campagne, avaient interrompu toutes les
communications filaires. Alep, isolée sur le plateau où elle est bâtie, se
trouvait séparée du reste de la Syrie. Elle se sentait en plein
pays de
rébellion ; autour d'elle, les appels au djihad retentissaient,
avec des clameurs de fleuve débordé. La ville, abandonnée et
frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs, et les
habitants passaient, à chaque minute, de la terreur à
l'espérance, en croyant apercevoir de leur fenêtre, derrière les
rideaux, tantôt des
rebelles et tantôt
des uniformes de soldats. La
ville jadis si joyeuse et insouciante éprouvait ce qu'était la terreur.
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