Diégèse | |||||||||
samedi 10 décembre 2016 | 2016 | ||||||||
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Mais
qu'ont fait
les deux compères de De Marsico ? Premièrement : ils ont accompli la même inférence que Natalia : c'est-à-dire qu'ils ont fait un faux procès (et voulu, comme le loup avec l'agneau) à mes intentions, en m'attribuant un argument auquel pouvait seul recourir un « fou » ou un « dilettante imbécile ». Deuxièmement : ils ont isolé l' « état d'âme », atrocement douloureux, qui peut avoir influencé mon attitude à propos de l'avortement (c'est une faute, même si la pratique conseille de le dépénaliser) ; et, au lieu d'exprimer leur solidarité avec cet « état d'âme », ils en ont fait un objet d'affreuses railleries d'étudiants. Troisièmement : ils ont incidemment feint une compréhension, purement verbale, pour les minorités sexuelles, qui, en réalité, consiste à concéder à ces minorités un ghetto où elles s'adonneraient à leurs pratiques (avec qui ?), mais d'où il serait interdit d'exprimer publiquement une opinion même vaguement influencée par un « état d'âme » qui naît fatalement quand, justement, on vit une expérience minoritaire. Le « point de vue » doit forcément être majoritaire, même sentimentalement. Sous peine de chasse aux sorcières, sinon pour les « pratiques », du moins pour le sentiment et le genre de vie qui en découlent. Quatrièmement : ils ont organisé une chasse aux sorcières — qui, comme toujours, sème la terreur chez les pauvres sorcières — en recourant, en lieu et place des châtiments corporels dont ils ne disposent plus, à la pure vulgarité. En même temps que d'autres, sur lesquels, pour des raisons de place et de mésestime, je passe, Giorgio Bocca (l'Espresso, 9-2-1975) est également intervenu pour défendre De Marsico. Ce n'était pas imprévisible. Le sexe, avec ses féroces intolérances, est une zone inculte de notre conscience et de notre savoir. Le puritanisme de Bocca est bien connu. Et donc, sur ce terrain, il ne peut que recourir aux lieux communs, qui sont toujours rassurants. Cela confère à sa langue quelque chose de barbare, et apparaissent — comme le « sordide » de Natalia — « maîtres à penser » et « sprint » : la vulgarité de la langue vient directement de la mauvaise conscience, qui, à son tour, vient du recours aux lieux communs. En outre, sont également explicitement vulgaires les allusions aux groupes ou aux clans auxquels j'appartiendrais. Ce sont là des arguments de journal littéraire de province, en vaine de moralisme punitif. Naturellement, il n'y a aucune démonstration à caractère tant pratique (mes plus grandes peines dans cette polémique me sont précisément venues des quelques amis que j'ai) que profond. Bocca n'a pas médité un instant sur ce qu'il allait dire : il a impétueusement et intrépidement pris la décision de dire la chose la plus universellement reconnue comme évidente. Il ne fait aucun doute, par exemple, que d'affirmer qu' « en Italie, on parle italien » est une vérité évidente, commune, majoritaire, consacrée et indiscutable. Mais si Bocca — avec son air de s'être décidé à dire une bonne fois la sacro-sainte vérité — s'en va dire : « En Italie, on parle italien » à un habitant du Haut-Adige ou à un Frioulan, c'est justement qu'on lui répondra : « Va te faire f... » Le fait est qu'en Italie, on parle italien et allemand, italien et frioulan. Qui ne sait et n'admet cela à chaque instant de sa vie, ne sait pas ce qu'est un rapport démocratique, ou humain, avec les autres. Aussi, quand Bocca affirme : « La majorité des habitants de l'Italie considère l'étreinte entre homme et femme comme le moyen naturel de faire l'amour », outre que c'est dire une vérité ridicule, c'est recourir exactement à ce principe offensant sur lequel se fonde la notion de « sentiment commun de la pudeur » du code fasciste de Rocco et De Marsico. |
Tout
cela, Pasolini le savait, car, dans l'Italie des années 1970, il y
avait été confronté, et il y sera confronté jusqu'à la dislocation de
son corps une nuit de novembre. Il est aisé, il est même réconfortant
de penser le « passage à l'acte » comme séparé, distinct, et
donc
protégé, par une barrière psychique qui, certes, peut être franchie,
mais qui,
cependant, demeure une barrière. Entre celui qui « passe à
l'acte »
et celui qui profère une injure, il y aurait donc la possibilité d'une
catégorisation, celle, sempiternelle, des bons et des méchants. C'est
confortable et réconfortant, puisque l'on peut alors se placer
d'emblée soi-même, jusqu'à preuve du contraire, dans la catégorie du
non-passage-à-l'acte. Bien sûr, tout homme - il s'agit bien d'hommes,
de mâles - qui traite une femme de « salope », ou qui traite
un homme
de « pédé » ne court pas systématiquement le risque du
passage à l'acte
meurtrier. Ce n'est pas ce que je crois et ce n'est pas non plus ce que
j'écris. Mais, il faut s'extraire de la production langagière
individuelle pour examiner la production langagière du groupe social,
de la société.
Et il faut alors parvenir
à concevoir que quand un homme profère une
telle injure, il y a superposition concomitante de l'expression
individuelle déictique de l'individu et de l'expression sociale,
culturelle du groupe. Cette superposition définit la doxa et l'écart
plus ou moins affirmé entre cette expression et la doxa. Or, si, dans
une perspective freudienne, l'individu est doté d'un « surmoi », la
société, dans le meilleur des cas, n'a que le droit et l'appareil
juridique de la répression de l'après-coup. Là où, pour l'individu, le
surmoi fait de la prévention, le droit fait de la punition et ne sait
faire que de la punition. Le pari, la croyance, qui alimente le pacte
social, que le droit vient alimenter le surmoi de chaque individu n'est
cependant qu'une croyance. On peut certes le croire, mais dans les
périodes troublées, dans les
périodes
d'anomie, dirait Durkheim, le pari devient de plus en plus risqué. Les
meurtres de
jeunes hommes et de jeunes femmes homosexuel-le-s par des organisations
fanatiques agréées par des foules fanatisées ne sont pas
ontologiquement séparées de
l'insulte spontanée proférée de « sale pédé ». Il n'y a pas
de
différence de nature, mais
seulement une différence d'intensité sociale. Car, la société ne
passe pas à l'acte, elle interprète la langue et, dans la crise, son
interprétation met à nu la cruauté des libido contrariées. C'est à cela
que Pasolini se confronte jusqu'à en mourir. Quand son amie Natalie
Ginzburg utilise pour critiquer son point de vue sur l'avortement le
terme « sordide » pour qualifier les pratiques sexuelles
homosexuelles,
elle s'allie, socialement sinon politiquement aux meurtriers de la
plage
d'Ostie. « Le sexe, avec ses féroces intolérances, est une zone inculte de notre conscience et de notre savoir » écrit Pasolini. Il l'est en effet, mais il faut ajouter : individuellement et socialement. Jusqu'au tournant des années 2000, environ, nous ne disposions pas d'instrument de captation et de mesure de l'expression langagière instantanée de la société. Celle-ci était filtrée, médiatisée par ce que l'on nomme justement les médias, et ceux-ci, même dans leur apparente instantanéité, étaient toujours différés. Maintenant, les réseaux sociaux sont à la fois cet instrument de captation mais ils sont de fait aussi des instruments d'amplification instantanée. les différentes fonctionnalités qui, par simples algorithmes, ou par choix délibéré de l'utilisateur, permettent de se regrouper, de faire groupe et donc de qualifier le groupe, donnent l'apparence du majoritaire au minoritaire, l'apparence de l'admissible à l'inadmissible. « Vous n'êtes plus seul-e ! » C'est la nouvelle promesse, et c'est en cela que les réseaux sociaux ne sont pas des médias, mais des instruments de « dé-médiatisation », que, par jeu, on pourrait nommer des « dé-médias ». Il n'y a dans ce propos aucune espèce de jugement de valeur, mais une ébauche d'analyse des conséquences que cela emporte sur notre humanité commune. Cette expression « dé médiatisée » ne vient pas cultiver cette « zone inculte de notre conscience et de notre savoir », mais seulement l'exhiber et la légitimer jusque dans ses aspects les plus dangereux. Cette « dé médiatisation » massive a pour conséquence le raccourcissement critique du parcours social entre l'injure et le meurtre. L'étape suivante sera la modification du droit pour rendre cette légitimation licite, ce que, dans une interprétation déviante de textes religieux certains fondamentalistes de tout poil ont déjà effectué. S'agissant des démocraties occidentales, l'élection de Donald Trump en est le symptôme avéré. |
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Pier Paolo Pasolini - Écrits corsaires - Chiens | Zone inculte - Péguy-Pasolini #23 - Texte continu | ||||||||
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