Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Péguy-Pasolini - #03 - Tabou littéral - Littéral tabou
10 février
Penser la révolution comme une chose de gauche, ou plutôt de gauche, est une habitude de pensée, une facilité de pensée, qui nous a été inculquée par l'école et par les séries télévisées. Le révolutionnaire peut être sanguinaire, il n'en est pas moins progressiste. On aime à croire que les régimes dictatoriaux qui naissent des révolutions sont dictatoriaux parce qu'ils ont trahi la révolution, et, par ce, trahi le peuple. Le mythe voudrait ainsi que le peuple soit « le bon peuple » , qui, dans une sorte d'état de nature, est pétri de valeurs de gauche, dont la bonté, l'altruisme, le goût de la liberté, etc. Le « bon peuple », depuis son état de nature de bon peuple, se révolterait contre l'état de culture que le régime en place lui impose, état qui serait profondément antagoniste à ses valeurs de « bon peuple ». Tel est notre imaginaire de la révolution, et l'on a beaucoup de mal à comprendre, et même à percevoir, qu'un récit révolutionnaire ne soit pas fondé sur ce mythe du « bon peuple » naturellement révolutionnaire. La vulgate historique française est d'ailleurs très stricte sur cela, au point que l'extrême-droite française révère toujours Marie-Antoinette et accuse la gauche de 2016 de l'avoir assassinée, quand la gauche est capable encore de s'écharper sur la véritable nature de Robespierre.
Péguy et Pasolini ont en commun d'avoir compris et d'avoir affronté des forces révolutionnaires de droite et de les avoir dénoncées.
11 février
La révolution n'est pas toujours de gauche. Le peuple, ou une partie du peuple, peut tout aussi bien se livrer à une révolution de droite, et parfois pieds et poings liés. Dans le monde marchand, dans le monde de la marchandise, l'apparition d'un nouveau produit est présentée comme « révolutionnaire », c'est à dire comme représentant un progrès incroyable par rapport au produit commercialisé auparavant. On parle d'ailleurs de « nouvelle génération » de produit. Mais il n'en va pas dans l'histoire des peuples comme il y va dans l'histoire des aspirateurs ou des automobiles. Cette habitude de penser la révolution comme apportant nécessairement un état meilleur pour le peuple est à l'origine d'erreurs répétées dans l'interprétation des faits historiques, dans leur perception et dans leur réception. Peu de temps après la mort de Pasolini commençait la révolution iranienne. Une partie de la classe politique française, notamment à gauche, lui appliquait alors sa grille de lecture habituelle. Si le shah était capitaliste et allié avec les Etats-Unis, il était donc de droite, et si Khomeyni était contre le shah et révolutionnaire, c'est qu'il était de gauche. Il allait donc de soi, si l'on était de gauche, d'être contre le shah et en faveur de Khomeyni, ce Khomeyni si familier qui partageait alors Neauphle le Château avec Marguerite Duras et que certains appelaient alors le Gandhi iranien. Aujourd'hui, le régime iranien n'est plus perçu comme« de gauche » depuis longtemps, ni par la gauche française, ni par la droite d'ailleurs. C'est qu'une autre grille de lecture est appliquée : régime clérical versus démocratie laïque. Une dictature cléricale ne peut pas être de gauche. Une dictature laïque, oui. Tant qu'il y a Cuba. « Les Printemps arabes », quant à eux, ont d'emblée été perçus comme « de gauche », car se dressant contre des régimes corrompus dictatoriaux, et n'étant pas mus par le cléricalisme. Mais l'étaient-ils vraiment ?
12 février
En 2013, l'espace public français a été le théâtre de manifestations, parfois violentes, contre la loi en discussion au parlement devant permettre à des couples de même sexe de se marier dans les mêmes conditions et en acquérant les mêmes droits qu'un couple de sexes opposés. Une grande partie de la droite et de l'extrême droite s'est alors mobilisée contre cette loi par des formes d'exhibition urbaines qui reprenaient dans une forme de pastiche les codes des manifestations « de gauche ». On a vu ainsi apparaître des drapeaux, des chansons, la reprise de slogans alors à la mode, comme le fameux « dégage ! » qui avait fait fortune pendant le Printemps arabe, ou encore l'éternel « On lâche rien ! ». « Sitting », installation de tentes « façon canal Saint-Martin », des jeunes faisant le « pogo » en scandant « Taubira, t'es foutue, les Français sont dans la rue ! ». Une vidéo explicite d'ailleurs cette tactique sémiotique, tentant de relier des bouffonneries au Printemps de Prague en 1968, Solidarnosc en 1980, Tian Anmen en 1989, et, bien sûr, au Printemps arabe de 2011 - qui avait d'ailleurs commencé en janvier -. Le mouvement prend ainsi en otage un appareil sémiotique, celui de la manifestation de rue, avec son matériel, ses codes, sa chorégraphie et l'inverse. Bien sûr, il n'aura pas fallu plus d'une ou deux manifestations de ce type pour que le mouvement apparaisse comme ce qu'il est, conservateur, réactionnaire et abritant en son sein des groupes fascistes, racistes et antisémites. Derrière les hymnes et les chants des Journées mondiales de la jeunesse, on a ainsi pu entendre les vieux slogans de l'ignoble, ceux-là même dont on croyait qu'on ne les entendrait plus jamais sur les boulevards parisiens.
Un autre groupe utilise la tactique du détournement sémiotique, sinon du retournement sémiotique : les Femen. Ainsi, les Femen se dénudent pour dénoncer la marchandisation du corps féminin. Elles simulent une pendaison pour vilipender l'exécution des prisonniers en Iran.
Ce qui se joue dans ces détournements-retournements, c'est la place et le rôle de la littéralité dans notre univers de signes.
13 février
Péguy et Pasolini, tous deux, de leur temps, dans leur temps et depuis leur temps, ont constaté, ont fait le constat, qu'il y avait dans la chose publique des phénomènes de retournement. Péguy situe en 1881 « le point de retournement », le point de substitution de la mystique républicaine par la politique républicaine. Puis ce sera la première guerre mondiale. Pasolini situe ce même point de retournement qui va substituer le règne de la consommation à la mystique de la libération en 1969, et c'est l'attentat de la piazza Fontana à Milan, alors attribué à l'extrême gauche mais désormais connu, et dénoncé comme tel par Pasolini, pour avoir été perpétré par l'extrême droite manipulée par diverses officines. L'un et l'autre scrutent les signes émis par la société. Ils les scrutent, ils les décèlent selon des modalités équivalentes, qui sont des modalités poétiques. Et ce sont ces mêmes modalités poétiques qui sont tentées ici. Il s'agit donc d'abord de distinguer des signes épars émis par le corps social et de les rapprocher, sans souci de faire un travail objectif, objectivé, scientifique, « sciencisé », validé, autorisé. Ce que constatent Péguy et Pasolini, avec cette méthodologie, et ce qui est constaté ici aussi, c'est la place que prend, soudain, la littéralité dans l'émission sociale des signes, dans le système sémiotique de la société. Notre société, comme à d'autres époques, à mal à ses signes. Que l'on nomme cela, avec Bernard Stiegler, « misère symbolique » ou qu'on nomme ce mal autrement, par exemple « réification » avec Adorno, l'un des symptômes de ce mal, qui est un haut mal, c'est une modification du rapport entre le signifié et le signifiant au profit de la littéralité. Quand cette littéralité s'applique aux religions, elle produit les fondamentalismes totalitaires, l'Inquisition et le salafisme. Quand elle s'applique à l'économie, elle produit le marketing, la publicité, le libéralisme déshumanisé et sans culture. Et les littéralités s'allient les unes avec les autres et s'augmentent les unes les autres. C'est aussi ce que constatent Péguy et Pasolini et c'est aussi ce que nous constatons.
14 février
L'observateur qui cherche des indicateurs sensibles de la liberté qui est donnée aux peuples, aux cultures, peut en trouver un assez fiable dans les relations que ces peuples, ces cultures, ces pouvoirs, ces mouvements, ces partis, ces églises, ces religions, ces cultes, ces rites, ces productions littéraires, ces productions artistiques, ces productions politiques entretiennent avec la littéralité. Une société entièrement littérale, où chaque individu prendrait tout « au pied de la lettre » serait une société entièrement bloquée, où le sens ne pourrait plus circuler. À l'inverse, une société où chaque énoncé, chaque signe serait entièrement, pour soi, et pour soi seulement, ésotérique, c'est à dire, littéralement, « à l'intérieur », serait aussi une société bloquée. Les structuralistes ont montré que tout énoncé s'effectuait dans la mise en tension d'un dénoté et d'un connoté, au point qu'il est difficile d'imaginer un signifiant dont le signifié ne serait que dénoté. La liberté politique, la liberté artistique, la liberté culturelle, ce serait donc l'écart possible, l'écart rendu possible, l'écart autorisé, communément autorisé ou juridiquement autorisé, entre le signifiant et le signifié, le dénoté et le connoté. Il y a les périodes, les époques dirait Péguy, où Duchamp fait le grand écart avec un urinoir, et celles où des fondamentalistes détruisent une photographie d'un crucifix plongé dans un liquide jaunâtre au prétexte que le titre de l'œuvre est « Piss Christ ». On sait que les régimes totalitaires règlent le plus strictement possible tout écart entre le dénoté et le connoté. Le connoté est l'ennemi intime du dictateur. C'est pourquoi les dictatures censurent l'art, et par là-même tuent l'art, parce qu'il ne saurait y avoir d'art sans cet écart.
Eh bien, force est de constater que cet écart autorisé ou pas, cet écart qui est la liberté même de penser et de créer, est singulièrement en train de s'amenuiser.
15 février
Tout échange sémantique, linguistique ou iconique, a sa part d'ambiguïté, qui est la part d'interprétation des locuteurs, des regardeurs. On peut même d'ailleurs penser que tout échange sémantique est un malentendu. J'émets un message, sans savoir parfaitement ce que j'émets, sans  maîtriser entièrement le sens de mon message, parole, texte, images... et l'autre le reçoit, mais je ne sais pas bien non plus ce qu'il en perçoit. Ce qui fait que, pour autant, mon message ne va pas complètement s'évanouir, complètement s'auto détruire, c'est le partage, avec le récepteur, d'un vocabulaire, d'une syntaxe, et, au-delà, de codes qui vont régler les écarts possibles ou non avec la littéralité du message. En fait, ce qui fait que le message demeure porteur de sens, qu'il est actif, qu'il est productif d'échanges sémantiques, c'est le fait culturel.  Je peux comprendre à peu près l'autre bien qu'il soit autre, car, je baigne avec lui dans une même culture. Plus l'échange sémantique s'effectue dans la liberté, dans la confiance, plus je peux m'écarter de la littéralité du message et interpréter l'autre. Plus l'échange est contraint par une situation sociale de pouvoir, plus je suis aux ordres de cette situation, moins je peux, moins je m'autorise à exercer ma capacité d'interprétation. Un ordre, pour fonctionner comme ordre, doit être univoque. Un ordre soumis à interprétation est inefficace en tant qu'ordre. Eh bien, je prétends que nous vivons une période où les forces cléricales et les forces marchandes, et les forces politiques qui sont à la solde des premières et des secondes, ont pour but et ont pour ambition de restreindre les capacités d'interprétation des peuples, de les empêcher de s'éloigner de la littéralité des messages, pour des raisons qui peuvent sembler parfois antinomiques mais qui sont en fait équivalentes.
16 février
La capacité d'interpréter est profondément liée aux libertés, individuelles et collectives. Le chemin des humanités et des humanismes a en effet entièrement ouvert le champ des possibles de l'interprétation. Ainsi, pour l'humaniste, tout s'interprète, tout se critique, tout se pèse, jusques et y compris sa propre identité sociale, économique, sexuelle. Dès lors, il paraît évident que ce refus généralisé de la détermination scandalise et inquiète ceux qui ont quelque chose à vendre, que ce qu'ils ont à vendre soit un dogme, une doctrine ou un bien de consommation. Réduire le champ de l'interprétation, c'est d'emblée placer l'échange sémantique dans le champ de l'injonction. Ce qui s'échange alors, ce n'est pas du sens, c'est du pouvoir, où un dominant, qui possède le sens, l'impose à un dominé, qui n'a d'autre choix que de l'acheter et de s'y soumettre.
17 février
Pourtant, même la littéralité peut être libérée. Comme ces mots qui ont deux sens opposés et qui intéressaient tant Freud, la littéralité est, trop souvent, servage de la pensée, mais elle peut être, aussi, pur esprit. Des artistes l'ont compris et l'ont montré. En 1966, Frank Stella, dans un interview croisé avec Donald Judd, dit de sa peinture : ce que vous voyez est ce que vous voyez. Et la phrase est restée célèbre. Il ajoute : c'est vraiment quelque chose si vous pouvez tirer une sensation visuelle agréable, ou penser que ça vaut le coup d'être regardé... Cinquante ans auparavant, Gertrud Stein avait fait le même chemin avec A rose is a rose is a rose, qui est sans doute une des phrases les plus abouties de la poésie en langue anglaise. Ainsi, entre un slogan qui dit : ce produit est un bon produit, littéralité basique de la publicité et la littéralité en art de Stella, Stein et tant d'autres, il y n'y a rien d'autre que la liberté. La liberté et l'esprit. Car en fait, il en va de même des textes sacrés. Aux fondamentalistes d'aujourd'hui qui prétendent lire le texte au pied de la lettre, que ce texte soit Bible ou Coran, d'autres lecteurs opposent la littéralité de la forme du texte sacré. Si le verset 7 de la sourate 3 du Coran dit : nul autre qu'Allah ne connaît l'interprétation du Coran. Ce verset ne conduit pas automatiquement à accepter la lapidation des femmes. Il peut dire aussi que le texte est d'abord un chant qu'il convient de percevoir comme expression intangible de l'Esprit Saint. Quant aux évangiles, ils déjouent la littéralité en permanence et sauvent de la lapidation la femme adultère. Ils n'ont pourtant pas empêché qu'on brûle les sorcières.
18 février
Très récemment, une émission télévisée d'avilissement des masses a montré comment les médias, croyant jouer avec la littéralité, peuvent être rattrapés par le sens. Il s'agit de l'émission « Touche pas à mon poste », émission qui est en elle-même une tautologie, car chroniquant d'autres émissions télévisées, et, en cela, d'emblée suspecte quant à la littéralité. Les animateurs y ont des rôles assignés. Parmi ceux-ci, un bellâtre blond, une sorte de « Ken » de poupée Barbie, avec quelque chose d'un peu efféminé, mais pas trop, a le rôle, consenti, de souffre douleur. Dans un des épisodes, il s'est agi d'illustrer - littéralement donc - l'expression argotique : « avoir le cul bordé de nouilles ». Il s'en est suivi que l'on a versé des nouilles crues dans le caleçon du beau gosse blond, le tout sur fond de gloussements sur joués et suraigus de l'animateur vedette. Le seul visionnage de la scène met mal à l'aise.
Quelques jours plus tard, un chroniqueur radiophonique, sérieux et bien intentionné, a qualifié tout cela de comble de l'abjection. Les animateurs incriminés se sont alors défendus sur différents plateaux télévisés. La grande machine télévisuelle se nourrissant d'elle-même, ils ont eu tout loisir de se défendre : il ne s'agissait que d'une plaisanterie ; alors, si l'on ne peut même plus rigoler à la télé !
Le chroniqueur avait pourtant raison mais, le schème d'avilissement qu'il a décelé est encore plus fort que ce qu'il a cru. Peu importe ce que l'émission voulait montrer ! Puisque il s'agissait de littéralité, prenons l'émission au mot : nous y voyons ce que nous y voyons. Or, montrer un homme qui se fait verser des nouilles dans son caleçon est avilissant pour celui qui le subit, celui qui le fait, celui qui le regarde. Il faudrait donc s'éloigner de la littéralité, et ce serait moins avilissant ? Malheureusement non, car, le sens s'est vengé. Qu'est-ce que cette expression dérangeante ? En argot, « nouille » signifie le sexe masculin. L'expression en question désignerait un homme qui se fait sodomiser par d'autres hommes, en prison, car il s'agirait ici de l'argot carcéral parisien. Cet homme est donc supposé avoir de la chance, car, il est de ce fait protégé par les caïds. Alors, revue selon cet éclairage, la scène prend son sens, tout son sens, dénoté, connoté, voire exotérique et ésotérique. La scène dit : les blonds sont des enculés. Et cela fait bien rire les autres, qui sont bruns et exemptés des derniers outrages. J'exagère. Non. L'animateur blond, juste avant la scène de littéralité dévoyée, lâche : ah non, j'en ai déjà assez dans le cul ! Comme quoi il avait, lui, bien compris ce qui se jouait.
19 février
Les protagonistes de cette émission télévisée ont méconnu les subtilités de l'agencement d'un axe sémantique essentiel, l'axe des connotés, par lequel circulent les métaphores. Il n'est pas possible de contrôler entièrement, dans un message, sa part de métaphore. On peut même penser, en utilisant le vocabulaire de la biologie, que dans chaque message, il y a des traces de métaphore. Il n'est donc pas possible de contrôler parfaitement, ni la littéralité, ni le connoté. Il n'est donc pas possible d'éradiquer la part d'incertitude et de malentendu qu'il y a dans chaque échange sémantique. C'est bien ce que déplorent les pouvoirs. Il n'y aurait qu'un seul usage sémantique qui dépasse l'axe des connotés, et qui atteint celui de la métamorphose, et ce serait celui de la littérature, ce serait celui de l'art, ce serait celui de la mystique. C'est d'ailleurs ce que professait Kafka.
20 février
Ce qui rend le signe artistique, quel qu'en soit le médium, spécifique parmi les autres signes, singulier dans le champ des échanges sémantiques, c'est qu'il ne poursuit aucun objectif dès lors qu'il est émis. Tous les autres messages ont un but. Il n'y a pas de message gratuit. Chacun d'entre eux déclenche des fonctions sémantiques qui veulent agir directement sur le réel, avec plus ou moins d'intensité. De l'énoncé performatif « je déclare la séance ouverte », à l'énoncé en apparence descriptif mais signifiant un souhait « la fenêtre est fermée » pour « ouvre la fenêtre », en passant par l'incontournable « je t'aime » dont le sens n'a jamais clairement été établi, toute émission de signal veut modifier le réel et interagir avec le réel. C'est en cela que la publicité, qui a pour objectif de « faire acheter », est une sorte d'industrialisation du langage à des fins mercantiles, de colonisation des imaginaires sémantiques au profit de la consommation. L'œuvre d'art n'a rien à vendre.
21 février
Ainsi, il serait légitime d'écrire, légitime de penser, légitime de croire que la qualité du signal émis par l'œuvre d'art, par le geste artistique, sa qualité et sa pureté, dans cette extrême impossibilité de tout retour de ce signal, de toute réciprocité, est justement ce qui fait l'art, ce qui fait art et ce qui rend l'art désirable, mais irréductible à tous les pouvoirs. L'art, échappant au champ de force créé par la mise en tension du dénoté et du connoté, c'est à dire au champ des échanges sémantiques communs, échappant par là-même à la question de la littéralité, donc du tabou de la littéralité, agglutine contre lui tous ceux qui n'ont d'intérêt que dans le jeu de ces mêmes échanges sémantiques communs qui sont l'aire d'installation de tous les pouvoirs. L'art a contre lui tous ceux qui font de la politique et qui ont abandonné la mystique, aurait pu dire Péguy. Car, quand Péguy dit que tout commence en mystique et tout finit en politique, il ne dit en fait pas autre chose. La République, le suffrage universel, la démocratie comme œuvres, sont de l'ordre de la mystique, quand leur mise en œuvre ne peut être, par dégradations successives, que de l'ordre de la politique. Et qu'est-ce alors que la politique ? L'expression d'une volonté de pouvoir par la maîtrise des échanges sémantiques, par soumission des échanges sémantiques.
Dès lors que l'on a posé cela, les combats féroces autour de la littéralité s'éclairent. Quand les fondamentalistes iconophobes détruisent des œuvres et assassinent des artistes, ils le font car, selon eux, rien ne doit venir concurrencer le signal sans retour qu'est la parole divine révélée. Ils se placent cependant dans une aporie théologique puisque par ces actes, ils admettent une concurrence possible qui serait celle de l'art. Ils sont rattrapés par l'amphibologie du tabou, qui signifie tout autant l'interdit que le sacré.
22 février
Ainsi, ce qui pose problème n'est pas en soi la littéralité, mais bien l'usage abusif de la littéralité. Ceux qui détruisent une œuvre d'art au prétexte qu'elle est blasphématoire commettent précisément l'erreur qu'ils croient combattre, c'est à dire celle de fétichiser la parole divine, et, dès lors, de la faire entrer dans le champ sémantique, champ qui n'est pas celui de la prophétie. Celui qui proclame que Dieu est tout puissant, et qui le croit, ne peut rien opposer à cette toute puissance, ne peut rien lui comparer et s'il le fait, commet alors ce que l'Islam appelle le péché « d'association », péché capital qui consiste à associer Dieu à toute autre figure. En détruisant un temple de Palmyre, les fondamentalistes détruisent quelques pierres, mais réactivent surtout ce temple comme temple. En effet, s'ils le détruisent en tant que temple, c'est donc que c'est un temple, et qu'il est donc sacré. Mais s'ils le reconnaissent comme temple, c'est donc qu'ils associent le Dieu unique, à un autre dieu jadis vénéré dans ce temple. Sinon, ce n'est pas un temple, et il n'y a donc aucune raison de le détruire comme tel. Les voilà pris eux aussi par l'ambivalence implacable du tabou qui se renverse en sacré. Il en va bien sûr de même des Bouddha de Bamyan. En les détruisant, les islamistes ont reconnu leur caractère sacré et les ont d'ailleurs fait croître comme tels dans l'imaginaire mondial comme personne n'aurait pu les faire croître en tant qu'objets sacrés.
23 février Il en va de même des contempteurs de l'art contemporain, qui, fustigeant cette création de leur temps qu'ils exècrent sans toujours la connaître, commettent une double erreur. La première est de considérer l'œuvre comme partie prenante des échanges sémantiques communs, c'est à dire comme active dans le champ sémantique créé par la mise en tension entre un dénoté et un connoté. Supposons une bouilloire, hors du champ de l'art, elle n'a quasiment pas de littéralité. Elle n'existe que par son usage, ou même, par l'intention dont elle est investie. Dès lors, l'image de la bouilloire, par exemple, l'image publicitaire, sera chargée de connoté. L'énoncé : « Prends la bouilloire ! » ne se comprend pas en dehors de tout connoté. Supposons maintenant une bouilloire comme œuvre d'art. Elle ne sert pas. Elle ne sert à rien. L'appréhender comme œuvre, c'est aller directement de sa littéralité à la littéralité du regardeur, sans passer par le dénoté, ni par le connoté. « Ce que vous voyez est ce que vous voyez » nous a rappelé Franck Stella. Bien sûr, libre au regardeur de laisser aller son imagination, sa capacité narrative. Mais cela n'aura rien à voir avec la bouilloire en tant qu'œuvre d'art. La seconde erreur, à supposer qu'il n'y en ait que deux, est équivalente à celle des fondamentalistes de tout crin. Ils se rejoignent d'ailleurs parfois. Dénonçant ce qu'ils considèrent être « N'importe quoi ! », c'est à dire quelque chose qui échappe au sens commun, qui échappe aux échanges sémantiques communs, ils pensent exclure l'œuvre ainsi dénoncée du champ de l'art alors même qu'ils l'y installent. Ce qu'ils reprochent à l'œuvre, c'est sa littéralité, mais, ce faisant, ils l'instituent comme œuvre. Quant aux thuriféraires de la beauté dans l'art, Malraux les renvoyait déjà au Bœuf écorché de Rembrandt, ce qui devrait suffire à les confondre. C'est aussi pourquoi, quand des fondamentalistes trouvent, comme avec Immersion (Piss Christ), d'Andres Serrano, une œuvre contemporaine, donc d'emblée détestable, qu'ils jugent blasphématoire, leur jouissance est extatique. Renvoyés au tabou, ils se livrent alors en transe, derechef, à des rituels païens. C'est donc bien que ça marche !
24 février
Littéralité - LittéralitéAinsi, l'art et la prophétie ont ceci de commun que, dans l'ordre du sens, ils vont de la littéralité à la littéralité en contournant, en dépassant, en surpassant, en surplombant le champ des échanges sémantiques communs, qui sont quant à eux comme coincés entre le dénoté et le connoté. Les charlatans de la littéralité, bien pensants de tous les bords, prennent la littéralité pour un dénoté, ou pour un connoté, ou pour les deux, et, ce faisant, disqualifient ce qu'ils croient défendre ou exaltent ce qu'ils croient combattre. C'est ainsi que les fondamentalistes méconnaissent la valeur intrinsèquement ésotérique de la littéralité de la prophétie quand, les commentateurs réactionnaires de l'art veulent faire entrer l'œuvre dans leur univers d'échanges sémantiques normés, œuvre qui ne peut que lui échapper. Quant aux religieux iconophobes, que dire d'eux sinon que ce sont des cumulards.