Ce que nous voulons savoir, c’est ce que c’était, c’est
quel était le tissu même de la bourgeoisie, de la République, du peuple
quand la bourgeoisie était grande, quand le peuple était grand, quand
les républicains étaient héroïques et que la République avait les mains
pures. Pour tout dire quand les républicains étaient républicains et
que la république était la république. Ce que nous voulons voir et
avoir ce n’est point une histoire endimanchée, c’est l’histoire de tous
les jours de la semaine, c’est un peuple dans la texture, dans la
tissure, dans le tissu de sa quotidienne existence, dans l’acquêt, dans
le gain, dans le labeur du pain de chaque jour, panem quotidianum,
c’est une race dans son réel, dans son épanouissement profond.
Maintenant s’il y a des lettres de Victor Hugo et des vers de Béranger,
nous ne ferons pas exprès de les éliminer. D’abord Hugo et Béranger
sortaient de ces gens-là. Mais avec ces familles-là il faut toujours se
méfier des procès. Comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres
et que nous reconnaissons pour nos maîtres. Quels ils étaient
profondément, communément, dans le laborieux train de la vie ordinaire,
dans le laborieux train de la pensée ordinaire, dans l’admirable train
du dévouement de chaque jour. Ce que c’était que le peuple du temps
qu’il y avait un peuple. Ce que c’était que la bourgeoisie du temps
qu’il y avait un bourgeoisie. Ce que c’était qu’une race du temps qu’il
y avait une race, du temps qu’il y avait cette race, et qu’elle
poussait. Ce que c’était que la conscience et cœur d’un peuple, d’une
bourgeoisie et d’une race. Ce que c’était que la République enfin du
temps qu’il avait une République : voilà ce que nous voulons savoir ;
voilà très précisément ce que M. Paul Milliet nous apporte.
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Comme Pasolini a vu pour la première fois des chevelus, c'est à
dire
des garçons avec les cheveux longs, à Prague en 1968, j'ai compris que
quelque chose avait profondément changé dans notre société, dans cette
société française, dans cette société régie par la République
française, chez ce vieux peuple de France, au rayon homme d'un hypermarché de la
banlieue d'une petite ville de l'Aveyron. J'étais
il y a quelques années en vacances près de Villefranche de Rouergue,
attentif car libéré de tâches quotidiennes qui captent l'attention vers
des objets
formatés de fait par le travail et ses
obligations. J'étais heureux d'être dans cet hypermarché qui, accusé de
contribuer grandement à la « désertification du centre-ville »
insistait, pour se racheter, sur le caractère local des produits de
bouche qu'il
vendait. Il s'agissait pour le client, autochtone ou de passage, d'être
bien persuadé qu'il était dans un hypermarché aveyronnais, un
hypermarché
enraciné au plein cœur de l'Aveyron. Pour cela, des pancartes
martelaient que tout ou presque était « bien de chez nous ». Soudain,
au rayon homme, en tête de gondole, j'ai aperçu une offre présentée comme
banale, mais que j'ai alors trouvée stupéfiante. L'histoire et les historiens diront si ce
changement affecte ce vieux peuple républicain « dans sa texture, dans
sa tissure » comme l'écrivait Péguy. Il pourra sembler ténu, mais je l'ai
perçu comme un changement suffisamment important pour qu'il m'arrête
brusquement à ce rayon et pour m'inciter à en détailler les produits. Il s'agissait d'une offre de
tondeuse pour homme. Mais, la particularité de cette tondeuse, comme le
montrait l'image publicitaire qui l'accompagnait, était de faciliter
l'épilation du torse. Or, il ne m'avait jamais semblé que l'épilation du
torse fût une pratique culturelle ancestrale des hommes du centre de la
France. Il se passait quelque chose.
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