Aussitôt
après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne
cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin.
Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à
qui on n'en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire. Le
monde de ceux à qui on n'a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui
font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des
imbéciles. Comme nous. C'est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à
rien, pas même à l'athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à
rien. Exactement : le monde de ceux qui n'ont pas de mystique. Et qui
s'en vantent. Qu'on ne s'y trompe pas, et que personne par conséquent
ne se réjouisse, ni d'un côté ni de l'autre. Le mouvement de
dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que
le mouvement de sa déchristianisation. C'est ensemble un même, un seul
mouvement profond de démystication. C'est du même mouvement profond,
d'un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et
qu'il ne croit plus à Dieu, qu'il ne veut plus mener la vie
républicaine, et qu'il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu'il en
a assez), on pourrait presque dire qu'il ne veut plus croire aux idoles
et qu'il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une
seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux
dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les
dieux
anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité
et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des
hommes et la cité de Dieu. C'est proprement la stérilité moderne. Que
nul donc ne se
réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l'ennemi, à l'adversaire, au
voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. |
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Nous serions
donc entrés dans un temps nouveau, et ce temps
aurait pour caractéristique principale la « retribalisation »
de nos
sociétés. Que l'on m'entende bien, il ne s'agit pas ici d'utiliser le
mot « tribu » comme une métaphore utile en sociologie, mais,
comme la
marque culturelle de l'arrêt du mouvement d'individualisation de
l'être, mouvement engagé depuis les Lumières, c'est à dire rien de
moins que l'arrêt de l'éveil de l'être en tant que sujet dans nos
sociétés. Ce n'est pas la première fois. Tous les totalitarismes s'y
sont essayés. Tous ont commencé par réussir, avant d'échouer. Et c'est
bien là le problème. Et c'est bien là la question. La question n'est
pas de savoir si les totalitarismes vont échouer, car c'est leur destin
d'échouer. Le
problème est ainsi de savoir que l'on ne vit qu'un temps,
qu'un temps donné et il y a ceux qui ont vécu les temps de guerre et
ceux qui ont vécu les temps de paix. Il y a ceux qui ont vécu le
délitement constant de leurs croyances, de ces croyances qui faisaient
leur joie, et ceux qui ont vécu l'espoir et même l'espérance. Charles
Péguy écrivait dans Notre Jeunesse
que sa génération était la dernière, qu'elle était l'arrière-garde et qu'après sa
génération, il n'y avait rien.
Cette jeunesse que Péguy regardait avec inquiétude en 1910, regrettant
qu'elle fût sans « mystique » allait quatre années plus tard
périr
massivement dans les tranchées, avec le même Péguy, d'ailleurs, tué
dans les premiers affrontements à quarante-et-un ans. Pasolini regarde
la jeunesse de 1973 avec la même incrédulité inquiète. L'un et l'autre
s'en prennent à ce
qu'ils nomment ou ne nomment pas « le monde moderne ». Est-ce
que cela
les place en conséquence, ensemble ou séparément, dans le même camp des
réactionnaires ? Passé quarante-ans, quand on regarde le monde et
qu'on
s'étonne, et qu'on regrette, et qu'on critique, il faut toujours se
demander si l'on n'est pas devenu subrepticement réactionnaire. |
La
mémoire est pesante, insistante, même dans son absence. |
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Écoute-moi.
Écoute-moi une fois,
une première fois, il était une fois, il était un
temps, il était ailleurs, il était autre part, il était
dans un autre temps, il était dans le souvenir, il était
dans le vent, il était un souvenir, un souvenir que je te donne,
le souvenir d'une vie blanche, le souvenir d'une vie ailleurs, d'une
autre
vie, de ma vie, de ma vie peut-être... |
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Combien
de temps encore quand la pensée peut brutalement s'opposer au cours
du temps. |
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Nous
chantions dans le soir italien, marchant déterminés vers le souvenir. |
Je
retiens qu'il faut donner la prééminence à la pensée et au mouvement de
la pensée sur le stock, sur la garantie, sur le capital de mémoire car
c'est la pensée et c'est le mouvement de la pensée qui rendent vivant,
qui font la vie alors que c'est le stock, le capital de la mémoire qui
rend soudain idiot. |