Ceux
qui apprennent l'histoire ailleurs que dans
les polémiques, ceux qui essaient de la suivre dans les réalités, dans
la réalité même, savent que c'est en Israël1 que la famille
Dreyfus, que l'affaire Dreyfus naissante, que le
dreyfusisme naissant rencontra d'abord les plus vives résistances. La
sagesse est aussi une vertu d'Israël. S'il y a les Prophètes il y a
l'Ecclésiaste. Beaucoup disaient à quoi bon. Les sages voyaient surtout
qu'on allait soulever un tumulte, instituer un commencement dont on ne
verrait peut-être jamais la fin, dont surtout on ne voyait pas quelle
serait la fin. Dans les familles, dans le secret des familles on
traitait communément de folie cette tentative. Une fois de plus la
folie devait l'emporter, dans cette race élue de l'inquiétude. Plus
tard, bientôt tous, ou presque tous, marchèrent, parce que quand un
prophète a parlé en Israël, tous le haïssent, tous l'admirent, tous le
suivent. Cinquante siècles d'épée dans les reins les forcent à marcher.
Ils reconnaissent l'épreuve avec un instinct admirable, avec un
instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup.
C'est encore un coup de Dieu. La ville encore sera prise, le Temple
détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de
captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres
jalonneront les routes d'Asie. Très bien, ils savent ce que c'est. Ils
ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu'il faut y passer
ils y passeront encore. Dieu est dur, mais il est Dieu. Il punit, et il
soutient. Il mène. Eux qui ont obéi, impunément, à tant de maîtres
extérieurs, temporels, ils saluent enfin le maître de la plus
rigoureuse servitude, le Prophète, le maître intérieur.
Le prophète, en cette grande crise d'Israël et du monde, fut
Bernard-Lazare. Saluons ici l'un des plus grands noms des temps
modernes, et après Darmesteter l'un des plus grands parmi les prophètes
d'Israël. Pour moi, si la vie m'en laisse l'espace, je considérerai
comme une des plus grandes récompenses de ma vieillesse de pouvoir
enfin fixer, restituer le portrait de cet homme extraordinaire. J'avais
commencé d'écrire un portrait de Bernard-Lazare. Mais pour ces hommes
de cinquante siècles il faut bien peut-être un recul de cinquante ans.
D'énormes quantités d'imbéciles, et en Israël et en Chrétienté, croient
encore que Bernard-Lazare fut un jeune homme, un homme jeune, on ne
sait pas bien, un jeune écrivain, venu à Paris comme tant d'autres,
pour s'y pousser, pour y faire sa fortune, dans les lettres, comme on
disait encore alors, dans le théâtre, dans les contes, dans les
nouvelles, dans le livre, dans la nouvelle, dans le recueil, dans le
conte, dans le fatras, dans le journal, dans la politique, dans toute
la misère temporelle, venu au Quartier, comme tous les jeunes gens de
ces pays-là, un jeune juif du Midi, d'Avignon et de Vaucluse, ou des
Bouches du Rhône, ou plutôt du Gard et de l'Hérault. Un jeune juif de
Nîmes ou de Montpellier. Je ne serais pas surpris, j'ai même la
certitude que le jeune Bernard-Lazare le croyait lui-même. Le prophète
d'abord ne se connaît point.
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Encore
quelques réflexions sur l'attentat de Nice. Il faut bien. Il
faut bien s'étonner de l'étonnement. L'homme qui a commis l'attentat,
nous dit-on, n'était connu des services de police que pour des actes de
violence et ne l'était pas non plus par les services de
renseignement, pour des faits de radicalisation religieuse. Et l'on
invoque alors un « terrorisme de troisième génération ». Il
faut
prendre garde aux fantasmes, surtout quand ils sont collectifs. Quel
serait ce « terrorisme de troisième génération » ? Celui
d'agents
dormants menant des vies « occidentalisées », allant
jusqu'à ne pas pratiquer leur religion, jusqu'au moment de passer à
l'acte contre leurs voisins-mêmes. Il ne faut pas ajouter de la
déraison à la déraison.
L'énonciation qui précède suffit à la qualifier de fiction. Ce genre de
scénario peut produire un film d'épouvante, or, les événements de Nice
ne sont pas fictifs. Ils sont réels et ils n'ont pas été perpétrés par
un acteur, mais par une personne véritable. Il faut bien prendre
conscience qu'en avalisant ce type de scénario, on avalise aussi un
autre scénario qui a eu de riches heures tragiques : le scénario
de « l'ennemi
de l'intérieur ». En affirmant que le tueur « s'est
radicalisé très
rapidement », on laisse croire que c'est donc possible et que,
potentiellement,
tendanciellement, n'importe quel homme ou femme musulman-e ou vaguement
musulman-e d'origine peut
se révéler soudainement un tueur abominable, et qu'il y a donc du Mr.
Hyde derrière tout
Jekyll musulman. Sur l'impossibilité de déceler par son habitus le
terroriste potentiel, je renvoie encore une fois à Pasolini
s'interrogeant sur les terroristes déclarés fascistes du massacre de
Brescia du 28 mai 1974, place de la Loggia. D'eux il écrivait ceci :
« En effet, ils sont en tout semblables à l'énorme majorité des
jeunes de
leur âge. Rien ne les distingue culturellement, psychologiquement et —
je le répète — somatiquement. Seule, une « décision »
abstraite et
pleine d'apriorisme les distingue, et pour la connaître, il faut
qu'elle soit dite. » Dans un autre texte, s'adressant à Moravia,
Pasolini écrit encore ceci de ces jeunes terroristes fascistes :
« Quand ils sont devenus des adolescents capables de choisir,
d'après qui
sait quelles raisons et quelles nécessités, personne ne leur a gravé
dans le dos de façon raciste la marque des fascistes. C'est une forme
atroce de désespoir et de névrose qui pousse un jeune à un tel
choix ; et peut-être une seule petite expérience différente dans
sa vie, une simple rencontre, aurait-elle suffi pour que son destin fût
autre. » Qu'il soit sous-tendu ou non par une idéologie religieuse
totalitaire et fasciste, l'attentat de Nice est déshumanisant, mais il
a été commis par un humain, qui, dans une désespérance inouïe cherchait
son salut. C'est difficile à penser tant cette question du salut a été
éradiquée de notre quotidien occidental. C'est ce que rappelle avec une
grande clarté Jean Birnbaum2
dans « Un Silence
religieux », ou
encore Régis Debray quand il explique que nous sommes passés d'une
économie du salut à une économie de la réussite, et que cela entraîne
des conséquences que nous n'avions pas prévues, ce même Régis Debray
qui sur France-Culture qualifiait très justement le tueur de Nice
d'halluciné.
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