Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Jeanne contemporaine - Péguy-Pasolini - #10 -
7 mai
« Qu'est-ce que la culture d'une nation ? » C'est ainsi que commence un petit texte de Pasolini publié dans le Corriere della sera en juin 1974. La question porte sa propre métonymie car, la culture est une part essentielle de ce qui définit la nation, si l'on entend le terme « culture »  dans un sens proche de celui que les Allemands donnent au mot « kultur », en opposition au mot « bildung », qui définirait, lui, la matière que traite habituellement un ministère de la « culture » : patrimoine, création artistique... Bien sûr, il n'y a pas totale disjonction entre « kultur » et « bildung », il y a une intersection sémantique non vide, ou plutôt une mise en tension plus ou moins forte selon les temps. Pour Pasolini, l'Italie des années 1970 est entrée dans une période pendant laquelle le rapport entre« kultur » et « bildung » se modifie, se tord au bénéfice d'un nouveau « Pouvoir », qu'il écrira avec un « P » en lettre capitale, le pouvoir de la société de consommation, qu'il qualifiera de nouveau fascisme. Quand Pasolini parle de fascisme, il évoque précisément le régime de Mussolini, et non le fascisme comme abstraction politique autoritaire telle que la posent les mouvements antifascistes actuels. Il évoque le fascisme comme régime essentiellement « culturel », car fondé sur l'exaltation de l'italianité, comme la Troisième République en France est aussi un régime essentiellement « culturel », qui construit ses mythes nationaux en réaction à la perte de l'Alsace et de la Lorraine.
8 mai
Péguy, quant à lui, qui naît avec la Troisième République et meurt dans les premiers affrontements de la première guerre mondiale, navigue dans les méandres de l'histoire politique du régime français qui, après la monarchie, dura le plus longtemps, et s'il est parfois à contre-courant, c'est qu'il considère que c'est le courant qui s'est fait contraire à ce qu'il nomme sa mystique politique, qui est bien la mystique républicaine, forgée dans les luttes pour Dreyfus. Péguy et Pasolini ont souvent fait face à la même incompréhension de leur propre camp, le camp de la gauche anti fasciste de Pasolini, et le camp républicain de « la Délégation des gauches » conduit par Émile Combes de 1902 à 1905. Quand Péguy oppose, au nom de la mystique politique, le Combisme en tant que dévoiement du dreyfusisme, à la France de 1789, comme à celle de 1801, celle de la Révolution et celle du Premier-Empire, il préfigure Pasolini qui oppose tout à la fois, communistes et fascistes des années 1920, ensemble, à ce qu'il nomme ce nouveau « Pouvoir » de la consommation de masse. L'un et l'autre, dans des circonstances politiques et historiques différentes, dans des contextes culturels différents, et avec des tempéraments différents, mettent au cœur de leur engagement politique, de leur combat politique, la question de la culture, et ils le font, chacun à sa manière, à partir du même point, ce point que Péguy nomme « le point de retournement », qui n'est pas la foi, qui n'est pas la religion, qui n'est pas la croyance en un Dieu, mais qui est en revanche, obstinément, le point du spirituel.
9 mai À la politique de la Délégation des gauches, qu'il juge cynique et dévoyant la mystique républicaine, la mystique de la gauche-même, Péguy oppose très tôt la figure de Jeanne d'Arc, qu'il affectionne particulièrement, Jeanne, figure centrale de son œuvre. Comme toutes les figures historiques, comme toutes les figures mythiques, et celle-ci est en outre une figure mystique, la figure de Jeanne d'Arc est plurielle. Ou plutôt, elle est suffisamment complexe, comme figure politique, historique, mystique, qu'il est facile, et même trop facile, de n'en considérer qu'un aspect, que celui qui arrange, que celui qui sert, que celui qui peut servir un propos politique, qui ne serait pas un propos mystique. C'est ce qui a permis à un parti aussi anti-culturel, et somme toute aussi anti-français que le Front national de faire de Jeanne d'Arc une enseigne publicitaire. Quelle Jeanne d'Arc choisir quand on veut l'évoquer ? Quelle est la Jeanne de Péguy ? Au moment où j'écris ces lignes, je n'ai pas encore pu me procurer le discours prononcé à Orléans par Emmanuel Macron le 8 mai 2016 pour les fêtes johanniques. Je ne sais donc pas quelles auront été les citations de Péguy qu'il aura choisies. Alors, je lui fais a posteriori, à l'aveuglette, une proposition de citation issue du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, qui est un drame, qui peut se jouer sur scène, qui peut se dire et se redire. Péguy y fait dialoguer Jeanne la bergère avec ses proches : une amie, Hauviette et une nonne lorraine, Madame Gervaise.  C'est ainsi que Péguy fait dire à Jeanne, évoquant des enfants affamés :  «  Je leur ai donné tout mon pain, mon manger de midi et mon manger de quatre heures. Ils ont sauté dessus comme des bêtes, ils se sont jetés dessus comme des bêtes ; et leur joie m’a fait mal, encore plus mal, parce que tout d’un coup malgré moi j’ai saisi, ça m’a travaillé tout d’un coup dans ma tête, ça s’est éclairé tout d’un coup dans ma tête ; et malgré moi j’ai pensé ; j’ai compris ; j’ai vu ; j’ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas, à tant d’affamés, à des affamés innombrables ; j’ai pensé à tous les malheureux, qui ne sont pas consolés, à tant et tant de malheureux, à des malheureux innombrables ; j’ai pensé aux pires de tous, aux derniers, aux extrêmes, aux pires, à ceux qui ne veulent pas qu'on les console, à tant et tant qui ne veulent plus être consolés, qui sont dégoûtés de la consolation, et qui désespèrent de la bonté de Dieu. » Mais il n'est pas certain que le ministre ait choisi cette citation. Il était à Orléans, il n'était pas à Calais.
10 mai Cependant, dans son discours d'Orléans, que je me suis depuis lors procuré, le ministre a cité le nom de Péguy mais n'a pas cité Charles Péguy. Il n'aura donc pas à répondre sur le plan de la mystique à son propos politique, ni d'ailleurs répondre sur le plan de la politique à la question mystique de Pasolini : « Qu'est-ce que la culture d'une nation ? ». « Sa mystique », répondrait Péguy.
Puisque on nous offre Jeanne d'Arc comme figure culturelle et mystique de la nation française, examinons quelle serait cette figure aujourd'hui, qui, à l'évidence, n'est plus celle de Péguy, dans une France qui n'est pas l'Italie de Pasolini. Quelle figure montre Jeanne en 2016 ? Admettons tout d'abord que Jeanne libère les contraintes liées au genre. On la dit vierge. Soit ! La dire vierge, c'est aussi ne pas révéler sa sexualité. La dire vierge, c'est aussi laisser sa sexualité en dehors de son action, sa sexualité et son genre. Les détracteurs du mythe ne s'y sont pas trompés, qui l'ont dit femme, qui l'ont dit homme, qui l'ont dit hermaphrodite, qui l'ont dit violée, qui l'ont dit pécheresse, qui l'ont dit mariée... Et les fanatiques ne s'y sont pas trompés non plus qui l'ont dit ange, surhumaine, extraterrestre. Dans la France de 2016, on peut tranquillement, paisiblement admettre que Jeanne d'Arc est une figure trans-genre et le revendiquer sans sarcasme, sans volonté de blasphème, seulement parce que c'est évident.
11 mai S'il s'agissait de ravir Jeanne d'Arc aux factions rances et populistes, il faudrait donc mettre en évidence et revendiquer qu'elle est aussi une héroïne de la théorie du genre. En fait, celles qui sont aujourd'hui les plus proches de Jeanne, en esprit et en acte, ce sont les Femen. Je ne veux rien mettre de provocateur dans ces propos, et l'analogie peut être poussée. Comme Jeanne, les Femen s'élèvent contre la tyrannie et pour la liberté. Comme Jeanne, elles font preuve d'un courage physique impressionnant et engagent leur corps dans des batailles où elles sont souvent blessées. Comme Jeanne, elles sont accusées de sorcellerie, car c'est aussi un fait culturel, - puisque l'on évoque ici la culture des nations - que les femmes libres sont mises au rang des sorcières, des magiciennes, des ensorceleuses. Jeanne contemporaines, elles ne s'y sont d'ailleurs pas trompé quand l'une de leurs actions a pris pour cible la cérémonie grotesque du Front national en hommage à une statue dorée. Elles ont alors opposé l'image contemporaine de Jeanne d'Arc au mythe récupéré et vidé de sa substance mystique, donc vivante. Elles ont alors opposé le littéral : des femmes en lutte contre l'oppression ; à la littéralité : une statue allégorique d'un mythe rendu suranné par le conformisme, statue d'un mythe désactivé. Ce matin-là, l'ennemi culturel de la nation était bêlant autour d'une statue qui n'en pouvait mais, quand des femmes sur un balcon étaient brutalisées par des mercenaires. Où était l'esprit de Jeanne d'Arc ?
12 mai Il y a d'autres Jeanne.
Il y a cette jeune fille, cette jeune femme, qui s'appelait Océane et qui s'est tuée. Elle a convoqué des spectateurs via les applications qui permettent à chacun de produire sa propre émission de télé-réalité. Elle en maîtrisait tous les codes et tous les stratagèmes. Elle a écrit son drame en une seule journée, comme une performance, elle l'a organisé. Un des garçons qui la regardait parler, dans la matinée, l'a trouvée trop « mystique » pour lui. Je ne sais pas ce qu'il voulait dire, mais je crois qu'il avait raison. Et il ne sert à rien, et c'est même indécent, de se scandaliser qu'il y a des jeunes qui filment leur suicide et qui le diffusent en direct. Et il n'est même pas décent de se scandaliser davantage que ces spectacles trouvent leurs spectateurs. Il ne s'agit d'ailleurs pas de se scandaliser du tout, ni même de s'étonner, de jouer les surpris. Les supplices étaient publics et dans certains pays, ils le sont encore. Jeanne suppliciée l'était à la vue de tous. Océane était au supplice. Et ce qu'il faudrait savoir faire, c'est savoir prier.
13 mai Et pendant ces mêmes jours, pendant ce même moment, le pape était interrogé sur la place des femmes dans l'Église catholique, qui ne peuvent être ni prêtres, ni diacres. Et le pape a dit qu'ils allaient réfléchir au diaconat pour les femmes. Je ne vais pas engager, même à distance, à grande distance, un débat sociologique, un débat théologique avec l'Église sur les raisons sociologiques, sur les raisons théologiques, qui font que les femmes ne peuvent donner ni l'eucharistie, ni l'absolution. Je me contenterai de remarquer que les femmes peuvent être des Saintes, et peuvent être des martyrs. Elles peuvent évidemment être saintes et martyrs. C'est donc que l'Esprit Saint les considère, et les considère même précisément, en tant que femmes, en tant que saintes, et en tant que martyrs. On me concèdera qu'il est difficile d'imaginer qu'il puisse y avoir une Sainte sans l'intervention de l'Esprit Saint. Ainsi, tous les fantasmes séculaires d'impureté originelle de la femme, qui lui interdirait ceci et cela ne tiennent pas une seconde, si l'on considère les Saintes et les martyrs, si l'on considère Jeanne d'Arc. Alors, je fais un pari théologique, qui n'est pas risqué, qui est un pari d'évidence. Les femmes ne peuvent pas être ordonnées prêtres dans l'Église catholique parce qu'elles n'en ont pas besoin. Donner l'eucharistie et l'absolution, c'est ouvrir le chemin vers la vie éternelle, c'est donner la vie véritable. Les femmes donnent la vie, et la vie véritable. L'ordination est le palliatif inventé contre la stérilité spirituelle première du mâle. Les femmes ne peuvent pas être prêtres. Soit. Elles donnent la vraie vie et le vrai pardon et c'est tout aussi bien sinon mieux.
14 mai Jeanne d'Arc, contemporaine, est une femme qui fait autre chose que ce que l'on permet aux femmes. Elle est kurde. Elle est palestinienne. Elle est syrienne. Elle est irakienne. Elle est française aussi. Elle est dans l'Histoire et dans notre histoire. Rien n'oblige à ce qu'elle soit vierge. Il y a d'ailleurs beaucoup de femmes dans l'histoire qui ont fait pour la première fois ce qu'on ne leur permettait pas et on ne les a pas condamnées à la virginité éternelle. On a fait de Jeanne d'Arc une Sainte, et pour que ce soit plus plausible, on l'a laissée pucelle. C'est quand même curieux, cette crainte terrible de la sexualité des femmes qui fait que la sainteté ne s'entendrait qu'avec la virginité. Car, on connaît de nombreux saints à qui l'histoire n'a pas imposé cela. Avant de devenir Saint, et même Père de l'Église, Augustin connut ce que l'on nomme la débauche, et il connut tant de débauches qu'il inventa le péché originel. Il n'en demeure pas moins qu'il n'était pas vierge et que l'Église en a fait un Saint. Heureusement, il y a Marie-Madeleine, qui est Sainte parmi les Saintes, et personne n'a jamais prétendu qu'elle était demeurée vierge. Marie de Magdala, somptueuse pécheresse, est le premier témoin de la résurrection du Christ, et personne n'a demandé qu'on lui reconstruise auparavant sa virginité. En conséquence, nous nous passerons bien de la virginité de Jeanne, estimant que cela ne nous regarde pas. En fait, la virginité, c'est comme la circoncision. Il y a ceux qui considèrent l'une et l'autre sur le plan de la chair, et sur le plan de la chair, ce n'est pas grand chose, un hymen et un prépuce, c'est à peine quelques grammes et c'est vite oublié. Il y a ceux qui considèrent la virginité sur le plan de l'amour et cette virginité-là ne pèse pas quelques grammes de chair. L'armure d'amour de Jeanne n'était pas une ceinture de chasteté.
15 mai La Jeanne d'Arc contemporaine serait une femme qui se lèverait pour combattre le joug insupportable qui pèse sur la nation. Il est probable dans ce cas qu'elle serait anticapitaliste. Elle recevrait l'injonction de combattre les forces économiques et politiques iniques qui affament les peuples, qui vident les campagnes, qui empoisonnent les airs et les eaux, ces jougs qui valent bien le joug anglais du Moyen-Âge. Ainsi, Jeanne d'Arc serait anticapitaliste et écologiste.  Et ce n'est pas tout. Elle se lèverait aussi pour libérer les femmes des forces patriarcales qui les oppressent et qui n'ont jamais cessé vraiment de les oppresser. Elle serait donc aussi féministe.
Peu à peu, on cerne donc mieux les contours d'un mythe johannique revisité, et, comme le souhaitait Monsieur Macron, « réapproprié » : celui d'une héroïne transgenre anticapitaliste, écologiste et féministe. Il n'est pas certain que c'était vraiment ce qu'il avait en tête en allant participer aux fêtes johanniques avec le maire d'Orléans. Mais il est vrai que faire des choses convenues ne conduit qu'à des déconvenues.
C'est exactement pour cela que ni Péguy ni Pasolini ne sont réactionnaires ; Pasolini, parce qu'il ne mythifie pas l'Italie ancestrale et patriarcale, mais qu'il dénonce ce qui, se grimant sous des airs de liberté, se révèle en réalité une nouvelle aliénation ; Péguy, parce qu'il aurait dénoncé l'usage politique du mythe johannique en opposition à un usage mystique, qui serait le véritable et bon usage véritablement politique de ce même mythe. L'un et l'autre ne plaident pas pour des sociétés figées, tournées vers le passé. Péguy n'est pas Maurras et Pasolini n'est pas fasciste, ni communiste, ni chrétien. Mais, et Péguy et Pasolini, en tant qu'artistes, portent un regard mystique sur leur temps, qui est en fait le seul regard humaniste possible.
16 mai Il n'est pas certain que Jeanne d'Arc reprenne du service, retrouve une popularité. Quoique... Il  y a cinquante ans, après les deux guerres mondiales, les mythes guerriers n'étaient pas ceux que les gouvernants aimaient à promouvoir. Il n'y avait que le Général de Gaulle qui gardait l'idée un peu floue, mais fervente, d'une filiation johannique. La basilique de Domrémy, jadis entièrement vouée à la glorification de la chose militaire et au salut de la patrie par les armes, s'est alors dédiée à la paix. Jeanne n'était plus cette guerrière têtue qui boutait l'Anglais hors de France, mais l'héroïne qui permettait de rétablir la paix. Jeanne était devenue l'icône d'une pacification séculaire, une sorte de casque-bleu moyenâgeux. Depuis, les mythes guerriers ont repris du service et les images des magazines qui photographient les conflits du monde se plaisent à exhiber la femme militaire sanglée dans un treillis délavé. Mais, il ne s'agit pas vraiment de garder contemporain le mythe johannique. Il s'agit encore une fois de le récupérer et d'estomper son mystère.
17 mai Et puis il y a cette histoire, et puis il y a cette femme qui s'est montrée la poitrine dénudée dans l'église de la Madeleine afin de protester contre la position de l'Église sur l'avortement. Rappelons les faits en empruntant leur récit au journal en ligne Le Huffingtonpost : « le 20 décembre 2013 au matin, la jeune femme s'était dirigée, torse nu, vers l'autel de l'église de la Madeleine à Paris face à une dizaine de personnes présentes alors qu'une chorale répétait dans l'édifice. Elle portait sur le dos l'inscription « Christmas is cancelled » (Noël est annulé) et sur le ventre « 344e salope », en référence au manifeste de 343 femmes appelant à la dépénalisation de l'avortement et à la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse en 1971. Elle avait ensuite déposé des morceaux de foie de veau censés représenter l'avortement de l'enfant Jésus. » Le curé de l'église de La Madeleine a décidé de porter plainte et, puisqu'il fallait bien trouver un motif à cette plainte devant la justice des hommes, c'est celui de l'exhibition sexuelle qui a été retenu, celui de blasphème étant plus difficile à manier dans le Code pénal, qui ne le reconnaît pas. Le motif de la plainte ne pouvait donc pas être qu'il s'agissait d'une femme représentant Marie, la mère de Jésus, la poitrine dénudée, ayant procédé à l'avortement de celui qui, né, serait devenu le Christ, ce dernier étant représenté par du foie de veau. Ce qui est choquant, dans cette histoire, ce ne sont pas les seins de la jeune femme, ce n'est pas le foie de veau, ce n'est pas la représentation de la Vierge Marie dépoitraillée, ce n'est pas l'évocation de l'avortement de la Vierge. L'histoire du catholicisme regorge de mythes beaucoup plus crus que celui-là et plus violents. Et il faudrait que la foi de l'Église soit bien faible pour s'effaroucher d'une telle mise en scène. Non, ce qui est choquant, c'est que le curé de la Madeleine, qui est pourtant éduqué théologiquement, qui est armé religieusement, ait refusé d'engager le débat sur un plan théologique et religieux et qu'il soit allé chercher cette grotesque accusation d'exhibitionnisme. Il est encore plus curieux, sinon choquant, qu'il y ait eu un tribunal pour le suivre dans cette errance. La bonne réponse était que Marie, qui risquait d'être accusée d'adultère, a gardé son enfant, mais surtout, que son mari Joseph ne l'a pas répudiée. La bonne réponse aurait été qu'il y a toujours la possibilité du pardon, toujours la possibilité de l'amour. La bonne réponse du curé de La Madeleine aurait été de chanter au miracle, et de rétablir ce Noël qui avait été annulé un peu rapidement.
18 mai Et les Femen continuent leurs actions. Elles ont récemment perturbé le discours de Tariq Ramadan, entrant dans le congrès où il devait intervenir dissimulées sous une abaya, et l'enlevant ensuite pour apparaître seins nus et crier que Dieu n'était pas un politicien. Les organisateurs ont pris soin de préciser qu'elles avaient été calmement raccompagnées vers la sortie et Tariq Ramadan a déclaré que c'était un « non-événement ». Les organisateurs ont cependant déposé plainte pour exhibition sexuelle, comme le curé de la Madeleine, qui aura ainsi permis, avec l'aide d'un juge compréhensif , que l'on puisse faire l'objet d'une plainte pour avoir montré sa poitrine en public. La plainte ne vaut que si l'on est une femme. Il va de soi que si l'on est un homme, par exemple un supporter d'un club de football, montrer son torse en public est une chose admise, tolérée, et même vaguement encouragée par les fabricants de boissons alcoolisées, notamment les brasseurs. Que des prêtres catholiques n'apprécient pas que l'on vienne évoquer l'avortement de celui qu'ils déclarent être le fils de Dieu, dans leur lieu de culte, c'est compréhensible. Que des musulmans qui prônent le voile des femmes, et parfois le plus complet possible, n'apprécient pas que trois femmes viennent, seins nus, interrompre une conférence, c'est aussi compréhensible. Qu'ils s'en plaignent : on n'en attend pas moins. Mais, alors, il faut vraiment trouver une autre raison que celle de l'exhibition sexuelle. Que dit le Code pénal ? L'architecture juridique est en soi éclairante : Code pénal / Partie législative / Livre II : des crimes et délits contre les personnes / Titre II : des atteintes à la personne humaine / Chapitre II : des atteintes à l'intégrité physique ou psychique à la personne / section 3 : des agressions sexuelles / Paragraphe 4 : de l'exhibition sexuelle et du harcèlement sexuel. La seule énumération de l'architecture du Code pénal, le chemin logique qu'il faut parcourir pour aboutir à l'exhibition sexuelle, laisse entrevoir que cela n'a pas été pensé, que cela n'a pas été conçu pour punir les Femen, puisque leurs actes ne relèvent en rien de l'agression sexuelle puisqu'il n'y aucune intention sexuelle dans leurs actes. Je ne connais pas non plus de cas où elles aient atteint à l'intégrité physique des cibles de leurs actions. Certes, reste l'intégrité psychique. Leur irruption dépoitraillée a peut-être atteint psychiquement le curé de la Madeleine et les prédicateurs musulmans du Bourget. Alors, il faudrait aussi mettre en examen pour exhibition sexuelle toutes les femmes et tous les hommes qui portent des pantalons trop serrés. La difficulté est que ces pantalons sont à la mode, et que cela va nécessairement encombrer les tribunaux.
19 mai On pourrait rétorquer que les Femen sont plusieurs et que Jeanne d'Arc était seule. Certes, elle était seule à s'appeler Jeanne, mais elle n'était pas la seule femme prophétesse de son temps à entendre des voix ou à avoir des visions.  Dans un article publié dans Information psychiatrique, intitulé Jeanne d'Arc et ses voix : pathologie psychiatrique ou phénomène contextuel ?, Alexandre Baratta, Olivier Halleguen et Luisa Weiner rappellent le contexte historique de la geste johannique, où Catherine de la Rochelle a un temps disputé la vedette à Jeanne et a, elle aussi, proposé ses services à Charles VII. Ils citent aussi Marie Robine, en Avignon, qui comme Jean-Baptiste a annoncé le Christ, aurait annoncé la pucelle. Et ils nous apprennent enfin qu'il y avait dans l'église de Domrémy une statue de Sainte Catherine qui, les cheveux coupés court, quittait la maison de son mari une épée à la main.  Et puis il y a Jeanne Hachette, l'héroïne de Beauvais... Les femmes guerrières sont nombreuses. Jeanne n'était pas seule.
20 mai Je reviens à l'irruption des Femen seins nus dans l'église de la Madeleine ou celle qui est venue perturber une intervention de Tariq Ramadan, irruptions qui leur valent une mise en examen pour « exhibition sexuelle » . C'est troublant ! Qu'est-ce qui fait « exhibition sexuelle » ici ? L'article 222-32 du code pénal relatif à l'exhibition sexuelle, qui précède l'article 222-33, relatif quant à lui, au harcèlement sexuel, est ainsi rédigé : « L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. » Rappelons qu'il s'agit de l'un des articles du paragraphe consacré aux agressions sexuelles. Si l'on considère l'article textuellement, on constate qu'il évoque l'exhibition sexuelle, et non pas l'exhibition d'organes sexuels. S'agirait-il d'ailleurs d'organes sexuels qu'il faudrait prouver que la poitrine féminine est un organe sexuel. C'est certes un caractère sexuel secondaire, comme la moustache chez l'homme, mais on ne fait pas les bébés avec la poitrine. S'il s'agit donc d'exhibition sexuelle, c'est que l'exhibition en question a un objectif sexuel. Dans le cas qui nous occupe, celui des Femen, l'intention sexuelle n'est pas prouvée. Elle est même franchement exclue. La chasteté du curé de la Madeleine, comme la pudeur de Tariq Ramadan, en l'espèce, n'avaient rien à craindre. S'il fallait pénaliser désormais l'exhibition de caractères sexuels secondaires, encore une fois, les tribunaux seraient bien encombrés et les hommes devraient se raser barbes et moustaches.
21 mai Je comprends qu'il sera difficile pour les Femen d'arborer sur leur poitrine dénudée « Je suis Jeanne d'Arc », non moins que les femmes péruviennes qui, seins nus elles aussi, manifestent pour qu'on leur conserve le droit à l'avortement. Quoique le slogan pourrait fonctionner pour attirer l'attention, mais il serait très certainement compris comme une forme de blasphème. Les historiens de notre siècle retiendront cependant que au tournant des années 2010, se sont levées de nouveau des femmes, tout autour de la planète, qui ont revendiqué que leur corps n'était pas seulement un objet de fantasme masculin, et, qu'en conséquence, elles pouvaient elles aussi montrer ce corps, dans tout le détail de ses caractères sexuels secondaires, sans que cela tombe sous une loi écrite pour sanctionner les agressions sexuelles. Si, montrer ses seins relève de l'agression sexuelle, alors, il faut admettre que, morceau de corps par morceau de corps, seule la burka serait la réponse adéquate, et les islamistes fondamentalistes qui prônent cet accoutrement mal pratique ne disent pas autre chose. Si, tout, de la femme, est potentiellement objet irrépressible de désir pour l'homme, c'est l'homme qu'il faut soigner, et non la femme qu'il faut couvrir. Les féministes ont depuis longtemps posé cette équation. Mais Jeanne d'Arc ? On a voulu nous faire admettre qu'elle n'avait pu faire montre de valeur guerrière, donc de valeur supposée virile, que parce qu'elle était vierge, c'est à dire non souillée par l'homme. Ainsi, ce que l'homme transmettrait à la femme par l'acte sexuel, ce serait la féminité ? Jeanne d'Arc s'imaginait, une fois ses batailles gagnées, mère de rois et d'empereurs. Idées de grandeur ou non, elle s'affirmait bien femme et ne se vouait pas à la virginité à perpétuité, et nul doute qu'elle aurait pu défiler seins nus s'il s'était agi, une fois de plus, de déjouer l'oppression.