Prenons
un exemple : les sous-prolétaires, jusqu'à
ces derniers temps, respectaient la culture et n'avaient pas honte de
leur propre ignorance ; au contraire, ils étaient fiers de leur
modèle
populaire d'analphabètes appréhendant pourtant le mystère de la
réalité. C'est avec un certain mépris effronté qu'ils regardaient les
« fils à papa », les petits-bourgeois, dont ils se
différenciaient, même
quand ils étaient forcés de les servir. Aujourd'hui, au contraire, ils
se mettent à avoir honte de leur ignorance : ils ont abjuré leur
modèle
culturel (les très jeunes ne s'en souviennent même plus, ils l'ont
complètement perdu), et le nouveau modèle qu'ils cherchent à imiter ne
prévoit ni l'analphabétisme, ni la grossièreté. Les jeunes
sous-prolétaires — humiliés — dissimulent le nom de leur
métier sur
leur carte d'identité et lui substituent le
qualificatif d' « étudiant ». Bien évidemment, à partir du
moment où
ils ont commencé à avoir honte de leur ignorance, ils se sont également
mis à mépriser la culture (caractéristique petite-bourgeoise, qu'ils
ont immédiatement acquise par mimétisme). Dans le même temps, le jeune
petit-bourgeois, dans sa volonté de s'identifier au modèle
« télévisé »
— qui, comme c'est sa classe qui l'a créé et voulu, lui est
essentiellement naturel — devient étrangement grossier et
malheureux.
Si les sous-prolétaires se sont embourgeoisés, les bourgeois se sont
sous-prolétarisés. La culture qu'ils produisent, comme elle est
technologique et rigoureusement pragmatique, empêche le vieil
« homme »
qui est encore en eux de se développer. De là vient que l'on trouve en
eux une certaine déformation des facultés intellectuelles et
morales. |
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Dès
lors, il est loyal de se demander comment évoluerait le discours
politique, les discours politiques, si celles et ceux qui les
prononcent
se représentaient le peuple comme étant celui que l'on croise dans les
centres commerciaux, et non celui qui assiste aux meetings partisans.
Il y aurait d'abord un moment de silence, un long moment de long
silence. C'est qu'il n'est pas facile de parler pour la première fois à
quelqu'un que l'on ne connaît pas. Il faudrait ensuite rendre hommage.
Oui, il faudrait rendre hommage à ce peuple qui ne cède pas, qui ne se
résout pas à ressembler à l'image que les médias donnent de lui, et
qui, par conséquent, ne déclenche pas, en tout lieu, à chaque instant,
des guerres civiles. Et aussi des guerres de religion. Et aussi des
guerres de classe et encore des guerres économiques. Il faudrait aussi
remercier ce peuple de tous ces gestes accomplis, de tous ces gestes
donnés et de
tous ces gestes offerts dans le secret des petits gestes d'amour. Car,
il faudrait
aussi se réjouir de tout l'amour qui s'échange chaque jour, et de
l'espoir,
malgré tout, et même de l'espérance. Alors, après cela, après avoir
rendu hommage, après les remerciements et après les réjouissances,
peut-être pourrait-il y avoir le commencement, le tout premier
commencement d'un discours politique qui, pour la première fois, ne
serait pas, ne pourrait pas être un discours populariste.
Et ce discours affirmerait que ce peuple vaut mieux et davantage que ce
que la publicité en dit, et vaut mieux aussi et davantage encore que ce
que
les journaux télévisés en disent. Car, il faut s'étonner, il faut
s'étonner vraiment de la capacité de résistance du peuple à tout ce qui
veut l'avilir. |