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C'est la première page du journal de Mathieu Talence. J'ai retrouvé son carnet noir à spirale, en cuir, et les recharges de papier précédemment usées et reliées avec des trombones tortillés, cachés dans le ventre du piano à queue du grand salon. J'ouvre parfois le piano pour vérifier, qu'un peu plus chaque jour, les mites continuent de ronger les feutres des marteaux. J'en ai sorti le carnet et ses dépouilles successives.

Je n'ai pas assez de pudeur, ni d'amour propre, pour esquiver ce que Mathieu Talence pensait de moi. Le trait est juste. Je suis comme il le dit : brouillon, bavard et de passage.

Je me souviens assez bien de son arrivée dans la chaleur à peine déclinante du mois de septembre. Je devais l'attendre à l'arrêt des cars interurbains, sous l'injonction d'une lettre d'un ami d'ami qui me disait de l'accueillir. 

J'étais un peu inquiet, je ne le connaissais pas et Alep est une petite ville, dont, à peu de frais, je m'étais fait un quotidien comestible et plutôt agréable, qu'un peu plus de sauce cependant risquait de gâter. Il m'était annoncé qu'il était chercheur et écrivain : rien qui vaille.

Et Mathieu Talence est arrivé à Alep. Très brun, grand, les yeux noirs, les cheveux assez longs, la peau mate, je me suis dit d'emblée qu'on le logerait sans inconvénient chez les Arméniens au milieu desquels il ne déparerait pas. Je me suis dit aussi que la société féminine de la bourgeoisie aleppine allait pépier plus que de coutume devant les ténèbres mâles et littéraires du nouveau venu. Mais peut-être Mathieu Talence aimait-il davantage ses rêves que les femmes. Les femmes préféraient d'ailleurs très vite ses rêves à sa fréquentation.

Il s'est donc installé chez moi. Je lui ai laissé "la chambre du balcon", sans regret. Je l'ai mis là comme j'y aurais placé un meuble si précieux et si rare qu'on le regarde longuement et souvent sans pouvoir déterminer si l'on n'a pas fait de faute de goût.

Je ne serai pas le biographe de Mathieu Talence, mais j'essaierai de me faire l'éditeur des fragments épars de son carnet noir, de ces feuillets qui oscillent entre le journal, l'essai, la citation et l'ennui.

Je ne serai pas l'exégète de Mathieu Talence. Je n'ai jamais forcé la distance qu'il m'imposait. Je ne me refuserai cependant aucun commentaire, aucune note, acceptant le jeu de l'édition critique d'une oeuvre en lambeaux.

François Vermand