Plus je voyage en Syrie, plus j'admire et j'aime Volney et combien il ne cède à aucun enthousiasme, aucun babil de circonstance. Jeune homme d'à peine vingt-cinq ans lorsqu'il s'embarque pour l'Égypte en 1783, il connaît déjà "au moins autant d'arabe qu'il faut pour entendre les habitants du pays."

Son appréciation et sa description du climat sont particulièrement justes et sensibles. 
"la Syrie réunit sous un même ciel des climats différens (sic) et rassemble dans une enceinte étroite des jouissances que la nature a dispersées ailleurs à de grandes distances de temps et de lieux. Chez nous, par exemple, elle a séparé les saisons par des mois ; là, on peut dire qu'elles ne le sont que par des heures."
C'est aussi pour moi, jusqu'à présent, le ravissement du voyage syrien. Je suis saisi, pris, emporté et toute la polysémie de ces mots se joue de moi.

Je cherche, ai-je dit, des lieux de force, des bras de fer avec la mémoire et l'histoire. J'ai trouvé aujourd'hui le premier, un signal et un appel.
Je suis parti d'Alep pour rejoindre Lattaquié, sur la côte, seul. La campagne d'Alep vivait l'été mésopotamien, et la brûlure de ses champs jaunes moissonnés et poussiéreux, surveillés par d'innombrables tells arasés. Je suis entré ensuite en Méditerranée : des collines d'oliviers, de pistachiers, d'arbres fruitiers et de mamelons coiffés d'arbres anciens, lieux de repos ou lieux de culte. À ce paysage, on constate la grande cohérence de l'Empire romain. La Syrie romaine est là, et elle prolonge la plaine du Tage. C'est par goût de l'aventure et du frisson qu'elle s'égare dans les déserts de Palmyre et de l'Arabie Pétrée. Ici, le paysage est en strates et répond aux alliages de cultures des hommes qui l'habitent et le parcourent.

Du Ghab, vert et reverdi par des temps et des temps de marécages enfin drainés, je me suis élevé par une route en lacets vers le col de la station d'estivage de Slenfé, à quarante kilomètres de Lattaquié, sur l'autre versant des monts Ansarié qui culminent à plus de mille mètres. Cette route évoquait pour moi celle d'un film de Fantomas dans lequel une voiture rendue folle se projette, je crois, dans un ravin.
Alors que dans la plaine, j'avais trouvé le soleil d'un début d'automne doux et chaud, arrivé au sommet, sur la ligne de crête ouverte à cet endroit, j'ai trouvé un hiver de tourmente.

Poussés par le vent de la mer, hâlés par le formidable appel d'air de la plaine chauffée, à grande vitesse, d'énormes nuages, à peine effilochés par les rochers, se précipitaient violemment dans le gouffre. Je suis sorti, à l'instant glacé et trempé, presqu'emporté moi-même par la bourrasque ; et au spectacle immense de ce déchaînement, j'ai hurlé Son nom. J'ai hurlé l'humanité à la face de Dieu.
J'écris ces lignes maintenant coincé dans la voiture brinquebalée par le vent, ému plus que de raison.

(plus tard)

Je suis maintenant à Lattaquié. Après le col, et jusqu'à Slenfé, les nuages en attente de glissades formaient un brouillard insondable. Les phares de la voiture étaient aveuglés. J'ai roulé au pas. C'était alors un autre temps, un hiver de novembre de forêts décharnées. Il faisait nuit, comme dans le conte La Belle au bois dormant, le jour cesse à l'approche du château maléfique. Les rues de Slenfé étaient sans âme.
Puis ce fut la côte, douce et humide. J'attends François dans le salon du Grand hôtel du bord de mer qui se donne des allures de "Club Med" riant. C'est un bel endroit, convenu, de sable, de palmiers, de balustres bleues et de treillages blancs. L'hôtel est vide ou presque et je parcours de longs couloirs silencieux. Je suis fatigué, empli d'une tristesse inusitée. Je relis Volney :

"Nul pays n'est plus propre aux observations de ce genre que la Syrie. On dirait que la nature y a préparé les moyens d'étudier ses opérations. (...) Nous autres, dans nos climats brumeux, enfoncés dans de vastes contrées, nous pouvons rarement suivre ces grands changements qui arrivent dans l'air ; l'horizon étroit qui borne notre vue borne aussi notre pensée. Nous ne découvrons qu'une petite scène, et les effets qui s'y passent ne se montrent qu'altérés par mille circonstances. Là, au contraire, une scène immense est ouverte aux regards ; les grands agens (sic) de la nature y sont rapprochés dans un espace qui rend facile à saisir leurs jeux réciproques."

Mathieu Talence
 
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