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diégèse 2006 |
l'atelier du texte |
Séquence 24 |
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Séquence 26 |
Mathieu : je
peux vous raconter
ma vie, je peux faire ici ma biographie, une synthèse. Je n'ai pas
toujours été consultant en amitié. C'est récent.
Cela fait déjà quelques années, mais c'est récent.
J'ai aussi fait de la politique, avec du personnel politique, un parti
politique, une organisation politique, avec toute la machinerie
politique.
J'étais même considéré comme un expert de cette
machinerie-là, un expert de poignées de mains, de slogans,
des harangues au microphone qui ne s'adressent qu'aux médias, à
leur capacité à ne retenir des discours politiques que la
phrase, que le bout de phrase qui correspond à leur feuilleton,
à leur contribution à la machinerie et que certains d'entre-eux
appellent encore "analyse".
Et j'ai arrêté la politique. Mon nom a d'abord été cité dans la presse. Un jour, un humoriste, un des plus vulgaires, a fait son éditorial sur moi. C'était blessant. C'était cruel. C'était vrai. Alors j'ai arrêté. Je devais trouver les moyens de subsister. Je n'avais jamais vraiment pratiqué que la politique politicienne. Je ne voulais pas vendre mon influence, trafiquer mon influence supposée. Mais je savais qu'un homme politique, qu'une femme politique travaille sur un marché, sur un marché parallèle, sur le marché de l'amitié. Les coups politiques, les trahisons, les crimes politiques regorgent de ces histoires d'amitié vendues, revendues, sous le manteau, à la sauvette. Alors j'ai décidé de clarifier cela et d'inventer ces contrats d'amitié, des contrats d'amitié où tout est inscrit, tout est écrit. Cela aura été ma contribution à la mise aux normes de salubrité de la chose publique. Je ne me souviens de presque rien de la vie d'avant, de ma vie d'avant. Je ne me souviens surtout pas de mes motivations, de ce qui me poussait tout le long du jour, des jours, des jours et des jours, sans arrêt, le temps martelé par des rencontres, par des discours, par des réunions, par des émissions, de radio, puis de télévision et la lecture de la presse, de tous les journaux quand on parlait de moi, de ce que j'avais dit, et que l'on commentait ce que j'avais dit, ce que j'aurais fait. Je ne me souviens pas de ces photos de campagne sur lesquelles je vieillissais moins vite que dans mon miroir. Je ne me souviens pas de ces photos dans la presse qui prenaient un geste ou un autre quand je jetais les phrases les unes contre les autres dans une vanité bête. Je me souviens de moments de lassitude à l'arrière d'une voiture avec des sièges en cuir noir, un cuir noir à grain épais. Je me souviens de la fatigue à peine essoufflée par la nuit. Je me souviens que la ligne de vie se raidissait sans cesse. Mais je ne me souviens de rien. J'avais la vie d'un homme politique avec des jours sans tendresse, avec des nuits sans tendresse, toute une vie sans grande tendresse, toute une vie qui patine, qui chauffe et je doutais parfois de ma capacité à aimer et je doutais vraiment de ma capacité à aimer alors que le travail ne laissait rien des heures, ne laissait aucune minute, aucune seconde des heures, aucune seconde à distraire du travail pour rêver à l'amour, pour rêver à la capacité d'aimer, à la capacité d'aimer encore. Il n'y avait même plus d'éclipse. C'est ensuite que j'ai imaginé ce métier d'ami tarifé. C'est après ces jours, ces quelques jours de traque, ces quelques jours où mon nom a été prononcé des dizaines de fois dans les journaux télévisés, dans les journaux de la radio, de la radiophonie, ces quelques jours où mon nom a été écrit des dizaines de fois dans les journaux quotidiens et dans les magazines. C'est après ces jours de ce qu'ils ont appelé "l'affaire". C'était pourtant une mince affaire. On l'a déjà oubliée. Elle a fait vendre quelques journaux et quelques magazines et pendant ces quelques jours elle a été cotée sur le marché publicitaire de la radio et de la télévision. Et puis on a oublié "l'affaire". Je ne sais plus moi même de quoi il s'agissait. Je n'ai jamais vraiment su de quoi il s'agissait. C'est ensuite que j'ai imaginé ce métier d'ami tarifé. Je ne pouvais plus collaborer avec les forces de ma propre aliénation, de votre propre aliénation. Je ne pouvais simplement plus, comme disent les médias. Je me souviens de mon premier contrat. J'avais l'impression de jouer un rôle. Je ne connaissais pas encore très bien le métier et j'hésitais entre le comédien et le psychologue, l'entraîneur et l'infirmier. Ça a pourtant marché. J'avais un argument publicitaire, un argument malgré moi : on me reconnaissait dans la rue. On me reconnaissait encore dans la rue. Certains de mes clients m'engageaient pour que l'on me reconnaisse dans la rue, avec eux. Maintenant, on ne me reconnaît plus dans la rue. En fait, je n'en sais rien. On me reconnaît peut-être encore dans la rue. Mais je connais le métier. Je suis un ami tarifé, pas un comédien, pas un psychologue, pas un entraîneur ni un infirmier. Ma publicité, c'est le bouche à oreille. Ma cible de clientèle est assez étroite. Je suis un produit de luxe. Je me fais rare. J'organise la rareté. Je suis de ces produits de luxe comme ces coiffeurs célèbres qu'on emporte dans ses bagages, comme ces couturiers qu'on invite à sa table. Je suis une poule. Je suis une pute. Ce contrat, ce contrat-ci, ce contrat en cours, ce contrat que j'ai là, que j'ai accepté, le contrat que j'ai avec Gustav, que j'ai déjà depuis plus de 24 semaines avec Gustav, c'est le premier qui dure aussi longtemps, c'est le premier contrat que j'accepte pour aussi longtemps, à temps complet. Il compte des risques, notamment celui que je sois oublié quand il se finira, quand il se terminera, à son issue, à l'issue du contrat, que je sois complètement oublié comme homme politique, comme ancien homme politique et aussi comme consultant, comme consultant en amitié et je n'aurai jamais la force, jamais la force ni le courage d'imaginer encore, d'imaginer encore une fois une autre profession, une autre activité professionnelle, une autre activité de professionnel. J'ai accepté ce contrat d'amitié d'un an, d'une année à temps plein, avec toutes les exclusivités. C'est une expérience. C'est une expérimentation. Je ne ferai pas usage des clauses de rupture. Même pas le sexe. On m'a souvent interrogé sur la liberté. Je n'ai jamais pu répondre. Je ne répondrai pas. Je trouve les propos sur la liberté, la plupart des propos sur la liberté, d'une grande indigence, d'une profonde indigence. Il serait plus libre que moi, l'ami consenti, l'ami librement consenti ? L'amitié est par essence le contraire de la liberté et ne parle-t-on pas de liens d'amitié ? Quant aux souffrances de l'amour, elles ne seront pas évoquées. On m'a souvent interrogé sur l'intimité. Je ne répondrai pas. L'intimité est photographiée, glacée, vendue, achetée, marchandisée. Je vends de l'intimité contractualisée. C'est un secret de fabrique, un secret professionnel. J'ai une intimité brevetée. On m'a souvent interrogé sur le cynisme. Je répondrai. Le cynisme est gratuit. Moi, je fais payer. C'est ainsi que j'ai transformé la dialectique politique marchande en argumentaire commercial. C'est ainsi que je suis devenu un personnage et c'est ainsi que je parle, que j'existe, que j'existe pour vous, comme vous existez sans exister pour moi. |