1
|
D. |
Nous
n'avons jamais aucune adresse. Nous ne connaissons pas les villes.
Parfois,
seulement, je
remarque une silhouette inconnue. |
|
Mathieu |
Tu
connais Ispica. |
|
Gustav |
Je
connais une autre Ispica, qui serait dans le passé, qui serait
ailleurs,
qui serait dans un songe. |
|
Noëmie |
Je
remarque en effet maintenant une très grande différence entre
les deux Ispica, celle du passé et celle d'aujourd'hui. |
|
Gustav |
Ispica
ne me dira rien de plus. |
|
Mathieu |
C'est
transparent. |
|
D. |
Ce
n'est pas transparent. C'est comme
si l'écriture, encore, se vengeait de ton oubli. |
|
Gustav |
Alors
nous sommes dans un songe. |
 |
D. |
Nous
ne sommes pourtant pas un songe. |
2 |
Mathieu |
Nous
ne sommes ni un songe ni dans un songe. Il
y a parfois dans les songes un peu de tendresse rapide qui vient et qui
va, qui se prend à rire. |
|
Noëmie |
Je
me rappelles mes songes. Je
relie leur perception sans aucune interruption à tout le reste de
la vie. Il n'y a jamais de tendresse et je
ne sais plus bien ce que ce mot veut dire. |
|
Gustav |
Déjà,
tu ne sais plus. C'est
pourtant ce que tu préfères. |
|
D. |
Nous
allons prendre un peu de temps pour nous rappeler ce que la tendresse
peut
dire. J'ai pris un
petit appartement à Avola pour fêter décembre. |
|
Gustav |
J'entends
un peu ta voix mais je ne suis pas certain, pas vraiment certain de
te comprendre. |
 |
Mathieu |
Sur
tout cela, quel est
votre sentiment aujourd'hui ? |
3 |
D. |
Sur
tout cela, je n'ai pas de sentiment. Je n'ai réfléchi que sur
la déception. |
|
Gustav |
C'est
clair. |
|
D. |
Je
n'ai que les mots
de
ce carnet de voyage et
je ne dois pas douter si peu que ce soit de leur vérité. |
|
Mathieu |
Il
y a tant de déception. Et
pourtant, c'était prévisible. |
|
Noëmie |
Mais
tu sais, on n'écrit pas un texte, il
se révèle. |
|
D. |
Je
ne sais pas s'il s'est révélé. Je sais cependant que le
texte va s'arrêter devant moi, et au moment où je le perds
presque, je le continue encore, je le pousse un peu avec le pied et il
continue à avancer. |
 |
Gustav |
Le
texte est comme
ces mécaniques de jouet qui continuent de donner aux jouets
cassés des soubresauts aléatoires et d'autres tressaillements. |
4 |
Mathieu |
Cependant,
nous ne sommes pas non plus des jouets. Nous existons vraiment et je
trouve cela très bien. |
|
Noëmie |
J'existe
vraiment car je sais ce que je dis et je le comprends aussi. Je
ne me rappellerais d'ailleurs pas
un rôle qui ne consiste qu'à dire sans comprendre. Je
ne peux pas en permanence analyser le texte de mes répliques avant
de les dire. La
nécessité
de l'action ne nous accorde pas toujours de délai pour un examen
si exact. |
|
Gustav |
Et
si l'on va tout
doucement. |
|
Mathieu |
Nous
parlions de toi sans que tu le saches vraiment. |
|
Gustav |
Ne
parlez pas de moi, je
voudrais seulement voir
la mer, seul et silencieux et dans votre silence aussi, dans ce
complet
silence que vous feriez sur moi. |
|
D. |
Ne
vous disputez pas. je sais qu'il
faudra bientôt balayer toutes les cendres de toutes ces histoires
déchues. Je le ferai et vous laisserai le silence et le sens
du silence. Je ferai cela l'année prochaine. |
 |
Gustav |
C'est
déjà un soir de l'année prochaine. |
5 |
Mathieu |
C'est
un soir de l'année prochaine et il
prend la couleur des murs. Nous sommes près de l'Etna et la
chaleur de l'Etna ne demande rien. |
|
Noëmie |
Combien
de temps encore, à regarder ce rien ? |
|
D. |
Je
vous dirai un jour le
but que j'ai poursuivi et quand
vous connaîtrez la raison de mon projet, vous cesserez de craindre
le rien, et le vide aussi. |
|
Mathieu |
Mais
encore ? |
|
D. |
Je
peux déjà vous dire que c'est pour cela que nous avons pris
la route de
l'histoire,
route du souvenir et que nous racontons cette histoire, que nous
entrons
dans cette fiction. |
 |
Gustav |
Mais
moi je suis parti parce que je
ne voulais plus être le support d'aucune fiction et cela, à
jamais. |
6 |
Mathieu |
Il
ne peut y avoir qu'une seule signification à notre voyage. Il
va falloir arbitrer. |
|
Gustav |
Il
peut y avoir plusieurs significations à notre voyage, comme
dans un conte pour enfants. |
|
Noëmie |
Il
y a au moins deux vérités et c'est à nous de comprendre
et de montrer et aussi de démontrer ces
deux vérités. Elles sont cachées mais elles sont presque
toujours cachées. |
|
Mathieu |
Il
pourrait y avoir deux vérités et même plusieurs si
nous étions dans le
début du temps. Mais nous sommes dans la fin du temps. Non pas
la fin des temps, seulement la fin du temps qui nous est donné ici,
pour ce voyage et pour cette fiction qui n'est pas une fiction. |
 |
D. |
Mais
nous sommes encore dans
le temps en train de se faire. Je me promène encore comme si
c'était le début du voyage et je
remarque des démarches, des solitudes qui se cachent. Je savoure le
calme encore qui volette autour de moi. Je
me promène le long de la dernière baie, jouant gentiment
avec le paysage magnifique. C'est encore le tout début de
l'histoire. |
7 |
Mathieu |
C'est
encore le début de l'histoire mais je
n'ai aucune conviction que l'on saura dire
ce qui s'est passé. |
|
Noëmie |
On
peut tout oublier mais on
ne saurait toutefois proposer cela. |
|
Gustav |
Il
n'y a plus de voyages dans ma mémoire. |
|
Mathieu |
Je
crois pourtant que tu
te souviens encore. Il faut seulement que tu arrêtes le
compte à rebours de ta mémoire. |
|
Gustav |
Il
n'y a plus de voyages et il n'y a plus de souvenirs de voyages. Il
n'y a que de
nouvelles
absences. |
 |
D. |
J'ai
essayé de faire un texte de ces voyages et des absences de tes
souvenirs
mais c'était
une hallucination textuelle. |
8 |
Mathieu |
C'est
vrai. C'était tard,
c'était trop tard, rien ne disait plus que tu pouvais revenir à
la mémoire. Dès lors, est il vraiment nécessaire
de continuer
toujours cette marche insensée qui ne dit plus rien ? |
|
Gustav |
Si
je n'ai plus de mémoire, je peux essayer le rêve. Sa
connaissance est plus facile que beaucoup d'autres. |
|
Noëmie |
Je
ne me sers pas de toi pour rêver. Rien ne dit que le rêve
ne se nourrit pas de la mémoire. |
|
Mathieu |
Rien
ne le dit vraiment, en effet. Je crois savoir que tu es déjà
venu ici. |
|
Gustav |
J'y
suis venu souvent. La dernière fois, je
n'y étais pas venu depuis plusieurs années et je ne reconnaissais
déjà plus
rien. |
|
Mathieu |
J'y
suis venu aussi une fois. C'était
dans les années soixante. |
|
Noëmie |
Je
crois que nous n'allons nulle part. |
 |
D. |
Ils
ne vont nulle part, pas même dans une boucle qui les conduirait à
revenir, à revenir vers ce qu'ils ont dit, vers ce qu'ils ont fait. |
9 |
Mathieu |
Je
crois que je ne supporte plus ce
temps d'allers et de retours, d'allers lents et de retours brusques, en
arrière, à toute allure, en arrière. |
|
Noëmie |
Mais
il y aurait plus simple. Nous pourrions rechercher toute
la mémoire de toutes les vies. |
|
Gustav |
Et
moi je
pourrais crier avec les âmes mortes de destinées oubliées. |
|
Mathieu |
Je
n'entends pas ta voix. |
|
Gustav |
Mais
encore ? |
|
Mathieu |
J'entends
le vent. Le vent
joue
avec le plateau calabrais de Vibo Valentia, courageusement, lui. |
|
Noëmie |
Nous
ne nous souvenons pas par
des raisons tirées seulement de notre propre esprit. |
 |
D. |
Et
parfois notre propre esprit est sans raison aucune. |
10 |
Mathieu |
Notre
propre esprit, sans raison aucune ignore que le
temps passe. |
|
Noëmie |
Les
sentiments veulent lui prouver
de toutes leurs forces la vérité du temps qui passe,
mais ils n'y parviennent pas. |
|
Gustav |
J'y
parvenais parfois avant
le début de ma nuit. |
|
Mathieu |
Et
dans tes nuits, il
y
a encore la question du sommeil. |
|
Noëmie |
Toujours
et encore le sommeil. Il y a le rêve aussi et il
y a dix ans, le rêve était plus fort. |
|
Gustav |
Je
crois que le solstice arrive et que mes souvenirs rallongent. |
 |
D. |
Tu
as perdu le souvenir et ton
souvenir me manque pour écrire ce texte. |
11 |
Gustav |
Nous
sommes juste à
la frontière folle du nord italien, quand le sud cesse d'être
le sud dans une mémoire troublée. Je
ne me rappelle rien d'autre. |
|
Mathieu |
Tu
te rappelles un
peu mieux sans doute que tu ne le penses. |
|
Noëmie |
Je
sens que la
critique
pointe. |
|
Mathieu |
Il
n'y a pas de critique. Il
faut réapprendre le sens des mots et regarder
mieux et plus longtemps. |
 |
D. |
Le
sens, les mots... Personne
jusqu'à présent n'a pu démontrer ces deux points. |
12 |
Mathieu |
Je
ne sais pas si les mots peuvent vraiment résoudre
toutes sortes de difficultés. |
|
Gustav |
Il
y a la difficulté de la mémoire et il y a la difficulté
de la vie et avec
la
fin annoncée, de la mémoire et de la vie, vient
aussi la nostalgie, revient la nostalgie. |
|
Noëmie |
Cette
difficulté-là, je
l'ai enfin attrapée. et de cette difficulté-là, je
ne sais rien encore. Je me promène encore, mais je
vais trop lentement, enfermée dans la lenteur et avec une
envie froide de prendre le froid avec moi. |
|
Mathieu |
Pourtant les
rues ont marqué tout leur attachement aux promenades nocturnes et
à leurs déambulations imprécises. |
 |
D. |
Ce
n'est rien, c'est
bientôt
Noël. |
13 |
Gustav |
C'est
bientôt Noël et plus que quelques jours enfin, avant
que la nuit soit vraiment longue. |
|
Mathieu |
Je
ne sais plus ce que tu dis vraiment. La nuit, c'est ce
que tu préfères vraiment maintenant. |
|
Gustav |
Mais il
y a aussi le
jour qui arrive et dont je ne saurai rien. |
|
Mathieu |
Et
puis la
vie qui passe et ses espoirs déçus et ses espoirs à
venir. Je regarde les passants qui ne savent rien. Pourquoi
sauraient-ils que je voyage pour une ombre ? |
|
Noëmie |
Mais
vous allez voir. J'ai des idées et j'ose
maintenant les proposer pour de très certaines et très évidentes
démonstrations. |
 |
D. |
Je
veux bien des idées, certaines et démontrées car je
n'ai pas d'idées, ni certaines, ni démontrées. |
14 |
Mathieu |
Ce
n'est pas possible que tu n'aies plus d'idées. |
|
D. |
Je
ne sais pas pourquoi il faudrait encore que j'en revienne aux
explications
habituelles. |
|
Noëmie |
Tu
vois, tu pourrais parler un
peu plus librement. Je
le propose vraiment. |
|
D. |
Cessons
de parler de nous. Nous sommes à Agropoli et Agropoli
cherche encore Enée et la mer se couvre certains soirs de toutes
les voiles de la mythologie. Nous pouvons avoir l'ambition
d'ajouter
de la mythologie à la mythologie. Je sais seulement que le
temps revient. |
 |
Gustav |
Moi
je ne sais rien d'autre que ce désir
de froid. |
15 |
Mathieu |
C'est
le premier jour de froid ici. Il
faudrait faire attention. |
|
Noëmie |
Il
faudrait encore davantage
faire attention et avoir pourtant un
esprit entièrement libre de cette attention. |
|
Gustav |
Je
vais aller dormir puisque c'est comme ça. |
|
Mathieu |
Je
vais me promener. Ce
sont encore des lumières et des sons qui me font échapper
à ton absence et je m'échappe vraiment. |
 |
D. |
Moi je
rentre à l'hôtel, accablé de désoeuvrement,
sans texte et sans phrases parce
que mes phrases ne
contiennent absolument rien. |
16 |
Mathieu |
Que
dis-tu de tout cela, et de ton silence aussi ? |
|
D. |
Je
ne sais pas moi. |
|
Gustav |
Je
peux refuser l'oubli. Je
me rappelle le matin dans
le froid encore plus fort. |
|
Noëmie |
Entre
l'oubli et la mémoire, il y a le souvenir, il
y a en outre cette différence entre le souvenir et l'impression
du souvenir. |
 |
D. |
Nous
devrions arrêter de voyager et rester
un peu dans la réalité des jours. C'est
la voiture qui rend inquiet, qui ferme les regards, entièrement. |
17 |
Mathieu |
Nous
ne pouvons pas arrêter de voyager. Ce
n'est pas maintenant qu'il faudrait qu'il se passe quelque chose. |
|
Noëmie |
Selon
les dernières mesures, il s'est quand même passé
quelque chose. Mais il ne peut pas se passe quelque
chose qui en vaille la peine si vous ne m'aidez pas. |
|
Gustav |
Et
puis... Je te
regarde. La
nuit est plus sombre soudain. Je
retrouve ta dureté. |
 |
D. |
La
nuit est plus sombre. Elle
vient comme une attente, comme une attente dure. Nous sommes une
variation
à l'infini. |
18 |
Mathieu |
On
ne sait pas ce que l'on fait et on
ne sait plus ce que l'on ne fait pas, n'est-ce
pas ? |
|
Gustav |
Même
pour vous, il
n'y a pas vraiment de souvenirs. |
|
Noëmie |
Moi je
ne doute pas qu'il
se passe bien quelque chose. |
|
Gustav |
Il
se passe quelque chose comme l'attente
de catastrophes sans appel. La
mémoire devient encore floue. |
 |
D. |
S'il
se passe quelque chose, ça
va finir par lâcher. |
19 |
Gustav |
Alors
on verra plus tard. |
|
Mathieu |
Plus
tard, il n'y aura
plus
personne au monde. L'idée
est un peu désagréable. tant
de fatigues fatiguées pour une disparition programmée. Je
pourrais pleurer. |
|
Noëmie |
Cela
n'empêche pas le temps de passer. |
 |
D. |
J'ai
changé. Toi
aussi. |
20 |
Noëmie |
Je
n'ai pas changé. J'en ai assez. Je ne veux plus répéter les
mots d'une histoire incompréhensible puis rester silencieuse le
reste de la journée. |
|
Mathieu |
Tu
te souviens de ton impatience quand tu voulais vite rejoindre d'autres
lieux ? |
|
Noëmie |
Il
y avait alors trop d'espoir. C'est
vous-mêmes qui l'avez éteint. |
|
Gustav |
C'est
si émouvant. |
|
Noëmie |
C'est
comme si j'avais perdu la vie et c'est comme si je devais revivre et
c'est
comme si je devais réinventer la vie. |
 |
D. |
Il
n'est même pas, même plus nécessaire de commenter, de
s'interroger. |
21 |
Mathieu |
Tu
peux commenter malgré
tout, seulement pour annoncer la suite du texte, seulement
pour en donner un avant-goût. |
|
Gustav |
Tu
ne peux pas nous laisser comme
s'il fallait s'arrêter, comme s'il fallait s'arrêter bientôt,
à la fin du voyage. |
|
Noëmie |
Je
sais que ce
ne sera que le soir, que le dernier soir que
je comprendrai vraiment le voyage. Ce
sera encore la nuit. Ce sera le
temps de la fête. |
|
Mathieu |
Déjà le
plaisir de la route s'efface. Déjà, il n'y a plus vraiment
de voyage. |
 |
D. |
Je
voulais arrêter mais vous ne voulez pas. J'ai
donc une autre idée. |
22 |
Mathieu |
Quoi
? Il n'y a presque
plus
rien à dire. |
|
D. |
Dans
la soirée qui arrive, tu regarderais ces mots comme un nouvelle
lecture. Ce serait un texte nouveau pour une histoire nouvelle. |
|
Noëmie |
Je
m'en vais aussi bientôt. Je ne vais pas rester plus longtemps
à Orbetello. Je n'ai plus de temps pour les histoires, et même
pour les histoires nouvelles. |
|
Gustav |
Le
froid dérange un peu. Je
vais toujours à Orbetello en hiver, regarder les bateaux qui partent
un peu plus loin, Venise sans canaux, ville sans joie qui se rapproche
lentement de la terre. Je veux bien rester ici. |
 |
D. |
J'avais
prié, dans ce discours, tous ceux qui trouveraient en mes écrits
quelque chose qui soit digne d'être repris de daigner m'en avertir.
Face
à l'avenir, on peut faire le pari, c'est facile de faire le pari
face à l'avenir, que certains ont eu raison, auront eu raison et
que d'autres ont eu tort. Certains auront eu tort de rester à
Orbetello, d'autres d'écrire de nouvelles ou de vieilles histoires. |
23 |
Mathieu |
C'est
curieux, c'est amusant. Il continue d'écrire son texte, la
journée entière passée dans les souvenirs, toujours
et encore. |
|
Noëmie |
Il
n'y a non plus rien d'autre qui lui appartienne effectivement. Le
texte se cache un peu, pas trop. Et
pourtant, ça doit continuer et pourtant ça continue, comme
si c'était le dernier jour de quelque chose, comme s'il fallait
se dépêcher avant que quelque chose ne meure. |
|
D. |
J'ai
commencé à écrire quand j'ai compris que j'étais
une chose pensante. |
 |
Gustav |
Et
moi je ne me souviens de rien et son texte ne m'aide en rien au
souvenir. |
24 |
Mathieu |
Cette
écriture, c'est du bricolage. |
|
D. |
Je
sais que je pourrais avoir l'idée
d'une chose plus parfaite. |
|
Noëmie |
On
peut choisir les phrases que nous voulons garder et puis choisir les
phrases
que nous voulons jeter. |
|
D. |
Il
ne s'agit pas
de telle
ou telle phrase. Il s'agit plutôt de retrouver de
très anciennes empreintes de pas. |
|
Mathieu |
Avec
toi. |
 |
Gustav |
Nous
sommes arrivés loin de l'été étrusque et des
étranges rassemblements sur les plages. J'ai
pu distinguer un peu de la campagne alentour. Elle ne me dit rien
de
plus que l'absence définitive du souvenir. |
25 |
Mathieu |
C'est
en parlant davantage que les souvenirs pourraient revenir. |
|
Noëmie |
En
parlant doucement pour ne pas réveiller les fantômes. |
|
Gustav |
Je
me souviens de la zone industrielle et commerciale de Calenzano ou de
Capalle.
Ce sera peut-être mon seul souvenir. C'est
mon cadeau de noël. Est-ce vraiment un souvenir ? Je
ne sais. |
|
Mathieu |
Ce
n'est pas si important. |
|
Gustav |
Je
croyais que c'était important. Je
tentais encore d'entretenir un peu d'amitié. Rien
ne m'oblige à me souvenir. Je
ne m'étais obligé qu'à être avec vous. |
 |
D. |
Vous
ne pouvez pas vous chamailler ainsi en utilisant des
arguments empruntés aux lieux communs. Importants ou pas
importants,
les souvenirs sont ainsi, que l'on s'en souvienne. Je me souviendrai
que
nous avons appris hier la mort d'Harold
Pinter, parrain avéré du projet des personnages. |
26 |
Mathieu |
Si
même Harold Pinter est
mort, nous ne
savons
plus très bien désormais ce qui nous oblige, si nous sommes
obligés, si nous avons été obligés. |
|
Noëmie |
Nous
avons pourtant toujours su que nous étions comme un
texte enlevé de toute carte, incompréhensible
et infini. |
|
Gustav |
Cela
ne nous oblige en rien au devoir
de mémoire. |
|
D. |
Je
pense à d'autres voyages. |
|
Mathieu |
Encore. |
 |
D. |
Celui-ci ne
va plus durer longtemps. Je
me méfie désormais de
ces pages qui recèlent une fin. Nous n'avons d'autre obligation
que de ne jamais terminer ce texte. |
27 |
Mathieu |
Et
les mots ne nous manquent pas, ne nous manqueront jamais, même
si nous n'avons pas
construit d'histoire. |
|
Noëmie |
Cependant, après
une première expérience, il faut changer
de sujet, j'en
suis
certaine. |
|
D. |
La
route ne m'a pas semblé longue et nous avons encore toutes
les plages, toutes les routes. |
 |
Gustav |
De
ce voyage d'une année, je
me souviens d'une course qui ne s'arrête pas et de mots qui sont
jetés comme on jette des pierres dans l'eau, avec un peu de jeu,
un peu d'oubli et puis rien. |
28 |
Mathieu |
J'ai
l'impression d'avoir déjà entendu cela dans une chanson.
Une de ces chansons dont on fredonne le début sans
se soucier de comprendre la suite. |
|
Noëmie |
Les
chansons relèvent d'un
autre imaginaire. |
|
Mathieu |
Tu
ne manques jamais une occasion
de chicaner. |
|
D. |
Une
chanson peut être quelque
chose de ferme et de durable. |
|
Gustav |
J'ai
marché dans le froid, sentant comment il peut encore mordre.
Je suis désormais décidé
à revenir à Paris. |
 |
Mathieu |
Il
ne faut pas craindre le froid. C'est
terminé aujourd'hui. |
29 |
Gustav |
Il
ne fait plus très froid mais la
pluie est partout sur la côte ligure, elle imbibe la fin de ce voyage. |
|
Mathieu |
Quand
je regarde la pluie, je
n'y vois plus qu'une grande douceur. |
|
Gustav |
Tu
fais semblant. Tout
fait semblant. J'ai quelque
raison de douter du froid et de la douceur de la pluie. On dirait
une
chanson. |
|
Noëmie |
Un
jour comme celui-là... |
|
D. |
Il
y a juste un an déjà... |
|
Gustav |
Je
regarde la vie et ce voyage défavorablement.
J'ai des raisons pour cela. |
|
Mathieu |
On
ira où tu voudras quand tu voudras. |
 |
Noëmie |
Moi
aussi j'ai des raisons de ne plus douter et il
se peut que je réussisse à en persuader aussi d'autres par
les mêmes raisons que celles qui m'ont persuadé. |
30 |
Mathieu |
J'ose
espérer qu'il viendra difficilement à l'esprit des autres
quoi que ce soit. |
|
Gustav |
Tout
peut devenir doute et même le temps qui passe. Regarde, plus
personne ne semble croire à ces années qui passent. Mais le
soir revient encore pour
que je puisse repartir dans les
rues de Bordighera. |
|
Noëmie |
Cependant,
il ne faut pas
laisser dériver le temps. |
|
Mathieu |
On
peut même douter de son corps. Et
ces mains elles-mêmes, et tout ce corps, mon corps, quelle raison
pourrait-il y avoir de les nier ? |
|
Noëmie |
Cependant,
il faut douter de son corps pour pouvoir imaginer ce que peut être
l'esprit. |
 |
D. |
Mais
on ne peut pas douter du texte. Même cette
année qui s'achève et qui dit que le désespoir existe
est devenue un texte, qui va s'arrêter et qui va continuer sous un
autre forme, sous une forme infléchie et l'ailleurs
du texte, sans doute, reprendra
sa place. |
31 |
Mathieu |
Il
doit bien y avoir un peu de sens qui se cache dans tous ces mots de
toute
une année. Ce
n'est pas non plus complètement stupide, ce voyage, ces paroles.
Il y aura toujours des objections. |
|
Gustav |
Descartes
dirait qu'il ne faut rien dire avant d'avoir examiné l'ensemble
de ces objections et de leurs solutions. |
|
D. |
Moi
je vais continuer le texte. Je
n'évoque pas l'année écoulée, le texte n'est
pas rétrospectif, déjà rétrospectif, ni même
introspectif. Mais
à présent en tout cas c'est avec des yeux éveillés
que je regarde cette feuille. |
 |
Noëmie |
Quant
à moi, je suis sur le
balcon tiède du studio de l'hôtel Le Corbusier de Marseille. Je
pars dans un voyage qui pourrait bien continuer longtemps. C'est
la vie devant moi maintenant qui est là. |