février 2008 |
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vers
le mois
de mars
2008 |
1 |
D. |
Ils sont à Alessandria. |
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Noëmie |
Nous sommes à Alessandria. |
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D. |
C'est la même chose. |
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Noëmie |
Ce n'est pas la même
chose. tu es aussi à Alessandria.
Tu es aussi là, avec nous, et tu peux même avoir le
souvenir de la tempête de 1994 et des inondations. |
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D. |
Je ne sais pas de quoi tu
parles. Je ne crois pas avoir le courage d'être avec vous à Alessandria. |
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Mathieu |
C'est toujours le courage
qui manque. C'est
d'abord le courage qui manque pour aller et continuer tous les jours à
marteler ces idées sinueuses. Le
courage de considérer le passé ou le courage, plutôt
le courage de considérer le souvenir. |
|
Gustav |
C'est
tous les jours comme ça. On
pourrait sans doute penser autrement. |
2 |
Mathieu |
J'ai
hésité à venir dans cette ville... Pavie : le jeu
de mot était trop facile. On nous a appris petits le nom de la ville
comme une défaite. |
|
Gustav |
Et
le temps passe. |
|
Mathieu |
Je
ne vois plus les yeux fermés le même paysage. Je regarde
vers le pont, l'antique pont de Pavie, je regarde vers ce pont où
des enfants bruns, l'été, ont la même couleur que le
limon doré. |
|
Gustav |
Et
le temps passe. |
|
D. |
On
pense toujours que ça va s'arrêter. |
|
Gustav |
Et
le temps passe. |
|
Noëmie |
Tu
ne pourrais pas faire semblant de t'intéresser un peu à
ce que dit Mathieu. Il regarde les yeux fermés. |
|
Mathieu |
Et je voyais un
corps qui m'apparaissait en s'offrant tout à l'heure avec ces
modalités,
et maintenant avec d'autres différentes. |
|
D. |
On
pense toujours que ça va s'arrêter. |
|
Noëmie |
Arrêtez où
je vais compter
les moutons en Australie. |
|
Gustav |
Et
le temps passe. |
3 |
Mathieu |
Et le temps passe et nous
sommes
toujours à Pavie. J'ai froid. Je
croyais l'hiver fini et il m'a pris à revers. |
|
Gustav |
Je me souviens de Pavie
comme tu te souviens de Pavie, et sur le pont, l'idée
pâle d'une rencontre. |
|
Mathieu |
Je me souviens de Pavie
comme tu te souviens de Pavie. |
|
D. |
Et
pourtant, ils ne se souviennent pas vraiment, comme je ne me souviens
pas
vraiment, comme je ne me souviens pas. |
|
Mathieu |
C'est vrai. Je ne me
souviens
pas. Je ne me souviens pas vraiment. Je
ne me rappelle déjà plus ce que je viens de faire. Je
n'arrive plus à imaginer. |
|
D. |
Mais cette
compréhension ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. |
|
Noëmie |
Descartes. |
|
Gustav |
Qu'est-ce
que tu sais du
monde
aujourd'hui ? |
|
Mathieu |
Je sais que le
pont de Pavie peigne l'eau et sourit. |
|
Noëmie |
Vous
ne m'attendrez même pas. |
4
|
Gustav
|
Mais si nous allons
t'attendre.
Nous ne serons pas loin. Nous sommes déjà à Casalpusterlengo.
Je regarde par la fenêtre de la chambre. On
ne dit rien dans les guides touristiques de cet édifice là,
qui n'est même plus la mémoire de rien. |
|
Mathieu |
Je regarde aussi par la
fenêtre de la chambre et Je
pense à ces malheurs discrets que l'on imagine toujours
quand on regarde de la fenêtre d'une chambre d'un hôtel. |
|
Gustav |
Il
y a des images de villes, des rues, des toits, comme dans toutes les
villes. |
5 |
D. |
Ils sont à Lodi. |
|
Noëmie |
Nous sommes à Lodi. |
|
D. |
Lodi,
comme un vieux souvenir qui tangue sur un souvenir d'amour. |
|
Gustav |
Nous sommes à Lodi.
Je suis déjà venu. Je me rappelle la lumière. La
lumière était filtrée et blanchie. |
|
Mathieu |
Allons plus loin. Je
préfère
que personne n'entende ce que nous dirons. Il
y a d'autres personnes aux autres tables de la trattoria mais il y a
encore
des tables vides, il y a encore quelques tables libres. |
|
D. |
Pourquoi
faut-il que personne ne nous entende ? |
|
Mathieu |
C'est
trop long à expliquer. |
|
Gustav |
Je
regardais. Je regardais ce jour-là à Lodi.
Personne
n'a remarqué ma fascination. |
|
Noëmie |
Or
ce qu'il faut remarquer, c'est que sa perception n'est pas une vision,
ni un toucher, ni une imagination. |
|
Mathieu |
Il
faudrait juste pouvoir pleurer comme ce jour-là. Pleurer, comme une
idée qu'il n'y a rien de mal, que c'est comme ça, que c'est
mieux comme ça, que cela viendra plus tard. |
|
Gustav |
Je
n'aime pas vraiment les voyages. |
6 |
Mathieu |
Mais tu te souviens de quoi
? Mais tu te souviens de qui
? |
|
Gustav |
Je me souviens à Caravaggio
comme je me souviens à Lodi, et
je ne me souviens pas bien. C'est Comme
le souvenir d'un souvenir et comme on va en deuil sur la tombe des jours. |
|
D. |
Mais Caravaggio n'est pas
Lodi et il est plausible
que dans une ville qui porte un nom de peintre, on trouve encore
des fantômes. |
|
Noëmie |
Tutto
il divertimento che potete immaginare. |
|
Mathieu |
Ça
reste assez confus. |
|
Gustav |
Le souvenir est si confus
qu'il laisse de la
place
pour la colère. Le
souvenir est un divertissement, une sorte de jeu vidéo personnel,
un jeu interactif dont il s'agit d'éprouver la jouabilité. Mais
je m'étonne alors de voir combien mon esprit est enclin aux erreurs. |
|
Noëmie |
Descartes. |
|
D. |
Je m'en doutais. |
7 |
Mathieu |
Essaye de te souvenir
encore. |
|
Gustav |
Je ne peux plus me
souvenir.
Je ne peux plus jamais me souvenir. |
|
Mathieu |
Essaye encore une fois. |
|
Gustav |
Je
suis là, et nous rions, et j'imagine ma voix. |
|
Mathieu |
Oui, nous sommes déjà
venus. Et avec qui étions nous ? |
|
Noëmie |
Il écarquille
les yeux pour masquer l'absence du sens. |
|
D. |
Sont-ils
dans le sens ou en-dehors du sens ? |
|
Gustav |
Ça
ne finira donc jamais ? |
8 |
Mathieu |
Cela finira quand la terre
aura fini de trembler or on
découvre que la terre tremble presque tous les jours. |
|
Gustav |
La terre. J'ai
cru la connaître par le sens externe lui-même ou du moins par
le sens commun, comme on l'appelle, c'est à dire par la puissance
imaginative. |
|
Noëmie |
Tu veux que je dise que
c'est Descartes. Mais c'est une citation tronquée et Descartes parlait
de la cire et non de la terre. |
|
D. |
Tu peux dire ce que tu
veux.
Moi, je
peux, comme on improvise sur un piano, t'improviser ces chorus de texte
tous les jours et autant que je le souhaite jusqu'à l'infini des
mots et de la ponctuation qui revient, virgule après virgule. |
|
Gustav |
Et je ne me souviens
toujours
pas. Pourtant, j'ai
pensé à toi aujourd'hui avec cette envie de pleurer qui prend
à la lueur du temps passé. |
|
Mathieu |
Mais tu as pensé
à qui ? |
|
Gustav |
Je ne sais pas. Je ne me
souviens pas. Mais j'ai pensé à quelqu'un dont le
manque d'amour me courbe et me fléchit. Je ne sais pas qui. |
9 |
Mathieu |
Mais
qu'est-ce qui s'est vraiment passé
? |
|
Gustav |
Je ne sais pas. Je ne sais
justement pas. Sans doute, de
temps en temps, la vie... |
|
Mathieu |
Mais parfois tu sembles
te souvenir. Tu dois t'accrocher à cette perception, à cette
première perception. |
|
Noëmie |
Vraiment,
il serait absurde d'en douter. Qu'y avait-il en effet de distinct dans
la première perception ? |
|
D. |
Vous pourriez aussi le
laisser
tranquille, le laisser ajouter
une soirée blanche à une journée blanche, le laisser
regarder l'aspérité
douce des montagnes et les
coutures de l'Italie sur la boursouflure des Alpes. |
|
Gustav |
De
temps en temps la vie. Juste cela. Juste cela et de temps en temps. |
10 |
Mathieu |
Il
faudrait rentrer ou alors, vraiment, aller dans n'importe quelle ville
et accrocher des souvenirs aux lampadaires, mais ce serait une
facilité,
ce serait une grande facilité. |
|
D. |
Ce n'est pas ce que nous
avons décidé. Nous allons suivre, jour après jour,
ville après ville, la route de ce souvenir, de son souvenir perdu. |
|
Noëmie |
Se souvenir, c'est pouvoir
arrêter quelque chose qui passe, quelqu'un qui passe. |
|
Gustav |
Je
sais déjà arrêter les petites joies, les murmures entendus,
les soupirs, la vie qui passe avec les autres et leurs regards qui
s'embrassent,
qui donnent du bonheur, une idée du contemporain. |
|
Noëmie |
Ça
peut faire l'affaire. |
|
Gustav |
En
fait je crois me souvenir, je crois bien me souvenir que je
n'étais pas content mais abasourdi du temps qui avait passé,
et combien c'était prévisible. Il
aurait sans doute fallu que je parte plus tôt sur ses traces. |
11 |
Mathieu |
C'est encore l'enfance. Encore,
l'enfance. |
|
Noëmie |
L'enfance, encore. |
|
D. |
C'est l'enfance et
l'impossibilité
de l'enfance. C'est l'impossibilité de dire l'enfance. dire l'enfance,
c'est dire
que ce n'est pas possible, pour dire l'impossibilité première
et que de cette impossibilité première-là, viennent
toutes les autres impossibilités. |
|
Noëmie |
C'est
à peu près la même chose. |
|
Mathieu |
Je
devrais maintenant sortir de nouveau la vieille histoire secrète. |
|
Noëmie |
Cela lui ferait encore
trop
de mal. |
|
Mathieu |
Qu'est-ce que tu as fait
? |
|
Gustav |
Je
suis allé regarder une exposition et j'ai tenté de m'intéresser
un instant aux dessins qui défilaient devant mes yeux ébahis
de fatigue. Je
ne sais pas comment je suis rentré. Je
l'oublie, plongé dans cette fiction réelle qui me fait aujourd'hui
marcher le long du lac de Côme. |
|
Mathieu |
Et qu'est-ce que tu as vu
? |
|
Gustav |
Il
est possible que je n'aie même pas d'yeux d'avec lesquels voir quoi
que ce soit. |
|
Noëmie |
Descartes. |
12 |
Gustav |
Bellagio,
le bel âge, qui donne la patience pour écrire et rassembler
tous les indices épars qui ne disent pas grand chose. |
|
Mathieu |
Est-ce que tu avances dans
le souvenir ? |
|
Gustav |
Je
ne sais plus ce qu'est la mémoire. |
|
Noëmie |
Ça
s'en va et ça revient. |
|
D. |
C'est élégant.
C'est malin... |
|
Noëmie |
C'est
mesquin mais je sais que c'est une vengeance efficace. |
|
Gustav |
Il
s'agit de solitude, mais il s'agit aussi, il s'agit surtout de poser
cette
existence, de placer cette envie d'existence. |
|
D. |
Les
méandres de son histoire se perdent dans la diégèse
sinueuse. Bellagio. L'écriture. La promenade, absence,
au crime de son manque. |
|
Gustav |
Quel que soit le manque,
et le crime de ce manque, il
en résultera de nouveau la même chose, à savoir que
je suis. |
13 |
Mathieu |
Allons voir,
un peu plus loin, des bateaux et des villas. |
|
Gustav |
Je
suis déjà allé
revoir l'hôtel et j'ai participé à la fête annuelle,
moins longtemps. |
|
Mathieu |
Je
vais jouer moi aussi à être déjà venu là,
écrire quelques mots pensifs avec un parfum étranger dans
le cou. |
|
Noëmie |
Ils marchent le long du
lac de Côme. |
|
D. |
Ils marchent le long du
lac de Côme. |
|
Noëmie |
Ils ont un fou rire. Ils
rient. |
|
Mathieu |
Tu ris. |
|
Gustav |
Je ris. Je ne suis jamais
venu ici. J'ai tout inventé. De cette évocation
élaborée à partir de la seule idée d'être
déjà venu là, je crée le
souvenir de sa présence. Mais cette
présence déjà venue là, elle aussi, demeure
pour autant improbable. |
|
D. |
Combien
de temps à jamais passé à essayer de décrire
le monde ? |
14 |
Mathieu |
Tu vas te souvenir de
cette
rencontre. Je le sais. |
|
Gustav |
Rien
ne peut plus arriver car il faudrait attendre si longtemps. |
|
Mathieu |
C'est mathématique.
Tu te souviens d'abord de cette présence. Ensuite, tu te souviens
de cette rencontre. |
|
Gustav |
Cette
espérance mathématique peut dès lors être entendue
comme la recherche de concours et d'alignements dans la ville qui
détermineraient
le point exact de l'espoir de la rencontre. |
|
Mathieu |
Cela peut être n'importe
où dans cette ville. Cela peut être dans cette chambre. |
|
Gustav |
La
chambre est confortable, bien que ce ne soit pas la plus prestigieuse. |
|
Mathieu |
Cela n'a rien à voir. |
|
Noëmie |
Mais
il y a aussi, de surcroît, tant d'autres choses dans l'esprit même
qui peuvent rendre sa connaissance plus distincte, qu'il semble à
peine besoin de prendre en compte celles qui émanent du corps vers
l'esprit. |
|
D. |
Descartes. Ce n'était
pas vraiment nécessaire que tu interviennes. |
|
Gustav |
J'ai
ouvert aujourd'hui un carnet marqué du chiffre 3, qui m'est parvenu
poste restante à Bellagio. Dedans, il y a des histoires et toutes
les histoires fausses se déplacent un peu dans ma tête, minutieuses.
Ce sont des histoires d'amour, des histoires à acheter et à
vendre. |
|
Mathieu |
L'amour,
tout cet amour, tout l'amour, tout cet amour, toujours, dans tous les
cas,
sera plus fort que sa mise en vente. |
|
D. |
Ils s'ennuient. Je trouve
qu'ils s'ennuient. |
15 |
Gustav |
Je ne m'ennuie pas. |
|
Mathieu |
Je ne m'ennuie pas. |
|
Noëmie |
Ils ne s'ennuient pas. |
|
D. |
Ils s'ennuient. Et
puis le sommeil, rien qui vaille vraiment la peine. Et
me voici enfin tout naturellement revenu où je voulais. Alors,
faudra-t-il que j'invente de nouvelles aventures, comme un écrivain
crée un autre volume, avec le même héros et de nouveaux
personnages et qu'il reprend les vieilles recettes qui lui amènent
ses lecteurs. C'est
pourtant aujourd'hui que je devais recevoir une mystérieuse feuille
de route qui m'enverrait encore sur les bords de l'Italie, scrutant des
horaires et arpentant des bars, mauves de fumée, avancés
de boisson, mêlant l'alcool et l'attente. |
|
Noëmie |
Ils ne sont pas vraiment
tes personnages. |
|
Gustav |
Je ne suis pas ton
personnage. |
|
Mathieu |
Si j'étais ce personnage, ce
ne serait pas vraiment ici mais ce serait la même ville. |
16
|
Gustav
|
Tu as raison. Il
y a cette ville, cette ville qui s'impose. Et c'est le lac de Côme.
Et je me souviens, et je peux me souvenir, et je peux même me souvenir,
et je peux même me souvenir quand
j'étais un imposteur au bord du lac de Côme. |
|
Mathieu |
Il n'y a pas que le lac
de Côme. Il y a d'autres villes. Il y a Lisbonne aussi. La
ville de Lisbonne est sous le froid. |
|
Gustav |
C'est une idée reçue.
je sais qu'il ne fait jamais froid à Lisbonne. C'est une opinion. |
|
Noëmie |
Mais
parce qu'on ne peut se défaire si vite de l'accoutumance à
une vieille opinion, il convient de m'arrêter ici pour fixer plus
profondément dans ma mémoire, par la durée de ma méditation,
cette nouvelle connaissance. |
|
D. |
C'est facile. |
|
Mathieu |
Est-ce que tu existes au
bord du lac de Côme ? |
|
Gustav |
Je ne pourrais pas
aujourd'hui,
aujourd'hui seulement, exister autre part. Exister
autre part, exister parce que l'on pourrait exister autre part et que
l'on
n'est jamais entièrement ici et maintenant. |
|
Mathieu |
Tu
me dis que tu te souviens mais je sais bien que tu mens. |
|
D. |
On
imagine la scène. |
|
Gustav |
Je suis épuisé,
ce soir, par tous
ces
mots échangés, je sors encore une fois regarder le sombre
du lac. |
17 |
Mathieu |
Regarde Bellagio.
C'est presque un souvenir et le souvenir est comme un rêve. |
|
Gustav |
Nous allons quitter Bellagio
demain. Nous allons commencer à oublier Bellagio
demain. Je me souviens déjà de ce
soupçon de rêve quand je suis arrivé. |
|
D. |
Et
puis je me souviens de mon rêve et j'arrête d'écrire. |
|
Mathieu |
Il
y a le souvenir. Il y a ton souvenir que je voudrais faire venir. Je
ne sais pas de quoi il s'agit, du cours de cette vie. Je
devrais arrêter de provoquer ton souvenir. |
|
Noëmie |
Je
fermerai maintenant mes yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai
tous mes sens ; même les images des choses corporelles, toutes, ou
bien je les effacerai de ma pensée, ou du moins, parce que cela
est presque impossible, je les compterai pour rien, comme vaines et
fausses.
Descartes. |
|
Gustav |
Ailleurs,
aller ailleurs, aller un peu ailleurs, pour croire un instant que le
temps
ne se défile pas sans cesse, ne se défile pas devant le rêve,
ne se défile pas devant l'instant où l'on se souvient de
son rêve, où l'on voudrait ne pas avoir vendu son rêve,
ne pas l'avoir jeté. |
|
D. |
Je
voulais m'entourer de fumée et d'alcool et oublier l'âge,
les mots, le cliquetis du clavier de l'ordinateur, la confusion des
phrases. |
18 |
Mathieu |
C'est déjà
le soir. C'est déjà la nuit. Nous n'avons rien vu de Morbegno. |
|
Gustav |
Tout
à l'heure, dans le soleil de la gare, sur la droite, je pouvais
voir le glacier du Disgrazie. |
|
Noëmie |
Ne
pas minauder. |
|
Gustav |
Je
ne m'inquiète plus de notre rencontre, d'anniversaires désormais
passés, de temps enfui, de jours qui s'échangent. |
|
Mathieu |
Mais tu ne te rappelles
pas. Pour autant, tu ne te rappelles pas. Tu frappes ta tempe mais tu
ne
te rappelles pas. |
|
Gustav |
Pour
autant, c'est aussi
un
geste qui renonce. |
|
D. |
Mais
il faudrait penser à d'autres topographies avant qu'il n'y ait vraiment
plus rien à dire et que le texte s'arrête, comme quelque chose
qui s'arrête de soi-même. |
|
Noëmie |
Je
ne pourrai jamais arrêter le monde. Je
suis, moi, une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui affirme,
qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui veut,
qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. |
19 |
Mathieu |
Il doit être tard.
Je ne vois plus ton visage. Je ne te vois presque plus. Tu es comme
une ombre et à mesure que tu deviens une ombre, j'entends mieux
le bruit de la rivière qui lutte contre le gel. |
|
Noëmie |
Et
dans ce peu de choses j'ai recensé tout ce que je sais véritablement,
ou du moins tout ce que jusqu'ici j'ai remarqué que je savais. |
|
Mathieu |
C'est vrai. C'est ce peu
de choses que je sais, une image qui s'estompe, un bruit qui vient et
le
goût qui se détériore. Et toi, qui ne te souviens pas
et que je ne parviens pas à remettre sur le chemin du souvenir... |
|
Gustav |
Est-ce
qu'il y a souvenir autrement que criblé par la mémoire et
le goût de la reconstitution, une reconstitution ancienne, archaïque,
grossière et qui pourtant, comme ces mauvaises restaurations de
monuments, cherche pathétiquement à passer inaperçue
? |
|
D. |
C'est mon rôle. C'est
mon rôle de faire en sorte que la reconstitution ne détonne
pas, ne puisse venir contredire la vie, ce que l'on appelle la vie et
qui
n'est jamais une reconstitution a minima, aussi, une remémoration
instantanée. |
|
Noëmie |
C'est
une seule scène et c'est une scène cinématographique. |
|
Mathieu |
Je
suis seul, n'est-ce pas ? |
|
Gustav |
Je
sais que tu n'aimes pas la solitude. Je t'ai aussi avoué cette
solitude. |
|
Mathieu |
Sans
doute, les jours où rien d'autre ne te détournait de ces
aveux. |
20 |
Gustav |
Je
vais maintenant regarder par une exploration plus scrupuleuse s'il n'y
a pas peut-être encore en moi d'autres choses vers lesquelles je
n'ai pas jusqu'à présent retourné mon regard. |
|
Mathieu |
tu
me parais pâle et sans grande douceur ni envers toi, ni pour la vie. |
|
Gustav |
J'ai
dormi devant les programmes cryptés de la télévision. Il
n'y a pas d'imposture, il n'y a sans doute que la reconnaissance de la
fragilité mêlée indissociablement à la force
et il y a sans doute la force mêlée indissociablement à
la fragilité, à la pauvreté, à la très
grande pauvreté de l'homme. |
|
Mathieu |
Les
instants de nuit ont été perdus dans la nuit. |
|
Gustav |
La
nuit de Bolzano marque du froid toute autre idée de sexe. Ce
que je vois de ma fenêtre m'apparaît comme le début
d'un film. |
|
Mathieu |
Ce
serait ta ville et comme ce serait ta ville, tu irais. |
|
Noëmie |
Je
vais maintenant regarder par une exploration plus scrupuleuse s'il n'y
a pas peut-être encore en moi d'autres choses vers lesquelles je
n'ai pas jusqu'à présent retourné mon regard. |
|
D. |
Tu cites Descartes comme
ces voix enregistrées qui font des annonces dans les gares. |
21
|
Noëmie
|
Je pourrais être une
de ces voix enregistrées, une de ces voix concaténées
qui sont diffusées dans les gares. Je devrais juste choisir la langue
de diffusion. Il y a aussi des caméras de surveillance. Il y a les
voix et il y a les caméras. Est-ce que l'on peut dire que les caméras
regardent ? Par
conséquent il me semble déjà que je puis poser pour
règle générale qu'est vrai tout ce que je perçois
fort clairement et distinctement.. |
|
D. |
Tu dis cela avec
toute la docilité dont tu es capable. Mais Il
y a nécessairement un traitement particulier des images et des
paroles. Il y a même des chansons. |
|
Mathieu |
Il y a bien des chansons. Dans
l'hôtel de Fiera di primiero,
j'entends les chants de l'armée austro hongroise qui psalmodient
le déclin de l'empire. |
|
D. |
Et cela nous permet de
continuer
à monter l'échafaudage
de la conversation, l'échafaudage incertain de notre conversation. |
|
Gustav |
Je
sais que tu veux m'indiquer un passage, une possibilité de me
souvenir de cette rencontre, qui est n'importe quelle rencontre, mais
dont
je ne me souviens pas. Je
ne sais même pas si je voulais te rencontrer et si tu ne m'encombres
pas un peu dans cette vie qui broie le vide avec patience. |
|
Mathieu |
Il
se souvient d'elle, elle se souvient de lui, brusquement, sans détour,
dans la beauté tranchante du souvenir de l'amour. |
|
Gustav |
Je ne crois pas que ce
soit
possible. Je ne crois pas que ce soit vrai. |
22 |
Mathieu |
Et
la nuit vient de nouveau en espérant la nuit. |
|
Noëmie |
L'endormissement
ébahi de la nuit. |
|
D. |
Dans
la nuit ensuite, avec le sommeil qui parlera, qui s'agitera et qui dira
ailleurs que la vie se passe sans que l'on y pense vraiment et qu'il
faudrait
voyager davantage, qu'il faut partir. |
|
Gustav |
Je
ne sais pas rêver plus intensément que les étoiles,
et toutes ces années-lumière ne peuvent pas mesurer l'intensité
de mon rêve, pourtant. |
|
D. |
A
Castelfranco, Venise est toute proche et loin déjà. Je peux
encore l'éviter mais sa proximité a pesé tout le jour. |
|
Gustav |
Et
quand bien même ce serait encore possible. |
|
Noëmie |
Mais
pourtant j'ai admis auparavant comme entièrement certaines et
manifestes
bien des choses dont cependant, ensuite, je me suis rendu compte
qu'elles
étaient douteuses. |
|
D. |
Sur
chacun des écrans passe le même message en boucle : René
Descartes mis en examen. |
23 |
Mathieu |
Nous
sommes désormais très proches de Venise. Je ne sais pas ce
que signifie "di Jesolo", dans 'Lido di
Jesolo", tout
au nord de la lagune, pauvre comme une Venise pauvre. |
|
Gustav |
Nous
pourrions contourner
Venise. |
|
Mathieu |
Nous
avons contourné Venise et la
journée n'en a rien su, elle n'en a rien vu, nous non plus. Et
dans les temps douceâtres de la vie, et dans les temps qui dansent,
ton image disparaît sans qu'il soit jamais possible de la retenir. |
|
Gustav |
Contourner
Venise. Et encore à
présent, je ne conteste pas que ces idées soient en moi. |
|
Noëmie |
Quel
genre de choses était-ce donc ? |
|
D. |
Rien.
Juste un peu de neige, l'hiver et ainsi
dévoile la neige, qui ne recouvre rien. |
24
|
Gustav
|
Je
me rappelle la neige mauve. Dans
le même temps. Je
marche le long de la mer, poussé par le vent, arraché parfois. Mais
il y avait une autre chose que j'affirmais, et même que j'estimais
percevoir clairement à cause de l'habitude que j'avais de la croire,
et que cependant, en réalité, je ne percevais pas. Il
monte une clameur confuse, une agitation confuse, une illusion, une
illusion
de confusion, de grande confusion, de très grande confusion. |
|
Mathieu |
Est-ce
que l'on peut donc atteindre la vérité ? |
|
Gustav |
Et
quand la pensée vacille, se perd, se plonge dans le sommeil et laisse
le rêve la conduire. Tu
me laisses exsangue et tous mes rêves brisés et tu m'as pris
mes mots. |
25 |
Mathieu |
Nous
sommes allés nous promener doucettement. |
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Gustav |
Je
longe la mer, le vent italien comme une caresse un peu plus violente,
désemparée. En
arithmétique et en géométrie, quand je considérais
une chose fort simple et facile, par exemple que l'addition de deux et
de trois fait cinq, ou choses semblables, n'avais-je pas, de celles-là
au moins, une intuition assez transparente pour affirmer qu'elles
étaient
vraies ? |
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Mathieu |
Mais il n'y a plus besoin
de s'interroger sur la vérité. Il n'y a plus besoin de s'interroger
sur ce qui pourrait être vrai, sur ce qui pourrait ne pas être
vrai. Il y a tous ces émetteurs qui nous donnent toujours toute
la vérité. Avant,
parfois, les émetteurs s'arrêtaient. |
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Gustav |
Je
n'aurais pas dû revenir, alors je n'aurais pas dû venir, alors
je n'aurais pas dû, alors je n'aurais pas dû partir, alors
je n'aurais pas dû repartir. |
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Noëmie |
On
annonce un temps plus froid. |
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D. |
Vous
êtes maintenant assagis, voyageurs et dociles, prompts à croire
que vous vivez encore. Vous êtes installés dans cette
longue scène au bord de la mer. Vous êtes installés
dans cette longue promenade le long du lido. Vous ne savez pas si vous
en reviendrez. Vous ne savez pas si vous y reviendrez. |
26 |
D. |
Si
tout cela est une histoire, je n'en suis pas l'auteur. Il
est évident que vous pourriez vous arrêter là. |
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Noëmie |
Il
faut parfois suspendre le commentaire, même
sur ce qui me semblerait le plus manifeste. |
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D. |
C'est comme un film. Ce
serait comme un film. Mais dans
le film, on ne rit pas beaucoup. |
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Mathieu |
Je ne comprends pas bien
cette révolte soudaine, du commentaire et de l'indication de jeu,
de la didascalie. Il est évident que vous pouvez faire ce que vous
voulez et même prendre un autre chemin. Le nôtre est tracé
puisque nous sommes des personnages, puisque nous avons décidé
que nous sommes les personnages. |
|
Gustav |
J'ai
dormi une partie de l'après-midi. Je
glisse dans la journée comme on se laisse partir dans le sommeil. Si
le temps était meilleur, je resterais plus longtemps. |
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Mathieu |
Vous voyez que cela ne
change
rien. |
27 |
D. |
Il
va falloir sortir de la nasse. |
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Noëmie |
Pourquoi
se souvenir toujours davantage des ombres que des oiseaux qui essayent
de réveiller le printemps ? |
|
Mathieu |
Parce que c'est presque
le printemps, il faudrait parler du printemps ? Mais nous sommes prêts
de Venise, sur le Lido, et ce n'est pas le printemps, et nous sommes en
recherche, et nous sommes à la recherche. |
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Noëmie |
Qu'est-ce que nous cherchons
? Je
ne sais plus qui je cherche et la vie même se dissout dans ce trop
peu de terre. |
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Gustav |
Un
peu de tendresse qui a fait basculer le monde. Nous cherchons ma
souffrance
et Tu
as oublié encore que tu ne gagnais rien à ma souffrance et
que je n'y prenais que des mots. Me
trompe quiconque le peut, jamais cependant il ne fera que je ne sois
rien,
tant que je penserai que je suis quelque chose. |
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Noëmie |
Descartes. Encore
Descartes. |
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D. |
Il
va falloir sortir de la nasse. Les
personnages, littéralement, ne se disent rien. On peut leur concéder
parfois, juste un peu d'indépendance. |
28
|
D.
|
Pourquoi
devrais-je trouver nécessairement quelque chose à faire aux
personnages ?
Ce n'est pas mon rôle.
Je suis auteur, mais je ne suis pas l'auteur. Je ne suis pas plus
l'auteur
que Descartes. Mon intervention n'est pas celle de l'auteur du texte.
Je
suis auteur de leur promenade. |
|
Noëmie |
Mais
tu es pourtant l'auteur, puisque c'est là ton rôle. La
raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien
légère, et pour ainsi dire métaphysique. |
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D. |
Ce
n'est pas en détournant Descartes que nous allons avancer. |
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Noëmie |
Tu
aimes les caprices. |
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D. |
Je
me suis arrêté un instant sur ce mot pour soupeser l'effet
qu'il fait encore en moi. |
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Noëmie |
Forcené. |
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Gustav |
Je
continue à longer la lagune, regardant parfois, à la faveur
d'une éclaircie un campanile qui tiraille le ciel. Le
temps est toujours à la pluie. C'est un temps ordinaire. |
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Mathieu |
Je
ne vois pas de plans pour les temps ordinaires. |
29
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Gustav
|
Il n'y a pas de temps
ordinaires.
Nous sommes le 29 février, ce qui est à peine ordinaire.
Nous sommes à Malamocco un 29
février,
ce qui n'est pas si ordinaire, quand on n'habite pas Malamocco.
Il ne manque qu'une éclipse, mais nous aborderons plus tard la question
de l'éclipse. Je sais que nous aborderons plus tard la question
des éclipses. |
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Mathieu |
Nous sommes en effet à Malamocco. |
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Noëmie |
Nous sommes restés
à Malamocco, attendant le mois
de mars pour pouvoir partir. |
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D. |
Je n'ai rien à ajouter.
J'aime assez Malamocco. |
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vers
le mois
de mars
2008 |