février 2008


vers le mois de mars 2008
1 D. Ils sont à Alessandria.

Noëmie Nous sommes à Alessandria.

D. C'est la même chose.

Noëmie Ce n'est pas la même chose. tu es aussi à Alessandria. Tu es aussi là, avec nous, et tu peux même avoir le souvenir de la tempête de 1994 et des inondations.

D. Je ne sais pas de quoi tu parles. Je ne crois pas avoir le courage d'être avec vous à Alessandria.

Mathieu C'est toujours le courage qui manque. C'est d'abord le courage qui manque pour aller et continuer tous les jours à marteler ces idées sinueuses. Le courage de considérer le passé ou le courage, plutôt le courage de considérer le souvenir.
Gustav C'est tous les jours comme ça. On pourrait sans doute penser autrement.
2 Mathieu J'ai hésité à venir dans cette ville... Pavie : le jeu de mot était trop facile. On nous a appris petits le nom de la ville comme une défaite.

Gustav Et le temps passe.

Mathieu Je ne vois plus les yeux fermés le même paysage. Je regarde vers le pont, l'antique pont de Pavie, je regarde vers ce pont où des enfants bruns, l'été, ont la même couleur que le limon doré.

Gustav Et le temps passe.

D. On pense toujours que ça va s'arrêter.

Gustav Et le temps passe.

Noëmie Tu ne pourrais pas faire semblant de t'intéresser un peu à ce que dit Mathieu. Il regarde les yeux fermés.

Mathieu Et je voyais un corps qui m'apparaissait en s'offrant tout à l'heure avec ces modalités, et maintenant avec d'autres différentes.

D. On pense toujours que ça va s'arrêter.

Noëmie Arrêtez où je vais compter les moutons en Australie.
Gustav Et le temps passe.
3 Mathieu Et le temps passe et nous sommes toujours à Pavie. J'ai froid. Je croyais l'hiver fini et il m'a pris à revers.

Gustav Je me souviens de Pavie comme tu te souviens de Pavie, et sur le pont, l'idée pâle d'une rencontre.

Mathieu Je me souviens de Pavie comme tu te souviens de Pavie.

D. Et pourtant, ils ne se souviennent pas vraiment, comme je ne me souviens pas vraiment, comme je ne me souviens pas.

Mathieu C'est vrai. Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas vraiment. Je ne me rappelle déjà plus ce que je viens de faire. Je n'arrive plus à imaginer.

D. Mais cette compréhension ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.

Noëmie Descartes.

Gustav Qu'est-ce que tu sais du monde aujourd'hui ?

Mathieu Je sais que le pont de Pavie peigne l'eau et sourit.
Noëmie Vous ne m'attendrez même pas.
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Gustav
Mais si nous allons t'attendre. Nous ne serons pas loin. Nous sommes déjà à Casalpusterlengo. Je regarde par la fenêtre de la chambre. On ne dit rien dans les guides touristiques de cet édifice là, qui n'est même plus la mémoire de rien.

Mathieu Je regarde aussi par la fenêtre de la chambre et Je pense à ces malheurs discrets que l'on imagine toujours quand on regarde de la fenêtre d'une chambre d'un hôtel.
Gustav Il y a des images de villes, des rues, des toits, comme dans toutes les villes.
5 D. Ils sont à Lodi.

Noëmie Nous sommes à Lodi.

D. Lodi, comme un vieux souvenir qui tangue sur un souvenir d'amour.

Gustav Nous sommes à Lodi. Je suis déjà venu. Je me rappelle la lumière. La lumière était filtrée et blanchie.

Mathieu Allons plus loin. Je préfère que personne n'entende ce que nous dirons. Il y a d'autres personnes aux autres tables de la trattoria mais il y a encore des tables vides, il y a encore quelques tables libres.

D. Pourquoi faut-il que personne ne nous entende ?

Mathieu C'est trop long à expliquer.

Gustav Je regardais. Je regardais ce jour-là à Lodi. Personne n'a remarqué ma fascination.

Noëmie Or ce qu'il faut remarquer, c'est que sa perception n'est pas une vision, ni un toucher, ni une imagination.

Mathieu Il faudrait juste pouvoir pleurer comme ce jour-là. Pleurer, comme une idée qu'il n'y a rien de mal, que c'est comme ça, que c'est mieux comme ça, que cela viendra plus tard.
Gustav Je n'aime pas vraiment les voyages.
6 Mathieu Mais tu te souviens de quoi ? Mais tu te souviens de qui ?

Gustav Je me souviens à Caravaggio comme je me souviens à Lodi, et je ne me souviens pas bien. C'est Comme le souvenir d'un souvenir et comme on va en deuil sur la tombe des jours

D. Mais Caravaggio n'est pas Lodi et il est plausible que dans une ville qui porte un nom de peintre, on trouve encore des fantômes.

Noëmie Tutto il divertimento che potete immaginare.

Mathieu Ça reste assez confus.

Gustav Le souvenir est si confus qu'il laisse de la place pour la colère. Le souvenir est un divertissement, une sorte de jeu vidéo personnel, un jeu interactif dont il s'agit d'éprouver la jouabilité. Mais je m'étonne alors de voir combien mon esprit est enclin aux erreurs.

Noëmie Descartes.
D. Je m'en doutais.
7 Mathieu Essaye de te souvenir encore.

Gustav Je ne peux plus me souvenir. Je ne peux plus jamais me souvenir.

Mathieu Essaye encore une fois.

Gustav Je suis là, et nous rions, et j'imagine ma voix.

Mathieu Oui, nous sommes déjà venus. Et avec qui étions nous ?

Noëmie Il écarquille les yeux pour masquer l'absence du sens.

D. Sont-ils dans le sens ou en-dehors du sens ?

Gustav Ça ne finira donc jamais ?
8 Mathieu Cela finira quand la terre aura fini de trembler or on découvre que la terre tremble presque tous les jours.

Gustav La terre. J'ai cru la connaître par le sens externe lui-même ou du moins par le sens commun, comme on l'appelle, c'est à dire par la puissance imaginative.

Noëmie Tu veux que je dise que c'est Descartes. Mais c'est une citation tronquée et Descartes parlait de la cire et non de la terre.

D. Tu peux dire ce que tu veux. Moi, je peux, comme on improvise sur un piano, t'improviser ces chorus de texte tous les jours et autant que je le souhaite jusqu'à l'infini des mots et de la ponctuation qui revient, virgule après virgule.

Gustav Et je ne me souviens toujours pas. Pourtant, j'ai pensé à toi aujourd'hui avec cette envie de pleurer qui prend à la lueur du temps passé.

Mathieu Mais tu as pensé à qui ?
Gustav Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Mais j'ai pensé à quelqu'un dont le manque d'amour me courbe et me fléchit. Je ne sais pas qui.
9 Mathieu Mais qu'est-ce qui s'est vraiment passé ?

Gustav Je ne sais pas. Je ne sais justement pas. Sans doute, de temps en temps, la vie...

Mathieu Mais parfois tu sembles te souvenir. Tu dois t'accrocher à cette perception, à cette première perception.

Noëmie Vraiment, il serait absurde d'en douter. Qu'y avait-il en effet de distinct dans la première perception ?

D. Vous pourriez aussi le laisser tranquille, le laisser ajouter une soirée blanche à une journée blanche, le laisser regarder l'aspérité douce des montagnes et les coutures de l'Italie sur la boursouflure des Alpes.
Gustav De temps en temps la vie. Juste cela. Juste cela et de temps en temps.
10 Mathieu Il faudrait rentrer ou alors, vraiment, aller dans n'importe quelle ville et accrocher des souvenirs aux lampadaires, mais ce serait une facilité, ce serait une grande facilité.

D. Ce n'est pas ce que nous avons décidé. Nous allons suivre, jour après jour, ville après ville, la route de ce souvenir, de son souvenir perdu.

Noëmie Se souvenir, c'est pouvoir arrêter quelque chose qui passe, quelqu'un qui passe.

Gustav Je sais déjà arrêter les petites joies, les murmures entendus, les soupirs, la vie qui passe avec les autres et leurs regards qui s'embrassent, qui donnent du bonheur, une idée du contemporain.

Noëmie Ça peut faire l'affaire.
Gustav En fait je crois me souvenir, je crois bien me souvenir que je n'étais pas content mais abasourdi du temps qui avait passé, et combien c'était prévisible. Il aurait sans doute fallu que je parte plus tôt sur ses traces.
11 Mathieu C'est encore l'enfance. Encore, l'enfance.

Noëmie L'enfance, encore.

D. C'est l'enfance et l'impossibilité de l'enfance. C'est l'impossibilité de dire l'enfance. dire l'enfance, c'est dire que ce n'est pas possible, pour dire l'impossibilité première et que de cette impossibilité première-là, viennent toutes les autres impossibilités.

Noëmie C'est à peu près la même chose.

Mathieu Je devrais maintenant sortir de nouveau la vieille histoire secrète.

Noëmie Cela lui ferait encore trop de mal.

Mathieu Qu'est-ce que tu as fait ?

Gustav Je suis allé regarder une exposition et j'ai tenté de m'intéresser un instant aux dessins qui défilaient devant mes yeux ébahis de fatigue. Je ne sais pas comment je suis rentré. Je l'oublie, plongé dans cette fiction réelle qui me fait aujourd'hui marcher le long du lac de Côme.

Mathieu Et qu'est-ce que tu as vu ?

Gustav Il est possible que je n'aie même pas d'yeux d'avec lesquels voir quoi que ce soit.
Noëmie Descartes.
12 Gustav Bellagio, le bel âge, qui donne la patience pour écrire et rassembler tous les indices épars qui ne disent pas grand chose.

Mathieu Est-ce que tu avances dans le souvenir ?

Gustav Je ne sais plus ce qu'est la mémoire.

Noëmie Ça s'en va et ça revient.

D. C'est élégant. C'est malin...

Noëmie C'est mesquin mais je sais que c'est une vengeance efficace.

Gustav Il s'agit de solitude, mais il s'agit aussi, il s'agit surtout de poser cette existence, de placer cette envie d'existence.

D. Les méandres de son histoire se perdent dans la diégèse sinueuse. Bellagio. L'écriture. La promenade, absence, au crime de son manque.
Gustav Quel que soit le manque, et le crime de ce manque, il en résultera de nouveau la même chose, à savoir que je suis.
13 Mathieu Allons voir, un peu plus loin, des bateaux et des villas.

Gustav Je suis déjà allé revoir l'hôtel et j'ai participé à la fête annuelle, moins longtemps.

Mathieu Je vais jouer moi aussi à être déjà venu là, écrire quelques mots pensifs avec un parfum étranger dans le cou.

Noëmie Ils marchent le long du lac de Côme.

D. Ils marchent le long du lac de Côme.

Noëmie Ils ont un fou rire. Ils rient.

Mathieu Tu ris.

Gustav Je ris. Je ne suis jamais venu ici. J'ai tout inventé. De cette évocation élaborée à partir de la seule idée d'être déjà venu là, je crée  le souvenir de sa présence. Mais cette présence déjà venue là, elle aussi, demeure pour autant improbable.
D. Combien de temps à jamais passé à essayer de décrire le monde ?
14 Mathieu Tu vas te souvenir de cette rencontre. Je le sais.

Gustav Rien ne peut plus arriver car il faudrait attendre si longtemps.

Mathieu C'est mathématique. Tu te souviens d'abord de cette présence. Ensuite, tu te souviens de cette rencontre.

Gustav Cette espérance mathématique peut dès lors être entendue comme la recherche de concours et d'alignements dans la ville qui détermineraient le point exact de l'espoir de la rencontre.

Mathieu Cela peut être n'importe où dans cette ville. Cela peut être dans cette chambre.

Gustav La chambre est confortable, bien que ce ne soit pas la plus prestigieuse.

Mathieu Cela n'a rien à voir.

Noëmie Mais il y a aussi, de surcroît, tant d'autres choses dans l'esprit même qui peuvent rendre sa connaissance plus distincte, qu'il semble à peine besoin de prendre en compte celles qui émanent du corps vers l'esprit.

D. Descartes. Ce n'était pas vraiment nécessaire que tu interviennes.

Gustav J'ai ouvert aujourd'hui un carnet marqué du chiffre 3, qui m'est parvenu poste restante à Bellagio. Dedans, il y a des histoires et toutes les histoires fausses se déplacent un peu dans ma tête, minutieuses. Ce sont des histoires d'amour, des histoires à acheter et à vendre.

Mathieu L'amour, tout cet amour, tout l'amour, tout cet amour, toujours, dans tous les cas, sera plus fort que sa mise en vente.
D. Ils s'ennuient. Je trouve qu'ils s'ennuient.
15 Gustav Je ne m'ennuie pas.

Mathieu Je ne m'ennuie pas.

Noëmie Ils ne s'ennuient pas.

D. Ils s'ennuient. Et puis le sommeil, rien qui vaille vraiment la peine. Et me voici enfin tout naturellement revenu où je voulais. Alors, faudra-t-il que j'invente de nouvelles aventures, comme un écrivain crée un autre volume, avec le même héros et de nouveaux personnages et qu'il reprend les vieilles recettes qui lui amènent ses lecteurs. C'est pourtant aujourd'hui que je devais recevoir une mystérieuse feuille de route qui m'enverrait encore sur les bords de l'Italie, scrutant des horaires et arpentant des bars, mauves de fumée, avancés de boisson, mêlant l'alcool et l'attente.

Noëmie Ils ne sont pas vraiment tes personnages.

Gustav Je ne suis pas ton personnage.
Mathieu Si j'étais ce personnage, ce ne serait pas vraiment ici mais ce serait la même ville.
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Gustav
 
Tu as raison. Il y a cette ville, cette ville qui s'impose. Et c'est le lac de Côme. Et je me souviens, et je peux me souvenir, et je peux même me souvenir, et je peux même me souvenir quand j'étais un imposteur au bord du lac de Côme.

Mathieu Il n'y a pas que le lac de Côme. Il y a d'autres villes. Il y a Lisbonne aussi. La ville de Lisbonne est sous le froid.

Gustav C'est une idée reçue. je sais qu'il ne fait jamais froid à Lisbonne. C'est une opinion.

Noëmie Mais parce qu'on ne peut se défaire si vite de l'accoutumance à une vieille opinion, il convient de m'arrêter ici pour fixer plus profondément dans ma mémoire, par la durée de ma méditation, cette nouvelle connaissance.

D. C'est facile.

Mathieu Est-ce que tu existes au bord du lac de Côme ?

Gustav Je ne pourrais pas aujourd'hui, aujourd'hui seulement, exister autre part. Exister autre part, exister parce que l'on pourrait exister autre part et que l'on n'est jamais entièrement ici et maintenant.

Mathieu Tu me dis que tu te souviens mais je sais bien que tu mens.

D. On imagine la scène.
Gustav Je suis épuisé, ce soir, par tous ces mots échangés, je sors encore une fois regarder le sombre du lac.
17 Mathieu Regarde Bellagio. C'est presque un souvenir et le souvenir est comme un rêve.

Gustav Nous allons quitter Bellagio demain. Nous allons commencer à oublier Bellagio demain. Je me souviens déjà de ce soupçon de rêve quand je suis arrivé.

D. Et puis je me souviens de mon rêve et j'arrête d'écrire.

Mathieu Il y a le souvenir. Il y a ton souvenir que je voudrais faire venir. Je ne sais pas de quoi il s'agit, du cours de cette vie. Je devrais arrêter de provoquer ton souvenir.

Noëmie Je fermerai maintenant mes yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens ; même les images des choses corporelles, toutes, ou bien je les effacerai de ma pensée, ou du moins, parce que cela est presque impossible, je les compterai pour rien, comme vaines et fausses. Descartes.

Gustav Ailleurs, aller ailleurs, aller un peu ailleurs, pour croire un instant que le temps ne se défile pas sans cesse, ne se défile pas devant le rêve, ne se défile pas devant l'instant où l'on se souvient de son rêve, où l'on voudrait ne pas avoir vendu son rêve, ne pas l'avoir jeté.
D. Je voulais m'entourer de fumée et d'alcool et oublier l'âge, les mots, le cliquetis du clavier de l'ordinateur, la confusion des phrases.
18 Mathieu C'est déjà le soir. C'est déjà la nuit. Nous n'avons rien vu de Morbegno.

Gustav Tout à l'heure, dans le soleil de la gare, sur la droite, je pouvais voir le glacier du Disgrazie.

Noëmie Ne pas minauder.

Gustav Je ne m'inquiète plus de notre rencontre, d'anniversaires désormais passés, de temps enfui, de jours qui s'échangent.

Mathieu Mais tu ne te rappelles pas. Pour autant, tu ne te rappelles pas. Tu frappes ta tempe mais tu ne te rappelles pas.

Gustav Pour autant, c'est aussi un geste qui renonce.

D. Mais il faudrait penser à d'autres topographies avant qu'il n'y ait vraiment plus rien à dire et que le texte s'arrête, comme quelque chose qui s'arrête de soi-même.
Noëmie Je ne pourrai jamais arrêter le monde. Je suis, moi, une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent.
19 Mathieu Il doit être tard. Je ne vois plus ton visage. Je ne te vois presque plus. Tu es comme une ombre et à mesure que tu deviens une ombre, j'entends mieux le bruit de la rivière qui lutte contre le gel.

Noëmie Et dans ce peu de choses j'ai recensé tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusqu'ici j'ai remarqué que je savais.

Mathieu C'est vrai. C'est ce peu de choses que je sais, une image qui s'estompe, un bruit qui vient et le goût qui se détériore. Et toi, qui ne te souviens pas et que je ne parviens pas à remettre sur le chemin du souvenir...

Gustav Est-ce qu'il y a souvenir autrement que criblé par la mémoire et le goût de la reconstitution, une reconstitution ancienne, archaïque, grossière et qui pourtant, comme ces mauvaises restaurations de monuments, cherche pathétiquement à passer inaperçue ?

D. C'est mon rôle. C'est mon rôle de faire en sorte que la reconstitution ne détonne pas, ne puisse venir contredire la vie, ce que l'on appelle la vie et qui n'est jamais une reconstitution a minima, aussi, une remémoration instantanée.

Noëmie C'est une seule scène et c'est une scène cinématographique.

Mathieu Je suis seul, n'est-ce pas ?

Gustav Je sais que tu n'aimes pas la solitude. Je t'ai aussi avoué cette solitude.
Mathieu Sans doute, les jours où rien d'autre ne te détournait de ces aveux.
20 Gustav Je vais maintenant regarder par une exploration plus scrupuleuse s'il n'y a pas peut-être encore en moi d'autres choses vers lesquelles je n'ai pas jusqu'à présent retourné mon regard.

Mathieu tu me parais pâle et sans grande douceur ni envers toi, ni pour la vie.

Gustav J'ai dormi devant les programmes cryptés de la télévision. Il n'y a pas d'imposture, il n'y a sans doute que la reconnaissance de la fragilité mêlée indissociablement à la force et il y a sans doute la force mêlée indissociablement à la fragilité, à la pauvreté, à la très grande pauvreté de l'homme.

Mathieu Les instants de nuit ont été perdus dans la nuit.

Gustav La nuit de Bolzano marque du froid toute autre idée de sexe. Ce que je vois de ma fenêtre m'apparaît comme le début d'un film.

Mathieu Ce serait ta ville et comme ce serait ta ville, tu irais.

Noëmie Je vais maintenant regarder par une exploration plus scrupuleuse s'il n'y a pas peut-être encore en moi d'autres choses vers lesquelles je n'ai pas jusqu'à présent retourné mon regard.
D. Tu cites Descartes comme ces voix enregistrées qui font des annonces dans les gares.
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Noëmie
 
Je pourrais être une de ces voix enregistrées, une de ces voix concaténées qui sont diffusées dans les gares. Je devrais juste choisir la langue de diffusion. Il y a aussi des caméras de surveillance. Il y a les voix et il y a les caméras. Est-ce que l'on peut dire que les caméras regardent ? Par conséquent il me semble déjà que je puis poser pour règle générale qu'est vrai tout ce que je perçois fort clairement et distinctement..

D. Tu dis cela  avec toute la docilité dont tu es capable. Mais Il y a nécessairement un traitement particulier des images et des paroles. Il y a même des chansons.

Mathieu Il y a bien des chansons. Dans l'hôtel de Fiera di primiero, j'entends les chants de l'armée austro hongroise qui psalmodient le déclin de l'empire.

D. Et cela nous permet de continuer à monter l'échafaudage de la conversation, l'échafaudage incertain de notre conversation.

Gustav Je sais que tu veux m'indiquer un passage, une possibilité de me souvenir de cette rencontre, qui est n'importe quelle rencontre, mais dont je ne me souviens pas. Je ne sais même pas si je voulais te rencontrer et si tu ne m'encombres pas un peu dans cette vie qui broie le vide avec patience.

Mathieu Il se souvient d'elle, elle se souvient de lui, brusquement, sans détour, dans la beauté tranchante du souvenir de l'amour.
Gustav Je ne crois pas que ce soit possible. Je ne crois pas que ce soit vrai.
22 Mathieu Et la nuit vient de nouveau en espérant la nuit.

Noëmie L'endormissement ébahi de la nuit.

D. Dans la nuit ensuite, avec le sommeil qui parlera, qui s'agitera et qui dira ailleurs que la vie se passe sans que l'on y pense vraiment et qu'il faudrait voyager davantage, qu'il faut partir.

Gustav Je ne sais pas rêver plus intensément que les étoiles, et toutes ces années-lumière ne peuvent pas mesurer l'intensité de mon rêve, pourtant.

D. A Castelfranco, Venise est toute proche et loin déjà. Je peux encore l'éviter mais sa proximité a pesé tout le jour.

Gustav Et quand bien même ce serait encore possible.

Noëmie Mais pourtant j'ai admis auparavant comme entièrement certaines et manifestes bien des choses dont cependant, ensuite, je me suis rendu compte qu'elles étaient douteuses.
D. Sur chacun des écrans passe le même message en boucle : René Descartes mis en examen.
23 Mathieu Nous sommes désormais très proches de Venise. Je ne sais pas ce que signifie "di Jesolo", dans 'Lido di Jesolo", tout au nord de la lagune, pauvre comme une Venise pauvre.

Gustav Nous pourrions contourner Venise.

Mathieu Nous avons contourné Venise et la journée n'en a rien su, elle n'en a rien vu, nous non plus. Et dans les temps douceâtres de la vie, et dans les temps qui dansent, ton image disparaît sans qu'il soit jamais possible de la retenir.

Gustav Contourner Venise. Et encore à présent, je ne conteste pas que ces idées soient en moi.

Noëmie Quel genre de choses était-ce donc ?
D. Rien. Juste un peu de neige, l'hiver et ainsi dévoile la neige, qui ne recouvre rien.
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Gustav
 

 
Je me rappelle la neige mauve. Dans le même temps. Je marche le long de la mer, poussé par le vent, arraché parfois. Mais il y avait une autre chose que j'affirmais, et même que j'estimais percevoir clairement à cause de l'habitude que j'avais de la croire, et que cependant, en réalité, je ne percevais pas. Il monte une clameur confuse, une agitation confuse, une illusion, une illusion de confusion, de grande confusion, de très grande confusion.

Mathieu Est-ce que l'on peut donc atteindre la vérité ?
Gustav Et quand la pensée vacille, se perd, se plonge dans le sommeil et laisse le rêve la conduire. Tu me laisses exsangue et tous mes rêves brisés et tu m'as pris mes mots.
25 Mathieu Nous sommes allés nous promener doucettement.

Gustav Je longe la mer, le vent italien comme une caresse un peu plus violente, désemparée. En arithmétique et en géométrie, quand je considérais une chose fort simple et facile, par exemple que l'addition de deux et de trois fait cinq, ou choses semblables, n'avais-je pas, de celles-là au moins, une intuition assez transparente pour affirmer qu'elles étaient vraies ?

Mathieu Mais il n'y a plus besoin de s'interroger sur la vérité. Il n'y a plus besoin de s'interroger sur ce qui pourrait être vrai, sur ce qui pourrait ne pas être vrai. Il y a tous ces émetteurs qui nous donnent toujours toute la vérité. Avant, parfois, les émetteurs s'arrêtaient.

Gustav Je n'aurais pas dû revenir, alors je n'aurais pas dû venir, alors je n'aurais pas dû, alors je n'aurais pas dû partir, alors je n'aurais pas dû repartir.

Noëmie On annonce un temps plus froid.
D. Vous êtes maintenant assagis, voyageurs et dociles, prompts à croire que vous vivez encore. Vous êtes installés dans cette longue scène au bord de la mer. Vous êtes installés dans cette longue promenade le long du lido. Vous ne savez pas si vous en reviendrez. Vous ne savez pas si vous y reviendrez.
26 D. Si tout cela est une histoire, je n'en suis pas l'auteur. Il est évident que vous pourriez vous arrêter là.

Noëmie Il faut parfois suspendre le commentaire, même sur ce qui me semblerait le plus manifeste.

D. C'est comme un film. Ce serait comme un film. Mais dans le film, on ne rit pas beaucoup.

Mathieu Je ne comprends pas bien cette révolte soudaine, du commentaire et de l'indication de jeu, de la didascalie. Il est évident que vous pouvez faire ce que vous voulez et même prendre un autre chemin. Le nôtre est tracé puisque nous sommes des personnages, puisque nous avons décidé que nous sommes les personnages.

Gustav J'ai dormi une partie de l'après-midi. Je glisse dans la journée comme on se laisse partir dans le sommeil. Si le temps était meilleur, je resterais plus longtemps.
Mathieu Vous voyez que cela ne change rien.
27 D. Il va falloir sortir de la nasse.

Noëmie Pourquoi se souvenir toujours davantage des ombres que des oiseaux qui essayent de réveiller le printemps ?

Mathieu Parce que c'est presque le printemps, il faudrait parler du printemps ? Mais nous sommes prêts de Venise, sur le Lido, et ce n'est pas le printemps, et nous sommes en recherche, et nous sommes à la recherche.

Noëmie Qu'est-ce que nous cherchons ? Je ne sais plus qui je cherche et la vie même se dissout dans ce trop peu de terre.

Gustav Un peu de tendresse qui a fait basculer le monde. Nous cherchons ma souffrance et Tu as oublié encore que tu ne gagnais rien à ma souffrance et que je n'y prenais que des mots. Me trompe quiconque le peut, jamais cependant il ne fera que je ne sois rien, tant que je penserai que je suis quelque chose.

Noëmie Descartes. Encore Descartes.
D. Il va falloir sortir de la nasse. Les personnages, littéralement, ne se disent rien. On peut leur concéder parfois, juste un peu d'indépendance.
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D.
Pourquoi devrais-je trouver nécessairement quelque chose à faire aux personnages ? Ce n'est pas mon rôle. Je suis auteur, mais je ne suis pas l'auteur. Je ne suis pas plus l'auteur que Descartes. Mon intervention n'est pas celle de l'auteur du texte. Je suis auteur de leur promenade.

Noëmie Mais tu es pourtant l'auteur, puisque c'est là ton rôle. La raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien légère, et pour ainsi dire métaphysique.

D. Ce n'est pas en détournant Descartes que nous allons avancer.

Noëmie Tu aimes les caprices.

D. Je me suis arrêté un instant sur ce mot pour soupeser l'effet qu'il fait encore en moi.

Noëmie Forcené.

Gustav Je continue à longer la lagune, regardant parfois, à la faveur d'une éclaircie un campanile qui tiraille le ciel. Le temps est toujours à la pluie. C'est un temps ordinaire.
Mathieu Je ne vois pas de plans pour les temps ordinaires.
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Gustav
Il n'y a pas de temps ordinaires. Nous sommes le 29 février, ce qui est à peine ordinaire. Nous sommes à Malamocco un 29 février, ce qui n'est pas si ordinaire, quand on n'habite pas Malamocco. Il ne manque qu'une éclipse, mais nous aborderons plus tard la question de l'éclipse. Je sais que nous aborderons plus tard la question des éclipses.

Mathieu Nous sommes en effet à Malamocco.

Noëmie Nous sommes restés à Malamocco, attendant le mois de mars pour pouvoir partir.
D. Je n'ai rien à ajouter. J'aime assez Malamocco.





vers le mois de mars 2008