juin 2008.html |
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vers
le mois
de juillet 2008 |
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1
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Mathieu |
Tu
ne te souviens pas ? Je
t'avais fait un cadeau. Tu n'aimes
pas les cadeaux. |
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Gustav
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Je
n'aime pas les cadeaux. Je
me souviens même d'en avoir refusé, d'en avoir laissé
derrière moi, oubliés, comme ça, pour que les autres
ne prennent pas des souvenirs, n'imposent pas des souvenirs, des
attaches
que l'on retrouve ensuite, quand c'est trop tard, quand il y a déjà
de la poussière. C'est aussi pour cela que j'aime voyager seul.
Personne ne vous fait de cadeau lorsque vous voyagez seul. Je vais dans
les petites villes. Je
baguenaude à l'écoeurement, touché parfois par les
vieilles photographies, un peu de pause vendue, les habits du dimanche,
la raideur pour ne pas bouger et la mort dans les yeux en noir et
blanc,
l'oeilleton qui ne se referme pas. Je n'en ai ensuite aucun
souvenir.
Je n'aime pas les souvenirs, ce
sont des guetteurs sombres. |
|
D. |
Moi
je fabrique des souvenirs. J'en ai fait une profession. C'est une
profession
et une occupation aussi. J'agence entre eux les souvenirs et je
m'aperçois
qu'il y a d'infinies
possibilités. |
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Noëmie |
Pour
moi les voyages sont des paysages. Ici, en Bretagne, je regarde la
mer et l'ombre sur le ciel, oubliant ce début de larmes, et le jour
qui change et le beau temps qui s'évanouit. Je ne suis plus
si triste. Ensuite,
j'expérimente
qu'il y a en moi une certaine faculté de juger. Je regarde une
silhouette et la silhouette
disparaît peu à peu. |
2 |
|
Je
marche le long de la mer, comme une promenade sans but, mais les mots
viennent
un à un, inventant une histoire de goémon, un peu de vert
et de sable mêlés sur une peau abrasée, les embruns
déçus. |
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Mathieu |
Ce
devait être une journée calme. C'est une journée
d'excitation. |
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Noëmie |
Ce
devait être une journée calme. Il
ne me semble pas que je puisse jamais me tromper. Je
me souviens de soirs où nous hantions la ville surchauffée.
Nous passions notre temps à mêler
les mots, mêler les voix, mêler les idées. |
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D. |
Vous
marchez le long de la mer mais une
marche n'a jamais fait un chemin, n'a jamais produit en soi de
cheminement. |
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Gustav |
Nous
marchons toujours dans l'attente et à la recherche de l'éclipse,
totale ou même annulaire. Mais l'éclipse
annulaire lorsqu'elle est observable, sera donc très basse sur l'horizon. |
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D. |
C'est
sombre. |
3 |
Gustav |
Origine
des azimuts : Sud. |
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Noëmie |
Je
ne décèle aucune cause d'erreur ou de fausseté, me
gardant
bien de me montrer. |
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D. |
Tu
cherchais les éclipses. Tu
étais sans doute là, c'est maintenant ton genre. |
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Mathieu |
Tu
voulais aller dans les
petites rues et croire que la vie est possible. Tu vas recommencer
? Tu vas retourner sur
la
scène ? |
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Gustav |
Je
ne retournerai pas sur scène. c'est un lieu où la
mémoire déjoue ton existence même. |
4 |
Mathieu |
Tu
vas donc rester dans la ville. Tu vas rester à Brest. Nous sommes
à Brest pour quelques jours. |
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Gustav |
Je
me perds dans Brest. Je
ne saurai pas raconter ce que j'ai vu dans les rues des villes. Les
grues grincent parfois mon nom. Tous
les autres mots sont lourds et répétitifs. Il y a la
police dans la ville et la
police regarde toute la population avec ces yeux sévères,
avec ces yeux soupçonneux, dubitatifs et anxieux. Puis j'ai
quitté la ville. Je
suis allé sans conviction me reposer dans une nature inconnue.
Mais la campagne près de la ville n'est pas la campagne. C'est entre
la ville et la campagne, entre le souvenir de l'enfance et sans doute
rien. |
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Noëmie |
"En
tant que je participe aussi en quelque manière du néant ou
du non-être", dit Descartes. |
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D. |
C'est
un voyage dont chaque
étape n'est pas datée. Et chaque étape est datée.
Ce n'est donc pas un voyage, c'est un parcours. |
5 |
Gustav |
C'est
un voyage. ce n'est pas seulement un parcours, et je
ne sais pas ce que je vais pouvoir faire avec ce voyage. |
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Mathieu |
Notre
conversation s'appesantit de mots à mesure que le soir tombe.
A Brest le soir tombe avec
les brumes et les oiseaux qui crient une détresse incompréhensible.
Les oiseaux crient comme un jour d'éclipse, comme ce jour où
"Les extrémités
des cornes du soleil étaient alors excessivement aiguës, mais
sans déformations apparentes." |
|
Noëmie |
Penser
l'éclipse, penser à l'éclipse est une erreur car,
avec Descartes, je
reconnais
bien que l'erreur, en tant qu'elle est erreur, n'est pas quelque chose
de réel. |
|
D. |
L'éclipse
n'est pas réelle mais l'horizon
est plus proche. |
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Gustav |
Je
me rappelle un voyage dans
les rues des villes le lendemain d'une éclipse totale de soleil. Je
me rappelle les rues, je me rappelle leur intimité. |
6
|
Mathieu |
Les
éclipses totales de Soleil sont surtout remarquables ; on passe
dans un instant du jour le plus éclatant à une obscurité
plus grande que celle de la nuit ordinaire, du moins plus sensible et
plus
frappante.
Jérôme
LALANDE, Directeur de l'Observatoire et inspecteur du Collège de
France en 1795. |
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Gustav |
De
cette image, bientôt, il ne restera plus un souvenir. Je
suis seul. |
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Noëmie |
Les
éclipses trompent l'oeil. Je
n'ai donc pas besoin pour me tromper de quelque faculté accordée
par Dieu à cette fin. Tu te trompes et tu es seul. |
|
D. |
Tu
te trompes et tu es seul mais tu voyages et tu voyages et tu te
promènes. |
|
Gustav |
Je
me promène encore et la Bretagne revient. Je
suis au milieu d'une campagne cossue, douillette, qui étale sa soirée.
Il n'y a déjà plus aucun souvenir d'aucune éclipse
totale ou partielle. |
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D. |
S'il
n'y a plus de souvenirs, aucun souvenir, alors
il reste des rues et la première qui viendra à l'esprit sera
celle que, dans un premier temps, nous allons garder et nous en ferons
le symbole de la rue, le symbole moderne de la rue moderne, nous la
filmerons
et ce film sera symbolique. Ce film sera le symbole de l'indistinct de
la mémoire. |
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Mathieu |
Tu
verras quoi ? |
7 |
D. |
Je
ne verrai rien. Il n'y
aura
jamais que des rues tristes. |
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Noëmie |
Et
puis il ne s'agit pas de voir. Je vois les rues, je vois leur
tristesse,
je vois bien, mais
pourtant
cela ne me satisfait pas encore entièrement. |
|
Gustav |
Je
ne vois rien non plus. Je
vais avec le jour, avec la nuit, vers le solstice sans plus de
résignation. Je
ne sais plus pourquoi je voyage ainsi, les idées tournent un peu
avec le surplus de bière. |
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Mathieu |
Il
s'agissait certainement de vider les rues et de pouvoir écrire
les rues ainsi vidées. |
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D. |
Mais
ce texte-là reste et demeure inaccessible. Je ne l'ai pas écrit, ni
même le suivant. Je ne sais plus écrire, mais
je peux te parler. |
8 |
Gustav |
Ce
ne sont que des mots qui passent, des mots qui partent. Moi je
voudrais
aussi des textes. Et il
ne se passera rien, puisqu'il ne se passe jamais rien. |
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Mathieu |
Et
les rues pourraient aujourd'hui se remplir, pourraient même grouiller
de monde, il ne se passerait rien. |
|
D. |
Un
mois d'éclipse, il ne se passerait rien. |
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Mathieu |
Il
aura fallu des tours, des chemins perdus dans la ville et le froid du
vent
après l'alcool pour que tu acceptes de me rejoindre, comme
une doublure décalée, asynchrone, privée
de quelque perfection. |
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Noëmie |
Tu
cites Descartes, maintenant ? La
date sera connue,
assez
connue, assez peu connue, pas connue, et l'on voudra qu'elle
ne soit pas connue. Tu cites Descartes, mais je ne sais pas à
qui tu t'adresses. |
9 |
Mathieu |
Je
cite Descartes comme si je voulais trouver
le seul livre qui donnerait la seule réponse. |
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Noëmie |
Car
s'il est vrai que plus l'artisan est habile, plus les ouvrages qui
viennent
de lui sont parfaits... Je suis allée à la Bibliothèque
de France Je
suis frappée par la beauté du lieu, les sons couchés,
les livres posés comme des reliques. J'ai lu des livres sur
l'observation des éclipses, m'attardant sur l'aberration
sphérique qui interdit au bord et au centre de l'image d'être
nets en même temps. Dans l'intranquillité
du vide, j'ai trouvé un
peu de solitude. |
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D. |
Tu
la regardes avec un sourire, tu ne veux pas l'apprivoiser. |
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Gustav |
Je
la regarde. |
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Mathieu |
Il
est possible encore d'observer le réel, ce qui se donne comme réel. |
10 |
Gustav |
Le
réel... Il y a les
rues et il y a les coins de rues, le coin des rues, qui est le fantasme
du double, de la double vision, du double paysage, deux possibilités,
deux pistes, parfois l'ombre ou le soleil. C'est le réel. Et
puis cesse le réel quand
il n' y a plus que l'idée de la rue, l'idée d'une rue vide
ou, chez soi, le
plafond
mansardé de la chambre. |
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Mathieu |
Moi, la
plupart du temps, je me souviens de paysages sans importance. |
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Noëmie |
Je
regarde et je me trompe. J'écoute et je me trompe. Pourtant, il
n'est pas douteux que Dieu aurait pu me créer tel que je ne fisse
jamais d'erreur. |
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D. |
Tout
invite au calme aujourd'hui. Je
cherche un petit restaurant avec des nappes rouges. La
journée se détend et se tend au rythme de vos mots. |
11 |
Gustav |
Vous
croyez que vous allez tenir ?
Le réel
n'existe pas. |
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Mathieu |
Je
regarde le fort de Bertheaume, juste là, et nous pourrions jouer
encore tant de jeux. |
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Noëmie |
En
appréciant cela avec plus d'attention, il me vient d'abord à
l'esprit que je ne dois pas m'étonner... |
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D. |
Quand
j'ai regardé le ciel, il y avait plusieurs couches de nuages
entrecroisées. Si
je me rappelle le ciel de l'enfance et cette impression d'ennui qui ne
m'a plus quitté, je peux aussi faire venir en moi cette odeur douce
d'une campagne de jeunesse. |
|
Gustav |
Le
soleil ne tourne pas autour de la terre. Il
ne se passera jamais rien qui pourrait vous concerner vraiment. |
|
Mathieu |
L'ennui
de la fête, la joie de la fête. |
12 |
D. |
La
fête, c'est être étonné
d'avoir encore un corps. Après, ce ne sont que des commentaires
et les commentateurs
font
assaut de futilité. Un corps... Et
cela n'est pas toujours triste. |
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Noëmie |
Un
corps ? Pour quoi faire ? Puisque
je sais déjà, en effet, que ma nature est tout à fait
bornée et faible. |
|
Gustav |
Un
corps ? Qu'as-tu
encore imaginé pour donner au ciel cette couleur d'encre à
mesure que le temps passe ? Un corps ? Mais
regarder le ciel. Le
ciel n'obéit plus. |
|
Mathieu |
Je
suis allé à l'île Molène sur la seule petite
route du village. |
13 |
D. |
Je
suis de plus en plus fatigué et je ne me reconnais plus dans les
vitrines du Conquet, tout à leur préparation d'un été
à venir... |
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Mathieu |
C'est
l'été, les fenêtres sont ouvertes. |
|
Gustav |
Nous
sommes les enfants de l'éclipse. |
|
Mathieu |
Tu
n'esquisses jamais de confidence, vraie ou fausse. Sans
espoir de donner le sens là où l'absence de sens est la règle,
est la règle définie et ce qui définit la règle. |
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Noëmie |
Un
ensemble de choses toutes imparfaites. Il
me vient aussi à l'esprit qu'il ne faut pas envisager une seule
créature quelle qu'elle soit isolément, mais l'ensemble de
l'univers. |
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Mathieu |
Je
pense à tous tes gestes et à ta voix qui les accompagne. |
14 |
Gustav |
Je
ne sais pas ce que ça va faire. |
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Mathieu |
C'est
un peu le résumé de notre histoire, si je peux appeler cela
une histoire. J'écoute
plusieurs fois ta voix et toute ma solitude. |
|
D. |
Moi
j'écoute la foule, Toute
la foule occupée à justifier son désir. J'écoute
la foule toute à son désastre et Maurice Blanchot rappelle
que le désastre
signifie
être séparé de l'étoile. |
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Noëmie |
Depuis
que j'ai voulu douter de tout... Je
ne vois plus rien. |
|
Gustav |
Et
je peux alors penser à d'autres villes et ne rien en dire, et ne
vous en rien dire. |
15 |
Mathieu |
Il
y a bien cependant une limite, il doit bien y avoir cependant une
limite
à cette immobilité, à ce silence. |
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Noëmie |
La
limite, c'est notre choix, c'est notre choix de choisir ou de ne pas
choisir
de comprendre. C'est à
dire la limite de
l'entendement
et conjointement de la volonté. |
|
Gustav |
C'est
donc la limite de l'espace
sans limite qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit. |
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D. |
C'est
la limite des corps. |
|
Mathieu |
C'est
la limite du corps. Le
pluriel
est une approximation. Ton
visage dément le corps trop sage. |
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D. |
Le
corps dans le paysage. Petit
passage et la route défile. Un
climat doux et amusé et amusé encore par les brumes qui délassent. Ces
jours-là. |
16 |
Noëmie |
Je
suis toujours surprise
par la feinte des messages. Tu évoques un corps dans le paysage
et ce n'est que hantise
et marches à travers la ville. |
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D. |
Dans
ce paysage, nous
devions
nous voir. dans un jeu
d'étoiles, Envisagé
dans ces limites précises. |
|
Mathieu |
Et
l'on écoutera autre chose. |
|
Gustav |
Et
cela n'intéresse personne. |
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Noëmie |
Quant
à moi, je ne fais
que percevoir les idées sur lesquelles je puis porter un jugement. |
17 |
Mathieu |
Un
jugement ? Mais l'imaginaire échappe au jugement et il nous faut donner
de l'imaginaire à l'imaginaire. Quand tu es en retard, je ne
porte aucun jugement sur ce retard. Je
t'attends en imaginant pour toi des jeux amusants. |
|
Gustav |
L'éclipse
est l'imaginaire du monde, pourvue d'une géographie narrative. Des
cartes précises ont marqué le passage du cône d'ombre. |
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Noëmie |
Je
ne sais pas si j'ai vraiment accès à l'imaginaire. Mais ce
n'est peut-être pas négatif. Bien
qu'en effet il existe peut-être d'innombrables choses dont il n'y
a en moi aucune idée, on ne doit pourtant pas dire que j'en suis
à proprement privée,
mais que de manière seulement négative, je n'en suis pas
pourvue. |
|
D. |
Mais
l'imaginaire, c'est aussi le temps qui passe et c'est aussi le temps de
l'écriture. Dans l'imaginaire de l'écriture, il
n'est pas demandé d'aimer ou de ne pas aimer tel ou tel personnage,
il n'est même pas demandé de préférer, il n'est
même pas nécessaire de lire, d'écouter. Écrire. La
force du geste, la sûreté du geste, la détermination
du geste, la nécessité de ce geste. |
|
Mathieu |
Et
le temps tarde. C'est
une journée où le temps a tardé, toujours. Mais
pourquoi cette solitude ? |
18 |
Gustav |
L'éclipse. Elle
s'avance disant le non dit, disant le dit, montrant son mensonge,
étalant
son mensonge. |
|
Mathieu |
Je
ne sais jamais ce que tu fais et c'est fatigant. Je
vais marcher dans Paris. |
|
D. |
Dans
cette histoire, Je
ne me souviens plus bien ce qui faisait quoi et ce qui faisait qui. |
|
Noëmie |
Nous
pouvons encore choisir notre rôle. "Je
ne peux pas non plus me plaindre de n'avoir pas reçu de Dieu une
volonté, ou liberté de décision, assez ample et parfaite
; car, vraiment, j'expérimente qu'elle n'est circonscrite par aucunes
bornes". Descartes. |
|
D. |
Je
peux vous raconter ma vie, je peux faire ici ma biographie, une synthèse.
Sans controverse, car Le
mot controverse est le mot privilégié de la politique. |
19 |
Mathieu |
Nous
pouvons écouter ta biographie dans une voiture de personnage politique.
La dernière fois que je suis monté dans ce type de voiture, je
ne me souvenais pas que la voiture avait de tels sièges en cuir. |
|
D. |
Je
me souviens de moments de lassitude à l'arrière d'une voiture
avec des sièges en cuir noir. |
|
Mathieu |
Je
ne me souviens de presque rien de la vie d'avant. Il
n'y a pas de ligne rouge dans nos mémoires. |
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Noëmie |
Et
ce qui me semble tout à fait remarquable, c'est qu'il n'y a rien
d'autre en moi de si parfait ou de si grand... que la mémoire... |
|
Gustav |
Il
y a la mémoire et il y a l'oubli qui est l'éclipse de la
mémoire. Les mots
et l'éclipse, ensemble, sont ténus. |
|
Mathieu |
Il
y a ta mémoire et la mémoire de toi. Il faut regarder. Il
doit bien y avoir des traces de toi, le nom d'une rue, un brin d'air
humide. |
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D. |
La
mémoire est comme
une folie de vie en vie. |
20 |
Gustav |
Une
folie sans raison.
Tout
est mémoire. Je
me promène dans la ville, amusé par les rues et les jardins.
Les rues sont mémoire. Les jardins aussi sont mémoire. Je
regarde. |
|
Mathieu |
Toute
une vie qui patine, qui chauffe. C'est
un jour ordinaire. |
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Noëmie |
Je
regarde. Je
ne
pense plus rien de toi. Du
fait même que je puis en former l'idée... je ne le fais
pas. |
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D. |
Je
reflue et espère. Je regarde. J'évalue ma pensée. Elle
est en moi tout à fait étroite et finie. |
21 |
Mathieu |
Oui, il
suffit que je regarde un oiseau dans le ciel, une fourmi ou un être
plus simple et plus petit encore pour mesurer une liberté plus grande. |
|
Gustav |
Je
n'en sais plus rien. Je
voudrais bien le croire. Je ne parviens plus à le croire. Je voudrais
bien les croire. Je ne parviens plus à les croire. Je voudrais bien
vous croire. Je ne parviens plus à vous croire. |
|
D. |
C'est cette
violence qui l'a poussé à l'abandon. |
|
Noëmie |
Pourtant, il
n'y a que la volonté, ou liberté de décision, que
j'expérimente si grande en moi. Et la vie fait plus
envie encore. malgré l'impression
de kermesse désolée. |
|
D. |
La
vie, la mémoire, ce sont des
mots qui viennent pour toi avant que tu n'existes. |
22 |
Gustav |
La
vie, la mémoire, comment
penses-tu que cela va tourner ? |
|
Mathieu |
Cela
tourne lentement, comme une horloge
d'une échelle presque galactique, entre
le labyrinthe et le manège. |
|
Noëmie |
Il
n'y a aucune nécessité à ce que nous comprenions. Nous
nous portons à affirmer ou à nier, à rechercher ou
à fuir ce qui nous est proposé par l'entendement. |
|
D. |
Moi, Je
ne sais plus bien de quoi il s'agit. Nous étions ensemble à
Rennes, avant cette petite
nuit courte, empesantie par la chaleur, poisseuse, dansante,
sautillante,
et rieuse et criante. Et puis 'jai
perdu ton nom dans la ville et tes pas et tes rires. |
|
Gustav |
Tu
as perdu mon nom avant
que ne commencent les rires et les promenades. |
23 |
Mathieu |
Je
n'aurai jamais la force, jamais la force ni le courage d'imaginer encore
pour toi un autre nom, d'imaginer encore ton nom dans
l'énervement des jours et des nouveautés de ta vie. |
|
Gustav |
Il
faudra pourtant choisir. Je ne suis pas seulement une
illusion. |
|
Noëmie |
Je
peux quant à moi choisir en liberté. Il
n'est pas en effet nécessaire, pour que je sois libre, que je puisse
me porter vers l'un et l'autre côté, mais au contraire plus
j'incline d'un côté, plus je suis libre en le choisissant. |
|
Mathieu |
Je
ne connais pas cette langue. |
|
Gustav |
Si
tu crois que tes folies impressionnent les miennes. Je vais dormir.
Le
sommeil du soir m'a porté vers le sommeil. |
|
D. |
Et
nous avons oublié que nous
avions rendez-vous devant l'église de Bain de Bretagne. Ce n'était
pas une illusion. Ce n'était pas un élément dramatique.
Nous ne pouvions ni choisir ni imaginer. Nous devions juste nous
retrouver. |
24 |
Gustav |
Nous
ne pourrons pas nous retrouver si tu
me lances de fausses pistes. Nous sommes ici pour que je puisse
aller
de nouveau vers l'avenir et tu me proposes toujours de tourner
la tête en regardant vers le passé. Alors, je
crois distinguer l'avenir et l'avenir se cache. C'est fatigant. |
|
Mathieu |
Tu
ne comprends pas ce que procure la fatigue. Tu ne comprendras donc
jamais cette
indifférence
que j'expérimente. |
|
D. |
Je
n'aime pas lire les traces de la fatigue dans le texte. J'écris
ainsi rarement le soir. Je
ne suis plus le même le soir, dans la nuit qui ferme mes yeux. |
|
Noëmie |
La
fatigue, la fatigue et le sommeil, et le sommeil aussi, sont une
éclipse
et l'éclipse peut
faire pleurer. |
25
|
Mathieu
|
Je
suis resté dans la fatigue. Je
me suis promené, manquant m'évanouir parfois, comme si les
masses de liquide de ma tête se déplaçaient soudain,
laissant mon équilibre se remettre doucement. J'ai promené
ma vie poussiéreuse,
pleine de poussière, qui soudain se ramasse, qui soudain se contracte,
en une seule douleur, en une seule douleur vive, une douleur ramassée. |
|
Noëmie |
La
fatigue oblitère la
puissance de vouloir. Puis le
soleil revient. |
|
D. |
Cela
n'a pas d'importance. Il
faudra bien qu'il se passe quelque chose. |
|
Mathieu |
Je
pense à toi qui noues et qui dénoues, noué, nouant,
sans arrêt. Tu
avais décidé de jouer l'inconsolable. |
|
Gustav |
Je
ne sais pas ce qu'est la fatigue. Je pense que c'est parfois une
consolation.
Je pense qu'elle peut atténuer la douleur. Je sais qu'elle vient
plus facilement avec le voyage et avec la mémoire. Et je n'ai plus
de mémoire. |
26 |
Mathieu |
Il
faudra que je pense un jour à te la rendre.
Il me vient parfois que j'ai pris ta mémoire. |
|
Gustav |
Alors
tu as pris aussi mes
erreurs
et mes erreurs de
jugement. Tu as pris mon absence et rien
ne détruit l'absence. |
|
D. |
Moi
je pourrais te rendre le récit de ta mémoire mais
je n'en connais plus la trame. Alors j'invente mais
j'ai pourtant parfois raison. |
|
Gustav |
La
course de ces jours me pèse sur la tête. |
|
Noëmie |
Quant
à moi, très
vite, je ne sais plus ce que je fais, je ne sais plus ce que je dis. |
27 |
Mathieu |
Et
pourtant, tu es industrieuse
et discrète. |
|
Noëmie |
C'était
avant, quand j'avais
l'intuition que la vie pouvait être tranquillement autre. C'est
sans doute un petit plaisir sans lendemain. |
|
Mathieu |
Moi, je
m'arrête de longs instants, pour
ne rien manquer. C'est
ainsi que je me trompe. |
|
Gustav |
Moi,
je ne ressens rien. Et
à
cette absence, à cette éclipse des sentiments, correspond
une absence, un affaiblissement de la volonté. |
|
D. |
C'est
ainsi l'état dans lequel vous êtes. C'est ainsi votre état
de personnages. Pour écrire, puis-je
être conscient ou non de l'état des forces en présence
quand il n'y a plus de force ni de présence ? |
28 |
Mathieu |
Après
une trop longue succession
de paroles, les
mots
sont empesés.
Je ne sais pas s'il s'agit d'avoir de la force, du courage ou seulement
de la constance, ou seulement de la patience, de la patience morne. |
|
D. |
Patience
ou non, morne ou non, quand j'écris, quand j'écris vraiment,
avec constance, quand je vous écris vraiment, je crois que la
fatigue me quitte, ou bien, au moins, ou bien pour le moins, ou
bien
a minima, s'estompe. |
|
Gustav |
Tu
crois que tu pourrais écrire, imaginer puis écrire des
événements qui ne s'éteignent pas. |
|
Noëmie |
De
tous ces mots, je
crois que je n'ai retenu que leur accumulation. |
|
D. |
J'ai
été sur ce point précis moins indifférent
à l'accumulation de mots qu'aux promenades le long de l'estuaire
de la Loire. Je suis allé sur la plage mais je
ne suis pas resté. |
29 |
Mathieu |
Les
promenades
servent à inventer
des souvenirs. Elles peuvent aussi imaginer la
ville. |
|
D. |
Elles
n'ont pour
moi, dans
mon travail d'écriture, aucun
rôle particulier. |
|
Gustav |
Il n'y a
que
quand je me
promène, quand je me promène vraiment, quand je me promène
sans but, sans autre but que la promenade, il n'y a que dans ces
moments,
ces quelques heures chaque année que je
sais que j'existe. Parfois, je m'arrête un instant, je
laisse les yeux fermés. Quand je rentre, parfois, pendant une
heure ou deux, j'arrive
à comprendre ce que je lis. |
|
Noëmie |
Les
conversation hésitent, vont et viennent et se marchent lentement
les unes sur les autres. Elles parviennent toujours à leur but.
Elles en reviennent toujours à l'existence, à la mémoire,
à la mémoire qui invente l'existence. Elles en reviennent
toujours à l'auteur. |
|
D. |
Je ne
suis pas
l'auteur
qui a choisi
votre nom. |
30 |
Mathieu |
Nous ne
connaissons pas
l'auteur. |
|
D. |
Vous
n'êtes pas
mes
personnages. Je ne suis pas votre auteur. Une fois j'ai
cédé à mes personnages en leur révélant
mon identité. Ils sont partis et je ne les ai jamais revus. Ils
sont partis dans le
temps
qui passe et qui tue tous les mots et le désir soudain, et le
désir aussi. |
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Mathieu |
Il est
certain
que dans
la réalité, les
corps font autre chose que ce qui s'écrit. |
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Noëmie |
Réalité
ou
fiction, je suis
indifférente
à affirmer l'une ou l'autre. |
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Gustav |
Dans la
réalité
comme dans la fiction, il n'y a rien d'autre à faire que de partir
à la découverte
lasse d'un monde fatigant. Il y a parfois une éclipse et l'éclipse
dédouble la nuit, qui
me bouleverse doucement. |
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vers
le mois
de juillet 2008
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