mars 2008 |
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vers le
mois
d'avril
2008 |
1
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Gustav |
Notre
conversation hier soir a de nouveau marqué notre distance. |
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Mathieu |
Il
ne faudrait pas que nous nous laissions aller à pousser
l'avantage les uns contre les autres au hasard de notre
conversation,
cette conversation qui est en fait notre seule existence, notre vérité. |
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D. |
Il
y a la conversation et puis soudain,
un instant, la vie, un nouvel élément, un
autre élément et le monde qui claque. |
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Noëmie |
Mais
c'est justement toi qui règles le temps, qui devrais régler
le temps. Mais tu as pris le temps. Et
puis tu as repris le temps. Et
puis tu as rendu le temps mais le temps était devenu bancal, le
temps était devenu inutilisable, le temps était devenu asynchrone. |
|
D. |
Mais
c'est parce que les
personnages
font semblant de raconter des histoires. S'ils acceptaient de jouer
le jeu, je rendrais le temps, un temps redevenu synchrone avec leur
histoire.
Il y aurait même un effet de réel. |
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Noëmie |
Or
à présent l'ordre semble exiger que je commence par distribuer
toutes mes pensées en genres déterminés et que je
cherche dans lesquels d'entre eux se situent à proprement parler
vérité ou fausseté. |
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D. |
Je
n'ai pas dit que ce serait vrai, ni d'ailleurs que ce serait faux, j'ai
seulement dit, sans Descartes, que ce serait synchrone. |
2 |
Gustav |
Où
allons-nous ? Où sommes-nous
? |
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Mathieu |
J'ai
trouvé une pauvre chambre d'hôte à San Pietro in volta. |
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Noëmie |
La
dureté des temps. |
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Mathieu |
On
ne voit que la lumière du téléviseur allumé. |
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D. |
Je
me sens seul, avec le repos que je dois prendre, avec les mots que je
dois
dire, avec tout ce fatras à penser. Nous sommes allés
nous promener, puis sans
un mot, nous sommes rentrés. |
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Noëmie |
Et
pourtant, j'ai dormi
dans
tes mots. Certaines
de ces pensées sont comme des images de choses. On ne sait rien
de toi. |
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D. |
Je
suis né à Babylone. |
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Gustav |
C'est
vrai, on ne voit que la
lumière du téléviseur allumé. |
3
|
Noëmie
|
Et
pourtant, tout nous conduit à Venise, tout nous conduit à
retourner à Venise et ce pourraient être soudain les bruits
de Venise, et ce pourraient être soudain des images de Venise et
nous serions à Venise, nous accepterions cette convention, cette
convention-là d'être ensemble à Venise pour obéir
aux commodités de l'histoire, de cette histoire. |
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D. |
Mais
pourtant, nous ne sommes pas à Venise et nous n'irons pas. J'ai
promis que nous n'irions pas à Venise. C'était une condition
pour qu'ils acceptent de repartir. |
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Gustav |
C'est
vrai. Je
lui
ai dit qu'au moindre doute, je prendrai un avion pour rentrer à
Paris, au moindre doute de Venise. |
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Noëmie |
Comme
lorsque je veux, que je crains, que j'affirme, que je nie, je saisis
bien
toujours une chose comme le sujet de ma pensée. |
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Mathieu |
Et
cette chose, c'est Venise ? |
|
Noëmie |
C'est
Venise, ou c'est la nuit et parfois c'est la neige. |
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Gustav |
Le
jour est tombé et la nuit devenait sombre. |
|
Mathieu |
La
neige détourne les conversations et détourne le regard. |
 |
D. |
On
pourrait toujours se rencontrer, se
renseigner sur les étoiles. Mais nous n'irons pas à Venise,
ni le jour, ni même par temps de neige. C'est une promesse. C'est
un serment. |
4 |
Gustav |
La
ville est tapie dans la lagune, on pense qu'elle est éternelle et
que l'on est aussi éternel qu'elle peut l'être et pourtant
qui peut dire que je reverrai Venise. |
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Noëmie |
Fuir. Ne
pas parler du froid et fuir, juste
pour le plaisir de gâcher le temps et le voyage. |
|
D. |
Pourtant,
le texte est froid. Pourtant, le texte s'est refroidi. SI nous
étions
allés à Venise, j'aurais mis dans le texte tous les métiers
de Venise, tous les métiers colorés de Venise et cela nous
aurait donné un peu de chaleur. |
|
Mathieu |
J'ai
chaque fois le désir de travailler avec eux et je peux être
ainsi, successivement et dans la même journée, portier ou
chasseur, garagiste et manucure, flic et cordonnier. |
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Noëmie |
Que
j'imagine une chèvre ou une chimère... |
 |
D. |
Il
n'est pas moins vrai que j'imagine autant l'une que l'autre. |
5 |
Noëmie |
Il
n'y a non plus nulle fausseté à craindre dans la volonté
comme telle ou dans les affections. |
|
D. |
Nous
savons bien qu'il n'y a rien à craindre de la pensée. Quant
à la volonté et aux affections, il y a cependant à
craindre davantage pour ce qu'elles tracent dans la mémoire de méandres
brouillés, échoués, et qui restent, qui demeurent,
qui empêchent. |
|
Mathieu |
Je
ne lui ai parlé de rien. Il n'attend plus aucune révélation,
aucun souvenir. Ce voyage italien est devenu un voyage italien. |
|
Gustav |
J'ai
réservé une chambre à Ariano nel Polesine et je vais
rassembler dans le luxe les quelques indices recueillis sur les lidos
mouillés. Je
peux bien me retirer là-haut, vers là-haut, et ne plus descendre
jamais. |
|
D. |
Si
l'on ne sait rien, si l'on ne fait rien, si l'on ne raconte rien, je ne
crois pas que nous allons pouvoir rester, rester ici, rester ensemble. |
 |
Mathieu |
Nous
n'avons pas le choix. Il
y a cette tendresse qui me blesse aussi et tout le temps,
l'impression
du temps, et cela suffirait, et cela suffit bien à faire que
l'on reste ensemble, à nous faire demeurer ensemble. |
6
|
Gustav
|
Je
ne vois rien de la mer. Je ne vois rien du paysage. Il pleut trop et la
pluie battante pèse lourd, déçue. De la fenêtre,
je ne vois plus que l'encadrement. Les
fenêtres offrent toujours le même encadrement mais ne dévoilent
aucun paysage, mais ne découvrent rien, et il faut alors le regard
pour dévoiler le paysage, pour découvrir le paysage. Je
suis calme cependant, et mon esprit parvient à se poser sur les
choses des jours. |
|
Noëmie |
Toute
la journée s'est passée sans jour. Nous ne faisons rien.
Nous n'avons rien fait. |
|
Mathieu |
Nous
ne faisons rien, comme le monde ne fait rien et nous ne sommes pas les
premiers à ne rien faire et nous ne sommes pas les derniers à
ne rien faire et nous sommes à ne rien faire, nous sommes là. |
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D. |
Je
voudrais vous abandonner
sur ces lignes de caractères qui s'enchevêtrent trop.
Je regarderais alors le monde. |
 |
Mathieu |
Mais
le monde ne te dirait rien. Moi, si
je cesse de regarder le monde et si je cesse de penser que ma pensée
est assez forte pour en rendre compte, alors je ne me trompe jamais. |
7 |
Gustav |
Le
monde ne te dirait rien comme il ne me dit plus rien. Il y a cette
expression.
Il y avait cette expression juste sortie de l'enfance : ça ne me
dit plus rien. C'est l'aveu d'un échec. c'est l'aveu de l'échec
du désir. |
|
Mathieu |
C'est
une idée bizarre. c'est l'une de ces idées bizarres dont
il faut se débarrasser. |
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Noëmie |
Or,
parmi ces idées, les unes me semblent innées, d'autres adventices,
d'autres fabriquées par moi-même. |
|
D. |
Mais
il faudrait pouvoir dire non à ce monde qui ne nous dit plus rien.
Même la lecture des
journaux, encore, donne envie de dire non. |
|
Gustav |
Est-ce
qu'il se passe quelque chose dans ce noir complet ? |
|
Noëmie |
Il
ne se passe rien sous la pluie des jours. |
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Mathieu |
Pour
retrouver le monde, pour retrouver le dire du monde, il suffit
cependant
de regarder les étoiles à la fin du jour. Hier, il
n'en manquait alors aucune dans le ciel naissant. Et puis choisir
un
travail qui permette une
errance un peu douce. C'est important le travail. Regarder le monde
comme un vitrail... Le
travail
peut révéler que le verre est liquide. Il faut aussi
trouver un lieu de promenades, doux comme
la Pineta di Classe près de Ravenne, en ce début de printemps. |
|
Gustav |
La
recette qui permet de redire le monde demande beaucoup d'ingrédients. |
 |
Mathieu |
La
vie. |
8 |
Gustav |
Je
ne sais donc pas vraiment ce qu'est la vie. Je sais seulement qu'il
y a des paysages, qu'il
y a des scènes de ville, qu'il
y a le monde. |
|
Noëmie |
Que
j'entende un son, que je voie le soleil, que je sente le feu. |
|
Mathieu |
Et le
temps qu'il fait doit être comme le temps qui passe. |
|
Gustav |
Il
faudrait donc que je me convertisse à la vie, maintenant, alors
que je m'éloigne
un peu des faux délices de l'Adriatique. |
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D. |
Convertir
est laissé à l'Esprit. |
|
Mathieu |
Tu
peux aussi prendre des photographies mais tu dois savoir alors que la
photographie transforme en écran toute surface plane. |
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Gustav |
Je
ne ferai rien de tout cela. Je
me suis réveillé marqué par la nuit, yeux grands ouverts,
sur les étoiles. C'est aussi cela la vie. |
9 |
Mathieu |
La
pureté de la chair. |
|
Gustav |
Tu
n'atteindras jamais cette joie là, tu ne sauras pas sourire encore
et du mouvement de ton corps faire naître la grâce. |
|
Mathieu |
Je
le sais. Je le sais parfaitement. Je ne la cherche d'ailleurs pas. Je
me
contente de me déplacer avec vous. Je
me déplace et savoure d'être ainsi déplacé,
poli, toujours si poli et chaque jour un peu plus transparent. |
|
Noëmie |
Il
n'y a pas de transparence. Il y a parfois un peu de suffisance, parfois
encore un peu d'insuffisance. |
 |
D. |
Nous
pourrions juste visiter la ville. |
10 |
Gustav |
Je
ne sais plus ce qui s'est passé aujourd'hui. Je
reste sur cet effort là tout le reste du jour, me déguisant
doucement une autre vie. Une
autre vie mitigée de jour et de nuit. Je me regarde dans le
miroir. Le visage
grimace,
et rit. |
|
Mathieu |
Quant
à moi, dans
la solitude moirée des jours qui passent gris, je me souviens bien
du doré de la naïveté. |
|
D. |
Vous
pourriez sortir un peu de vous-même. Vous pourriez contempler les
angles parfaits que forment les bâtiments de la place. C'est
une difficulté nécessaire. |
|
Mathieu |
Ce
n'est pas prévu pour ça, pas vraiment et l'on ne sait pas
à quoi sert la géométrie dès lors qu'elle ne
rassure plus ni le regard ni l'esprit. |
|
Noëmie |
Il
faut regarder les choses. Il faut mieux regarder les choses. Mais
ici la principale question concerne celles que je considère comme
tirées de choses existant hors de moi. |
 |
D. |
Descartes. |
11 |
Mathieu |
Est-ce
que tu te souviens que tu es déjà venu à Subiaco
? |
|
Gustav |
Je
me souviens que c'était le soir mais je
ne me souviens plus des visages rencontrés ce soir là. |
|
Mathieu |
C'était
au mois de mars, déjà. |
|
Gustav |
Je
ne sais déjà plus rien de mars. |
|
Mathieu |
Le
printemps allait bientôt exploser. |
|
Gustav |
Il
n'y aura jamais assez de jours pour faire revenir à la mémoire
toutes les explosions. |
|
D. |
Je
les oublie
parfois
et c'est alors le roman qui revient. Je
vais finir par devenir vraiment un touriste amusé, regardant les
fresques et les tableaux, pensant parfois à Stendhal, à ses
vapeurs, à cette fausse tristesse. |
|
Noëmie |
De
fait, il me semble que c'est là un enseignement de la nature. |
|
D. |
Je
regarde Noëmie. Elle fait bien son travail. Noëmie
n'a pas une voix douce, quand bien même elle chuchote, quand bien
même elle chuchote à l'oreille en baissant la voix, quand
bien même elle lit parfois des phrases de Descartes. Elle les
aligne consciencieusement. |
 |
Noëmie |
L'intention
géométrique est une intention d'image. |
12 |
Noëmie |
Et
ce qui fait désordre fait image aussi. |
|
Gustav |
Je
vois se dessiner un paysage. |
|
Mathieu |
C'est Fiuggi.
Nous y resterons quelques jours. C'est cette ville d'eau et ville
universitaire
que tu avais aimée. |
|
Gustav |
Je
me souviens bien de ces volées de marches qu'il fallait monter et
descendre. Le
soir, dans la fumée des cigarettes et des cigares, je redevenais
cave, miné par les cernes. C'est une ville qui m'épuise. |
|
Mathieu |
Fiuggi,
le temps passe, l'allée sombre et ruisselante. |
|
Noëmie |
En
outre, j'expérimente que ces idées ne dépendent pas
de ma volonté ni par conséquent de moi-même. |
|
D. |
Et
puis ça recommence. René Descartes. |
|
Mathieu |
Il
faut reprendre notre marche. |
 |
D. |
Je
ne suis pas certain de la reprendre si vite, après cette pause un
peu distante, ce réel un peu timoré, l'idée même
d'un déclin. |
13 |
Noëmie |
Mais
le temps est plus fort, surtout le temps passé. Où
serait la résistance ? |
|
D. |
Les
jours à bascule, le rayon de soleil, sur la lucarne au dessus de
moi, redonne de la joie, la musique d'avant qui s'époumone comme
un dimanche, et le temps, Fiuggi, comme un malaise. |
|
Noëmie |
Ces
raisons sont-elles suffisamment fermes
? Vous
pensez comment ? |
|
Mathieu |
Je
ne pense pas. Je réponds. Le
téléphone a sonné sans interruption et j'ai répondu
sans âme mais avec amabilité. C'est mon métier
et mon métier ne
porte pas de nom. |
|
Noëmie |
Encore
une fois, ces raisons
sont-elles
suffisamment fermes ? |
|
D. |
J'ai
lu je crois que la station thermale de Fiuggi est connue depuis le
XIIème
siècle et je m'imagine alors moyenâgeux à boire cette
eau un peu trop douce. |
 |
Gustav |
Je
voudrais maintenant me reposer. |
14 |
Gustav |
J'ai
choisi, peu à peu, de jeûner cette journée, de sentir
monter en moi le gris de la faim puis le calme et enfin les
tremblements
du manque de sucre. |
|
Mathieu |
La
faim peut venir en effet comme le printemps. Le
printemps avance doucement, les températures grimpent doucement,
la sève des arbres remue doucement, le vent s'adoucit encore doucement.
La faim peut venir doucement. |
|
Gustav |
Et il
y a toujours la possibilité de l'ombre. |
|
Noëmie |
Le
printemps est un enseignement de la nature. Quand
je dis ici que c'est un enseignement de la nature, j'entends seulement
que je suis porté par une certaine impulsion à le croire,
et non point que quelque lumière naturelle m'en montre la vérité. |
|
Gustav |
Mais
ce n'est pas vraiment le printemps. Comment
veux-tu que je puisse croire encore qu'il peut y avoir de l'amour et de
la tendresse qui seraient là
? |
 |
D. |
Et
il y a toujours la possibilité de la littérature. A
Fiuggi encore, je pense à toi dans les brumes du Palazzo Fonte.
Et le tour est joué. |
15 |
D. |
Dans
le train, je prépare une courte introduction et je parle de Proust
de l'utopie. |
|
Noëmie |
Il
y a ce voyage et il y a la littérature et
il y a entre les deux une grande différence. |
|
D. |
Je
voudrais inventer. Je voudrais pouvoir inventer. Que
va-t-on inventer aujourd'hui qui aura cent cinquante ans dans cent
cinquante
ans ? |
|
Mathieu |
L'utopie,
ce serait le lieu magnifique de l'amour apaisé. |
|
D. |
C'est
toujours difficile, toujours aussi difficile d'échapper à
la forme métaphorique. La
journée s'inscrit blanche dans la mémoire. |
|
Mathieu |
C'est
douloureux, cet apaisement. |
|
Gustav |
Moi
j'imagine autre chose. Je
les vois assis dans le bleu de la nuit, qui veillent sur la plaine
latine. |
 |
Mathieu |
Nous
sommes à Sermoneta, comme un petit
sermon. Je ne sais plus qui veille sur la plaine latine. |
16 |
Gustav |
Encore
la mer. Fregene étale
les plages frileuses et le temps s'épanouit dans une dolce vita
trop rance. Est-ce que nous allons rester toujours en Italie
? Qu'est ce que nous allons faire ? |
|
Mathieu |
Il
peut s'agir tout aussi bien de susciter des surgissements insensés
au coeur de la ville que de proposer une longue promenade calme pour
apaiser
une journée mouvante. |
|
Gustav |
Mes
yeux palissent et mes traits se tendent. Je
rêve de cris et de feu. Ce
n'est plus le temps, ce n'est plus le temps de rien, ce n'est plus le
temps
de ça. |
|
D. |
Plus
personne n'oserait alors rêver de batailles. Il
n'y a pas plusieurs violences. |
|
Noëmie |
La
violence... Il s'ensuit
que j'existe. |
 |
D. |
Parfois. |
17 |
Noëmie |
Peut-être
aussi y a-t-il en moi quelque autre faculté, qui ne m'est pas encore
connue. |
|
D. |
Il
y a cette faculté particulière de se promener dans les ruines
et les ruines sont
toujours les ruines du
souvenir. |
|
Mathieu |
Je
me souviens de l'Orient. C'est le pays des ruines. Et puis on
m'at
dit qu'il fallait laisser
l'Orient, un peu d'orient encore, laisser un peu d'orient, pour plus
tard,
pour la fatigue. Maintenant, je
ne sais plus que faire pour le reste de mon temps. |
|
Gustav |
Les
ruines, c'est la
ville cachée, la fausse ville. C'est la ville qui fait Un
autre mauvais coup d'oubli. |
|
Mathieu |
Il
n'y a pas que l'oubli. Je
me rappellerai bien combien tu m'as fatigué et tu m'as donné
à douter. |
 |
D. |
C'est
curieux cette conversation. C'est presque romanesque. Je
pourrais faire basculer le texte dans n'importe quel genre. |
18
|
Gustav
|
Oui.
Le genre du texte, le premier genre, le seul genre, presque le seul
genre,
c'est le drame. C'est ce drame indéfiniment recommencé, et
qui fixe le souvenir, et qui nous permet de nous souvenir. Un
arc en ciel au loin sur le ciel noir et je meurs et c'est cette vie là
qui se passe. |
|
Mathieu |
Je
ne sais plus vraiment où tu es ensuite quand le choc de l'instant
se produit. |
|
Gustav |
S'il
n'y a aucun drame, s'il n'y a pas de drame, je pars en voyage et je ne
connais de ce voyage que les valises, une seule valise parfois. Je peux
me souvenir de toutes les valises de tous mes voyages. Toutes
ces valises ne disent rien de mon voyage. |
|
Noëmie |
Le
soleil n'a pas de mémoire. Il n'a pas non plus de souvenir. C'est
pourquoi le soleil est
présenté
comme plusieurs fois plus grand que la terre. Parfois le soleil est
couvert par la brume mais il
n'y a pas de brume qui puisse refermer toutes les couleurs sur
elles-mêmes. |
|
D. |
Pourquoi
dis-tu cela ? |
|
Noëmie |
Je
ne peux pas répondre à cette question, à cette autre
question et je ne peux même pas entendre cette question, cette autre
question. |
|
D. |
Tu
es libre de répondre ou de ne pas répondre. |
|
Noëmie |
Jamais
libre. |
 |
D. |
Mais
il n'y a pas d'autre intérêt à la continuation du monde. |
19 |
Noëmie |
Arrête
de jouer la comédie. |
|
D. |
Je
ne joue pas la comédie. Je regarde encore le soleil. J'entends encore les
cris. |
|
Noëmie |
Le
soleil et les cris. Ces
deux idées, à coup sûr, ne peuvent pas être l'une
et l'autre semblables au même soleil existant hors de moi. |
|
D. |
Arrête
de jouer la comédie. Il
faudrait pouvoir se rappeler précisément les jours de pluie.
Il y a moins de cris. |
|
Noëmie |
Les
jours de pluie... Le
temps
déçu. |
|
Mathieu |
Je
n'oublie pas que nous sommes à Rieti et que Rieti
pourrait être aussi le début d'une promenade douce, mais rien
n'est plus si doux. |
|
D. |
Les
cris. Le temps déçu. |
|
Gustav |
Vous
suscitez l'inquiétude et l'inquiétude
m'a donné mal à la tête et m'a rappelé l'alcool.
Dès lors, j'imagine
chaque instant ce qui peut faire ma déchéance. |
 |
Mathieu |
Il
n'y a pas de déchéance. Il suffit juste de s'arrêter
un peu. Ou alors il suffit juste de voyager un peu. Nous serons demain
ailleurs, un peu plus loin, mais pas plus éloignés ni de
la pluie, ni du soleil. Nous imaginerons encore notre voyage et notre
vie. |
20
|
Noëmie
|
Nous
sommes ailleurs. Nous ne sommes pas plus loin. Nous sommes peut-être
même déjà sur le retour. Nous sommes arrivés
à Borgorose. La
route qui mène de Rieti à Borgorose se prend de jeu avec
la montagne et les tunnels se succèdent, métaphore sombre,
inconsolable. |
|
Mathieu |
Mais
c'est le printemps. |
|
Gustav |
Métaphore
sombre... L'arrivée
du printemps donnerait donc toujours de la fatigue et encore un peu
moins
de temps dans l'air frais du matin pour se reposer et dire doucement
qu'il
faut que la vie passe. |
|
Mathieu |
Métaphore
sombre depuis
toujours. Je
n'ai pas repris le cours des choses sans me reposer. Je sens que
c'est
le printemps. |
|
Noëmie |
Tout
cela démontre assez que jusqu'ici ce n'est pas par un jugement certain,
mais seulement par quelque aveugle impulsion, que j'ai cru qu'il
existait
des choses différentes de moi qui, par les organes des sens ou par
n'importe quel autre moyen, envoyaient en moi leurs idées ou images. |
|
D. |
Mais
c'est une fiction. le printemps est tout autant une fiction que notre
voyage,
que les rôles que nous jouons. La
réalité obéit à l'ordre de la fiction. |
 |
Gustav |
Quand
je joue, on me demande
parfois
si je suis triste quand je joue une scène triste, si je suis heureux
quand je joue une scène de bonheur, si je suis criminel quand je
joue une scène de crime. On me demande si c'est le printemps
quand c'est le printemps. On me demande si je suis bien une illusion. |
21 |
Mathieu |
Mais
nous t'avons donné le beau rôle. Nous pouvons même te
donner celui de l'amoureux. Est-ce que tu sais encore jouer l'amoureux
? |
|
Gustav |
Si
je prends ce rôle, si je joue ce rôle, si tu me donnes ce rôle, tu
vas tuer tout ce qu'il restait d'amour en moi, tout ce que je gardais
de
joie, tous ces instants de générosité que j'avais
construits et gardés pour une histoire de soleil et de calme. |
|
Mathieu |
Alors,
tu voudrais jouer quel rôle ? |
|
Gustav |
Jouer
est comme un sommeil, est comme le sommeil. Je voudrais vivre
aussi,
sans jouer et J'imagine
alors une
vie d'allées et venues dans l'espace qui rétrécit. |
|
Mathieu |
Zazou. |
|
Gustav |
Mais
une autre voie s'ouvre encore à moi. Je pourrais utiliser ces
antennes, ces paraboles, ces émetteurs pour transmettre un message,
pour crier un texte à message. |
|
D. |
On
n'apprendra rien, en fait, on n'apprendra jamais rien. |
 |
Noëmie |
Je
le connais ce sentiment. |
22 |
D. |
J'y
crois aussi moi, par moment... |
|
Noëmie |
Comme
l'alouette au miroir. |
|
D. |
J'y
crois aussi, je vous l'avoue, à n'en pas croire mes oreilles, ah
je suis bien votre pareil, ah je suis bien pareil à vous. |
|
Gustav |
Je
ne connais pas le texte. |
|
Mathieu |
On
peut le chanter. C'est Aragon. |
|
Gustav |
Je
ne connais pas le titre. |
|
Mathieu |
Ce
serait un drôle de titre. |
|
Gustav |
Je
me sens si seul. Les
rues sont rendues
désertes par le froid qui s'impose comme une donnée brute
de la ville ce soir, comme le printemps qui ne peut pas rester
tranquille,
qui joue avec les températures. Je me suis promené dans
un musée. Je
m'endors facilement sur des banquettes de velours rouges, fixant le
marbre
d'une colonne, un plafond peint. |
|
Mathieu |
Pas
tranquille. Moi j'ai lu les journaux mais le
monde machinal des journaux oublie le monde. |
|
D. |
Ils
ont les mêmes idées de solitude. |
|
Noëmie |
Certes. Mais
en tant qu'elles représentent l'une une chose, l'autre une autre,
il est évident que ces mêmes idées sont fort différentes
les unes des autres. |
 |
D. |
Nous
ne chantons pas la même chanson. |
23 |
Gustav |
Le
téléphone a sonné cette nuit. C'était Paris.
Je dois rentrer bientôt. Il s'est passé quelque chose. On
a enlevé aujourd'hui les tableaux avec lesquels je vivais depuis
plusieurs mois. |
|
Mathieu |
Je
n'ai pas vraiment envie de rentrer. J'aime cette ville. Pescara
me donne le souvenir et le souvenir de la mer. |
|
Gustav |
Ce
que je joue, ce que je vais jouer là, je ne le répète
pas, je ne le répéterai pas. |
|
Mathieu |
Indocile.
Il faudra donc partir. La cause en sera ce changement de tableaux, qui
était bien prévu, que l'on pouvait prévoir. |
|
Noëmie |
Car,
je le demande, d'où l'effet pourrait-il donc tirer sa réalité
sinon de la cause ? |
|
Mathieu |
L'auteur
ne dit rien. |
|
D. |
L'auteur
est grippé et il
suffit d'un petit rhume pour que la présence au monde se voile,
s'amenuise, s'efface. |
|
Mathieu |
Il
ne s'agit pas du monde mais il s'agit du texte. Entre
les deux propositions, il y a un ton, il y a une intonation, et le mot
intonation est l'un des mots les plus élégants de la langue
française. |
 |
Gustav |
Je
ne sais pas ce que c'est que l'élégance. Je veux seulement
partir bientôt. |
24 |
Mathieu |
Je
ne sais plus rien du voyage entrepris. |
|
Gustav |
Une
image. |
|
Mathieu |
Je
sais au moins que mon téléphone ne fonctionne pas. |
|
Noëmie |
Il
suit de là qu'il est impossible que quelque chose provienne du néant. |
|
D. |
C'est
la sensation de l'écart, la tension de l'écart entre ce lieu
et cet autre lieu, ce lieu de soi et ce lieu de l'autre, ce temps de
soi
et ce temps de l'autre. |
|
Gustav |
Le
soir, avant de dormir, vite, il y a déjà le sommeil. Et
si je veux être rêveur, et si je veux rêver, et si je
veux rêver encore d'une autre langue. |
 |
D. |
Si
ce n'est pas un texte, ce
serait une sculpture. |
25 |
Gustav |
Cela
serait le sommeil, cela aurait la transparence du sommeil. Je
me suis endormi sur des marches. Ce
sommeil qui me prend annonce sans doute les grandes fatigues de l'été. |
|
Mathieu |
Tu
dors mais tu ne te souviens pas. Regarde l'île. C'est une
autre image. En dormant, tu crées un espace accoutumé. |
|
Gustav |
C'est
quoi l'espace, l'espace accoutumé
? |
|
Mathieu |
C'est
un espace transparent où les
mots sont décentrés
comme les souvenirs. |
|
Noëmie |
Et
cette vérité n'est pas seulement transparente concernant
les effets dont la réalité est actuelle ou formelle. |
 |
D. |
Je
pense parfois que Descartes a une pensée tiède et que
peut-on faire avec la pensée tiède
? |
26
|
Noëmie
|
C'est une remarque
curieuse.
C'est une remarque étonnante. C'est juste une remarque. Ce n'est
pas une réflexion. Ce n'est pas réfléchi. On peut
dire beaucoup de choses de la pensée cartésienne. Lui attribuer
de la tiédeur relève au mieux d'un acte poétique.
Et quand Descartes parle de pierres, faudra-t-il lui attribuer de la
dureté
? Autrement
dit,
non seulement il est impossible, par exemple, qu'une pierre qui
n'existait
pas avant commence maintenant à exister. |
|
D. |
Il nous faudra imaginer
notre réconciliation, une
réconciliation bleue. |
|
Noëmie |
Il
n'y a plus aucune magie et tu ne pourrais jamais imaginer être là. |
|
Gustav |
Nous sommes toujours à Tremiti. Je
suis sans voix, sur le même lit du même hôtel recommencé,
sans rien penser de la plage qui s'étend là-bas, du printemps
qui dépossède l'hiver peu à peu du froid, de ce qui
fige et tous ces mouvements m'agacent comme des imitations de vie. |
|
Mathieu |
Je
t'ai dit quelques mots qui parlaient de ton absence. Tu ne me
réponds
pas. |
|
D. |
Noëmie ne répond
pas non plus. Pourtant, elle est devenue plus douce. La
couleur de ces cheveux passe de ce blond agressif, ce blond de teinture
à un blond doux, à un blond très doux et aussi très
lumineux, un blond où l'on peut très facilement imaginer
les cheveux blancs qui viendront un jour adoucir le blond encore
davantage
en le ternissant un peu, en lui donnant de la profondeur. |
 |
Noëmie |
Il
ne faut pas abuser des reflets. |
27 |
D. |
J'ai
tenté de parler de toi et tu n'as rien entendu. |
|
Noëmie |
Je
ne suis pas là pour que l'on parle de moi. je ne veux pas que tu
parles de moi ni que tu écrives sur moi. Car,
bien que cette cause-là ne fasse rien passer dans mon idée
de sa réalité actuelle ou formelle, il ne faut pas croire
pour autant qu'elle doive être moins réelle. |
|
D. |
Il
n'y aura donc jamais que Descartes. Mais je ne veux pas, moi, qui suis,
donc, commenter Descartes. |
|
Mathieu |
Tu
te souviens de Vieste ? |
|
Gustav |
Je
me souviens du retour dans le froid. Il
faisait encore froid. Toujours. Je
vais revenir en France, toute cette Italie m'ennuie trop, me fatigue
maintenant
et le printemps naissant me donne à pleurer. |
|
Mathieu |
Mais
il y a la lumière. |
|
D. |
Et
dans le coeur de la lumière, la lumière dans le coeur adouci,
penser encore à la douceur, sans crainte. |
|
Mathieu |
C'est
ce qui fait le texte, le soir et la lumière. |
 |
D. |
Le
soir ne modifie pas beaucoup l'écriture. Ce
qui succède au texte, le soir, c'est cela. C'est écrit. |
28 |
Gustav |
Il
fallait bien que nous partions. Il faut rentrer. Il faut désormais se
concentrer sur l'apaisement. |
|
Noëmie |
Telle
est la nature de l'idée qu'elle n'exige par elle-même aucune
autre réalité formelle que celle qu'elle emprunte à
ma pensée, dont elle est un mode. |
|
D. |
La
première partie du film est terminée. Cependant, on
ne peut pas vraiment penser qu'il s'agit d'un film. |
|
Mathieu |
Je
ne suis pas un spectateur. |
|
D. |
C'est
vrai. Je suis
bredouille
sans histoire. Avec
dans ma tête tous ces canaux de la mémoire d'une ville offerte,
que je ne connais pas. Je voudrais ne plus rien faire. J'ai déjà
connu cela. J'enviais
des journées entières dans le lit, ensuite, en sueur. |
 |
Mathieu |
Ce
sera pourtant le printemps et il
y a de la douceur à laisser venir le printemps en vous, il y a de
la douceur humide, de la douceur un peu marine, douceur qui rêve
de l'océan, là-bas, à l'Ouest. |
29 |
D. |
Mais
cela ne traduit rien, rien d'autre que le besoin de prophéties. Un
commentaire qui ne s'arrête jamais et qui prend la place du monde. |
|
Noëmie |
En
effet, si nous posons qu'il se rencontre dans l'idée quelque chose
qui n'a pas été dans sa cause, elle le tient donc du néant. |
|
D. |
Mais
Descartes en déduit la nécessité de l'existence de
Dieu. |
|
Mathieu |
La
ville s'en moque. C'est toujours aussi
flou. |
|
D. |
Je
retrouve l'idée même de la solitude, celle où l'on
comprend bien ce que disent les gens dans les cafés et le désoeuvrement
se fait désoeuvré et tourne et tournicote sans qu'on se le
dise. |
|
Gustav |
Pour
tout cela, tu partiras bientôt. |
|
D. |
Il
faudrait un événement, un événement non daté. |
 |
Mathieu |
Ce
qu'il y aurait de non daté dans l'actualité, ce serait un
événement inscrit depuis l'éternité dans sa
brièveté, l'éclipse. |
30 |
D. |
Cet
événement serait fugitif et précis. Sur cet événement,
nous pourrions méditer sur la fugitivité de la vie. |
|
Noëmie |
La
réalité que je considère dans mes idées est
seulement objective. |
|
D. |
Et
l'éclipse est-elle objective ou subjective... Peut-elle accéder
pourtant à la réalité, de cette réalité
pourtant très subjective ? J'ai
ainsi trouvé un article d'un psychiatre intitulé Le
théâtre de l'ambivalence dans lequel la
question de la fugitivité de la vie apparaît, disparaît,
apparaît. |
|
Gustav |
Je
suis mieux à Paris. |
|
Mathieu |
Moi
aussi. Et puis il fait humide. Même
les plaies que j'entretiens patiemment, au lieu de se rouvrir,
profitant
de l'humidité et de l'orage même qui parcourt la ville, se
referment et pourraient même disparaître si j'y prêtais
davantage attention. |
|
Gustav |
Ne
me parle pas de cela. Reste distant |
|
Mathieu |
Je
suis distant. Je ne
sais
déjà plus
vraiment ce que je t'écris. |
|
Gustav |
Je
voudrais voir une manifestation, Place de la République ou Place
de la Nation. Ce serait une réalité objective aussi. Les
gens vont manifester, parler, parler fort, parler encore, se disputer,
pour de vrai, pour de faux, parler fort encore. et je serais
distant. |
 |
Mathieu |
Je
n'aime pas les manifestations. Même à distance, je suis gêné
par le bruit. Je
suis incommodé par les parfums aussi. Parfois, par un changement
de couleur. |
31
|
Gustav
|
L'idée
de la ville me prend et me déprend. Parfois, dans
le soir, le vent de la ville accompagne mes pas. J'ai du mal,
ensuite,
à trouver le sommeil. Je
ne sais pas si je pouvais avant trouver plus facilement le sommeil.
Je sais qu'il faut s'endormir
jusqu'au lendemain. |
|
Mathieu |
Je le connais, ce
sentiment.
Je sais comment faire. Quand la ville se fait trop pesante, tu
regardes de loin avant de t'évanouir vers d'autres lectures d'une
vie martelée. Tu transformes alors le rythme de ce martèlement
en sommeil propitiatoire. |
|
Gustav |
Il
y a donc une autre solution. Mais tu sais que je
ne veux pas jouer et je ne sais pas apprendre. |
|
Mathieu |
Ce n'est pas un jeu,
c'est
une technique. Ce sont des idées. |
|
Noëmie |
Le
mode d'être formel revient aux causes de ces idées. |
 |
D. |
Mais il n'y a pas,
peut-être,
d'autres solutions que cette formalité. |
|
|
|
|
|
vers le
mois
d'avril
2008 |