1
|
|
Mathieu |
|
Mais
nous n'avons rien fait. Nous n'avons encore rien fait. Nous n'avons
fait
que des phrases. |
|
|
D. |
|
Heureusement
que toutes les phrases ne se valent pas. Pour l'éternité,
toutes les phrases ne se valent pas. |
|
|
Noëmie |
|
L'éternité
ne commence pas. Il s'est bien passé quelque chose en dehors
de l'éternité. Je savais ce qui allait se passer. |
|
|
Gustav |
|
Il
n'y a pas de satisfaction, il n'y a aucun plaisir à avoir raison,
à avoir eu raison de penser, de penser et d'écrire que ce
qui se passait, que ce qui allait se passer. Il n'y a jamais de
satisfaction.
Les villes savent à l'avance qu'elles vont subir des catastrophes.
Les humains aussi et même les personnages. |
|
|
Mathieu |
|
Très
vite les villes s'habituent à être vulnérables, à
se donner des airs angoissés, à écouter les nouvelles
avec un peu plus de calme qu'auparavant. Tu
verras. |
|
|
D. |
|
Mais
nous sommes à Strongoli et la
ville citadelle de Strongoli se rappelle toujours l'Argonaute qui l'a
fondée
et l'on raconte que la muraille cache la formule magique, gravée,
qui assure la paix éternelle. |
|
|
Noëmie |
|
La
nature nous enseigne faussement le sentiment d'éternité.
Cette
nature enseigne bien à fuir ce qui apporte le sentiment de douleur
et à rechercher ce qui apporte le sentiment de plaisir, et choses
semblables. Pourquoi donc n'enseigne-t-elle pas à fuir le sentiment
d'éternité ? |
 |
|
Gustav |
|
Quand
je pense à cela, je
me couche comme on couche un enfant trop nerveux. |
2 |
|
Mathieu |
|
Tu
te couches comme on couche un enfant trop nerveux, cependant
perdu. |
|
|
Noëmie |
|
Car
l'inquiétude s'adresse au
seul esprit et non au composé de corps et d'esprit que tu pourrais
être. |
|
|
Gustav |
|
Je
n'ai pas besoin de corps
pour
évoquer les perspectives. |
|
|
Mathieu |
|
Tout
cela est dramatique.
La
tristesse du réveil a donc marqué la journée. |
|
|
D. |
|
Il
va falloir faire court. Il faut revenir au voyage. |
|
|
Gustav |
|
Je
suis à Crotone et je
n'irai pas voir le temple d'Héra. |
 |
|
Mathieu |
|
Moi
aussi je suis à Crotone, dans
la ville qui peine à trouver l'hiver ou même l'automne ou
même un semblant de froid ou de rigueur, je m'étonne. |
3 |
|
Gustav |
|
Je
ne m'étonne pas. Je ne m'étonne plus. Je ne m'étonne
jamais plus. |
|
|
Mathieu |
|
J'ai
quant à moi encore trop d'émotions. Comment
enlever de l'émotion toutes ces présences qui m'accompagnent
? |
|
|
Noëmie |
|
Les
émotions s'épuisent
comme
on entre un peu dans l'hiver, jusqu'à
la fin du monde. Nous
sommes tous en danger face à cette absence d'émotion.
J'en
ai jugé ainsi dès mon plus jeune âge. |
|
|
Gustav |
|
Nous
sommes à Catanzaro et Catanzaro
est la cité
du vent. Nous pouvons y faire silence. |
|
|
Mathieu |
|
Il
n'y a là aucun corps. Il ne peut y avoir aucune parole. |
 |
|
D. |
|
Et
les
personnages ne parleraient plus, restant muets le long de paysages
autoroutiers. |
4 |
|
Gustav |
|
Je
veux bien ne plus parler. Déjà tout
le jour se passe sans que je le remarque vraiment. |
|
|
Noëmie |
|
C'est
le jour et ce n'est
pas assez long pour comprendre quoi que ce soit. On
l'a constaté. |
|
|
Mathieu |
|
Je
regarde souvent tes yeux dans leur absence irréelle. Je crois
parfois distinguer du sang, mais alors, ce
n'est pas rouge, le sang. |
|
|
D. |
|
Il
nous faudra cependant continuer le voyage. Nous sommes arrivés à
la
pointe de la pointe Calabre incessante, jusqu'à Locri, dont je ne
connais rien, dont je ne connaîtrai que quelques arbres, un peu de
vent, comme toutes les villes que je traverse, comme toutes les
villes
que nous traversons. |
|
|
Noëmie |
|
Il
ne fait pas chaud. La
chaleur demeure une sensation fiable, une sensation qui donne confiance.
Je n'ai pas confiance. |
 |
|
Gustav |
|
Le
froid et la chaleur ne sont que des sensations pourtant
elles ne signifient rien si ce n'est de manière fort obscure et
confuse. |
5 |
|
D. |
|
Ils
jouent aussi le jeu des sensations. Ils
reprennent le jeu et c'est
bien ce qui donne sens à leur présence. |
|
|
Noëmie |
|
Ainsi
se dévoilait le sens. Je ne vais pas l'élucider.
J'ai
suffisamment élucidé auparavant. |
|
|
Mathieu |
|
Tu
as raison, car on
n'a
pas dit, on n'a pas lu, on n'a pas écrit et c'est
dans cette conversation qui n'a pas vraiment de sens élucidé
que
la journée s'est éteinte doucement. |
|
|
Gustav |
|
Je
vais encore oublier,
comme
un oubli de la Sicile si proche, de la Sicile rêvée longtemps,
contournée, avec l'espoir d'autres paysages secs. Et puis je
ne fais rien. |
 |
|
Mathieu |
|
Comme
je te demande ce que tu fais, ta voix s'arrête, s'arrête, se
pend à mes mots pour inventer quelque chose, pour me dire enfin
quelque chose. |
6 |
|
Gustav |
|
Je
ne dirai rien. Je ne te dirai rien. |
|
|
Mathieu |
|
C'est
ce que j'ai compris depuis si longtemps. |
|
|
Noëmie |
|
Il
s'agirait de lutter contre le mépris, de réagir contre le
mépris. Mais il
se présente pourtant ici une difficulté supplémentaire.
Ce qui vient de se passer juste
devant moi, ce refus de dire vraiment quelque chose. |
|
|
Gustav |
|
D'accord,
je peux dire quelque chose. Je vis dans
l'espoir que la nuit efface cette envie de pleurer. Léo
Ferré dirait que le temps passe et que ce sont les mots des pauvres
gens. |
|
|
Mathieu |
|
More
or less, nous disons la même chose. |
 |
|
D. |
|
Je
crois que je vais
attendre
que tout se calme avant de partir en Sicile. |
7 |
|
Gustav |
|
Pourquoi
ai-je accepté ? |
|
|
Mathieu |
|
Tu
n'aimais plus la solitude. Tu ne trouvais plus aucune
satisfaction à cela. |
|
|
Noëmie |
|
Tu
regrettes désormais d'être parti
avec nous en voyage.
Tu
as des remords. |
|
|
Gustav |
|
La
solitude n'était
rien qu'une impression. Ce pouvait être une impression agréable. |
|
|
Noëmie |
|
...
qui peut cacher un poison et l'on sait avec Descartes que la
nature pousse seulement à désirer ce qui contient la saveur
agréable. |
 |
|
D. |
|
Leur
jeu n'est pas un jeu. Je
suis désormais cependant devant
le texte à écrire puisque je suis en Sicile. |
8 |
|
Mathieu |
|
Nous
sommes en Sicile, à
Milazzo,
comme les lazzi siciliens au passage d'une fille. |
|
|
Noëmie |
|
Il
n'est pas rare que nous nous trompions sur le sens des lazzis.
Parfois,
je traverse la ville et je me dis que le
compte
n'y est pas. C'est qu'il
n'y a pas de spectateurs ou qu'il est une
heure trop tardive pour que l'on puisse encore sortir. |
|
|
Gustav |
|
Certains
sifflets sont comme
des mélodies plaintives. |
|
|
Noëmie |
|
Ils
disent alors tout
de
moi. |
 |
|
D. |
|
Tout
de toi, c'est l'inconnu. |
9 |
|
Gustav |
|
Tout
de toi, c'est
choquant.
C'est comme la vue
hagarde des palmiers. |
|
|
D. |
|
Confronté
à la violence, je ne trouve que le texte. Tu sais cependant
que tu
n'existes plus pour le public que
dans un souvenir de dernière génération. |
|
|
Gustav |
|
Déjà. |
|
|
Mathieu |
|
Ne
crains rien. Il n'y a pas de public. Il
n'y en a jamais et toujours pas. |
|
|
Noëmie |
|
Le
public est comme la soif. Tu peux subir
cette sécheresse de la gorge qui met ordinairement en l'esprit la
sensation de soif sans pour autant avoir vraiment soif. |
 |
|
Gustav |
|
Je
sais et si j'oublie cette idée de public, je peux me souvenir. Je
peux me souvenir d'autre chose.
Je me rappelle cette rue qui n'a rien à voir avec le texte, sinon
l'absence, sinon la mémoire, sinon le désir. |
10 |
|
Noëmie |
|
Le
désir ? C'est un dérèglement du corps. C'est un dérèglement
de la machine humaine. J'estime
pareillement, en considérant la machine du corps humain comme réglée
pour les mouvements qui se produisent ordinairement en elle, qu'elle
aussi
s'écarte de sa nature... en désirant. |
|
|
Mathieu |
|
Je
ne suis pas d'accord avec toi. Je ne suis pas non plus d'accord avec ce
détournement de Descartes. Je peux expliquer pourquoi. Ce
sera quelques mots de plus, ce sera encore quelques mots. Nous
pouvons
nous permettre cela. |
|
|
Gustav |
|
Nous
pouvons aussi
nous
permettre cela. Ce sera presque du repos. La
journée bleue ne nous a donné aucun répit. |
|
|
Mathieu |
|
Et
pourtant, il ne
s'est
rien passé du tout. |
|
|
Gustav |
|
Et
pourtant, j'entends
quelque chose. |
|
|
D. |
|
Tu
entends le désir.
Il
se dilue dans le texte, tout le texte, et puis revient, réapparaît,
scande les pauses, les hésitations. Malgré les silences
et les approximations, malgré l'absence de public, le désir
parvient à être là. |
 |
|
Gustav |
|
Le
voyage désire. Ici, je
compte les pavés d'Acquedolci, avec douceur comme il se doit, un
à un, patiemment. |
11 |
|
Mathieu |
|
J'ai
trouvé un hôtel où les chambres sont des oeuvres d'art.
L'atelier sul Mare de Castel di Tusa. Dans
la chambre des mots, j'ai juste apporté quelques fleurs. Je
ne doute pas de ta présence, de ma présence dans tes voyages. |
|
|
Gustav |
|
Je
ne sais pas si j'irai jusque là. Je
baigne dans une atmosphère bleue et je me sens comme
un condamné. Je suis tout entier dans
la misère symbolique et je ne peux en conséquence accéder
à l'art. encore moins dans une chambre d'hôtel. |
|
|
Noëmie |
|
L'art,
ce
n'est qu'une dénomination extérieure pour dire la vie,
sans même parfois une émotion, seulement la vie. |
 |
|
D. |
|
Ils
ne peuvent pas cesser de parler. Ils
sont contraints de parler parce qu'ils sont contraints par tout ce qui
pourrait se passer et qui ne se passe pas. Moi je lis, je ne parle
pas. Ce
sera donc un jour de lecture, de lignes passées l'une après
l'autre, pour évader l'esprit de l'hiver qui commence, pour dormir
un peu et calmer ainsi, un peu, des angoisses données par le temps
qui passe comme le temps qu'il fait. |
12 |
|
Noëmie |
|
Les
écrivains écrivent pour les hommes mais longtemps
les hommes n'ont pas entendu le message. |
|
|
D. |
|
Et
les écrivains ont continué d'écrire pensant que telle
était leur
nature
ainsi comprise. |
|
|
Noëmie |
|
C'est
bien ce qu'il fallait faire. |
|
|
D. |
|
Il
suffit de cela, l'écriture, un peu d'écriture, pour justifier
toute l'écriture. |
|
|
Gustav |
|
Mais
le temps de l'écriture passe parfois plus vite que le temps qui
passe. Et le voyage n'y change rien. Je suis allé plus loin et je
suis revenu en marchant, trop lointain déjà pour espérer
rattraper ce temps. Je vais rester un peu dans
cet hôtel où il y a trop d'art pour rester un personnage
honnête.
Je vais rester avec ma tristesse. |
|
|
Mathieu |
|
Comment
croire que cela va passer un jour, la tristesse qui éteint la lumière
à mesure qu'elle se pose ? |
 |
|
Gustav |
|
On
entre dans le temps où l'on ne sait pas très bien ce qui
peut se passer alors tout peut se passer, même l'extinction de
ma tristesse. |
13 |
|
D. |
|
De
ta tristesse, il
ne fallait pas en faire tous ces mots vides. |
|
|
Gustav |
|
Tu
ne savais donc rien de mes espoirs, sourire
doucement du temps, oublier enfin cette
cruauté de l'oubli. |
|
|
Noëmie |
|
C'est
ton esprit qui oublie mais ton corps se souvient peut-être. Il
y a une grande différence entre l'esprit et le corps. Regarde
tous
ces enfants tristes. Ils demeurent des enfants. |
|
|
Gustav |
|
Qu'est-ce
que je pourrais faire ? |
 |
|
D. |
|
Il
faut écrire de la poésie. Les
poètes ont tout oublié et ne connaissent pas l'oubli. |
14 |
|
Mathieu |
|
Tu
pourrais regarder la montagne pour te souvenir. |
|
|
Gustav |
|
J'y
suis retourné hier, puisque c'était sur la route, puisque
c'était presque sur la route. Je ne me suis souvenu de rien et quand
je ne me souviens de rien, je ne me souviens que de ces vers car ils
viennent
de l'enfance, car ils viennent d'un choix de l'enfance, d'un choix
unique
de l'enfance. |
|
|
Noëmie |
|
J'ai
froid. Ni la
Sicile,
ni Termini Imerese ne peuvent me réchauffer. Il y a le froid
et les souvenirs perdus, comme
si leur image recouvrait encore la ville. |
|
|
Gustav |
|
C'est
pour moi déjà
vu et encore jamais vu. Je regarde en moi et je
ne puis distinguer en moi aucune partie absolument
une et entière. Je suis morcelé comme un texte morcelé. |
 |
|
D. |
|
C'est
très curieux ce texte. |
15 |
|
Gustav |
|
Oui
c'est très curieux. |
|
|
D. |
|
Et
si j'essayais maintenant le silence et je serais reposé
sous les palmiers pensifs. Il
faut bien regarder. |
|
|
Noëmie |
|
Je
peux me reposer. Je
sais que rien n'est pour autant retranché de l'esprit. |
|
|
Mathieu |
|
Aujourd'hui,
la
ville me disait que tu n'allais pas bien. La ville me disait qu'il
fallait dénouer le
destin enchevêtré. Il ne fallait cependant pas se presser,
juste
parce que l'on n'accélère pas le temps. |
 |
|
Gustav |
|
Mais
on peut continuer à voyager, ce
qui est déjà, forcément, une accélération. |
16 |
|
Mathieu |
|
Il
fallait accélérer le voyage, il
fallait encore se presser, dire que l'hiver venait. Alors je me
suis
éloigné. Je
n'entends plus maintenant que ta voix, qui se déporte un peu ailleurs,
qui dit ceci et cela. |
|
|
D. |
|
Je
ne me suis pas pressé. Je n'ai pas accéléré.
Je
voulais seulement voir, après tant d'autres, la Villa Valguarnera
à Bagheria, mais c'était loin, si loin de l'hôtel.
Je n'ai rien vue et je n'ai rien senti. |
|
|
Noëmie |
|
C'est
un seul et même esprit qui veut, qui sent, qui connaît. |
|
|
Gustav |
|
On
ne peut pas revenir en arrière. |
|
|
D. |
|
On
ne peut jamais revenir en arrière. On ne peut pas retrouver le
passé du texte, qui n'est pas un passé. On ne peut que
l'oublier. |
 |
|
Gustav |
|
Mais
je me souviendrai moi, par chance, par hasard. Le souvenir est un
destin. |
17 |
|
Mathieu |
|
Et
tu te souviens de quoi ? |
|
|
Gustav |
|
Nous
étions dans la douceur du soir, dans la douceur, dans la tendresse
des mots, dans la tendresse, dans l'idée de partir loin, dans le
désir de partir ensemble peut-être, quand tout cela sera terminé,
quand nous serons vieux. |
|
|
Mathieu |
|
C'est
déjà
un souvenir de demain. |
|
|
Gustav |
|
Ce
n'est pas parce que je suis en retard. C'est avec mon esprit que je
me souviens aussi de l'avenir. |
|
|
Noëmie |
|
L'esprit
n'est pas affecté immédiatement par toutes les parties du
corps, mais seulement par le cerveau. |
|
|
Gustav |
|
J'étais
tendu
dans le froid mais la
Sicile se détend peu à peu. |
|
|
D. |
|
Oui.
Ce
serait peut-être le temps de lire, le temps de lire un peu plus
longuement
ce que disent les personnages, ce qu'ils peuvent dire. |
 |
|
Gustav |
|
Il
n'y a peut-être rien à lire. Je
ne lis moi dans ce texte que la solitude grandissante, des marches
désolées
dans le froid. |
18 |
|
D. |
|
Pourtant
je
ne pensais pas au froid quand je suis arrivé là-bas.
J'ai
traversé les parterres de petites maisons sans grâce, tenant
mon cou contre le vent, peinant un peu pour avancer davantage sans
trouver
aucun but. |
|
|
Noëmie |
|
Et
moi je reste toute
la journée à soupirer, comme si les soupirs ne valent pas
aussi pour l'ennui. Puis j'écoute
des incantations musicales qui m'emmènent loin. |
|
|
Gustav |
|
Je
ne me suis pas réveillé. Le
sommeil empâte encore mes mouvements et ralentit l'esprit. Je
n'ai pas vu le jour
se lever. |
|
|
Mathieu |
|
Et
cependant tu as
envie
qu'il se lève encore. |
 |
|
D. |
|
Ils
parlent du temps, du jour qui se lève et du jour qui se lèvera.
En
cela ils redécouvrent le romantisme. |
19 |
|
Mathieu |
|
Ils
redécouvrent le romantisme, mais
dans les faits, dans la réalité, dans la vérité
de leur pensée, ils n'y ont jamais pensé, jamais réellement
pensé. Est-ce que vous voyez une raison, une seule raison, pour
que nous ayons pensé au romantisme ? |
|
|
Gustav |
|
Je
n'en vois pas. |
|
|
Noëmie |
|
Il
y a parfois cependant
tes
yeux qui deviennent vagues. Il y a cette façon de regarder,
que tu maintiens, ignorant
mes protestations. Il y a ce mouvement de l'oeil qui te fait
sourire. |
|
|
Gustav |
|
Les
nerfs ne servent pas seulement à transporter la douleur. Ils
transportent aussi les images. |
 |
|
D. |
|
Je
les avais laissés.
Je
les ai tous retrouvés, habitant la villa sans rien connaître
du passé, sans voir les fantômes des arbres la nuit devant
la mer. Ils n'avaient pas trouvé le romantisme. Il y avait cette
image d'eux et je
pourrais
écrire que l'image est ressentie comme étant une représentation
de la réalité. C'est
encore le début. |
20 |
|
Mathieu |
|
Tu
crois donc que c'est
le début, mais c'est peut-être la fin. |
|
|
Noëmie |
|
Nous
allons doucement
vers la fin. Je ne m'étonne pas, parce
que l'on nous a déjà fait ce coup-là. |
|
|
D. |
|
Ce
n'est pas moi qui avais annoncé cette fin. |
|
|
Gustav |
|
Je
me souviens de cette fin annoncée. Le
soir, je suis rentré dans les rues. J'ai regardé les
couleurs. C'est
bien cette couleur qui redonne un peu de chance au temps, au souvenir. |
|
|
Mathieu |
|
Nous
sommes revenus à Trapani. |
|
|
Gustav |
|
L'hôtel
de Trapani m'assaille de désuétude et à mesure que
je le regardais, faisant patiemment le tour des murs ocres,
j'oubliais
que c'était déjà presque la fin. |
|
|
Noëmie |
|
Par
suite il sera nécessaire que l'esprit sente la même douleur
que la mémoire. |
 |
|
Gustav |
|
Je
rentre à l'hôtel. Sur
le canapé, personne n'est assis. |
21 |
|
D. |
|
Il
n'y a toujours personne. Il
n'y a plus que le texte. Tous
ceux-là, avant moi, avaient
raison, de dire qu'il n'y a plus que le texte et aussi le souvenir
du texte. |
|
|
Gustav |
|
Je
me souviendrai de Gibellina, de sa
destruction
en 1968 et de ces oeuvres à souvenir éparpillées dans
la ville nouvelle. |
|
|
Mathieu |
|
Je
sais déjà
que tu
ne me diras jamais quels souvenirs te viennent. |
|
|
Noëmie |
|
Je
pourrai rapporter
un
peu de béton bleui ? |
 |
|
Mathieu |
|
Je
rapporterai le
souvenir de routes encombrées de peines. C'est tout
ce qu'on peut s'imaginer de mieux en cela. |
22 |
|
Gustav |
|
Je
ne voyagerai plus. |
|
|
Mathieu |
|
Je
ne te reconnais pas dans ces mots durs. |
|
|
Gustav |
|
J'utilise
des mots durs car je
dois faire attention. |
|
|
Mathieu |
|
Ces
souvenirs, je
pourrais
te les donner vraiment. |
|
|
Gustav |
|
Et
ce serait si rapide, et ce serait si facile d'oublier. Je ne veux
plus
me souvenir de ce que je pourrais oublier. |
|
|
Noëmie |
|
Le
souvenir et l'oubli. Je
ne pourrai pas retenir autre chose aujourd'hui que ce rapprochement-là. |
|
|
D. |
|
C'est
un
début d'ambiguïté. |
 |
|
Noëmie |
|
L'expérience
témoigne que tels sont tous les sentiments dont la nature nous a
dotés. |
23 |
|
Gustav |
|
Encore
faut-il avoir des sentiments. |
|
|
Noëmie |
|
Tu
es comme le désert. |
|
|
Gustav |
|
Je
suis comme le désert, et
la joie. |
|
|
Noëmie |
|
En
l'occurrence une douleur. |
|
|
D. |
|
Il
n'y a pas de drame. Il ne doit pas y avoir de drame. |
|
|
Mathieu |
|
Tu
dois savoir toi, l'écrivain, s'il
y avait bien cette odeur mouillée dans la solitude de la ville.
Moi je ne me souviens plus. La
beauté de la route vers Menfi m'avait épuisé. |
|
|
Gustav |
|
Et
les pas sur les trottoirs sont lourds. |
 |
|
D. |
|
Je
ne sais rien tant que je n'ai pas de personnages et les
personnages me manquent encore. Mais les pas sur les trottoirs sont
lourds. |
24 |
|
Mathieu |
|
L'invention
de voyages imaginaires me fatigue davantage que ce voyage sicilien.
Ici, dans
la ville retrouvée, il n'y a plus que de l'énergie et
le
grand hôtel me repose du trop d'art des jours derniers. |
|
|
Noëmie |
|
Parfois
tout me fatigue. Je lève le bras et, par
exemple, ce mouvement lui-même m'épuise déjà. |
|
|
Gustav |
|
Quand
vient la fatigue, il faut trouver des géants et se poser sous l'ombre
des géants. Ce sont parfois des écrivains. Ce sont parfois
d'autres artistes. Il ne fat accepter alors que les plus grands parce
qu'il est raisonnable de ne confier sa fatigue, sa propre fatigue
qu'aux
plus grands. |
|
|
Mathieu |
|
On
peut aussi se cacher dans le silence, puis tout devient silencieux,
même
la fatigue. |
 |
|
D. |
|
Si
c'est tellement silencieux, si c'est tellement le silence, si c'est
ainsi,
alors il faudrait aussi, il faudrait peut-être que le texte s'apparente
au silence. |
25 |
|
Mathieu |
|
Nous
pouvons constater la
disparition du texte, de
façon bien adéquate. |
|
|
Noëmie |
|
Il
est parti au delà
de notre regard et rien
ne nous est plus utile en toute cette affaire. |
|
|
D. |
|
Je
vais le rattraper et tu
ne peux pas m'aider, tu ne veux pas m'aider. |
|
|
Gustav |
|
Je
pourrais faire comme le texte. je
pourrais m'échapper vers une Sicile imaginaire. |
 |
|
D. |
|
Et
pourtant tu
es là, mémoire, à peine, sur la voie d'un oubli.
Tu
as décrit pour moi le jardin pâle avec une voix monocorde
qui semblait ne pas t'appartenir, comme si tu te souvenais enfin. |
26 |
|
Gustav |
|
Mais
je ne me souviens de rien. Canicatti
se lève sans moi, se réveille en Sicile comme je me réveille
ailleurs, joue un peu d'un automne sicilien qui ne restera dans aucune
mémoire, qui tremble un peu de vent, de pluie, et de l'ennui fade
des fins d'année qui approchent. Alors, je
pars tôt pour ne pas te rejoindre. |
|
|
Noëmie |
|
La
mémoire est quelquefois
trompeuse. |
|
|
Mathieu |
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Il
n'y a pas vraiment d'autres catastrophes à ma nouvelle solitude. |
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Gustav |
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Je
préfère rester seul. Quand on est seul, on
peut alors raconter ce qui passe par la tête, ce que l'on ne dirait
pas. |
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Mathieu |
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Non.
Je ne crois pas à cette fable de la solitude et de sa liberté.
Comme la mémoire, la solitude est quelquefois
trompeuse. |
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D. |
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Parfois
je me demande s'il faut continuer. Parfois, je me demande vraiment s'il
faut continuer vraiment. Mais
je sais bien qu'il faut continuer. |
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Noëmie |
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Quand
je me demande s'il faut continuer, je
pense longtemps à cette image, qui est une image d'été,
qui est l'image d'un temps qui n'a jamais existé et qui m'apaise
par son inexistence même. |
27 |
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D. |
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Parfois
je ne sais plus s'il faut continuer. Vous
pourriez considérer que cela dure trop longtemps et penser que
je suis de manière
naturelle dans l'erreur. |
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Gustav |
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Cela
ne dure pas trop longtemps. Tu
ne me connais pas encore. |
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Mathieu |
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Si
quelque cause existe à notre rencontre, nous ne nous sommes
pas encore rencontrés. |
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Noëmie |
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Je
ne te connais pas encore et je
ne me rappelle pas avoir perdu autant de temps à essayer de me rappeler
le visage de quelqu'un. |
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D. |
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Parfois
je
m'étonne qu'il soit encore si tôt. |
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Gustav |
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Je
voudrais juste un
peu
plus de soleil. |
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Mathieu |
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Sur
cela comme sur beaucoup d'autres choses, tous
les documents n'ont pas été retrouvés. |
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Gustav |
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Tu
crois qu'il y avait ma mémoire sur ces documents perdus ? |
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Mathieu |
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Il
y avait des images et des mots qui représentaient ta mémoire.
Le
temps était plat. |
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Gustav |
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Et
si l'on retrouvait ces documents, comment seraient-ils devenus ? |
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Mathieu |
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Ce
serait juste, ce serait juste comme avant, illisible. Avec
des mots comme des tesselles de mosaïque anciennes. |
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Noëmie |
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Comme
celles de Piazza Armerina qui bleuissent
sous la pluie de Sicile. |
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Gustav |
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On
ne sait jamais. Je ne sais pas pourquoi il est nécessaire que
la mémoire ou l'absence de mémoire fassent
toujours sentir à l'esprit la douleur. |
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D. |
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Je
connais cette douleur et je
te connais un peu. Je te promets que dans
la solitude des temps qui passent, je te donnerai quelques mots qui
viennent. |
29 |
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Gustav |
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Je
resterai avec tes mots les
yeux dans les yeux de mon souvenir, à tenter d'être un
peu moins épanoui dans la tristesse. Tu sais que quand je suis
triste, ma tête
se resserre sur deux ou trois idées un peu tièdes, et
je deviens tiède, et
ainsi du reste, je
consens, je cède et
tout se plie encore. |
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Noëmie |
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Si
tu crois que je te crois... |
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Gustav |
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Tu
peux me croire, je ne suis pas très différent de vous. |
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Mathieu |
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D'ailleurs
nous
sommes comme la plupart des gens dans la rue. |
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D. |
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Nous
sommes aussi le vent et la pluie des jours. |
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Gustav |
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Nous sommes
aussi l'ennui
d'être là et puis rien, sans
espoir supplémentaire. |
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Mathieu |
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Toutes
les routes de novembre reviennent en mémoire, dans la tristesse. |
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Noëmie |
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Il faut nous
souvenir avec
notre entendement, cet entendement
qui a déjà élucidé toutes les causes d'erreur. |
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Gustav |
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Rien n'est
élucidé.
On confond tout. |
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Mathieu |
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Dès
lors, on ne sait plus, on ne sait plus du tout ce qu'il faut faire. |
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D. |
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Regardez la
ville est encombrée. Nous n'allons pas trouver l'adresse de
l'hôtel. |
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Mathieu |
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Est-ce
qu'il y a toujours une adresse ? |
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vers le mois de décembre 2008
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