octobre 2008


vers le mois de novembre 2008



1
Gustav Nous avons le temps pour ce calme, ces divertissements dans les rues, cette innocence et ce rire.

Mathieu Et puisque nous sommes à Istanbul, du côté d'Istanbul, nous pourrons confronter des souvenirs de bazar à d'autres souvenirs.

Noëmie Je ne sais quel souvenir désigne la douleur. Il ne se souvenait de rien et il lui semblait pourtant encore sentir de la douleur.

D. Il doit s'agir d'habitudes de pensée, de conformismes.
Gustav Et pourtant, je doute, et pourtant, j'en doute.
2 Mathieu Tu as raison. Le temps se défait. Tu vas dormir vite.

Noëmie Dormir, aujourd'hui, ce n'est plus rien.

Gustav Je n'ai jamais rien cru sentir.

Mathieu Tu as été beau.

Gustav La beauté est toujours une fiction.

D. Ton fantôme en a rejoint beaucoup d'autres, plus agités, plus remuants, qui se cognent contre les murs qui vacillent doucement. Des personnages.

Gustav Il y avait toujours ces raisons de douter.
Mathieu Pourtant nous sommes là, en Turquie, notre si proche.
3 Noëmie Je ne veux prendre aucun pari. Mais je peux accepter tes promenades.

D. Il n'y a plus que l'auteur qui soit dans cette obligation de refuser tes promenades.

Gustav Je suis à la recherche de ruines de ruines et je peux me tromper même dans ce qui m'apparaissait le plus vrai.

Mathieu Rien n'est vraiment vrai dans le temps de l'automne, dans le sommeil qui s'abat, tombeur, déjanté.
Gustav Je ne sais pas bien ce qui s'est passé aujourd'hui.
4 D. Tu ne le sais pas mais je passe mon temps à annoncer tes géométries.

Gustav Je sais que tu travailles quand je disparais dans un sommeil sans rêve, sans trêve.

Mathieu Tu es le seul ici à pouvoir encore dormir. On éteint la lumière et l'on ne dort pas.

Noëmie C'est vrai. Nous ne pouvons pas dormir. On peut éteindre la lumière et ne pas pouvoir dormir. Et puis il y a cette crainte du temps à venir, mais tout le temps est à venir.

Mathieu Pourrions nous aussi, encore, apprendre quelque chose sur la vérité des choses sensibles ? Est-ce que tu aimes Ankara ?
Gustav Je ne sais rien d'Ankara. Ankara ne m'arrête pas, ni les murs, ni les banlieues. Je me rappelle seulement, sur une place, une femme espagnole émue comme un jour de sacre. Je ne me rappelle plus ce qui la touchait autant. Peut-être l'éclipse. Peut-être l'éclipse en 1999, à Ankara. Mais je croyais être à Istanbul.
5 Mathieu Je me rappelle l'éclipse de 1999. Je la colore encore de gris dans ma mémoire.

Noëmie Il y a la nuit soudaine et le souvenir voilé qui s'étend un peu sur la nuit.

Gustav Pendant l'éclipse, je ne fais rien que de sourire au temps. Je pourrais me taire longtemps. Il n'y a pas d'autre choix que de tenter d'accepter la réalité du monde.

D. L'ensemble fait comme un travelling. Tout cela n'est rien d'autre que le souvenir vrillé.
Noëmie Les souvenirs... C'est bien de leur faute quand même.
6 Gustav Ce n'est pas de leur faute. Les perceptions des sens ne dépendent pas de notre volonté. Je voudrais me souvenir et je voudrais aussi que cela soit agréable et je ne sais pas pourquoi ça ne marche pas.

Noëmie Je vais les faire revenir. Je vais les réparer. Je vais réparer tes souvenirs.

Gustav Aucun murmure du souvenir malgré tes réparations.

Mathieu Mes souvenirs, c'est la ville qui les a inventés. Je n'ai pas de souvenirs en dehors des villes.
D. Pourtant, dans le matin qui pointe, je reconnais l'automne, comme un souvenir, une réminiscence et dans ce souvenir il y a des yeux qui se disent sans espoir que la vie ne recule pas.
7 Mathieu Tous mes sens me disent en effet que la vie ne recule pas, ne revient pas, ne se retourne pas. Pourtant, j'aimerais bien admettre légèrement ce que me disent mes sens, ne plus être encombré par cette machine lourde, pesante, qui sent et ressent parfois en toute indépendance.

Noëmie Il ne faut pas parler de ce qui inquiète.

Gustav Je suis toute inquiétude. Je regarde dans la glace mon visage qui semble toujours si fatigué maintenant et laisse le soir obscurcir les pièces et la chambre. Je suis toujours avec ces mêmes doutes qui reviennent et qui marquent une fatigue définitive sur un corps qui chaque fois en peut moins.

Mathieu Je t'aime.

Gustav Je ne comprends pas ce que tu dis. Si j'aimais, je ne serais pas ici, je ne vous aurais pas engagés. Si j'aimais, si je connaissais encore ce mot, si je pouvais encore le reconnaître dans ma pensée et puis le porter jusqu'à mes lèvres, le mot aimer, si je pouvais encore, si j'avais jamais pu, alors, nous ne serions pas ici.

Noëmie Et pourtant il faudra bien essayer.
D. Il n'est pas nécessaire d'aimer. Il suffit parfois de regarder. Nous pouvons regarder cette ville au nom si doux. Iskesehir épuise tous ses charmes turcs pour moi et le thé brun, fort, sucré, combat la pluie dans une lutte tribale d'arômes et de goût orientaux contre l'odeur de la terre mouillée, comme ici, comme ça.
8 Mathieu C'est Adapazari qui ne finit pas de grincer le soir et je ne sais pas ce que nous pourrions faire.

Noëmie Il faut nous enfermer, puisque l'on ne peut plus aimer, puisque l'on ne sait plus.

D. Je suis fatigué.

Gustav Je ne sais plus ce qu'est la fatigue car la fatigue, c'est encore le désir. Je vais seulement attendre que ça passe, encore.

Mathieu La fatigue et l'absence. L'une est différente de l'autre. Mais c'est curieux comme nous sommes déterminés vers l'absence.
D. Et tu ne connaîtras ni l'amour ni le voyage. Il n'y a pas de voyage et les miroirs ne reflètent que l'absence d'amour.
9 Noëmie Ce n'est pas vrai. Nous ne nous posons pas la question du désir. Nous ne la posons jamais. De même, ne rencontrons-nous jamais dans nos voyages et dans nos conversations de nouvelles personnes qui pourraient à leur tour devenir des personnages.

Mathieu Tu emploies vraiment les grands moyens. A quoi bon rencontrer de nouvelles personnes ? J'ai remarqué que toutes les rencontres nouvelles mènent à toutes les séparations sans qu'il soit possible de jamais sortir, de dire, encore un peu, de venir.

Gustav Le désir. On s'interrogera d'abord sur ce terme.

Noëmie Le désir. Par conséquent, de cela même je sais que j'existe.

Gustav Et je suis une chose qui pense. Devrais-je alors être aussi une chose qui désire ?
D. Je vous laisse à vos réflexions sans désir véritable. J'ai demandé un bureau pour la journée à la bibliothèque, près du tombeau d'Hannibal, pour regarder les photographies de l'indépendance.
10 Mathieu Je ne reconnais plus rien après tant de voyages et je ne connais plus la couleur des villes orientales. Mais peu importe, ta ville, grande et tumultueuse, bruisse autour de moi, comme si c'était bien ailleurs, sans aucune mesure avec ce que j'avais pu imaginer.

Noëmie Au milieu des allées, je te regarde marcher, tu marches, je te regarde, à la suite, un peu à distance. Ta marche est sans doute ton acte poétique. Tu es converti à la promenade.

Gustav Les conversions ressemblent aux époques. Et les époques sont la nostalgie de la façon dont il ne se passait rien avant.

Mathieu Je marche dans les rues de la ville orientale mais il est certain que je suis réellement distinct de mon corps.

Noëmie Moi aussi, j'ai, d'un côté, une idée claire et distincte de moi-même en tant que je suis seulement une chose pensante et non étendue et, d'un autre côté, une idée distincte de ce corps en tant qu'il est seulement une chose étendue et non pensante.
D. Tu n'en finiras jamais de Descartes et il faudrait pourtant que tu en termines pour ne plus être distincte de ton corps, à jamais.
11 Noëmie Je ne suis pas distincte de mon corps mais je vis une vie sans images.

Gustav Tu apparais parfois sous les lumières d'éclairage public et tu portes alors la limite dans le temps et dans l'espace.

Mathieu Songeons aux facultés d'imaginer et de sentir. Ça ne devrait pas énerver, ni même agacer, puisque c'est normal, puisque c'est attendu, puisque c'est logique.

Gustav Mais c'est énervant d'attendre.

Mathieu Attendre quoi ?

Gustav Attendre de toi l'enfance comme on attend longtemps, comme on attend toujours.
D. Je voudrais que vous arrêtiez de faire comme des enfants. Je voudrais que vous cessiez de faire semblant de souhaiter une fiction normale, que vous cessiez de faire semblant de jouer dans une fiction télévisée, une fiction filmée, une fiction écrite.
12 Mathieu Qu'est-ce qu'une fiction pour toi ? Est-ce que nous sommes pour toi une fiction ? Est-ce que nous sommes dans le monde ? Est-ce que nous contribuons à écrire l'histoire du monde ?

D. Je ne fais pas de différence entre les textes du monde, les nouvelles et les fictions, le monde et les histoires du monde. Je ne m'intéresse qu'à vos facultés narratives.

Noëmie Mais il est manifeste que ces facultés, s'il est vrai qu'elles existent, doivent se trouver dans une substance corporelle.

Gustav Nous n'avons pas de substance corporelle. Nous ne sommes qu'un récit, un trajet, une ligne sur une carte virtuelle. Notre récit est une orbe. Notre voyage est aussi une orbe. Nos visites sont insolubles.

Mathieu La visite a toujours un effet émollient sur le récit et sur la narration aussi. Nous n'allons sans doute pas pouvoir continuer ainsi.

Gustav Je fais le silence autour de nous, je mets les instants calmes, pétrifiés par la dispute qui s'annonce, nous allons pouvoir nous affronter.

Mathieu Quand j'ai vu apparaître ta silhouette tout à l'heure, dans la rue, d'abord ta marche, le volume que tu occupes dans l'espace, puis ton visage que je n'ai pas reconnu tout de suite, j'aurais voulu être ailleurs, loin, ne plus penser, ne plus voir.
D. Je vais écrire cela ici. Vous pouvez regarder. J'éparpille mes papiers sur la petite table du hall de l'hôtel Princess de Kumburgaz. Il y a le texte à venir, votre dispute peut-être. Il n'y a rien. Le texte à venir n'est jamais rien.
13 Mathieu Et dans le texte, il n'y a personne, vraiment personne.

Gustav Nous sommes désormais le plus près possible de la frontière. C'est le retour et nous n'avons pas encore vraiment la capacité de recevoir et de connaître des idées de choses sensibles. Il est certain cependant que ça sert, que ça sert à quelque chose pour retrouver les lambeaux de ma tête.

Noëmie Je te regardais tout à l'heure, il y avait cette façon de te reposer dans l'attente qui m'a toujours impressionné.
D. Il attendait le texte. Certes, il n'y a personne dans le texte mais le texte continue, sans qu'il soit possible ensuite d'en changer un instant, une idée.
14 Mathieu Ton texte, c'est un pari. Il ne se passe rien.

D. Il ne s'agit pas de faire comme dans les séries télévisées. Il est sûr que cette faculté ne peut pas être en moi.

Gustav Tu pourrais dessiner aussi. Tu pourrais faire des aquarelles qui ne se contenteraient pas de l'idée de l'humidité, de l'impression de l'humidité, des aquarelles comme le ciel.

Noëmie Je regarde le ciel. Il hésite entre une gouache sombre, des aquarelles encore humides, en effet et quelques huiles vives, vernies. Mais le soleil peut encore entrer. C'est peut-être cela, le texte.

Mathieu C'est peut-être cela, le voyage. Près d'Alexandroupoli, le vent de la mer, se rappelant Ulysse et les voyages infinis, se rappelant Lisbonne vivifiée, porte les cerfs volants.

D. Et qu'en est-il du silence, la nuit ?

15
Gustav Je ne sais rien du silence de la nuit sinon qu'il marque les points de notre gêne.
Je ne croyais plus pouvoir ainsi être ébloui par le marbre blanc de l'île de Thassos. Il n'y a plus qu'à espérer que le temps passe moins vite.

Mathieu Le temps est dans la perte toujours des mots. Il impose l'incertitude du monde, du monde réel, du mystère de la réalité.

Noëmie Et le temps vient sur ton visage, sur sa nature corporelle.

D. Vous avez raison. Mais ce qui est proposé, encore, c'est l'extinction des mots et du texte et de la situation.
Gustav Nous pourrons voir alors les paysages, la vie et le temps même, ensuite, sur de petits écrans.
16 Mathieu Est-ce que nous aurons un jour accès à la réalité, seulement, éminemment, la réalité ?

Noëmie Il faut bien essayer.

Gustav Moi je ne cherche pas la réalité. Je suis au coeur du récit dans l'espoir que cela s'arrête vite, que l'on passe enfin à d'autres mots et à d'autres gestes.

Mathieu Tu es pourtant parfois le king of sorrow reality.

D. Je ne sais pas ce qu'est la réalité. Quand quelque chose s'approche qui pourrait ressembler au réel, j'invente d'autres textes qui racontent d'autres histoires et mes déceptions se muent en renoncement. Mais ce n'est pas comme cela que je pourrais vivre.
Noëmie Regardez. La lumière baisse.
17 Mathieu Tout pourrait basculer dans une distance infinie. Le voyage n'y peut rien.

Noëmie Pourtant le voyage est une offrande. Par conséquent, il ne faut pas trop s'inquiéter.

Gustav Toute conséquence est un fantasme. Il n'y a jamais de conséquences. Rien n'est jamais conséquent de rien.
D. C'est un songe et je ne vois pas comment on pourrait reconnaître qu'il n'est pas trompeur.
18 Gustav Je ne sais pas où nous sommes. Les destinations se sont brouillées pendant presque tout le trajet.

Noëmie Tu connais pourtant cette ville. Je sais que pour toi cette compréhension des sens est en bien des choses fort obscure et confuse.

Gustav Je ne connais pas cette ville. Elle ressemble à la douceur, à une douceur de vie qui n'existe pas. Il y a ce mur blanc devant l'hôtel mais je sais qu'il n'y a rien derrière le mur blanc.

D. Il n'y a rien, peut-être. Il faudrait pouvoir ajouter des peut-être à chaque ligne de ce texte qui ne s'écrit cependant pas.

Mathieu Qu'est-ce que nous pouvons faire alors ?
D. Nous pouvons passer le temps en conversations faciles et cette soirée restera comme un moment de calme.
19 Noëmie Le calme est une illusion sentimentale, Comme la lumière, le son, la douleur et choses semblables, encore qu'elles soient douteuses et incertaines.

Gustav Douteuses et incertaines mais aussi bien réelles puisqu'elles sont aussi pour nous, que sommes des personnages.

Mathieu Déjà vu, déjà entendu. Nous sommes des personnages épuisés. Nous sommes arrivés ici il y a si longtemps, et c'est à quelques mots, c'est juste à quelques mots. Quand est-ce que ce sera fini ?

Gustav Quand tu verras le soleil.

Noëmie Et quand tu entendras le bruit aussi.

D. Vous n'êtes pas des personnages, ce n'était qu'une plaisanterie.
Mathieu Je ne sais plus ce qui me fatiguait autant dans tes récits. Sans doute leur permanent délitement.
20 D. Je pense que le délitement de ces textes provient des méandres de la conversation. Ils se maintiennent alors dans le secret le plus fort du voyage.

Mathieu Il aurait fallu faire autre chose avant, avant le texte et avant le voyage aussi.

Noëmie Oui. Il n'est pas douteux qu'alors un autre texte serait venu et d'autres conversations aussi.

D. Avant le texte, il n'y a pas le texte, puisque c'est avant, puisque c'est avant le texte, c'est au dehors du texte. Il n'y a aucune place au dehors du texte pour des personnages.
Gustav Un autre cyclone est né. Je pense à la douleur de ceux qui ne sont pas seulement des personnages. Je pense aussi à leur douleur.
21 Mathieu Les personnages peuvent eux aussi ressentir la douleur, comme les nuages viennent, décidés à en découdre. Il pleut sur la Grèce aujourd'hui.

D. Il pleut comme il pleut, sans que je n'y puisse rien et la Grèce dévoile son automne doux, juste pour moi, juste pour vous. Les nuages ne découdront rien, ne dénoueront rien de cette histoire qui n'a jamais été nouée.

Gustav Je me souviens un soir de pluie en Grèce. Il faisait déjà nuit et je ne pouvais plus que m'étendre là.

Noëmie C'est le système ordonné des choses. Le souvenir comme un acte manqué. C'est une bonne nouvelle que tu te souviennes de cette pluie sur Kamena Vourla il y a bien longtemps.

D. C'est une bonne nouvelle et ce n'est pas une bonne nouvelle, une assez bonne nouvelle pour moi. Il ne se passe vraiment rien, rien qui puisse s'écrire, rien qui puisse se peindre, rien qui puisse se réciter, se déclamer, se jouer, se montrer.

Mathieu Ce ne sera pas dans la presse demain.

Gustav Tant mieux. Les nouvelles sont agaçantes. Même les bonnes nouvelles, lorsqu'elles sont dans la presse, lorsqu'elles sont avec tant de complaisance étalées, vautrées dans la presse, finissent, finissent déjà, par agacer, entraînent l'agacement.
D. Tu as raison. Nous n'allons pas ajouter du drame au drame.
22 Gustav Et si nous allions plus au sud, de l'autre côté de la mer ? Si nous abandonnions ces traces trop anciennes d'un voyage que nous aurions déjà fait sans nous en souvenir, toujours ?

Mathieu Il est vrai que nous éprouvons désormais toujours la même chose : un peu de perte, des promenades seules, le corps qui se méprend et qui ne dit plus rien. Il est temps de changer de route, vraiment temps et le temps dit cela aussi.

Noëmie Le corps se méprend mais nous avons cependant un corps, que nous promenons ainsi, avec ses joies, rares, et ses douleurs. Je regarde la nature et il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus expressément sinon que j'ai un corps auquel il arrive du mal quand je sens de la douleur.

Gustav Je n'en suis pas certain. Parfois j'ai faim et je n'ai pas faim, parfois j'ai soif et je n'ai pas soif et mes douleurs sont de fausses douleurs. Et puis il faut rentrer. Le vent souffle trop fort.

D. Nous allons rentrer. Quand le vent s'est levé, je n'ai pas compris tout de suite que la promenade allait se durcir et devenir presque désagréable.

Mathieu Nous nous étions interdit les métaphores.
D. Ce n'est pas une métaphore. C'est une prière de paix et de pardon, d'apaisement. Tu la connais, cette prière.
23 Gustav Je comprends mal. Je ne connais pas de prière. Je vais continuer sans prière, dans un présent étale, dans un présent fixe, avec des cauchemars discrets qui bleuiront un peu plus les yeux.

D. C'est en effet comme cela dans le film que je tourne.

Mathieu Nos vies ne se diront plus rien que le souvenir. Nous serons nous-mêmes notre propre souvenir.

Noëmie Notre propre souvenir avec cette impression solide que l'on ne change pas.
Mathieu Nous savons que le temps est ailleurs.  Il n'est pas ici. Regardez. La petite ville isolée dort et dort.
24 Gustav Je ne sais plus ce qu'est le sommeil.

Mathieu C'est un souvenir, sur le front et sur la nuque, comme les nuages.

Noëmie Je m'en souviens par la force, par la ruse, comme lorsque je regarde les portes de l'appartement qui gardent les traces sombres de l'été, les corps trop chauds, la sueur. Car c'est toujours la sueur des autres qui use les choses ?

Mathieu C'est comme une blessure.

Noëmie C'est comme une blessure que l'on ne sentirait pas, cette blessure que je percevrais par l'entendement pur.

D. Je vais écrire cela.

Gustav Tu n'écriras rien.

D. Je fais un texte.

Gustav Tu m'as déjà dit cela, ailleurs.

D. Tu supposes donc que je puisse te dire des choses, que j'ai pu te dire des choses, des mots, des phrases, en dehors de cet espace donné, cet espace qui dure depuis des semaines.

Gustav Tu m'as déjà dit cela, autrement.
D. Tu supposes donc que j'ai pu te raconter cela en dehors du texte.
25 Gustav Je ne sais pas ce qu'est le texte puis je m'en souviens, aux moments incongrus de la journée.

Mathieu Dans le texte, dans l'idée du texte, il y a le choix, il y a l'idée du choix et nous n'avons pas le choix et nous n'avons aucun choix.

Noëmie Nous n'avons pas même le choix d'imaginer Venise. Pourtant je descends jusqu'au port, imagine des embarquements.

D. C'est à Venise qu'il n'y avait que des heures esseulées.

Gustav Nous sommes à Athènes et j'attends l'ouragan, j'attends le cyclone, j'attends.
Mathieu J'attends une ville comme une proposition de mélange de l'esprit avec le corps.
26 D. Il en est des villes comme des corps. Il y a à rechercher certains et à fuir d'autres. Il ne faut pas fuir Athènes. Ce serait très mal venu.

Gustav Tu as raison. Tout à l'heure, les bas reliefs du théâtre de Bacchus m'encourageaient à la légèreté. J'ai ainsi vérifié comment je vais vraiment.

D. Et moi j'ai laissé les mots ici pour pouvoir plus léger me rendre là-bas.

Mathieu Il y a de drôles d'histoires sur ces monuments. Merci de nous avoir amenés ici.

D. Il ne faut pas me remercier, ce n'est pas la peine.
Noëmie Je n'ai rien ressenti. Je crois que j'ai tourné la page des émotions.
27 Gustav Tu ne ressens rien ?

Noëmie Je sens une grande variété de couleurs, de sons, d'odeurs, de saveurs, de la chaleur, de la dureté et choses semblables. Mais je ne ressens rien.

Mathieu Même pas la douceur encore et plus encore ?

Noëmie Cela n'a pas de sens.

Gustav Nous sommes à Corinthe, comme un conte mystique à écrire.

Noëmie C'est le même bleu que je retrouve le soir laissant mon corps aux corps qui l'environnent.

Mathieu Quel sera l'outil de la libération ?
D. L'outil de la libération, c'est la libération. Et je peux refaire la phrase.
28 Gustav Je ne sais plus rien et je ne vois plus rien. Je ne me rappelle rien, en fait, de notre rencontre désignée, écrite, presque sans mots. Mais c'est peut-être une transition, c'est peut-être un commencement ou un recommencement.

Mathieu Tu me fais vraiment de la peine.

Noëmie Regarde ailleurs.

D. Tout cet affairement tranche avec la douceur du Péloponnèse.

Mathieu Il y a cette douceur mais le monde se rebiffe contre cet oubli, contre cet oubli de tant de choses passées.
Noëmie Il y a beaucoup d'autres choses, il est vrai.
29 Mathieu Il y a aussi les nuages. Toute la journée, le temps a passé avec des nuages gris et blancs.

Gustav Les nuages me font de la peine, cette peine qui m'est particulière et contre laquelle tu ne peux vraiment rien. Je pense alors qu'il faut repartir mais où aller encore pour se perdre ?

D. C'est ça. C'est ça en effet. Cependant, pourquoi n'irions-nous pas ?

Noëmie J'ai quant à moi épuisé l'idée de chaleur qui est en moi. Nous repartons vers le froid, vers trop de froid, vers le temps de l'exagération.

Mathieu Nous sommes, pour ce texte, sans références.
D. Je crois aussi qu'il est préférable d'éviter les références.
30 Gustav Je n'ai pas de référence. Je n'ai aucune référence. Je n'en ai pas, je n'en veux pas, je n'en aurai pas et puis aussi, je n'ai rien dit, je ne dirai plus rien et je m'en moque.

Mathieu Je ne comprends pas ta virulence et pourtant même cette virulence, cette virulence-là, n'est pas nouvelle, n'est pas vraiment nouvelle. Alors, il n'y a rien de nouveau, il n'y a rien de bien nouveau, il n'y a pas grande nouveauté dans le début de l'automne.

Noëmie Tirons les choses au clair. Il n'y a jamais eu l'idée de faire quelque chose de nouveau. Ce n'est pas la saison pour cela. Il y a l'idée bien au contraire de continuer à faire des choses anciennes, des choses déjà faites, déjà faites plusieurs fois. Nous pouvons nous autoriser quelques variations comme du sommeil on ne garde que le sentiment d'avoir bien dormi ou d'avoir mal dormi.

Gustav Mais que dire des nuages ? Que dire des nuages quand les nuages quittent la terre ? Quand les nuages quittent la terre, ils ne font plus rêver. Ils ne font plus rêver.
D. Il reste alors le voyage et l'écriture du voyage. Il reste l'Italie et puis Venise et Murano. Il y a tant de couleurs à Murano, dans le souvenir de Murano. Il y a tant de couleur que cela suffit à oublier toute perception qui ne serait pas assez distincte.
31 Gustav Sans souvenirs, je n'imaginais aucune catastrophe. Ce que je fais ici à Rossano, avec vous, ne me laissera aucun souvenir, pas même les branches de palmier déjantées sur le bitume des corniches salées.

Mathieu Tu crois ? Il est préférable d'avoir des souvenirs. Et aussi, il faut.

Gustav Je n'imagine pas, je n'imagine plus.

Noëmie Nous pourrions changer de destination, nous pourrions changer de voyage, sans que cela finisse vraiment.

D. Comme lorsque nous sommes allés à Venise pour la première fois... Mais nous sommes allés à Venise sans y penser.
Noëmie Ce qui a été fait ne peut pas ne pas avoir été fait.





vers le mois de novembre 2008