septembre 2008 |
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vers
le mois
d'octobre
2008 |
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1
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D. |
Nous
ne sommes pas loin. Nous ne sommes peut-être pas assez loin pour
que je puisse commencer à écrire le nouveau texte de ce nouveau
voyage. Il me faudrait peut-être plus de distance et plus de temps. |
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Mathieu |
Que
le texte soit marqué par le temps, que ce texte soit marqué
par le temps n'est pas étonnant, ne m'étonne pas, ne m'étonne
pas vraiment et ne m'étonne vraiment pas. |
|
Gustav |
Nous
ne sommes pas loin mais il y a déjà cette
irrépressible impression de trop plein. |
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D. |
C'est
une question de représentation. |
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Noëmie |
On
ne choisit jamais ce que l'on représente, et surtout pas sa propre
métaphore. Sinon, pourquoi
est-ce que le crabe ne refuse pas de représenter le cancer ? |
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Gustav |
Qu'est-ce
que cette comparaison ? |
|
Mathieu |
La
représentation est un rêve. Tu dois pouvoir écrire
le texte dès aujourd'hui. |
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D. |
J'ai
commencé. Je
suis resté un peu sur les tables disposées pour l'après-midi
devant l'hôtel du plat d'étain où j'avais réservé.
J'ai écrit un paragraphe. Il
porte en germe toutes les histoires froides qui pourraient me hanter.
Fallait-il
vraiment qu'il pleuve pour que je me rappelle que c'est l'automne ? |
|
Noëmie |
Je
sais que ce n'est pas vrai. Tout
ce que je pense maintenant n'est pas plus vrai que ce qui se présente
quand on dort. |
2 |
D. |
Nous
sommes à Verdun. Le rêve
a été tué ici. Toute
la ville de Verdun est dédiée à la mort et à
son souvenir bruyant. |
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Noëmie |
C'est
l'inverse de Lisbonne
en ses pavements. |
|
Mathieu |
C'est
une mort. Je ne
sais
plus si ce passage de vie a existé vraiment. Je crois rencontrer ceux
qui n'ont pas pu partir. |
|
Gustav |
C'est
une ville fatiguée. C'est une ville angoissée. Angoisse
et fatigue forment un couple étrange. |
|
D. |
Nous
sommes à Verdun mais je
suis arrivé un peu trop tard et il n'y avait pas de brume. Nous
devrons partir plus tôt désormais. |
|
Mathieu |
Partir
plus tôt alors qu'il faudrait
pouvoir dormir plus longtemps et goûter le bleu frais du matin, dans
le même temps, oublier l'après-midi qui se traîne.
Il nous faut régler autrement notre voyage. |
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D. |
C'est
le texte qui réglera le voyage. Ce n'est pas le voyage qui réglera
le texte. Si le voyage tente de régler le texte, le
texte ne se connaît plus, ne se reconnaît plus mais il ne s'est
jamais connu, il ne s'est jamais reconnu. |
3 |
Mathieu |
Il
y a pourtant tant de mots à écrire, tant d'histoires à
raconter, tant de moments à relater. Il y a par exemple, ce moment
délicieux qui raconte que le soir de la ville commence et que si
l'on veut, ce moment-là peut se dilater pendant toute la nuit, dans
un désir de ne jamais finir. |
|
Gustav |
Il
y a les villes que l'on peut raconter. Ce soir, ici, à
Freyming-Merlebach
en Moselle, les
rues défilent d'une façon nouvelle. Je
suis plus proche des odeurs de la ville et cela va un peu lentement et
j'ai un peu peur, encore un peu peur, toujours. Je distingue à
peine les lampadaires après
la modération de métal des câbles. |
|
Noëmie |
Je
ne sais pas de quelle ville il s'agit, on ne sait pas, je ne sais pas
de
quelle ville il s'agirait. Mais
maintenant je peux avoir d'innombrables connaissances tout à fait
certaines. sur beaucoup d'autres choses, qui, dès lors, pourraient
aussi être racontées. |
|
D. |
Il
n'y a pas d'histoire à raconter. Vous
savez cependant de quel texte il s'agit. Il n'y a jamais
d'histoires
à raconter. Les
journaux le notent. Sans jamais cesser d'en inventer. |
4 |
Mathieu |
Il
advient dans
notre histoire
des faits qui
ne donnent d'ordinaire
pas lieu à commentaire. |
|
Noëmie |
Il
n'y a pas de
commentaires
à notre histoire car ce qui fait le commentaire, d'ordinaire, c'est la
chute. |
|
Gustav |
J'en
ai fais l'expérience malgré moi ces derniers temps. |
|
D. |
Écoute,
le
soir revient atténué par la musique qui frappe et bat les
oreilles. Je te proposerais bien de marcher jusqu'au barrage
d'Iffezheim.
Mais je sais que tu
céderas à ta panique et que tu
ne viendras pas. |
|
Gustav |
Mais
tu
n'écoutes
pas ma folie. Elle
virevolte dans les rues d'Iffezheim, comme par magie revenue sans que
j'en
sache rien. Regarde, il
y a des images. |
|
D. |
Pendant
ce même temps, qu'est-ce qu'il y a sur l'écran, sur les écrans
? |
5 |
Mathieu |
Sur
les écrans, il y a un
monde mouvant. |
|
Noëmie |
Cette
mouvance, cette incertitude, c'est tout
ce que je suis capable, moi, de percevoir de la sorte. |
|
D. |
Et
quels sont les sons qui accompagnent les images sur les écrans ? |
|
Mathieu |
C'est
juste du collage car le silence serait trop angoissant. |
|
Noëmie |
Donc,
j'expérimente
ainsi, mieux, ce que l'esprit peut donner au corps. |
|
D. |
Comment
sortir de l'écran ? |
|
Gustav |
Je
verrai bien la lune, comme je l'ai vue hier soir, à peine dessinée
puisque elle ne nous dit plus rien. Sans image, ou à peine et
sans bruit aucun. |
|
Mathieu |
Nous
sommes à Leonberg. Je
suis comme un enfant dans ce pays, à ne rien reconnaître,
à ne rien savoir, à ne rien comprendre des toponymes ou si
peu. Notre voyage est cependant comme une chanson. |
|
Gustav |
Une
vieille chanson. |
|
D. |
Tu
paraîtras dans ta superbe auto. |
6 |
Mathieu |
Nous
n'avons pas de superbe auto. Nous en changeons souvent, multipliant les
agences de location. Nous sommes des fugitifs. |
|
Gustav |
Mais
nous ne sommes pas dans
le fouillis de la fuite. |
|
Mathieu |
Je
t'écoute en pensant à mon projet de sommeil qui s'étiole.
Regarde. Le
paysage
reprend des allures détruites. |
|
Noëmie |
Je
marche seule aussi le soir avec l'envie
de sentir l'air frais sur mon corps après des journées
entières dans cet habitacle. |
|
D. |
Nous
n'avons pas pu nous arrêter sur ce plus haut pont des autoroutes
allemandes. Nous n'avons pas pu marcher sur ce pont et expérimenter
ainsi un corps qui
est intimement présent et donc existant. |
|
Gustav |
Est-ce
que le corps existe vraiment en tant que corps ? Je peux l'imaginer
seulement. |
|
Noëmie |
La
faculté d'imaginer, dont j'expérimente l'usage quand je m'occupe
de ces choses matérielles, semble indiquer qu'elles existent. |
|
D. |
Ta
voix déguise le plaisir de cette imagination-là. |
|
Mathieu |
Le
temps qu'il fait passe aussi. |
|
Gustav |
Le
temps passe beau ou ne passe pas beau. |
|
D. |
Le
temps qu'il fait, l'orage, le soleil, prennent parfois entièrement
le temps de la conversation, le temps du commentaire du temps qui passe. |
7 |
Mathieu |
La
mémoire de ce temps qui passe, ce
sont des bribes attrapées aux terrasses, dans les rues, des bribes
qui suggèrent des habitudes. C'est parfois une
conversation de coton qui me rappelle les dunes et les bois, la lande
odorante.
Tout cela, c'est déjà
l'autre. |
|
Noëmie |
Pour
mettre cela en évidence, j'examine d'abord la différence
qu'il y a entre l'imagination et la pure intellection. |
|
Gustav |
Je
ne sais rien de tout cela. |
|
Mathieu |
J'aurais
dû comprendre cette hésitation et ce dépit dans ta
voix. |
|
D. |
Puis
il y a le texte, incertain toujours. Il y a le texte qui pourrait
s'arrêter. Je
ne sais pas vraiment si je suis sur les traces de ce très ancien
poète allemand de Zwiefalten. Et
puis le texte continue, sans trop savoir comment. |
|
Mathieu |
C'est
sans doute que la vie reprend. |
8 |
D. |
Si
la vie reprend, pourquoi ce texte, ce
texte libre, ressasse-t-il toujours, quotidiennement, que les
rues de la ville se vident ? |
|
Gustav |
Rien
ne va plus. |
|
Mathieu |
On
saura que rien ne va plus. Il n'y a pas que le texte. Il y a aussi
les images. Nous
sommes
des personnages habités d'images. |
|
Noëmie |
Quand
nous étions trois, nous formions un triangle. |
|
Gustav |
C'est
une figure comprise entre trois lignes. |
|
Noëmie |
Je
ne l'ai pas encore prise en
photographie. |
|
Mathieu |
Nous
sommes à Krumbach. Krumbach
est ici la
planète.
Il y a des triangles. Il y a des textes possibles et aussi des
photographies. |
|
Noëmie |
Je
préfère manger
des sandwichs dans du papier qui craque. |
9 |
D. |
Vous
ne savez rien de ce que vous faites, vous ne savez rien de ce que vous
dites. Vous pensez être à
l'abri de toutes les surprises. Mais la surprise est une
capacité première, une capacité essentielle de
l'humanité. |
|
Noëmie |
Nous
ne sommes pas vraiment partie de l'humanité. |
|
Mathieu |
Tu
n'es jamais passé de l'état de personnage à celui
d'être humain. Tu ne sais donc pas de quoi tu parles. Toi non plus,
tu ne sais rien de ce que tu dis. |
|
Gustav |
Nous
sommes trois contre toi. |
|
Noëmie |
Je
connais que le triangle est une figure composée de trois côtés.
Cette figure est dessinée selon une
grammaire de l'obsession. |
|
D. |
Je
regarde les personnages. Je
ne les vois pas comme présents. C'est
sans doute une des dernières fois que je suis seul dans ce jour-là. |
10 |
Mathieu |
Ne
prends pas cet
air triste que l'on ne voudrait plus avoir. |
|
Noëmie |
Je
ne te vois pas. Je
me représente peut-être alors confusément quelque figure,
puisque je ne te vois pas. |
|
D. |
Moi
aussi, je
sors dans le soir. Je
pourrais même faire
des photos de l'air vivifiant. |
|
Gustav |
Le
cache sexe est autorisé. |
|
D. |
Ce
n'est certainement pas un titre. |
|
Noëmie |
Je
ne te vois toujours pas et j'imagine alors tout
autre figure d'un très grand nombre de côtés. |
11 |
Gustav |
Je
peux déjà
imaginer une figure à cinq côtés. Nous serions alors
cinq personnages en voyage. Nous serions un pentagone. |
|
Noëmie |
Nous
pourrions alors appliquer
le regard de l'esprit à ses cinq côtés et en même
temps à l'aire qu'ils enferment. Nous pourrions ensuite faire
une photographie. |
|
Gustav |
La
photographie est parfaite. |
|
D. |
Vous
savez que nous sommes à Dachau. |
|
Mathieu |
Ce
n'est pas une halte, c'est une descente, un obstacle sur la route, une
terreur. Tout
est si silencieux, cela fait si peu de bruit, on peut quand même
s'endormir, un peu seul. |
|
Noëmie |
Cela
se cache, ne se dévoile pas, se voile. |
|
Gustav |
Comme
si tu espérais encore une réconciliation... |
|
Mathieu |
Je
ne comprends pas bien ce qui nous fait durer, ce qui nous fait aller
ensemble
vers ce nulle part. |
|
D. |
La
vie de personnage, Dachau, c'est
peut-être la même chose. Il y est question de la mort. |
12 |
Gustav |
Pourtant
rien
n'est joué. Je ne suis pas arrivé au
bout de ma patience. |
|
Mathieu |
Depuis
que nous
avons quitté
Dachau pour Ebensee, la
vie reprend pied sur la mort, encore. |
|
Noëmie |
Serais
je un
personnage
mort que je n'en
resterais
pas moins sans aucun doute la même
que je suis maintenant. |
|
D. |
On
ne doit pas jouer avec les personnages ni avec la mort des
personnages
car les personnages joueraient alors et si les personnages jouent, le
texte
ne peut pas s'écrire. Vous êtes des personnages qui n'êtes pas
encore présents, pas entièrement, complètement
présents. |
|
Mathieu |
Nous
ne sommes
pas présents
comme les paysages
de notre voyage ne
sont pas encore déterminés. |
13 |
Gustav |
Je
n'ai jamais laissé traîner de souvenirs sur les autoroutes.
J'ai donc peu de choses à y faire. |
|
Mathieu |
Mais
tu gardes le projet de retrouver des souvenirs, qui peuvent être
allés n'importe où. |
|
Gustav |
Le
projet n'aura jamais lieu, je crois,
dans les troubles de l'automne, dans tous ces troubles dispersés,
renversés, appauvris dans tout ce temps de tout ce temps-là. |
|
Noëmie |
Si
quelque corps existe, tu retrouveras tes souvenirs, même sur
le bord d'une autoroute. |
|
D. |
Encore
faut-il qu'il se
tourne
vers le corps... |
|
Mathieu |
Il
faut aller vite maintenant. Toute
la journée s'est passée dans le retard. |
|
D. |
Il
ne s'agit pas de prendre sa respiration. |
|
Gustav |
Et
si j'arrête de respirer, est-ce
que tu riras encore ? |
14 |
Mathieu |
Je
ne rirai pas de toi si tu arrêtes de respirer. Puis tu respireras
et tu
me raconteras autre chose. Tu
pourrais te lier, encore. Mais
ce n'est qu'une probabilité. |
|
Gustav |
Il
faut que je parte. Je suis dans la
tristesse avec la tristesse mêlée. Ou alors, je
peux aussi ne me souvenir de rien. |
|
Noëmie |
Nous
sommes désormais partis
dans ce qui est vraiment le voyage. |
|
D. |
Cela
demeure cependant une fiction. Nous pourrions imaginer une fiction qui
prend parti. |
|
Mathieu |
Est-ce
que la fiction ne prend pas nécessairement parti ? |
15 |
D. |
La
fiction, tu as raison, fait parfois semblant d'être neutre. Cependant,
elle fait au réel une
guerre ancestrale aussi variée et aussi vivifiante que la guerre
de la pluie et du soleil. |
|
Gustav |
Soleil
ou pluie. Soleil et pluie. Entre le soleil et la pluie, ce n'est
pas
la guerre. |
|
D. |
La
couleur de la pluie, c'est
aussi la dernière couleur. |
|
Noëmie |
S'il
s'agit de la guerre, j'imagine
d'ordinaire beaucoup d'autres choses. |
|
Mathieu |
Je
pense à la circulation automobile. Le
temps de saison n'est pas ensoleillé mais les autoroutes sont des
autoroutes quel que soit le temps qui n'est jamais de saison. Et
sur
les autoroutes, quel que soit le temps, il y a souvent la guerre. |
|
Gustav |
Je
ne suis pas là. J'avais
autre chose à faire avec ou sans toi. Je me sens bien incapable
d'arranger ensemble des rues uniformes. |
16 |
Mathieu |
Il
n'y a rien à craindre. Les rues ne sont pas uniformes, mais
toi tu les traverses sans
presque un regard. |
|
D. |
Il
n'y a
vraiment rien à
craindre. La
Hongrie
se déploie sans catastrophe même si tu ne la regardes
pas vraiment. |
|
Gustav |
Il
faut du
temps. Il faut
nécessairement du temps. Le
temps lève le voile. |
|
Noëmie |
Tout
cela, ce
sont des mots aussi. Ce sont des mots, comme des choses, que j'ai
cru
vrais et je me
remémorerai
ici quelles sont ces choses que j'ai cru être vraies. |
|
Gustav |
Nous
nous
répétons.
C'est un voyage
répété.
Si je reste ici désormais, je
serai loin de vous. |
17 |
Mathieu |
Tu
ne peux pas
rester loin
de nous. Tu ne peux pas renoncer à rechercher la
trace du sens. |
|
Noëmie |
Le
sens
s'échappe
toujours. Il est caché entre
rien et rien, presque rien et presque rien. |
|
Gustav |
Je
n'aime plus
l'exercice
que vous me proposez. |
|
Mathieu |
Ce
n'est pas un exercice. |
|
D. |
Je
raconte ta
solitude et
c'est la
solitude que je raconte. |
|
Gustav |
Je
sais déjà que je ne sais pas lire. Je m'ennuie dans ce
voyage. J'ai
écouté
la radio mais ce n'était pas suffisant. |
|
Mathieu |
Tu
as trouvé un prétexte pour ne pas venir. |
|
Gustav |
J'étais
seul
puis j'ai
senti que ce corps se trouvait en relation avec beaucoup d'autres corps. |
18 |
Mathieu |
Tu
as des
formules incroyables. |
|
Noëmie |
Il
les trouve
parfois, comme
moi, comme nous, dans Descartes, outre
la douleur et le plaisir. |
|
Mathieu |
Ce
serait pourtant nécessaire pour aller plus loin, pour donner un
peu de liberté. |
|
Noëmie |
Nous
pourrions
aller jusque
dans tes yeux. |
|
Gustav |
Nous
sommes à Vrbas
et je ne me souviens de rien. Je ne connais plus que toute
l'indécence de l'oubli. Nous sommes les spectacles
du monde, spectateurs du monde. |
|
D. |
C'est
sans doute
parce que
le nom de la
ville
de Vrbas est imprononçable,
comme une onomatopée d'enfant. C'est pour cela que tu ne te
souviens de rien. |
|
Gustav |
C'est
vrai. Je
ne me souviens de rien de la journée blanche. Et tu as raison.
Ce serait nécessaire pour donner un peu de liberté. |
19 |
D. |
Pour
votre
liberté,
je vous ai déjà donné des
milliers de mots. Nous en avons parlé et nous
en avons parlé encore. Dans ces mots, vous n'avez pas le
désir de pouvoir entrer. Vous n'avez pas toujours ce désir-là.
Gustav, puisque tu
ne sais pas lire, tu pourrais toi aussi écrire. |
|
Gustav |
Puisque
je
peux parler sans faire, tu penses que je peux écrire sans lire.
Mais qu'est-ce que je pourrais écrire ? |
|
Noëmie |
La
lumière, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les sons. |
|
Mathieu |
L'art.
Les
yeux que l'on arrive à percevoir derrière la vie. |
20 |
Gustav |
Je
peux écrire
comme
je peux lire, comme je peux dire aussi et parfois je
veux dire des corps. Il faut pour cela choisir
le moment, le bon moment. |
|
Mathieu |
Il
dit cela mais il
ne fait que dire son texte. |
|
Noëmie |
Ce
n'est pas
démontrable,
cependant et si c'est un texte, c'est un texte en
flammes. |
|
D. |
Vous
êtes
nerveux
à cause de Barajevo,
le pays douloureux. |
|
Mathieu |
Rien
n'est démontrable, ni la douleur, ni l'automne. |
|
Gustav |
Je
pensais justement à
l'été, et je pensais aux soirs d'été quand la
conversation s'évanouit tard. Sans texte. |
21 |
Mathieu |
Tu
pensais à l'été. Cela
est suffisant. |
|
Noëmie |
L'été
est abandonné. La conversation est abandonnée, sans
aucun consentement de ma part. |
|
Gustav |
Tu
n'aimais pourtant pas le
granuleux de la conversation. |
|
Mathieu |
C'était
l'ennui
de trop se voir dans une
campagne désertée. |
|
D. |
Il
vous faudra cependant supporter davantage et jusqu'à la
destruction avancée de la planète terre. |
|
Gustav |
Où
sommes nous ? |
|
Mathieu |
Nous
sommes à Kragujevac. |
|
Gustav |
Je
ne me souviens de rien. |
|
D. |
Je
me souviens, moi, que Tito,
à Kragujevac, avait une Mercedes. |
22 |
Mathieu |
Prenons
une
chambre dans ce vieil hôtel qui attend l'automne serbe. |
|
Gustav |
Je
ne me
souviens pas de
l'automne. |
|
Mathieu |
Je
t'y emmènerai. |
|
Gustav |
Je
me souviens
un peu de
nuées dans ma tête. Elles
se déployaient au dessus de ma fatigue, alors immense. Ces
choses-là étaient semblables à ces idées. On
ne me dit pas pourquoi. |
|
Noëmie |
Tu
n'es pourtant pas critique. Je me rappelle que tu te rappelais. Tu
m'as parlé de la fenêtre ouverte sur le jardin. |
|
D. |
Il
y a un rapport ? |
23 |
Gustav |
Oui,
il y a un rapport. Je
n'oublie ainsi jamais
que le temps ne
passe
pas et le
temps
ne passe pas parce que je
me rappelle seulement m'être
servi de mes sens plus tôt que de ma raison. |
|
Mathieu |
Certes
le temps ne passe pas, même avec la
détermination du voyage, mais le
temps, qui ne passe pas, reprend
quand même peu
à peu tous ses droits impossibles. |
|
Noëmie |
Le
temps ne passerait pas si nous parvenions comme Pessoa à inventer
nos propres hétéronymes. |
|
D. |
J'ai
dessiné autrefois l'horoscope
des hétéronymes des Pessoa. |
|
Mathieu |
Bravo. |
|
Noëmie |
L'applaudissement
n'est pas toujours espace de liberté. |
|
Gustav |
Je
n'ai pas oublié, moi, que la
journée s'est passée douce dans le temps de la douceur,
pour moi et pour tous les hétéronymes que l'on me prête. |
24 |
Mathieu |
La
journée s'est
passée douce mais je
suis si seul que le temps ne compte plus. |
|
Noëmie |
Tu
dis cela avec
une insistance
douloureuse comme si tu pouvais décider
sans rien faire que tout cela ne reviendrait plus. |
|
Mathieu |
Cela
sera comme ça maintenant, dans une solitude choisie et déterminée. |
|
Gustav |
Tu
es l'horoscope de ta solitude comme je suis, par
une sorte de droit spécial, l'horoscope de mon oubli. |
|
D. |
La
solitude,
l'oubli, c'est
le corps du texte. Mais il
suffit d'une phrase de trop pour que la solitude s'efface, que la
solitude
se peuple et que la littérature sombre. |
25 |
Gustav |
Je
ne comprends rien au paysage bulgare. |
|
Mathieu |
Moi
non plus. Je
me suis appliqué tout le jour à n'en rien laisser paraître. |
|
Noëmie |
Tu
ne jugeras point, impose le commandement. |
|
Gustav |
J'ai
voulu
comprendre et je
n'ai pas compris. Il
n'y a peut-être plus de raison de nous voir, pour ne plus rien se
dire, pour regarder sans passion tous ces jours passés et ce temps
sans espoir, qui revient et qui tournoie autour de nous et de nos pâles
conversations. |
|
D. |
Nous
ne pouvons pas
être séparés. Regardez les personnages dans les
autres textes... ils
sont tranquilles, eux. Quand je lisais encore, parfois, j'éprouvais
la douleur et le chatouillement du plaisir. |
26 |
Mathieu |
Moi,
quand je lisais encore, j'éprouvais une
certaine tristesse de l'esprit, pour
le même motif. |
|
D. |
Je
crois que je suis dans
la recherche de mots qui ne viendront plus et ce n'est pas dans
le bazar des rues bulgares que je pourrai les trouver. |
|
Noëmie |
Il
faut faire attention de ne pas se perdre quand il y a en soi, en
permanence,
cette envie de
partir
et de repartir. |
|
Gustav |
Je
peux me rappeler l'orage, plus loin, dans
la poussière d'électricité. Il y a aussi une voix. |
|
Mathieu |
S'il
y a une voix, il y a un corps dans ton image. Il
y a toujours un corps quand il y a une voix. |
27 |
Gustav |
Le
corps, c'était
avant. |
|
Noëmie |
Il y
avait aussi tes
éclats de voix. Ces
choses étaient telles avant. |
|
Gustav |
Aujourd'hui,
il n'y a plus de
rêves,
plus de mots et plus de rêves. Je suis reparti mais je
m'étais arrêté trop longtemps. |
|
Mathieu |
Le
soir a remplacé les nuages, l'autoroute ne dit rien qui vaille,
la ville est encore loin. |
|
Noëmie |
Et
nous sommes sans
aucun avis sur tout ce temps passé ensemble. Et l'auteur n'en
dit rien, comme s'il n'y avait pas d'auteur. |
|
D. |
Car
il y aurait bien un auteur et cet auteur aurait déjà manipulé
cet état de tristesse, cet état de déception pour
en faire des lambeaux de textes qu'il s'agissait alors d'agencer. |
28 |
Mathieu |
Il y
a cet
auteur qui nous
a donné la
lenteur de son temps. Il nous a aussi donné la lenteur de son
voyage. Je
me souvenais de ce matin du premier voyage, avec l'angoisse et le désir
de voir Istanbul et de regarder les oiseaux près de la mosquée
bleue. |
|
Gustav |
Tu
reconnais de loin la ville du voyage. |
|
Noëmie |
Comme
quand nous nous promenions. Moi aussi je reconnaissais de loin les
villes et les corps. Mais
par la suite, quelques expériences ont soudain ruiné toute
la confiance que j'avais eue dans mon corps. |
|
Gustav |
J'avais
pour mon
corps un
attachement sans faille. |
|
Mathieu |
Je
crois que c'était évident. |
|
D. |
Je
vous donne un
texte, mais
de quel texte s'agit-il vraiment ? |
29 |
Mathieu |
Tu
nous donnes
un texte
qui n'est pas de tout repos. |
|
D. |
Nous
savons déjà
que le repos ne
peut
apparaître ni comme un objectif du texte, ni comme
un ressort de la fiction. Cela fait même exactement deux ans
que nous nous sommes dit cela. |
|
Noëmie |
Le
repos est une
affaire
de sens et en
d'innombrables
autres cas semblables je décelais de l'erreur dans les jugements
des sens externes. |
|
Mathieu |
Mais
il fait
doux encore. La
petite ville de Seymen me donne le temps d'attendre Istanbul. |
|
Gustav |
Il
fait nuit quand nous arrivons. Les
images de la ville, fortes à force d'être faibles, t'emmènent
dans leurs brumes convenues et tu te laisse guider par le
style, le design, les couleurs et les formes des panneaux publicitaires. |
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Mathieu |
Mais
il y a l'estuaire. |
30 |
Gustav |
Mais
il y a
l'estuaire, comme
si c'était une pause. Et
la journée s'arrête soudain. Il n'y a plus de plaisir, plus
de bonheur, rien, avec le soir qui tombe, avec la pluie un peu, avec
tout
ce temps qui s'est amoncelé sur moi, qui s'est accumulé,
qui se détend, qui se démange, qui s'efforce de ne plus rien
penser de tout ce temps-là. Je
suis resté à l'hôtel et je n'ai pu dormir de toute
la nuit. |
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Mathieu |
Pour
le sommeil
aussi, ce
qui résiste est inconnu, et pour le plaisir, c'est la même
chose. |
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Noëmie |
Est-ce
que le plaisir est aussi intime que la douleur ? |
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D. |
Le
plaisir est
une scène
de crime, c'est
une
reconstitution. |
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Gustav |
Est-ce
que des
personnages
ont le temps d'accéder à l'intime
? |
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D. |
Vous
avez le
temps. On
peut même penser que jamais autant de temps n'a été
laissé à des personnages, que jamais des personnages n'ont
eu autant de temps pour prendre leur temps, pour prendre le temps
d'être
des personnages. |
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vers
le mois
d'octobre
2008 |