avril 2009


Noëmie
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Voilà. C'est terminé. C'en est fini et je vais disparaître. Où vont les personnages quand il n'y a plus de texte ? Il n'y a pas de limbes pour les personnages en souffrance. Je ne sais pas si je reviendrai un jour puisque l'auteur ne sait pas s'il devra encore faire appel à moi. Je ne suis pas certaine que ma performance narrative de ces derniers 91 jours mérite vraiment que l'on me convoque encore au texte. Cela n'a pas beaucoup d'importance. Peut-être que Mathieu, Gustav et D. qui vont prendre la suite, m'évoqueront parfois pendant les jours qui vont venir. Peut-être me prendront ils des phrases ou des mots comme je leur ai moi-même pris des phrases ou des mots. Je pars sans tristesse avec le seul regret de n'avoir pas su vraiment faire une histoire. Je n'ai su que commenter mon propre rôle imaginaire. Est-ce que c'est le sort des personnages féminins de commenter le monde et de créer le monde tout à la fois, dans le même temps, dans le temps ?


Mathieu
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C'est mon tour. C'est mon premier jour. Je n'ai pas encore le support de tous les autres jours. Il faut que je commence. Il faut bien commencer un jour.
Rien qu'avec ce début-là, je dévoile un peu de moi. J'ai fait de la politique. J'ai été ce que l'on appelle un "homme politique". Je le dévoile en utilisant cette expression banale - et dès lors supposément "populaire" : il faut bien commencer un jour. C'est assez typique de la forme qu'a prise la phrase politique de nos jours, de retomber systématiquement sur un truisme.
C'est mon tour. Je m'appelle Mathieu. J'ai suivi attentivement, pendant les derniers 91 jours, la performance de ma camarade Noëmie. Je me propose d'écrire de façon tout à fait différente, des choses nouvelles et intéressantes. Ne soyez pas inquiet. Je le disais l'année dernière, le 2 avril exactement : il n'y a pas de temps inquiet. Il y a juste le temps.
Je l'ai déjà dit : j'ai fait de la politique et depuis, le plus souvent, je garde le silence tranquillement. méditant sur le fait que je ne suis pas seul dans le monde.
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J'ai été un homme politique. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je n'étais pas seulement un homme qui faisait de la politique mais un homme qui avait accès aux médias via des activités considérées comme politiques, c'est à dire des activités couvertes par les journalistes politiques des rédactions des médias, c'est à dire aussi les journalistes des faits divers et les journalistes spécialisés dans les scandales. Le scandale politique, c'est à dire le scandale lié à une figure politique ou considérée comme telle, demeure un scandale vendeur. Le scandale est alors rarement politique. Il peut être relatif aux moeurs, à l'argent, au pouvoir. Les véritables scandales politiques passent le plus souvent inaperçus dans les médias.
On ne sait jamais vraiment ce qui fait scandale. On ne sait pas comment ça commence. Le début, on ne sait pas très bien ce qu'il est, même le début, on ne le connaît pas vraiment. On en connaît l'apogée. C'est le jour où toutes les radios, toutes les chaînes de télévision, tous les journaux, toutes les émissions des radios, toutes les émissions de toutes les chaînes de télévision et toutes les pages des journaux relatent, abordent, commentent, décrivent, analysent le même événement. Ensuite, les journées s'effacent les unes après les autres.
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Il me faut raconter mais je ne sais pas très bien par où commencer. Cela s'est passé ainsi. Ce fut assez bref, assez rapidement accompli. On me reconnaissait dans les rues. J'ai reçu quelques insultes et plus rarement des paroles d'encouragement. Je faisais l'unanimité ou presque contre moi. Quand bien même je savais que l'unanimité ne recèle que l'unanimité qui fait que l'opinion commune ne se déjuge pas, je ne savais que faire avec cette unanimité-là. Et puis les médias sont passés à autre chose et puis les gens sont passés à autre chose et je suis resté avec les insultes lues et entendues et aussi les rares paroles d'encouragement.
Que s'est-il passé vraiment ? Est-ce important ? Il s'est passé que les médias m'ont consommé. J'ai alimenté leur machine pendant quelques jours. J'aurais pu y échapper. Il aurait suffi d'un tremblement de terre, d'une catastrophe aérienne, d'un crime particulièrement horrible. Mais ces jours-là, il n'y avait que moi. Il n'y avait que mon affaire. C'est donc moi qui ai servi de combustible.
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Il faudrait que je rappelle ce que j'ai fait. Tout le monde a oublié aujourd'hui; Je n'ai pas détourné d'argent. Ce n'était pas une affaire de mœurs. Ce n'était pas non plus une affaire de moeurs. Je n'ai pas bourré les urnes. Je n'ai pas insulté mes adversaires politiques. Je n'ai pas fait l'apologie du crime.
Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ?
J'ai montré la politique telle qu'en elle-même : un spectacle le plus souvent sans intérêt. La politique fait son spectacle quoi qu'il se passe et j'ai fait de la politique quand bien même il n'existerait dans le monde aucun homme sauf moi, ni animaux, ni anges.
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Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? J'ai commencé à payer, c'est à dire à indemniser, les personnes qui assistaient aux réunions politiques que j'organisais. Je n'ai pas détourné d'argent pour cela. J'en avais suffisamment. Je leur versais une indemnité de présence, un jeton et je trouvais qu'ils l'avaient méritée.
Et puis j'ai été dénoncé par une chaîne de télévision, une chaîne de télévision publique, avec bonne conscience, avec professionnalisme, avec la bonne conscience du professionnalisme, avec délectation, avec le plaisir de bien faire, de bien amuser le peuple. L'affaire a fait grand bruit, et puis le temps a passé, le soleil a décru et tous les gens occupés ont peu à peu changé d'activités molles.
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Je ne voudrais pas apparaître comme un cynique. Je le suis peut-être cependant un peu. J'essaye depuis plusieurs années désormais d'effacer pour l'oublier le cynisme qui est en moi. Ainsi, sans vouloir faire le cynique, je ne comprends toujours pas bien ce qui a pu choquer dans cette pratique, si ce n'est que j'ai révélé, comme on révèle une encre sympathique, le caractère entièrement factice des "meeting" politiques. En faisant cela, je disais déjà que je voulais faire autre chose.
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Car avouons, combien de personnes sont-elles désintéressées, sont-elles vraiment désintéressées, dans un meeting politique banal, habituel, en province ou à Paris, en banlieue même ? Combien de personnes sont-elles véritablement mues par le désir de comprendre et l'espoir d'être convaincues ? Il n'y a aucun moyen de le savoir. Très peu sans doute. En payant les gens qui venaient m'écouter et me parler aussi, et me serrer la main, j'ai mis en lumière ces échanges symboliques qui prennent cependant parfois la forme d'un emploi public, d'une place en crèche ou d'un appartement. D'ailleurs, ne parle-t-on pas de désintéresser quelqu'un lorsqu'on le rétribue ? Je désintéressais les foules.
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J'ai fait cela sans naïveté. Je voulais faire autre chose puisque je ne parvenais pas à faire de la politique autrement. J'ai fait cela sans la naïveté de croire que je ne serais pas dévoilé, et en sachant même que dévoilé, je serais dès lors obligé de faire autre chose, que je serais dans l'incapacité proclamée de faire de la politique et même d'être une personne publique. J'ai été jugé. j'ai subi les jugements et bien que, comme le dit Descartes, la fausseté formelle ne puisse se rencontrer que dans les jugements, j'ai accepté les jugements et leur fausseté formelle.
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Je ne payais pas n'importe qui. Je ne recrutais pas au hasard. J'avais des habitués. Je les avais choisis comme un metteur en scène choisit celles et ceux qui vont incarner les personnages. J'avais ainsi des salles qui ressemblaient à l'idée que je me faisais de la société. J'avais des salles diverses, des salles diversifiées. On a dit que je les payais pour qu'ils chauffent la salle et pour faire "la claque". Ce n'est pas vrai. Je n'ai jamais donné aucune consigne d'applaudissement. Je parlais, ils applaudissaient parfois. Ils applaudissaient tout aussi bien des idées sans qualité.
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L'assistance d'un meeting politique est rarement politiquement intéressante puisque l'on ne voit jamais ses opposants, ses opposants déclarés et l'on ne voit jamais que ses opposants pas vraiment déclarés au sein de sa propre famille politique. Il y a parfois quelques provocateurs mais la provocation tourne toujours court, au détriment du provocateur-même. Je payais aussi des opposants. Je les payais plus cher s'ils devaient aller dans des réunions dans des quartiers socialement très éloignés du leur. Il m'arrivait, me disaient-ils, de les convaincre. il m'arrivait aussi que me faisant le compte rendu de la séance, ce soit moi qui sois convaincu par eux. Dans ces contradictions croisées, il y avait parfois un peu de vie, comme pendant les rêves, comme pendant la nuit.
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Il y avait cette femme bourgeoise, évidemment bourgeoise, déguisée de bourgeoisie, dissimulée dans la bourgeoisie et qui valait mieux que son déguisement mais qui gardait son déguisement pour aller aux réunions des quartiers définis comme populaires. Elle me disait souvent que je ne parlais pas aux gens, que je n'avais pas vraiment idée de leurs difficultés et que mes propositions formulaient un problème sans formuler de solutions. Elle me disait qu'il fallait déployer le présent. Mais que faire pour déployer le présent ?
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Au fil du temps, j'avais constitué un fichier suffisamment complet, suffisamment satisfaisant pour pouvoir m'amuser à toutes les combinaisons. J'emmenais de jeunes sages chez de vieux rebelles. Des syndicalistes ouvriers applaudissaient un discours patronal. Parfois, quand les choses allaient bien, quand l'alchimie de la rencontre opérait, le débat prenait dans la salle et je n'avais plus qu'à donner la parole. Je repartais avec de nouvelles idées. Avec le temps, je trouve cela drôle, je ne trouve pas cela drôle. Et j'invente des jours, des heures, des minutes, je compte et je calcule, je borne et je prends date, j'efface et me souviens, fragile, poreux, sensible.
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Je me méfiais un peu. Dans les premiers temps je laissais encore faire le hasard. Il y avait dans ces réunions des gens que je ne connaissais pas et que, ne les connaissant pas, je ne payais pas. Et puis il n'y a eu plus que des gens que je connaissais, et les connaissant, que je payais.
Un jour, les journalistes se sont intéressés à ces réunions. Eux aussi étaient payés pour y assister, pas par moi cependant. Alors je dois donner un peu de lumière à mes souvenirs sombres.
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C'était un jour où il ne se passait rien. Un journaliste a décidé de faire la une avec mes pratiques politiques et mon système de rémunération de l'assistance a été dévoilé. Et puis les télévisions ont suivi et aussi les autres journaux. Le porte parole de mon parti politique était embarrassé. Tout le monde voulait savoir en fait d'où venait l'argent. Dans ces cas-là, il ne s'agit ni de voir ni d'entendre, ni même de lire. Il s'agit que cela se passe.
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L'argent venait de ce que je ne dépensais pas. Les hommes politiques dépensent des sommes importantes à jouer à l'homme politique. Je ne dépensais rien d'autre pour mon activité politique que ces défraiements. Les sommes n'étaient pas importantes. Elles étaient importantes pour les médias. Je ne m'étais jamais caché. Les médias déclaraient m'avoir pris la main dans le sac. Que devais-je faire ? Jouer le jeu ? Pour les médias, tout semblait évident. Je pouvais faire une déclaration... Puisque c'est évident, puisque je suis devant vous. Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, le film est terminé. J'aurais pu faire appel à tous mes mots, à tous les mots, les mots doux, les mots durs, les mots politiques, les mots mystiques, les mots usés à la parole, usés à la conversation, usés au slogan, aux slogans de l'époque, aux slogans de ce temps, de ces temps, de ces temps temporels, effrités dans la vie.
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Il fallait que cela passe. Il aurait suffi d'un tremblement de terre, même d'un petit tremblement de terre pour que les médias m'oublient, oublient cette histoire qu'ils ne comprenaient pas. Il aurait suffi d'un scandale pour que mon histoire ne soit plus un scandale dans les médias. Ces jours-là, il ne se passait rien et tous les médias ne s'occupaient que de moi. C'est à ce moment que j'ai commencé à gagner une célébrité passagère. On me reconnaissait dans les rues. J'essuyais parfois des insultes, des quolibets, des rires, rarement un mouvement de sympathie. Je me suis expliqué. Rien n'y a fait. Rien ne peut changer le flot des approximations journalistiques calées dans un système de pensée qui ne comprend que la norme journalistique et publicitaire. J'essayais de continuer à parler comme si de rien était. C'était de plus en plus difficile.
Un jour un journaliste s'est énervé : "Vous pourriez arrêter. Vous me fatiguez. Nous ne sommes pas au théâtre. Nous ne sommes pas au cinéma. Il n'y a pas de public. Il n'y a rien à jouer. Je vous paye pour ne pas jouer. Vous pourriez donc arrêter cette plaisanterie, cette plaisanterie d'un public imaginaire face à un texte imaginaire, face à un jeu imaginaire, face à des personnages imaginaires. Face à l'imaginaire, vous pourriez arrêter." Je lui ai répondu qu'il me volait une de mes répliques et que d'ailleurs, il ne me payait pas alors que d'une certaine façon, je le payais aussi, je le faisais payer, avec mon histoire médiatisée. Cela n'a pas arrangé mon affaire.
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J'ai été mis en examen. On a vérifié mes comptes, effectué un contrôle fiscal, interrogé tous ceux que j'avais rémunérés pour savoir s'ils avaient bénéficié de faveurs particulières. J'ai démissionné de mes mandats. J'ai été radié de mon parti. J'ai annoncé que je me retirais définitivement de la vie politique. Je me suis retiré définitivement de la vie politique. Je fais autre chose. Je n'ai pas mauvaise conscience. Je n'ai pas non plus bonne conscience. C'est un échec. Cette expérience politique est un échec. Je n'ai pas su l'expliquer et je n'ai pas su la vendre. Sans doute ne le voulais-je pas vraiment puisque je voulais faire autre chose. Il y avait peut-être d'autres voies à prendre, d'autres solutions. Il y avait aussi la possibilité de s'opposer au monde, de crier sur le monde, d'analyser le monde et d'analyser les médias qui crient sur le monde.
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Je voulais faire autre chose. J'étais un homme public, je devais devenir un homme du privé. J'avais été un homme de la sphère publique, un spécialiste de la sphère publique, je devais devenir un spécialiste de la sphère privée. J'ai commencé à réfléchir à l'amitié. Un homme politique a beaucoup d'amis. Quelques-uns sont sincères, parfois. Quelques-uns sont sincères et trahissent parfois. Beaucoup sont intéressés, franchement ou vaguement intéressés. Qui n'a jamais craint d'avoir des amis intéressés ? C'est ainsi que j'ai décidé d'annihiler cette crainte en proposant de faire payer mon amitié.
Ma vie s'est réorganisée. Ma vie est demeurée organisée, entièrement. Mais je me souviens parfois... Il y avait pourtant ces jours amusants, ces amitiés nouvelles, ces appels téléphoniques passés n'importe où, sur des trottoirs encore mouillés par la pluie qui vient. Il y avait toute cette vie. Cela est désormais perdu au profit d'une organisation qui ne laisse rien au hasard.
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Je ne crois pas vraiment aux affinités. Je crois au hasard. Je crois profondément au hasard. Je crois en la liberté du hasard mais cette liberté s'autodétruit à chaque seconde qui passe puisque aucun événement arrivé par hasard ne peut ensuite s'effacer de notre vie. Je vous ai rencontrés par hasard, entièrement par hasard et vous êtes restés dans ma vie et vous n'êtes plus un hasard pour ma vie. Et je n'oublie pas qu'en anglais "hazard" signifie danger. Le hasard peut-être dangereux. Il est en réalité toujours dangereux. En offrant contre rémunération des prestations d'amitié, j'abolis ce hasard, ce danger. J'offre de la tranquillité amicale dans la vanité de ces jours.
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J'ai alors construit mon offre comme disent les gens de marketing, j'ai élaboré mon catalogue de prestations d'amitiés en définissant le plus précisément possible les clauses des futurs contrats que je nouerais ensuite avec mes clients. Pour ce faire, j'ai d'abord observé les relations d'amitiés autour de moi. J'ai puisé dans mes expériences personnelles de liens que j'avais par le passé qualifié d'amicaux. Pouvais-je déterminer une ou des typologies de ces relations, en extraire des constantes, des paramètres ? J'ai regardé aussi les amitiés de personnes célèbres. J'ai relu l'Odeur de l'Inde de Pasolini, livre dans lequel il relate un voyage en Inde avec Moravia et Morante. Il y promène la contradiction aiguisée de son errance. Quel ami Pasolini était-il pour les deux écrivains dans cette Inde où il semblait juste perdu dans l'immense fraternité détruite de la vie ?
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Mais ce sont surtout mes amis qui m'ont donné les premiers éléments du catalogue des prestations d'amitiés que j'allais proposer. Il y avait cet ami, cher, sans aucun doute, et que je ne voyais qu'à l'occasion, une ou deux fois par an. Il se manifestait de temps en temps, il y a quelques années par une carte postale envoyée lors de l'un de ses voyages et puis aujourd'hui par un message instantané depuis son téléphone mobile, accompagné ou non d'une photographie. Il s'agit d'une amitié extensive. Nous mesurons l'un sur l'autre le temps qui passe, notre évolution et notre permanence. Je propose aujourd'hui ce type d'amitié. Cela coûte à peine plus cher qu'un abonnement à un magazine pour les enfants. Ce type de prestation peut être particulièrement utile à ceux qui se sentent coincés dans leur vie. J'agis comme une soupape sémantique.
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Il y avait aussi cet ami absent puis présent, puis longtemps absent et qui vous invite enfin, à l'improviste, à l'accompagner dans un endroit désert une dizaine de jours et qui ne dort pas, ou très peu, et rattrape son absence, et raconte ses absences, qui vous salue à l'aéroport et disparaît parfois pendant des mois, voire des années. C'est lui qui m'a donné l'idée de prestations d'amitié intensive. L'offre est simple. Vous achetez une, deux ou trois semaines, qui ont une durée de validité d'une année ou de deux années et même de trois, que vous consommez comme vous le souhaitez. Il y a un surcoût si vous commandez votre prestation moins de dix jours avant son commencement. C'est une autre façon de vivre l'absence.
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Un des problèmes que j'ai dû résoudre avec ces prestations d'amitié intensives et réitérées a été celui de la mémoire. Je devais garder en mémoire ces conversations, ces confidences, ces doutes et parfois ces désarrois. Je devais pouvoir les évoquer, comprendre à demi mot et éventuellement, à plusieurs mois de distance, compatir. Mais j'avais d'abord surévalué cet effort de mémoire. J'ai constaté souvent que mes clients ne se rappelaient pas toujours ce qu'ils m'avaient raconté. Combien de récits ai-je entendus puis oubliés dans des villes où les touristes ne font que passer ? Je me suis rappelé ensuite que les amis gratuits ne se rappellent pas toujours non plus ce que vous leur dites. Mais, pourra-t-on objecter, peut-être est-ce parce que leurs prestations sont gratuites, ou supposées telles ?
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Pour cette définition précise de mon catalogue de prestations d'amitié, j'ai dû aussi déterminer le segment de clientèle recherché. J'aurais certes pu être l'ami des pauvres qui n'ont pas d'amis. Cependant, l'appellation "Petit Frère des pauvres", déjà prise, me semblait aussi trop connotée et source d'ambiguïté. Ou alors, il aurait fallu que je déguise mes prestations en "coaching" de réinsertion, assistance psychologique ou toute autre béquille sociale. Je ne voulais pas de ce déguisement-là. Je craignais aussi que cela finisse par me ramener à la politique. Dès lors, je n'avais d'autre choix que de me tourner vers une clientèle de luxe, de grand luxe, de très grand luxe, vers ce monde qui compte l'argent tellement différemment qu'il semble ne pas le compter. Je suis donc devenu l'ami payant des riches. Ma prestation se distingue de celle des parasites qui entourent ces gens-là par le fait qu'elle est strictement tarifée, garantie et surtout exempte par contrat de sexualité.
Parfois cette prestation n'est que le partage de la douceur de l'air.
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Je me souviens bien de mon premier client. Longtemps, je n'ai eu que des clients. Plus tard, quand ma réputation a été établie, j'ai eu aussi des clientes, qui ne craignaient plus l'ambiguïté, en jouaient parfois et peut-être l'espéraient de temps en temps.
Je me souviens bien de mon premier client. C'était un sportif célèbre mais fatigué. Il voulait faire un voyage en Inde, oublier le sport, parler d'autre chose et recherchait un peu de neutralité. J'ai pu aussi l'assurer de ma bienveillance. Nous sommes partis. J'avais pris contact avec un tour opérateur qui travaillait pour nous dans un des couloirs délabrés du palais de la Bégum Qudsia à Bhopal. Le souvenir de la catastrophe l'a apaisé. Cette première mission a été un succès.
Dès notre retour, il a pris un contrat d'amitié extensive de trois années.
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Je me souviens bien aussi de ma première cliente. C'est une histoire banale. Son mari venait de la quitter. elle ne voulait pas partir en vacances seule. Elle ne voulait pas partir en vacances avec une "copine". Elle ne voulait pas partir en vacances avec ses enfants. Elle ne voulait pas partir avec quelqu'un qui connaissait son mari. Elle ne voulait pas partir avec un inconnu et elle voulait partir. Elle voulait partir dans un endroit où elle n'était jamais allée, dans la totalité de la vie. Elle ne voulait pas partir seule. J'ai loué une maison en Sicile au bord de la mer. Nous n'avons presque pas parlé. Je ne crois pas qu'il y ait eu beaucoup d'empathie entre nous. A la fin du séjour, dans l'avion qui nous ramenait en France, elle m'a dit que cela lui avait fait beaucoup de bien d'avoir passé du temps avec un homme pour qui elle n'éprouvait rien et que cela lui donnait l'impression que c'était elle qui me quittait. Elle tenait sa vengeance symbolique. Elle m'a fait ensuite de la publicité. C'est souvent dans l'avion que naissent les confidences. Les journées en avion sont des journées sans jour.
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Il y a des prestations que je n'accepte pas de faire, ou alors très rarement, ou alors dans des circonstances exceptionnelles. Je n'emmène pas d'enfants en vacances. Je n'accepte pas de partir avec quelqu'un qui souhaite emmener ses enfants. Je ne fournis pas de prestations éducatives. Je n'enseigne rien. Je ne transmets rien. C'est en cela d'ailleurs que je ne suis pas un coach. Mes prestations sont sans destination. Payantes, certes, elles sont cependant gratuites car elles ne poursuivent aucun objectif, comme l'amitié quand elle est réussie et sincère. Car à quoi sert l'amitié sinon à supporter que le temps passe ? Qu'est-ce qu'un ami sinon celui qui sait prendre le regard, accueillir le regard, garder le regard et comprendre ?
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J'ai d'autres prestations en catalogue. Il y en a une qui impressionne beaucoup mon entourage, qui inquiète. Ce n'est pourtant ni la plus impressionnante, ni la plus inquiétante. Ce sont les contrats d'amitié de fin de vie, une sorte d'amitié en viager. J'ai accompagné plusieurs personnes ainsi, jusqu'à ce que leur souffle s'éteigne et que la mort soit confirmée par un médecin. Le contrat précise bien que la mort doit être confirmée par un médecin. J'ai ainsi été l'ami, le dernier ami, de vieillards mourants et de jeunes malades condamnés.
Pourquoi font-ils appel à moi ? Ils ne sont ni seuls ni pauvres. Mais ils savent qu'ils peuvent compter sur mon absence de compassion. Je ne les regarde pas avec l'air de souffrir pour eux. Je ne les plains pas. Je n'ai cependant pas un air enjoué. Je ne fais pas comme s'il ne se passait rien. Je ne fais pas comme si ce n'était rien. Je leur parle de la mort. Nous parlons de la mort. Je les habitue à la mort, puisqu'il faut que cela commence et puisqu'il faut que cela finisse.
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Je propose aussi, dans un tout autre genre, une prestation "spectacles et expositions". Cette prestation diffère de celle d'un "escort boy" par le fait que cet accompagnement n'est pas seulement un accompagnement physique de quelqu'un d'éduqué qui tient la porte, qui facilite l'épisode toujours désagréable du vestiaire et qui détient bien évidemment des mouchoirs en papier dans ses poches. C'est aussi un accompagnement culturel. Au théâtre, je sais qui est l'auteur de la pièce, ce qu'il a écrit et ce que l'on peut en dire. Je peux tenir avant et après les spectacles de danse contemporaine des propos sur la danse contemporaine. Je guide dans les labyrinthes de l'art contemporain, redonnant du sensible au conceptuel. Je suis une sorte de magazine culturel parlant et vivant, corporéisé. Le coût de la prestation dépend de mon ennui présumé. Quand je m'ennuie, je regarde les autres spectateurs, les autres visiteurs, et la sincérité se voit dans quelques yeux et une ou deux voix bien placées. Cela suffit.