mai 2009


Mathieu
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Et mes amis ? Et mes vrais amis ? Et mes amis d'avant ? Et mes amis gratuits ? Je n'avais pas beaucoup d'amis. Je n'avais vraiment pas beaucoup d'amis. Je n'avais vraiment pas beaucoup de vrais amis. J'ai pris le soin d'expliquer à chacune et à chacun que je ne pouvais pas confondre l'amitié et mes prestations d'amitié. Un psychologue n'est pas le psychologue de ses amis. Je ne fais pas de prestations d'amitié gratuites pour mes amis. Certains m'ont cru. Pour d'autres, l'ambiguïté demeure. Un jour, un d'eux m'a dit qu'il m'avait vu avec l'un de mes amis au restaurant. J'ai répondu que c'était l'un de mes clients. Il m'a dit que l'on aurait dit un ami... C'était la moindre des choses. Je suis professionnel. Cependant, depuis, il ne veut plus aller au restaurant seul avec moi. 
Je peux me tromper sur la distinction que je fais entre mes amis et mes clients, même si, depuis tout ce temps, mes compétences se sont affermies. Cette certitude ne peut être infinie. Comme le dit Descartes, "même si ma connaissance s'accroît toujours de plus en plus, je reconnais néanmoins que jamais elle ne sera infinie en acte, puisque jamais elle n'en arrivera au point de ne plus être capable d'un accroissement encore plus grand."
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Mes missions d'amitié se déroulent bien. Presque toutes mes missions se déroulent bien. Parfois, quelques-unes se déroulent moins bien. Il est même arrivé, très rarement, que cela se passe mal. Il s'agit d'un contrat. Il est écrit. Il a force de loi entre le client et moi. Je respecte le contrat. Je le respecte toujours. Le client doit le respecter aussi. Toujours. Il est arrivé, rarement, que le client ou la cliente ne soit plus en mesure de respecter le contrat et qu'un soir, le plus souvent un soir, j'aie à entendre une déclaration d'amour. Il est formellement écrit dans le contrat que toute sexualité est exclue, en acte et en parole et que toute tentative est une rupture caractérisée du contrat. Quand cela est arrivé, je suis resté silencieux. Je me suis levé. Je suis parti. Quand je crains que cela puisse arriver, je loue deux chambres d'hôtel dans deux hôtels différents pour pouvoir partir à n'importe quelle heure et pour aussi longtemps qu'il le faut, avant de prendre un avion, un train, un taxi... Je m'assure bien évidemment d'avoir des témoins pour ne pas être assigné en justice. Cela n'est d'ailleurs jamais arrivé. 
Je suis consultant en amitié. Je ne suis pas expert en amour. Qu'est-ce que l'amour ? Si l'on imagine qu'il s'agit d'un spectacle, la scène représentée est celle d'un théâtre vide, ce qui pose donc une question scénographique qui paraît insoluble.
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J'ai, plus jeune, connu l'amour. J'ai connu plus jeune la forme occidentale de l'amour et plus précisément la forme française, culturellement française de l'amour appliquée à ma génération. Roland Barthes et Jacques Lacan, et aussi Marguerite Duras en avaient donné les contours, inlassablement. Ils avaient dessiné une forme insaisissable, faite de manque et d'attente, s'enracinant dans les grands récits et s'émancipant du couple et surtout de la famille. Nous étions beaucoup alors à nous adonner sans réelle joie à cette forme déceptive de l'amour. Je l'ai ensuite abandonnée pour la politique, y livrant ce qu'il me restait de libido. Quittant la politique, j'aurais pu retourner vers l'amour mais la forme que j'avais connue et pratiquée n'était plus de mise. Le monde et moi avions changé. Je n'avais plus rien à en dire et je ne peux pratiquer que ce que je peux nommer. Je ne voulais pas vivre comme dans un feuilleton télévisé constitué de saynètes micro dramatiques. et il était trop tard pour la famille, quant au couple, mes activités de consultant en amitié ne lui laissaient aucune chance.
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Ma vie s'est ainsi organisée autour de mes missions. Je m'impose quelques jours de solitude entre chaque client. Je ne vais pas dans des lieux de retraite. Je n'ai bien évidemment pas de maison à la campagne. J'ai un bureau qui est une sorte de cabinet avec une chambre attenante. Je prends mes repas dehors. Quand j'en ai assez, je vais à l'hôtel. Je choisis alors des hôtels où je ne risque pas de rencontrer mes clients. Mes hôtels préférés à Paris sont ceux qui sont le plus près du périphérique. Je connais aussi quelques hôtels de quartier où l'on est comme on n'est plus dans les hôtels des villes de province. Je n'y rencontre personne. Je ne parle à personne. Le plus souvent les réceptions sont automatisées. J'y disparais entièrement. J'emporte un ordinateur et je joue aux jeux de l'ordinateur. Tous les jeux sans doute, sont les supports de fiction et racontent des histoires éphémères, aux souvenirs éphémères des pertes et des gains, de la chance et de la malchance. Mais je n'ai ni chance ni malchance, mes histoires sont d'autres histoires. Mes histoires forment des constructions de vide.
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Et puis un jour, fin 2005, j'ai eu cette demande particulière de l'agent de Gustav. Un contrat d'un an. Une année entière, du 1er janvier au 31 décembre 2006, sans discontinuité, avec Gustav, sur la scène d'un théâtre où il y aurait peut-être, ou peut-être pas, des spectateurs. Ce n'était pas que Gustav n'avait pas d'amis mais surtout qu'il ne les reconnaissait plus. Il ne reconnaissait que les nouvelles personnes qu'on lui présentait. Je devais rester avec lui, cette année entière, et par une prestation d'amitié, l'aider à recouvrer la mémoire. Il y aurait aussi une femme. C'était Noëmie. Le rôle de chacun était défini mais le texte s'écrirait au jour le jour. J'ai accepté cette aventure et j'en suis resté les yeux écarquillés.
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Je ne connaissais pas Gustav. Je connaissais son nom, comme tout le monde ou presque dans ce pays. Je savais qu'il était comédien et je savais même que l'on écrivait et que l'on disait de lui qu'il était une star. J'avais vu son visage sur les affiches publicitaires des kiosques à journaux. J'avais vu son visage sur les affiches de film et même sur des affiches de théâtre. Je crois même l'avoir vu un jour au journal de 20 heures sur une des chaînes qui servent encore le culte du journal de 20 heures. Je ne m'étais pas particulièrement intéressé à lui ni à ses prestations de comédien. Je ne savais rien de ses amours, rien de sa vie de star. Je n'avais surtout pas suivi ce que les médias appellent souvent une "descente aux enfers". Entre le moment où l'on m'a proposé ce contrat d'un genre particulier et le premier rendez-vous, je me suis renseigné. J'ai compris assez vite que je devrai l'aider à acquérir de nouvelles compétences de vie.
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Je me suis donc renseigné sur Gustav. C'était assez facile. Les magazines, de toutes sortes et dans toutes les langues avaient évoqué et même relaté son trouble. Il était sur le tournage d'un film à gros budget, avec d'autres comédiens et d'autres comédiennes célèbres. Un jour, il avait refusé de quitter l'hôtel. Le lendemain, il avait encore refusé de quitter l'hôtel. La production avait envoyé un médecin, qui avait appelé un autre médecin, qui avait conseillé une hospitalisation, et dans le secret du bureau de la production, qui avait conseillé une hospitalisation en psychiatrie. Gustav se rappelait son nom. Gustav ne se rappelait presque que son nom et le nom des deux médecins qui l'avaient examiné. Il ne savait pas ce qu'il faisait là. Il ne savait pas qu'il était comédien. Il n'avait pas perdu la mémoire des choses. Il n'avait pas perdu la mémoire des lieux. Il savait dans quelle ville il était et même dans quel hôtel et pouvait dire depuis combien de temps. Il avait perdu la mémoire de lui et celle des gens, celles des gens anciens. Rien qui engage à la gaieté. La production allait perdre beaucoup d'argent.
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Personne, ni ses proches ni les médecins, n'avait pu déceler ce qui avait provoqué cette soudaine amnésie sélective. Rien dans le rôle qu'il devait jouer n'incitait au trouble. Rien, en apparence; n'incitait au trouble. Gustav n'était pas en analyse. Ce qu'il ne voulait pas se rappeler est resté caché derrière l'amnésie soudaine. On a d'abord pensé que cela ne durerait pas, que la mémoire reviendrait comme elle était partie. De quel souvenir s'agit-il ? Et les jours se sont succédés et la mémoire n'est pas revenue. Il a continué à écouter l'écho de la sidération
Et puis, j'ai été engagé.
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Gustav était en état d'éclipse durable mais nous savons tous que l'éclipse ne fait que cacher le soleil et que le soleil continue de briller. Il s'agissait donc pour moi d'aider Gustav à retrouver le soleil qui continuait à briller, retrouver le jour, retrouver le petit jour, ce jour très petit, qui a fait la fête ailleurs, qui tente de se lever ici, sans promesse et avec toutes les promesses, sans espoir et avec tous les espoirs, et ce jour bringueur qui traverse les mers, et ce jour qui va mourir ensuite, ce soir. Les éclipses humaines durent parfois beaucoup plus longtemps que les éclipses solaires. L'éclipse de Gustav est une éclipse durable. Cela fait désormais plus de trois ans mais cela fait aussi pour lui trois ans de nouveaux souvenirs.
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Nous avons construit les nouveaux souvenirs de Gustav sans cependant jamais renoncer à essayer de faire surgir ses souvenirs anciens. Le dispositif de 2006, dispositif scénique, jouait sur la confusion possible entre la fiction et le réel, entre le théâtre et la vie. Le voyage de 2008 jouait directement sur l'imaginaire. Mais les voyages font naître parfois des souvenirs de scènes qui n'ont jamais existé. Il est aussi possible que Gustav n'ait pas voulu revenir à la mémoire, à sa mémoire d'avant et qu'il ait préféré l'éclipse à la clarté crue de sa vie de star. 
Il n'était pas plus difficile de créer de nouveaux souvenirs et de les conserver que de recréer d'anciens souvenirs et de les oublier. Comme le dit Descartes dans les Méditations : "Il est en effet manifeste, si l'on prête attention à la nature du temps, qu'il est besoin exactement de la même force et de la même action pour conserver n'importe quelle chose à chacun des moments pendant lesquels elle dure, qu'il en serait besoin pour la créer à neuf si elle n'existait pas encore."
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Je veux pour preuve que nous avons construit de nouveaux souvenirs pour Gustav, le fait que je ne puisse pas les raconter. Je ne sais rien dire de ce qu'il a vécu pendant ces trois dernières années, avec Noëmie et moi ou sans nous. Je peux raconter mes souvenirs à moi, me rappeler des bribes de nos dialogues qui étaient rarement des conversations. Je ne sais rien de ses souvenirs. Je ne sais rien non plus des souvenirs de Noëmie. Happé par mon contrat avec Gustav, je ne me suis pas intéressé à sa tristesse. Je le regrette un peu. Cependant, ce n'était pas dans le contrat.
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Pendant l'année 2006, Noëmie a oublié sa tristesse ou peut-être l'a-t-elle cachée. Elle avait elle aussi un contrat et sa tristesse n'était pas dans le contrat qu'elle avait signée. Pendant les trois mois, 91 jours, pendant lesquels elle a eu la parole, elle n'a presque pas parlé de son rôle. Elle était didascalienne. Elle devait donner le sens des scènes en livrant des indications de jeu qui pouvait le révéler. Mais elle cherchait souvent ses didascalies chez Descartes et je ne suis donc pas certain qu'elle ait parfaitement rempli ce rôle-là. Sans doute en a-t-elle joué un autre et sans doute aussi en partie à son insu. Nous observions Gustav, connaissant pourtant les risques que présente l'observation de l'éclipse de soleil.
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Pour l'observation de Gustav en éclipse, nous n'avions aucune protection particulière. Le temps passait entièrement dans la parole et quand c'était le silence, c'était encore la parole.
Assez rapidement, la question principale de cet espace de fiction aura été de savoir s'il allait se passer quelque chose. Ce qu'il se passait, c'est qu'il ne se passait rien. C'était cela l'événement de cette fiction mise en scène. Est-ce que cela contribuait à soigner Gustav. Tout aussi rapidement, nous n'avons plus été certains qu'il était vraiment question de le guérir ni même de le soigner. Pourtant, il était encore parfois dans cette crispation un peu blême, qu'on lui avait connu dans ses films et aussi au théâtre et qui avait fait une partie de son succès.
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Nous sommes donc restés sur la scène de ce théâtre pendant une année entière ou peut-être plus d'une année, mais au moins une année et il ne se passait rien et il ne s'est rien passé. Nous avons donc donné la preuve qu'il était possible de passer une année entière ou peut-être plus d'une année, mais au moins une année sur la scène d'un théâtre sans qu'il se passe rien, sans qu'il se passe jamais rien, ou presque, sans même donner la possibilité de savoir si dans ce théâtre se tiennent des spectateurs et s'il y a des spectateurs si ce sont toujours les mêmes spectateurs, pendant une année entière. 
Cependant, avec ou sans spectateurs, nous n'étions pas seuls sur scène car les bruits de la rue, les bruits des rues, les bruits du monde et le bruit de la guerre et le bruit de la misère et le bruit de la torture et le bruit de la violence et l'injustice elle-même peuvent atteindre la scène. Mais nous n'en parlions pas, presque pas.

Le soir, la douceur permettait les espoirs.
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Quand nous avons voyagé en 2008, l'année dernière, nous n 'avons pas beaucoup parlé du dehors et nous n'avons même pas beaucoup parlé du voyage. Nous avons traversé l'Europe. Nous sommes allés en Inde et nous n'avons pas parlé de l'Europe et nous n'avons pas parlé de l'Inde. 
De quoi parlons-nous ? De quoi avons-nous parlé ? 

Nous avons parlé du temps. Nous n'avons parlé que du temps. Nous n'avons parlé que du temps qui passe, qui passera, qui est passé, qui ne cesse de passer et qui continuera de passer et qui continue de passer même si nous n'en parlons pas, même si nous n'en avions pas parlé. Je me demande comment je m'intéresse au monde aujourd'hui.
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Sur la scène, le dispositif était toujours le même : des fauteuils et des écrans. Jamais plus de deux écrans : un écran de télévision et un écran de projection. L'idée de départ était d'utiliser ces écrans pour projeter des images des films de Gustav ou n'importe quelles autres images qui pouvaient avoir un effet sur sa thérapie. Les écrans n'ont pas vraiment servi à cela. Parfois, ils ont été des supports de voyages. Parfois, ils auraient pu devenir des supports de désir. Faut-il préférer les images ?
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Je ne me rappelle pas toujours les images qui venaient sur les écrans. Je ne sais pas qui les choisissait et si même elles étaient choisies. Je pense maintenant qu'elles étaient sans intention, qu'elles n'entraient pas dans la fiction de notre situation ou bien, qu'elles y entraient par effraction ou par hasard. Nous ne nous disions rien, ou pas grand chose et les images ne montraient rien, ou pas grand chose. Il n'y avait que l'espace, un espace tordu. L'espace qui emmène et qui tord, c'est la scène et c'est aussi la scène de la scène et la scène de la scène de la scène et ce jusqu'à l'infini des temps, jusqu'à l'infini du jeu
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Je n'étais jamais monté sur une scène de théâtre pour faire du théâtre et encore moins pour faire ce que nous avons fait pendant une année puisque personne à part nous n'a jamais fait sur une scène de théâtre ce que nous avons fait pendant une année. J'étais monté sur des scènes de théâtre pour remettre des bouquets de fleurs et aussi pour prononcer des discours lors de réunions politiques. Il s'agissait d'autres fictions, brèves et vite oubliées. Nous avons pendant une année éprouvé plus que quiconque la lenteur du temps sur une scène de théâtre, dans la fin de quelque chose.
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Ainsi, en 2006, étions-nous sur la scène d'un théâtre indéterminé. Mais en 2008, nous étions partis en voyage. Je pourrais revenir sur ces étapes d'un voyage décidé en 2002 par un narrateur aussi indéterminé que la scène du théâtre. Je ne me rappelle plus. Il faut que je retrouve en regardant les archives mais je n'ai aucun souvenir du vélodrome de Pordic, en Bretagne. Comment aurions-nous pu espérer que Gustav retrouve la mémoire en l'emmenant dans des lieux dont, un an après, je ne me souviens plus ?
Il aurait fallu écrire, mais l'écriture en voyage est une ascèse mémorielle. Et puis ce départ, c'était une angoisse, c'était une peur, c'était un désir, la mort.
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Nous changions de ville chaque jour. Nous changions de ville chaque jour ou presque chaque jour. Nous sommes allés en Bretagne. Je me souviens parfois de bribes de Bretagne, des hasards de Bretagne. Pourtant, pendant ce voyage en Bretagne, nous ne parlions pas de la Bretagne et nous ne parlions pas de ce voyage. Nous parlions parfois de philosophie mais je n'ai pas parlé de la pensée, ni même de la conscience de soi.
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Pourtant, je me suis demandé si le problème de Gustav était vraiment l'amnésie ou un dérèglement de la conscience de soi, un dérèglement rétrospectif de la conscience de toutes les consciences qu'il avait jouées et incarnées, comme si, à un moment, le jeu s'était bloqué et que sa conscience était restée dans un interstice indéfini. D'une certaine façon, le trouble du comédien Gustav était une stylisation... "Action d'épurer, de rendre moins compliqué, de débarrasser du superflu pour mettre en évidence l'essentiel (simplification)". L'oubli entier du passé complique et simplifie en ce qu'il extrait les remords, les regrets, la culpabilité, les échecs et les réussites qui ne sont jamais que des vanités. En cela, il faisait aussi mentir Descartes, qui disait "qu'est innée l'idée de moi-même". L'idée de lui-même n'était plus innée.
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Que restait-il de Gustav en Gustav ? Il y avait tout de Gustav en Gustav, sauf cette petite conscience de soi qui fait que l'on dure, que l'on perdure, que l'on garde tout au long de la vie cette permanence, cette permanente permanence que l'on finit par croire éternelle, dans l'irréalité de cette éternité, sauf quand le ciel se voile.
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Passant tout ce temps avec Gustav, que restait-il de nous et que restait-il de moi ? Pouvais-je continuer à construire de nouveaux souvenirs sur le sédiment de tous les souvenirs anciens ou devais-je aussi considérer mes nouveaux souvenirs comme des souvenirs entièrement nouveaux dans leur primauté même de souvenirs adossés au vide ? Je m'y suis essayé souvent. Je ne suis pas certain d'y être jamais parvenu sincèrement. Cela ressemblait à ce que l'on ressent après un coup de foudre. Ce nouvel amour est nouveau, il joue pourtant encore avec les amours d'avant, de temps en temps, par peur, par peur de l'émotion, par peur d'une émotion.
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C'était d'ailleurs peut-être cela, le problème de Gustav. Il s'agissait plutôt d'un problème d'émotion que de mémoire. Quelle mémoire avait-il perdue ? Il connaissait son nom, la géographie, l'histoire. Il savait lire et compter et faire tout ce que l'on fait dans la vie quotidienne. Il se souvenait très bien des rues de Paris et d'autres villes aussi, parfois. Il se rappelait des personnes quand elles étaient célèbres et qu'il ne les avait jamais rencontrées. La mémoire qui s'était cachée, c'était la mémoire de ce qu'il avait ressenti devant un paysage, dans une situation... Son amnésie était principalement émotionnelle. C'est peut-être confortable. L'émotion, c'est toujours un peu frauder le réel.
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Je n'ai pas décelé d'émotion chez Gustav, ni en 2006 ni l'année dernière. Parfois de l'agacement, parfois de la lassitude. Parfois aussi de la provocation et même de la curiosité mais aucune émotion, pour aucun d'entre-nous, pour aucun paysage, aucune ville, aucune situation. L'éclipse de ses émotions était durable. elle demeure durable. Nous n'avons pas essayé de susciter les émotions de Gustav. Nous n'étions pas là pour cela et ce n'était pas dans le contrat. Mais pourquoi se priver ainsi de l'émotion, de la beauté de cette immense lumière ?
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Sans émotion, sans émotion apparente, sans apparemment d'émotion, Gustav n'était cependant pas sans regard, sans regarder. Que faisait-il alors des images qu'il regardait parfois avec une attention très particulière. Il semblait avoir le goût des détails, à moins que ce ne soit des fragments. Il scrutait souvent pendant nos voyages les interstices des paysages, un trottoir, un fossé, souvent des lieux de passage qui pouvaient devenir des lieux d'un repos inquiet et demeurait longtemps en cette seule contemplation.
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Il est parfois difficile de savoir exactement ce que les gens regardent, ce qu'ils regardent vraiment. Il était le plus souvent impossible de savoir ce que Gustav regardait, ce qu'il regardait un peu, ce qu'il regardait subrepticement. La difficulté ne venait pas de sa rêverie et d'un regard intérieur qu'il aurait porté sur un monde intérieur laissé vacant par l'absence de mémoire. La difficulté venait de ne pas pouvoir suivre son regard, toujours mobile. Et puis, assez souvent, gustav avait les yeux fermés sur les traces du monde. Il s'entraînait, disait-il, "à détourner la pensée des choses imaginables pour la porter sur celles qui sont purement intelligibles et séparées de toute matière" et ainsi à détourner aussi Descartes.
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Gustav n'avait peut-être pas perdu la mémoire. Il l'avait détournée vers des espaces intérieurs où elle ne va pas habituellement, où l'on ne l'emmène pas, ou rarement, dans les circonstances particulières où elle doit se cacher. Il a sans doute caché sa mémoire multiple et la mémoire de tous les personnages qu'il avait incarnés dans ces espaces secrets. Il promenait ses cachettes aux portes fermées et regardait le monde dans ce déplacement de la mémoire. Penser ce déplacement-là, et c'est encore se déplacer du connu au connu, du trop connu au trop connu, du faire comme au faire comme si, de l'envie à l'envie.
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J'avais pris l'habitude de partager les labyrinthes de Gustav. Noëmie s'y perdait parfois, y retrouvant ses propres cachettes et de petits secrets qu'elle croyait avoir abandonnés et qui surgissaient de façon inattendue et brusque comme dans un train fantôme. Et le temps passait ainsi, sans que ce soit le temps, sans qu'il soit mesuré autrement que par son passage. Rarement, nous nous arrêtions, comme dans l'attente d'un coup de cymbale.
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Est-ce qu'il y avait un fil conducteur ? Est-ce qu'il y a eu une progression, un progrès pendant ces deux années passés à accompagner Gustav dans son éclipse ? Je ne peux pas le dire. Je ne sais pas le dire pourrais-je aussi écrire. Nous étions tous comme empêchés, entravés et toutes les tentatives de sortie, toutes les tentatives d'infléchissement de notre récit ont échoué. Pour autant, notre conversation ressemblait aux conversations occupationnelles que l'on a en vacances, ces conversations de loisir qui forment l'essentiel des conversations. Nous avons continué le voyage breton, jouant avec les ironies médiévales.
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Il y a un an, nous étions sur l'île de Batz. Le bateau peinait à suivre la marée dans ses navettes tristes. J'ai des souvenirs de l'enfance sur l'île de Batz, une promenade un jour pluvieux et le plaisir de prendre le bateau et la crainte de prendre le bateau, la crainte de l'embarquement et la crainte du débarquement. J'ai proposé ce souvenir à Gustav, comme un cadeau, comme un petit présent, qu'il pouvait accepter, qui n'engageait à rien. Il m'a dit qu'il avait sur l'île de Batz ses propres souvenirs et que malgré leur disparition, il devait les garder. J'en ai conçu un peu de regret, pensant comprendre que Gustav ne souhaitait pas mélanger ses souvenirs absents aux miens, anodins. C'est une promenade que l'on ne pourra plus faire à moins d'y inventer de nouveaux souvenirs.