Diégèse




samedi 2 août 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




IV


Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Il avait eu l'incroyable chance de ne faire aucune des dernières et meurtrières campagnes de l'Empire. Il s'était traîné de dépôt en dépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cette vie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devint raisonnée ; son ivrognerie, qui lui valut un nombre incalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religion véritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements, ce fut le beau dédain qu'il contracta pour les pauvres diables qui gagnaient le matin leur pain du soir.
« J'ai de l'argent
au pays, disait-il souvent à ses camarades ; quand j'aurai fait mon temps, je pourrai vivre bourgeois. » Cette croyance et son ignorance crasse l'empêchèrent d'arriver même au grade de caporal.
Depuis son départ, il n'était pas venu passer un seul jour de congé à
Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l'en tenir éloigné. Aussi ignorait-il complètement la façon adroite dont Pierre s'était emparé de la fortune de leur mère.
Adélaïde, dans l'indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas trois fois, pour lui dire simplement qu'elle se portait bien. Le silence qui accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d'argent ne lui donna aucun soupçon ; la ladrerie de Pierre suffit pour lui expliquer la difficulté qu'il éprouvait à arracher, de loin en loin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d'ailleurs, qu'augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait se morfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter. Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petit garçon et de réclamer carrément sa part de fortune pour vivre à sa guise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuse existence de paresse. L'écroulement de ses châteaux en Espagne fut terrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu'il ne reconnut plus l'enclos des Fouque, il resta stupide, Il lui fallut demander la nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scène épouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s'emporta, allant jusqu'à lever la main.
La pauvre femme répétait :
« Ton frère a tout pris ; il aura soin de toi, c'est convenu. » Il sortit enfin et courut chez
Pierre, qu'il avait prévenu de son retour, et qui s'était préparé à le recevoir de façon à en finir avec lui, au premier mot grossier.
« Écoutez, lui dit le marchand
d'huile qui affecta de ne plus le tutoyer, ne m'échauffez pas la bile ou je vous jette à la porte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas le même nom. C'est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère se soit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m'injurier. J'étais bien disposé pour vous ; mais, puisque vous êtes insolent, je ne ferai rien, absolument rien. » Antoine faillit étrangler de colère.
« Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, ou faudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux ? » Pierre haussait les épaules :
« Je n'ai pas d'argent à vous, répondit-il, de plus en plus calme. Ma mère a disposé de sa fortune, comme elle l'a entendu. Ce n'est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J'ai renoncé volontiers à toute espérance d'héritage. Je suis à l'abri de vos sales accusations. » Et comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et ne sachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçu
qu'Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce acheva d'accabler Antoine.
« C'est bien, dit-il d'une voix presque calmée, je sais ce qu'il me reste à faire. » La vérité était qu'il ne savait quel parti prendre. Son impuissance à trouver un moyen immédiat d'avoir sa part et de se venger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère, il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme ne pouvait que le renvoyer chez
Pierre.
« Est-ce que vous croyez, s'écria-t-il insolemment, que vous allez me faire aller comme une navette ? Je saurai bien qui de vous deux a le magot. Tu l'as peut-être déjà croqué, toi ?… » Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demanda si elle n'avait pas quelque canaille d'homme auquel elle donnait ses derniers sous. Il n'épargna même pas son père, cet ivrogne
de Macquart, disait-il, qui devait l'avoir grugée jusqu'à sa mort, et qui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait, d'un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle se défendit avec une terreur d'enfant, répondant aux questions de son fils comme à celles d'un juge, jurant qu'elle se conduisait bien, et répétant toujours avec insistance qu'elle n'avait pas eu un sou, que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.
« Ah ! quel gueux ! murmura-t-il ; c'est pour cela qu'il ne me rachetait pas. » Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce qui l'exaspérait, c'était surtout de se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait et dormait grassement. N'ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit le lendemain avec son pantalon et son képi d'ordonnance. Il eut la chance de trouver, au fond d'une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu à
Macquart.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Antoine Macquart n'était pas le seul soldat des campagnes napoléoniennes qui errait ainsi sans le sou et dans un accoutrement de cloche. Ils étaient nombreux qui, après des années passées en dehors de chez eux, revenaient et ne trouvaient pas ce dont ils avaient le souvenir. Ce n'était pas toujours un drame comme l'était la spoliation dont Antoine était la victime, mais le plus souvent un sentiment indicible que plus rien n'était comme avant. Ceux qui avaient pris femme avant de partir reconnaissaient à peine leur femme à leur retour, celle-ci n'eût-elle en rien changé. D'autres reconnaissaient leur femme mais gardaient en tête quelque gourgandine autrichienne ou romaine qui leur avait tourné la tête. D'autres n'étaient pas aussi certains de n'avoir pas laissé derrière eux un ou deux bâtards qui grandiraient et dont ils ne sauraient jamais rien. On en avait vu beaucoup repartir et ne plus jamais revenir. Sans doute s'étaient-ils établis dans un village ou dans une ville, apprenant peu à peu la langue et les coutumes et devenant tranquillement de vieux bavarois ou des vieillards vénitiens. Les guerres napoléoniennes avaient ainsi ensemencé il"Europe et fait naître de curieux sentiments. Les forêts germaniques peuplées de magiciennes et de sorcières pour les habitants de ce côté du Rhin étaient devenues des forêts aussi belles mais aussi communes que les forêts des Vosges. Les Barbares étaient devenus des paysans ni plus riches ni plus pauvres que les paysans de France. Parfois, même, le soldat impérial, maraîcher de son état, s'était penché sur les cultures qu'il devait traverser au pas de charge, soudain curieux de ce tressage utilisé comme tuteur, de cette plante aromatique qu'il ignorait et qui paraissait pourtant prospérer sous un climat aussi rude. Les ouvriers citadins avaient aussi vu du pays et avaient traversé des villes, vu des usines et des fabriques qui leur avaient rappelé leurs usines et leurs fabriques et, surtout, tout au long des routes de l'Europe, ils avaient croisé la même misère de ceux qui travaillaient dans les usines et dans les fabriques et certains, parmi les plus éveillés et les plus combattifs, en avaient tiré de la rancœur. Fallait-il vraiment que dans tous les pays les pauvres payent le prix de la guerre comme soldats ou comme ouvriers. Certains en avaient conçu l'idée d'une union, à travers les nations, de ceux qui travaillaient de leurs mains et qui, ensemble, pourraient renverser les rentiers. Si leurs pères avaient vu dans l'arrogance de l'aristocratie propriétaire de leurs terres l'ennemi héréditaire à abattre, naissait doucement à travers toute l'Europe bouleversée par les guerres napoléoniennes et le progrès technique de la machine à vapeur, cette idée qui conduirait le siècle et certainement le siècle suivant, qu'il n'était pas inéluctable que les travailleurs soient toujours écartés du fruit de leur travail. La révolution française avait posé le beau principe de l'égalité entre les hommes et l'abolition des privilèges. Cette égalité des droits et des devoirs devrait bien un jour se muer en égalité économique. Même certains curés, qui avaient lu leur bible, appelés au chevet de toute la misère du monde, s'en faisaient parfois l'écho, révoltés des conditions de vie de la classe ouvrière.
Mais, quant à lui, comme son père le contrebandier coureur de jupons, l'avait fait avant lui, Antoine Macquart se tenait le plus éloigné qu'il pouvait du travail et de la condition de travailleur. Nul n'aurait pu dire si, dans sa conscience paresseuse et embrumée par l'alcool qu'il ingérait en quantité, c'était là un choix de vie réfléchi, l'obéissance aveugle aux règles de sa lignée ou une paresse terrible. Sans doute était-ce tout cela à la fois. La seule injustice qui parvenait à l'animer un peu était celle que son frère, avec la complicité passive de sa mère, lui avait faite. Il était trop égoïste et pas assez intelligent pour en former un principe politique. Il n'était même pas certain qu'il savait bien quel régime politique sévissait. Il savait seulement que, quel que soit le pouvoir, son frère l'avait volé du peu qui lui revenait et que cela était intolérable. Il ne savait rien d'autre et cette injustice l'obsédait entièrement.
Quand Antoine trouva la vieille veste de son père, il commença par lui faire les poches. C'était devenu chez lui une habitude qui, d'ailleurs, à l'armée, lui avait valu quelques mésaventures, ses camarades n'appréciant peu d'être détroussés du peu qu'ils avaient. Un jour, un paysan breton l'avait assommé d'un seul coup de poing, si profondément qu'on l'avait presque laissé pour mort. Il n'y avait pas d'argent dans la poche de la veste ni rien qui lui semblât d'intérêt. il n'y avait que quelques graines que son père avait laissé là, ramassées sur les chemins de haute montage qu'il empruntait pour la contrebande. Antoine ne chercha pas à quoi pouvaient lui servir ces graines. Peut-être étaient-elles le souvenir concentré des paysages qu'il affectionnait tant. On sait en effet qu'il suffit parfois de garder avec soi un objet, aussi infime soit-il, pour que, retrouvé par inadvertance, il fasse rejaillir une scène, un paysage, un temps à jamais envolé. Mais ces petites graines ne disaient rien à la brute que Macquart avait engendrée. Après avoir jeté les graines sur le sol, Macquart porta la veste à son nez. On pouvait être pauvre, encore ne fallait-il pas puer. La veste avait l'odeur des coffres à vêtements dans les maisons humides, âcre mais acceptable et il fait le pari que l'odeur, au soleil et au grand air, ne tarderait pas à partir. Enfin, il l'essaya. Elle était trop large aux épaules car Macquart était un sacré gaillard et son fils n'avait pas hérité de sa force. Il décida cependant qu'elle lui irait bien assez.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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