Diégèse | |||||||||
jeudi 14 août 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Adélaïde avait alors près de
soixante-quinze ans. Vieillie dans une
existence monacale, elle n'était plus la maigre et ardente fille qui
courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s'était
roidie et figée, au fond de sa masure de l'impasse Saint-Mittre, ce
trou silencieux et morne où elle vivait absolument seule, et dont elle
ne sortait pas une fois par mois, se nourrissant de pommes de terre et
de légumes secs. On eût dit, à la voir passer, une de ces vieilles
religieuses, aux blancheurs molles, à la démarche automatique, que le
cloître a désintéressées de ce monde. Sa face blême, toujours
correctement encadrée d'une coiffe blanche, était comme une face de
mourante, un masque vague, apaisé, d'une indifférence suprême.
L'habitude d'un long silence l'avait rendue muette ; l'ombre de sa
demeure, la vue continuelle des mêmes objets avaient éteint ses regards
et donné à ses yeux une limpidité d'eau de source. C'était un renoncement absolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l'amoureuse détraquée, une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu'un amollissement des chairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec une brutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjà pour le cercueil, ne s'exhalait plus qu'une senteur fade de feuille sèche. Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s'étaient rongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Ses besoins d'amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire à sa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fille cloîtrée, et sans qu'elle songeât un instant à les contenter. Une vie de honte l'aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée, que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravages lents et secrets, qui modifiaient son organisme. |
Émile Zola 1870
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On croise
ainsi dans les villes et les villages des vieux et des
vieilles que l'on trouve chenus et usés par l'âge, à qui l'on ne prête
ni passion ancienne, ni brûlure amoureuse, ni même aucune histoire qui
mériterait d'être racontée, et que l'on regarde passer, avec parfois,
seulement, un vague sentiment d'admiration d'avoir su résister au temps
et de tenir encore vaillamment ou péniblement debout. Pourtant, si le voyageur pressé s'arrêtait et parvenait à gagner la confiance du vieillard, retrouvant sous les oripeaux fanés l'humanité brûlante qui continue de l'habiter et que ce vieux, cette vieille fussent pris du désir de raconter, ce voyageur patient trouverait là les plus belles histoires qu'il eût entendues. Il verrait défiler sous ses yeux, d'abord, toute une géographie de collines et de sentiers dessinées d'un carrousel d'odeurs et de couleurs, car, chaque être enferme en lui sa carte du Tendre et ne la dévoile jamais qu'à celui qui sait l'aimer. Puis viendrait les cohortes disparates du temps où le temps continu de l'existence se mêle au temps de l'amour, qui est un temps d'attente strié de brusques accélérations, qui est un temps de l'oubli mélangé de souvenirs. Viendraient enfin des murmures et quelques chansonnettes d'antan, quelques mots oubliés ou jamais entendus. Alors, le voyageur, ému, verrait surgir comme dans les contes de fée de ce corps abîmé, courbé, tordu par la vie, une amoureuse, un amoureux d'éternelle jeunesse et d'éternelle souffrance. Puis, viendrait ensuite dans ce récit le moment douloureux de la séparation. Ce serait une guerre, ce serait une mort précoce, une maladie lente et incurable ou fulgurante et inattendue... Parfois, tristement, ce serait une trahison. Ou bien, ce serait quelque passion secrète, jamais avouée pour un être que la vie ou que le temps auraient pour toujours interdit. Le voyageur repartirait de cette halte changé pour le reste de son existence, accordant à chaque être qu'il croiserait ensuite la capacité d'aimer et de rejoindre par le récit de son amour la magie universelle de la vie. |
Daniel Diégèse 2014
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Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blême qui paraissait n'avoir plus une goutte de sang, des crises nerveuses passaient, comme des courants électriques, qui la galvanisaient et lui rendaient pour une heure une vie atroce d'intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les yeux ouverts ; puis des hoquets la prenaient, et elle se débattait ; elle avait la force effrayante de ces folles hystériques, qu'on est obligé d'attacher, pour qu'elles ne se brisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses anciennes ardeurs, ces brusques attaques, secouaient d'une façon navrante son pauvre corps endolori. C'était comme toute sa jeunesse de passion chaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire. Quand elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissait si effarée, que les commères du faubourg disaient : « Elle a bu, la vieille folle ! » Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernier rayon pâle qui rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elle avait demandé l'enfant, lasse de solitude, terrifiée par la pensée de mourir seule, dans une crise. Ce bambin qui tournait autour d'elle la rassurait contre la mort. |
Émile Zola 1870
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On ne mesure
pas bien encore la force que l'amour peut avoir sur
le corps, ni même, celle de l'esprit. Adélaïde n'avait à l'évidence
aucune maladie qui affectât l'un de ses organes et elle avait parcouru
soixante-quinze années sans jamais ployer sous une fluxion de poitrine
ou un emballement cardiaque. Il est possible de croire, au contraire,
que son amour inextinguible et ses crises nerveuses répétées la
maintenaient vivante et qu'elle traverserait ainsi le siècle comptant
le temps par ses catalepsies. Elle menait en outre une vie très saine
et le manque de diversité de son alimentation la préservait des excès.
Contrairement à ce que clabaudaient les femmes du voisinage, Adélaïde
ne buvait pas et n'avait jamais fumé ni prisé. Sa vie depuis la mort de
Macquart n'était qu'abstinence et contrition. Avec Silvère, cependant, elle rencontrait un sentiment nouveau qu'elle ne parvenait pas bien à cerner tant les termes qui pouvaient le nommer demeuraient étrangers à son existence. Il s'agissait certainement, sinon de pureté, qui est un sentiment mêlé de morale, d'innocence, ou du moins d'innocente apparence. |
Daniel Diégèse 2014
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Sans
sortir de son mutisme, sans assouplir ses mouvements automatiques,
elle se prit pour lui d'une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouer pendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérable dont il emplissait la vieille masure. Cette tombe était toute vibrante de bruit, depuis que Silvère la parcourait à califourchon sur un manche à balai, se cognant dans les portes, pleurant et criant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre ; elle s'occupait de lui avec des maladresses adorables ; elle qui avait dans sa jeunesse oublié d'être mère pour être amante, éprouvait les voluptés divines d'une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, à l'habiller, à veiller sans cesse sur sa frêle existence. Ce fut un réveil d'amour, une dernière passion adoucie que le ciel accordait à cette femme toute dévastée par le besoin d'aimer. Touchante agonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres et qui se mourait dans l'affection d'un enfant. Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes des grand-mères bonnes et grasses ; elle adorait l'orphelin secrètement, avec des pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouver des caresses. Parfois, elle le prenait sur ses genoux, elle le regardait longuement de ses yeux pâles. Lorsque le petit, effrayé par ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter, elle paraissait confuse de ce qu'elle venait de faire, elle le remettait vite sur le sol sans l'embrasser. Peut-être lui trouvait-elle une lointaine ressemblance avec le braconnier Macquart. |
Émile Zola 1870
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On ne saura jamais si cette ressemblance qui n'allait cesser de s'affirmer au fil du temps préexistait chez l'enfant avant qu'il eût rejoint sa grand-mère ou si c'était celle-ci qui l'avait induite et suggérée chez le jeune être. C'est un débat que l'on aura longtemps et le camp de ceux qui croient que tous les caractères sont innés affrontera encore pendant des siècles le camp de ceux qui pensent que ces mêmes caractères sont acquis. Bien malin ce qui qui pourrait penser les départager et qui trouveraient les conditions de l'expérience qui servirait de preuve. Il faudrait en effet abolir une donnée essentielle pour parfaire la démonstration : il faudrait abolir le temps. Car le temps fait son ouvrage sans se soucier toujours de ce que font les hommes et grave dans les cœurs ses propres marques. L'être n'est ainsi pas seulement le produit docile de son hérédité, ni celui, passif ou réticent, de son environnement. Ce que le visage hébété de sa grand-mère absorbée par ses souvenirs provoquait chez le petit enfant pouvait tout aussi bien ne pas durer. On a vu ainsi des enfants oublier entièrement des drames atroces qui se s'étaient déroulés devant eux, comme savent le faire les enfants quand ils doivent réprimer, les ravalant, leurs sanglots et leurs peines. Certes, devenu grand et posté aux frontières de l'âge adulte, Silvère se souvenait parfois encore de ces séances inquiétantes où la face blême et presque marmoréenne d'Adélaïde le fixait curieusement. Mais ce qui était frayeur dans son enfance, avec l'âge, était devenu tendresse et le jeune homme se reprochait presqu'alors d'avoir pleuré, pensant qu'un seul sourire eût sauvé sa grand-mère. |
Daniel Diégèse 2014
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14 août | |||||||||
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