Diégèse | |||||||||
samedi 30 août 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
V | La Fortune des Rougon | ||||||||
Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit sa marche héroïque. C'était comme un large courant d'enthousiasme. Le souffle d'épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides d'amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait, entre les bavardages du salon jaune et les diatribes de l'oncle Antoine. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l'histoire. |
Émile Zola 1870
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Les grands moments de la grande histoire des peuples prennent toujours ce tour solennel qui fait frissonner celui qui en est le spectateur ou l'acteur. C'est qu'alors, au-delà des calculs et des analyses des gens de pouvoir, au-delà même de tout ce qui a été écrit sur les sociétés, au-delà de tout commentaire, l'humanité rejoint l'humanité et proclame ce qui la fait humanité. Les temps pourront passer, les victoires et les défaites pourront s'inscrire au fronton de la libération des peuples, il y aura toujours ce grand souffle venu de ce qui fait l'homme. |
Daniel Diégèse 2014
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Au sortir de
Plassans, les insurgés avaient pris la
route d'Orchères. Ils devaient
arriver à cette ville vers dix heures du
matin. La route
remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des
collines aux pieds desquelles coule le torrent. À gauche, la plaine
s'élargit, immense
tapis vert, piqué de loin en loin par les taches
grises des villages. À droite, la chaîne des
Garrigues dresse ses pics
désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur de rouille, comme
roussis par le soleil. Le grand chemin, formant chaussée du côté de la
rivière, passe au milieu de rocs énormes,
entre lesquels se montrent, à
chaque pas, des bouts de la vallée. Rien n'est plus sauvage, plus étrangement grandiose, que cette route taillée dans le flanc même des collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle, les insurgés s'avançaient comme dans une avenue de ville détruite, ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque rocher un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues donnait, à peine blanchie d'une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait, s'élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes, où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bande insurrectionnelle aurait pu croire qu'elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de ronde construit au bord d'une mer phosphorescente et tournant autour d'une Babel inconnue. |
Émile Zola 1870
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Ainsi, le paysage même, quand l'homme écrit son histoire, enlève le masque d'insignifiance qu'il arbore habituellement pour révéler qu'il est bien le décor qui vient parfois dans les rêves. Cette nuit-là, cette colonne de pauvres hères qui n'avait comme espérance que la liberté et que la justice, qui n'avait soif que de cela et qui n'avait faim que de cette égalité inscrite au fronton, cette colonne fraternelle traversait tous les champs de bataille de toutes les batailles de la liberté, les batailles du passé comme celles à venir. La lune était de la partie et dévoilait tour à tour les grandes plaines mésopotamiennes qui virent les Arabes repousser les Perses, les plaines aux contours escarpés de la guerre de Troie, le Latium aux légions bien rangées. Elle montrait le théâtre des batailles gagnées comme celui des batailles perdues, Gergovie comme Alésia, dans un même faisceau de lumière blanche et comme patinée par le temps. Mais l'histoire des hommes se joue du temps et l'on saura le jour venu que la lune éclairait aussi des champs de batailles qui se tiendraient plus tard, quand la mitraille sera devenue assez forte pour détruire des villages entiers. Alors, nul doute que les survivants de la colonne de 1851, s'il y en a encore, se souviendront d'avoir déjà vu ce que les journaux montreront dans les colonnes de la une. Ils se souviendront de ces murs déchiquetés, de ces édifices majestueux mais écroulés, de ces temples déchus par la folie humaine. Dans les ruines glacées, le cri de la mémoire se lancera vaillamment, retraçant toutes les marches forcées qui gravissent la tour de Babel de la libération de l'homme par l'homme, luttant contre toutes les guerres qui cherchent à l'aliéner. |
Daniel Diégèse 2014
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Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d'une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de l'autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l'alarme, allumant des feux. Jusqu'au matin, la colonne en marche, qu'un glas funèbre semblait suivre dans la nuit d'un tintement obstiné, vit ainsi l'insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l'ombre de points sanglants ; des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ; toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s'agitait confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle resta le même. |
Émile Zola 1870
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Les sons aiment à suivre les images et la nature avait décidé d'accompagner la troupe en appelant à sonner les cloches qui, dans ces campagnes, sont la vibration de l'homme tout autant que celle de Dieu. Les cloches des villages, qui ont tant sonné les joies et les peines, les mariages, les fêtes, comme toutes les catastrophes, grêle ou incendie, requérant la force de chacun, dessinent elles aussi le paysage aussi sûrement que le meilleur peintre. Leurs volées puissantes, allègres ou funèbres, s'élancent et suivent les torrents et les pics escarpés, rebondissent, se rejoignent en un tourbillon enivrant. Les cloches de ces villages avaient déjà sonné pour la liberté. Elles connaissaient la musique. Mais, les cloches, quand elles sonnent la fête et les épousailles n'oublient jamais que le glas n'est jamais qu'une question de rythme. |
Daniel Diégèse 2014
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Ces hommes, qui marchaient dans l'aveuglement de la fièvre que les événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s'exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par l'enthousiasme du soulèvement général qu'ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait, ils s'imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer de clartés diffuses, des files d'hommes interminables qui couraient, comme eux, à la défense de la République. Et leur esprit rude, avec cette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine. Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter. |
Émile Zola 1870
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Ils se sentaient invincibles, de ce sentiment particulier que donne l'assurance de combattre pour ce qui, dans l'histoire et face à l'histoire, demeurera juste et honorable. Le temps long montre, aussi cruelle en soit la démonstration, que jamais aucune lutte pour la liberté n'est vaine, dussent-elle être réprimée dans le sang. On a vu au contraire des hommes parader, juché parfois, honteusement, sur le corps de leurs ennemis, qui sortiront perdants face à l'éternité et poursuivis par la honte d'avoir failli face à l'humanité. Leurs sourires de vainqueurs peuvent faire croire que leur visage est éclairé. Ils peuvent penser qu'ils sauront laver le sang qui tache leurs mains. Il n'en sera rien. Il seront pour l'éternité les parias de l'humanité et l'histoire a des enfers qui brûlent tout autant que ceux de la bible. |
Daniel Diégèse 2014
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Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l'accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l'approche de la petite armée, les habitants se levaient en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire ; les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première arme qui leur tombait sous la main. C'était, à chaque village, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés. |
Émile Zola 1870
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Un pays peut ainsi avoir l'illusion, une nuit, quelques jours, quelques semaines, de pouvoir se libérer par lui-même du joug qui l'oppresse ou qui veut l'oppresser. Le peuple se soulève. Il marche, il court, il traverse les campagnes et les villes. Il fait entendre sa voix. Il prend des positions. Il monte des barricades. Ses chefs improvisés se font tuer bravement et ne cèdent pas sous la mitraille.Puis, le temps reprend son cours. Les arrangements des tièdes, ennemis d'hier et devenus amis contre la révolte s'emploient à éteindre l'ardeur libératrice. |
Daniel Diégèse 2014
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30 août | |||||||||
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