Diégèse | |||||||||
samedi 13 décembre 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Quand M. de
Blériot, sur la
place, tendit la main à Rougon, Félicité pleura. « Oh ! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main. Tiens, il la lui prend encore ! » Et jetant un coup d'œil sur les fenêtres où les têtes s'entassaient : « Qu'ils doivent rager ! Regarde donc la femme à M. Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et Mme Massicot, et la famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s'allonge !... Ah ! dame, c'est notre tour, maintenant. » Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la Sous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu'elle ne pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elle devint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, M. de Blériot connaissait déjà l'histoire du marteau, car l'ancien marchand d'amandes rougit comme une jeune fille et parut dire qu'il n'avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer. « Quel intrigant ! murmura Félicité. Il se fourre partout… Ce pauvre chéri doit être si troublé !… Voilà le colonel qui lui parle. Qu'est-ce qu'il peut bien lui dire ? – Eh ! petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente d'avoir si soigneusement fermé les portes. – Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d'une voix sèche. Avez-vous vu les cadavres, monsieur ? » M. de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla s'asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d'un air légèrement dégoûté. À ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme. « Ah ! ma bonne ! » balbutia-t-il. Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui parlant du superbe article de l'Indépendant. Pierre aurait également baisé le marquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui donna la lettre d'Eugène qu'elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit qu'on venait de l'apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l'avoir lue. « Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Ah ! quelle sottise j'allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es une brave femme. » Il la prit dans ses bras, tandis qu'elle échangeait avec le marquis un discret sourire. |
Émile Zola 1870
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Et le salon jaune reprit le
bruissement de ses conversations. Le
marquis, un peu renfrogné, tentait d'imaginer ce qu'il allait bien
pouvoir inventer pour se distraire un peu, désormais, puisqu'il
semblait désormais acquis que la République avait fini ses jours. Il se
sentait ainsi vaguement triste. Le phénomène est connu : celui qui perd
soudainement un ennemi contre lequel il s'est battu pendant plusieurs
années, parfois pendant toute une vie, celui-là connaît parfois un
sentiment terrible d'abandon qui peut le plonger dans les affres du
désespoir. Le marquis n'était pas dans cet état de déréliction, car,
c'était un homme au sang froid, qui avait en outre trempé son caractère
aristocratique dans le bain d'une pauvreté relative. Mais d'autres que
lui, farouches opposants à la République et à ses idéaux, et faits d'un
alliage moins résistant, se trouvèrent démunis de cause et coururent
s'en chercher d'autres. Il faudrait dire et répéter que le monde en
lui-même n'offre aucune cause à défendre si cette cause ne s'ancre pas
profondément en soi-même. C'est dans le secret de leur cellule que les
moines trouvent la force de prier pour le monde et le Christ lui-même
se retira au désert pour forger sa prédication. Cela ne signifie pas
que l'action est impossible et qu'il faut que chacun demeure cloitré
dans la contemplation. Cela signifie seulement que l'action durable et
juste ne peut se fonder que sur la pensée, et sur une pensée murie, sur
une pensée incorporée, et non sur une pensée apportée par quelque
propagande, fût-ce une propagande pour des idées de justice et de paix.
On ainsi vu des dirigeants fraichement convaincus à telle ou telle
doctrine la mettre en œuvre de façon doctrinaire et l'on voit mal
comment il pouvait en être autrement. Dans les temps anciens, on
reconnaissait à la vieillesse une forme de sagesse, qui parfois agaçait
et semblait trop souvent pétrie de vanité. Et puis, les vieillards,
souvent, radotent et vont jusqu'à s'endormir avant d'avoir fini leurs
phrases. Mais ce qu'on allait chercher chez certains vieillards,
c'était
justement le recul qu'au cœur même du monde, ils avaient pris sur le
monde. Les plus jeunes trouvaient ainsi en eux tout à la fois ce qui
leur était proche et ce qui leur était lointain, la proximité de la
vie, comme la proximité de la mort. Mais le marquis de Carnavant n'avait aucune envie de jouer les vieux sages et de proférer des oracles. Il était de ces hommes qui ne veulent pas vieillir et qui s'abattent soudainement, séché sur leurs souliers sans que leur entourage osât penser qu'ils étaient mortels. En cela, Félicité pouvait bien être de son sang. Ils étaient en somme l'exact contraire de Pierre, le fils de paysan qui parvenait à engraisser même dans la pauvreté. Il fallait donc voir ce gros homme toujours un peu en sueur embrasser cette petite vieille aussi sèche que des sarments. On pouvait y voir l'alliance immémoriale de la terre et du feu. Il était vrai que Félicité était une sorcière. C'est habituellement ce que l'on dit des femmes qui réussissent ce qu'elles ont entrepris. |
Daniel Diégèse 2014
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13 décembre | |||||||||
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