Diégèse




jeudi 25 décembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir ces messieurs. Ce fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller, Sicardot, d'un geste, demanda un moment de répit. Il se leva, et gravement :
« Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire à notre hôte combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son courage et son patriotisme. Je reconnais que
Rougon a eu une inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueux nous traînaient sur les grandes routes. Aussi j'applaudis des deux mains aux décisions du gouvernement… Laissez-moi achever ; vous féliciterez ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, fait chevalier de la Légion d'honneur, va en outre être nommé à une recette particulière. » Il y eut un cri de surprise. On s'attendait à une petite place. Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la table aidant, les compliments recommencèrent de plus belle.
Sicardot réclama de nouveau le silence.
« Attendez donc, reprit-il, je n'ai pas fini… Rien qu'un mot… Il est à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâce à la mort
de M. Peirotte. » Tandis que les convives s'exclamaient, Félicité éprouva un élancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort du receveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dîner triomphal, cette mort subite et affreuse lui fit passer un petit souffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ; c'était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire de l'argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mange beaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied de l'âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des commentaires désobligeants sur l'absence du marquis ; les nobles étaient d'un commerce impossible ; Roudier finit même par laisser entendre que le marquis s'était fait excuser, parce que la peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d'huile, les marchands d'amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle, était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis qu'Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d'eau sucrée. La joie d'être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d'une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu'ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse. Dans l'air chaud, leurs voix montaient grasses, plus louangeuses à chaque plat, s'embarrassant au milieu des compliments, allant jusqu'à dire – ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli mot – que le dîner « était un vrai festin de Lucullus ».
Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe.
Félicité, aguerrie, disait qu'ils loueraient sans doute le logement de ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu'ils pussent acheter une petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuait déjà son mobilier futur dans les pièces du receveur.
Elle entrait dans
ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenait assourdissant, elle parut prise d'un souvenir subit ; elle se leva et vint se pencher à l'oreille d'Aristide :
« Et
Silvère ? » lui demanda-t-elle.
Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.
« Il est mort, répondit-il à voix basse. J'étais là quand le
gendarme lui a cassé la tête d'un coup de pistolet. » Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour demander à son fils pourquoi il n'avait pas empêché ce meurtre, en réclamant l'enfant ; mais elle ne dit rien, elle resta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur ses lèvres tremblantes, murmura :
« Vous comprenez, je n'ai rien dit… Tant pis pour lui, aussi ! J'ai bien fait. C'est un bon débarras. » Cette franchise brutale déplut à
Félicité. Aristide, comme son père, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n'aurait pas avoué avec une telle carrure qu'il flânait au faubourg et qu'il avait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l'hôtel de Provence et les rêves qu'il bâtissait sur sa prochaine arrivée à Paris ne l'eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loin suivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un dernier souffle d'effroi qui courut entre les Rougon, au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venant reprendre sa place, Félicité aperçut de l'autre côté de la rue, derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait le corps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elle s'assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos.
Mais les rires montaient, le salon jaune s'emplit d'un cri de ravissement, lorsque
le dessert parut.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Il est assez banal que de ne rien laisser venir troubler les moments de fête. Et c'est si vrai que la société bourgeoise et provinciale est allée jusqu'à inventer les banquets de funérailles afin d'accélérer le deuil. Au sortir du cimetière, les yeux encore rougis et la mine grave, la famille, les voisins et les amis du défunt ou de la défunte se rassemblent dans une salle à manger, au domicile de la famille ou dans une salle louée comme pour un mariage. On va manger et boire. Les commencements sont dignes et les discours s'égrènent : on loue les qualités, on rappelle les hauts faits et on les transforme sans contradicteur en moments de gloire. Le défunt était le meilleur des hommes possibles et la défunte une épouse, une sœur, une fille comme on n'en fait plus. Les yeux rougissent encore et l'on entend parfois quelque gémissement qui vient à peine interrompre la tirade. Mais vient l'heure de manger, et aussi celle de boire. Le début du repas est silencieux et l'on n'entend que le cliquetis des couverts sur la faïence ou sur la porcelaine. Les femmes trempent à peine leurs lèvres blanches dans le vin encore servi avec parcimonie par des laquais tristes. Et puis, la bonne chair et le vin versé et versé encore font le reste. Le repas de funérailles devient un repas, puis il devient un banquet et l'on a même vu parfois quelque pitre de bout de table se lever pour pousser la chansonnette avant de se rasseoir face aux regards courroucés de la famille, reprenant l'espace d'un instant un peu de décence. De même, on a vu des idylles se nouer lors de ces rencontres, et parfois même de jeunes veuves commencer là une seconde vie. À la fin du banquet, comme à une fin de noce, les convives se retirent, laissant une table dévastée, et rejoignent leur foyer, titubant, l'esprit enfiévré. Le mort est enterré. On l'a oublié. Le lendemain, on se souviendra à peine qu'il a été vivant.
Le repas dans le salon jaune des Rougon avait toutes les apparences de ces banquets de funérailles et, à la vérité, c'était un banquet de funérailles, sauf que personne, dans cette assemblée de marchands pétris de veulerie, n'avait songé, ne fut-ce qu'un instant, à porter le deuil. On avait enterré sans plus de cérémonie la République, mais aussi bien davantage que la République. On avait mis en terre, et dans la fosse commune, les idéaux qui étaient nés près de deux siècles plus tôt, qui avaient été patiemment élevés par quelques esprits éclairés, qui avaient connu leur jeunesse et leurs premières crises de jeunesse et qui s'étaient ensuite épanouis dans l'idée même de la République. Les petits bourgeois de Plassans avaient assisté, incrédules et méfiants, à l'éclosion de ces idées séditieuses, qui ne pouvaient qu'être contraires à leurs intérêts et qui, pour être de petits intérêts, n'en étaient pas moins les leurs. Ils avaient haussé les épaules face au mot « liberté », frissonné d'effroi lorsqu'ils rencontraient au fronton des bâtiments publics le mot « égalité » et tourné la tête en ricanant face au mot « fraternité ». Il n'était donc pas question pour eux de porter le deuil, ni même de faire semblant. En cela, l'évocation de Silvère et de sa mort cruelle n'avait pas cours à la table des Rougon. Il ne fallait pas gâcher la fête et il était suffisant d'avoir, certes pour la bonne cause, dû évoquer Peirotte. Personne n'a jamais pleuré la disparition d'un collecteur d'impôts, vivant en outre grassement de sa charge. Mais le cœur alourdi de ces bourgeois aurait pu reprendre quelque fraîcheur juvénile à l'évocation de cet enfant assassiné par un gendarme. Il fallait fermer les portes à double tour, et jusqu'aux portes des âmes, pour que celle de Silvère, accompagnée de la toute jeune âme de Miette, ne puissent pas venir se mêler aux âmes bien assises des convives. Elles seules, par leur présence légère, auraient pourtant pu redonner un peu de dignité à ce moment, et celle des martyrs de Sainte Roure les auraient rejointes ainsi que toutes les âmes de justes injustement tués. Elles auraient fini par créer tout un tintamarre qui n'aurait pu que faire fuir les convives. Le banquet se serait terminé en silence et les femmes auraient même écrasé quelques larmes. Félicité, toute à ses habitudes de froideur et de fermeté, ne laisserait pas entrer ces âmes-là, les renvoyant veiller M. Peirotte de l'autre côté de la rue de la Banne. Mais Félicité était aussi trop fine et sensible pour ne pas les sentir derrière elle, collées à la fenêtre, les regardant bâfrer et raconter des fadaises. Et, au plus profond de son cœur, bien cachée, bien enfermée, bien bâillonnée, une pointe de sentiment pleurait. Si le marquis avait été là, à table, nul doute qu'elle aurait alors échangé avec lui un regard, cherchant un soutien et sa compréhension. Et elle les aurait reçus, car, le vieux noble savait encore quant à lui ce que les mots « courage » et « amour » pouvaient signifier. Il connaissait aussi le mot « jeunesse. »
Mais le marquis, justement, avait préféré ne pas se souiller en participant à ce repas de félons. Au même moment, il était sur la terrasse de l'hôtel particulier des Valqueyras et regardait la plaine qui se couvrait de brumes. Il regardait gravement ce pays de Provence, ne doutant pas que l'honneur y fleurirait un jour nouveau. Le vieil aristocrate avait beau haïr la République, qui le lui rendait bien, il n'en savait pas moins déceler ce qu'elle avait de grand, et parfois même de grandiose, et se sentait plus proche de Silvère qu'il ne l'avait jamais été de Rougon.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
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