Diégèse




dimanche 28 décembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Avant d'atteindre l'allée, Silvère regarda. Il se souvint d'un dimanche lointain où, par un beau clair de lune, il avait traversé le chantier. Quelle douceur attendrie ! comme les rayons pâles coulaient lentement le long des madriers ! Du ciel glacé tombait un silence souverain. Et, dans ce silence, la bohémienne aux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue inconnue. Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huit jours. Il y avait huit jours qu'il était venu dire adieu à Miette. Que cela était loin ! Il lui semblait qu'il n'avait plus mis les pieds dans le chantier depuis des années. Mais quand il entra dans l'allée étroite, son cœur défaillit. Il reconnaissait l'odeur des herbes, les ombres des planches, les trous de la muraille. Une voix éplorée monta de toutes ces choses. L'allée s'allongeait, triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentit souffler un vent froid. Ce coin avait cruellement vieilli. Il vit le mur rongé de mousse, le tapis d'herbe brûlé par la gelée, les tas de planches pourries par les eaux. C'était une désolation. Le crépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les ruines de ses chères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l'allée verte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, il courait dans l'air chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembre tombaient, rudes, sans fin ; ils venaient toujours, ils se cachaient au fond des planches, ils écoutaient, ravis, le grand ruissellement de l'averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa vie, toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait, secouée de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheur dans l'ombre, avec son casque vivant, sa chevelure d'encre. Elle parlait des nids de pies, qui sont si difficiles à dénicher, et elle l'entraînait. Alors, il entendit au loin les murmures adoucis de la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui soufflait dans les peupliers des près Sainte-Claire. Comme ils avaient couru pourtant !
Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager en quinze jours. C'était une brave enfant. Elle n'avait qu'un gros défaut : elle maraudait. Mais il l'aurait corrigée. La pensée de leurs premières caresses le ramena à l'allée étroite. Toujours, ils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourant de la
bohémienne, le claquement des derniers volets, l'heure grave qui tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait, Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et il ne la voyait plus.
Une émotion terrible le prit à la gorge : il ne la verrait plus jamais, jamais
.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Tout amoureux vit le temps de son amour comme une parcelle d'éternité, et cela ne semble pas raisonnable, car, tout amoureux devrait savoir que l'amour ne dure pas, et qu'au mieux, il ne dure que le temps d'une vie humaine. Mais entre le sceptique et l'amoureux, c'est l'amoureux qui a raison. En effet, ce qu'il fixe dans sa mémoire est bien une infime partie de l'éternité et par là-même l'éternité toute entière. Miette et Silvère avaient su transformer ce lieu de désolation hanté par la mort, livré aux herbes folles, en un paradis à eux seuls accessible. C'est que l'amour est plus efficace en cela que toute la magie des plus puissants magiciens et sait changer un cloaque en un nid douillet et protecteur. C'est que l'amour est aussi une drogue hallucinogène et, parmi les plus puissantes, sinon la plus puissante. Chaque vieillard, à l'instant de sa mort peut retrouver en lui le lieu du premier rendez-vous, la légèreté de la première caresse et du premier baiser, ce moment délicieux et grave d'une naissance nouvelle qui est la naissance véritable. Tout, depuis l'enfance, préparait cet instant. Puis tout, après cet instant, lui succèdera. Il en va ainsi que la vie d'un homme tienne concentrée dans un premier baiser, comme elle tiendrait blottie dans une première prière. Il est de coutume de dire et de penser que l'amour ne dure point et l'on feint alors de s'en attrister. Mais rien n'est plus faux. Il serait en effet plus juste de considérer que l'amour dure toujours et que rien ne prouve même qu'il est limité par le temps de la vie humaine. Si l'on considère l'amour de cette façon, on comprend mieux pourquoi les hommes le chérissent et le craignent tout à la fois. C'est qu'ils savent que le moment de grâce qu'ils ont vécu ne se départira jamais de leur pauvre vie, et qu'à l'instant-même de leur dernier instant, ils devront le rejoindre pour le considérer une dernière fois. Car l'homme est mortel et l'amour ne l'est pas. Tous les amours passés sont encore vivants, des plus célèbres aux plus secrets. Il n'y a pas de différence entre les grands amours des mythes, des rois et des reines, des princes et des princesses, entre l'amour paysanne d'un jeune pâtre et d'une bergère. S'il n'y avait qu'un enseignement que l'on dût retenir des évangiles, ce serait celui-là, que de l'amour conjugal d'un charpentier et d'une très jeune femme pût naître le fils de Dieu, messager de l'amour divin.
Les tas de planches de l'aire Saint-Mittre étaient le berceau de la crèche et les antiques défunts qui veillaient, des rois mages éplorés.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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