Diégèse




lundi 29 décembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




« À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis ta place. » Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond de l'allée, il n'apercevait plus qu'une bande de ciel où se mourait le jour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie. La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis si longtemps il promenait son cœur, était d'une douceur ineffable. Il s'attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu'il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur, ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s'égarait de nouveau. Ils attendaient d'avoir l'âge pour se marier. Tante Dide serait restée avec eux. Ah ! s'ils avaient fui loin, bien loin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens du faubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreil le crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il aurait ouvert un atelier de charron, sur le bord d'une grande route. Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d'ouvrier ; il n'enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneaux vernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de son désespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité ne se réaliserait jamais. Que ne s'en allait-il, avec Miette et tante Dide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre de fusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée, l'étoffe pendante, comme l'aile d'un oiseau abattu d'un coup de feu. C'était la République qui dormait avec Miette, dans un pan du drapeau rouge. Ah ! misère, elles étaient mortes toutes les deux ! elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilà ce qui lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deux tendresses. Il n'avait plus rien, il pouvait mourir. Depuis Sainte-Roure, c'était là ce qui lui avait donné cette douceur d'enfant, vague et stupide. On l'aurait battu sans qu'il le sentît. Il n'était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès de ses mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de la poudre.
– Mais le borgne s'impatientait ; il poussa
Mourgue, qui se faisait traîner, il gronda :
« Allez donc, je ne veux pas coucher ici. »
Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâne blanchissait dans l'herbe. Il crut entendre l'allée étroite s'emplir de voix. Les morts l'appelaient, les vieux morts, dont les haleines chaudes, pendant les soirées de juillet, les troublaient si étrangement, lui et son amoureuse.
Il reconnaissait bien leurs murmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient de venir, ils promettaient de lui rendre
Miette dans la terre, dans une retraite encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière, qui avait soufflé au cœur des enfants, par ses odeurs grasses, par sa végétation noire, les âpres désirs, étalant avec complaisance son lit d'herbes folles, sans pouvoir les jeter aux bras l'un de l'autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de Silvère. Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.
« Est-ce là ? » demanda le borgne.
Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout de l'allée. Il aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement
. Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cy gist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s'appuya sur la pierre glacée.
Comme elle était tiède autrefois, lorsqu'ils jasaient, assis dans un coin, pendant les longues soirées ! Elle venait par là, elle avait usé un coin du bloc à poser les pieds, quand elle descendait du mur. Il restait un peu d'elle, de son corps souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu'il pût y venir mourir, après y avoir aimé.
Le borgne arma ses pistolets.
Mourir, mourir, cette pensée ravissait
Silvère. C'était donc là qu'on l'amenait, par cette longue route blanche qui descend de Sainte-Roure à Plassans. S'il avait su, il se serait hâté davantage. Mourir sur cette pierre, mourir au fond de l'allée étroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir encore l'haleine de Miette, jamais il n'aurait espéré une pareille consolation dans sa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourire vague.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Silvère avait déjà tenté d'imaginer qui étaient les morts du cimetière Saint-Mittre et il avait fini par faire connaissance avec quelques-uns d'entre-eux, qui l'accompagnaient partout, même quand il quittait la proximité du mur du Jas Meiffren. Le jeune homme s'était ainsi constitué un garde prétorienne qui le protégeait en permanence contre les mauvais coups de la vie. Un jour, un de ses collègues de travail, un homme mauvais que, l'après-midi, l'alcool qui commençait à lui manquer rendait prompt à la querelle, commença à le réprimander. Silvère n'avait pas répondu, mais l'homme était ensuite passé aux insultes. Le maître charron était absent, occupé en ville par quelque affaire. Les coups allaient bientôt pleuvoir, quand les morts de Silvère intervinrent dans la dispute. Ils s'interposèrent entre les deux hommes et le querelleur se calma bientôt avant de maugréer des excuses, que Silvère agréa. L'incident était clos et ne laissa nulle trace. Il est difficile de décrire comment les morts s'interposent entre les vivants. Dans de très nombreuses situations, la seule évocation des défunts suffit à ramener le calme, sinon la concorde. On appelle alors à la rescousse des morts domestiques, qui demeurent à proximité, comme les anciens entretenaient chez eux les dieux lares, qu'ils avaient empruntés aux Étrusques. La seule idée de pouvoir être observés et jugés par les ancêtres glace les sangs les plus chauds. On fait aussi appel aux figures tutélaires, celles qui inspirent le respect et l'amour. Alors, ce sont les femmes de la famille que l'on convoque, les mères, les grands-mères, les aïeules, toutes ces générations de nourrices consolatrices mais tout à la fois peu avares de taloches. Elles font ainsi leur office et, une fois la famille calmée, retournent sagement au coin du feu, là où elles se tenaient quand elles étaient vivantes et là où se tiennent leurs descendantes. Parfois même, la grand-mère intervient comme si elle était déjà morte. La famille la regarde, surprise, un peu effrayée, comme si elle avait vu un fantôme.
Mais les morts de Silvère n'étaient pas des morts domestiques, de ces lares familiares qu'affectionnaient les Romains qui ne se sentaient en sécurité que parmi les leurs. Et l'on peut d'ailleurs se demander dans quelle branche tordue de sa famille Silvère eût pu trouver des dieux protecteurs. Les lares de Silvère étaient les lares de la politique, menés à la bataille par Charles Fourier. En 1851, cela faisait moins de quinze années que le philosophe était décédé, mais parmi tous les vivants qu'il accompagnait et qu'il continuerait d'accompagner pendant longtemps, il avait accordé un place particulière au jeune Silvère. Le père de la théorie de l'attraction passionnée, qui veut que l'univers soit le reflet des passions humaines, ne pouvait qu'être ému par le destin de ces deux jeunes êtres appelés à vivre pour mourir tôt pour la liberté. Qu'il soit bien clair cependant qu'aucun de ces morts illustres qui voulaient fonder une société harmonieuse, sinon harmonienne, n'agréait la mort précoce de ces deux jeunes gens. Ils la constataient sans l'appeler, ils la réprouvaient sans en être étonnés, comme étant le produit intolérable mais attendu d'une société fondée sur la violence et l'iniquité. Ils ne faisaient d'eux aucunement des martyrs, et leur mort ne servait aucune cause. Ils ne pouvaient non plus l'empêcher. Ils pouvaient seulement faire en sorte qu'elle puisse advenir là où elle devait advenir, sur la pierre tombale sur laquelle s'était reposé leur amour naissant, fragile et pourtant éternel. Que la mort de Silvère pût s'accomplir sur la pierre tombale déjà gravée au nom de sa belle était cette plus petite parcelle d'harmonie que les morts fouriéristes parviennent toujours à donner au monde afin qu'il ne sombre point dans le chaos le plus total. En y regardant bien, en prêtant attention aux histoires d'amour des simples gens, au beau milieu de toutes les guerres, étrangères ou civiles, à ces amours qui survivent pourtant et qui meurent avec eux, on retrouvera sans peine, à travers les âges, l'intervention des sages philosophes amoureux de l'humanité.
Les deux hommes enchaînés qui allaient vers la mort étaient aussi réunis par d'autres liens. la société rurale  ancestrale dans laquelle vivait encore Mourgue n'était pas si éloignée du phalanstère. La propriété y était coutumière, comme la pauvreté heureuse.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s'était laissé traîner stupidement. Mais l'épouvante le saisit.
Il répéta d'une voix éperdue : « Je suis de
Poujols, je suis de Poujols ! » Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme, suppliant, s'imaginant sans doute qu'on le prenait pour un autre.
« Qu'est-ce que ça me fait que tu sois de
Poujols ? » murmura Rengade.
Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, ne comprenant pas pourquoi il allait mourir, tendait ses mains tremblantes, ses pauvres mains de travailleur déformées et durcies, en disant dans son patois qu'il n'avait rien fait, qu'il fallait lui pardonner, le borgne s'impatienta de ne pouvoir lui appliquer la gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.
« Te tairas-tu ! » cria-t-il.
Alors
Mourgue, fou d'épouvante, ne voulant pas mourir, se mit à pousser des hurlements de bête, de cochon qu'on égorge.
« Te tairas-tu, gredin ! » répéta le
gendarme.
Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse.
Son cadavre alla rebondir au pied d'un tas de planches, où il resta plié sur lui-même. La violence de la secousse avait rompu la corde qui l'attachait à son compagnon.
Silvère tomba à genoux devant la pierre tombale.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Mourgue alla vite rejoindre les morts du cimetière, de ces morts déportés qui étaient revenus. Il ne retournerait pas mort à Poujols, qui ne garderait pas grande mémoire de lui. Dans ces villages de Provence, le souvenir se fait sans larmes et sans lamentations. On trouvera peut-être, aujourd'hui encore, à Poujols ou dans ses environs, des descendants du Père Mourgue qui garderont dans un recoin de l'histoire familiale celle d'un insurgé qui était parti sans jamais revenir. C'est qu'alors, encore, et malgré le recensement et la conscription, on était vite inconnu dès lors qu'on s'éloignait de quelques lieues de son village. Mourgue avait pourtant une femme et plusieurs enfants. Ses fils les plus âgés ne l'avaient pas accompagné, arguant qu'il leur fallait protéger leur mère et leurs sœurs. Mourgue, qui pour lui-même ne comprenait pas pourquoi il devait partir se battre, fut vaguement soulagé de ne pas devoir exposer inutilement la force et l'avenir de sa famille. Il ne les y obligea donc point. Au moment de mourir, quand, au milieu de ses cris, il accepta cependant son sort inéluctable, il se souvint de chacun de ses enfants par leur prénom et aussi par le moment de leur naissance. Il se souvint de sa femme et de son sourire quand, jeunette, il la vit pour la première fois, elle qui lui était déjà promise. Ce que Rengade n'entendit pas au moment de tirer sur le paysan, et que Silvère eût entendu s'il n'avait pas été pris par ses propres souvenirs, c'est que Mourgue, juste avant son dernier soupir, murmura comme prière le nom de sa femme qui s'appelait Marie.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
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