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La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870 |
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014 |
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Lorsqu'on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d'aire Saint-Mittre. L'aire Saint-Mittre est un carré long, d'une certaine étendue, qui s'allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d'herbe usée la sépare. D'un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac, la borde d'une rangée de masures ; à gauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus bas dans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l'aire est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls traversent. |
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1er janvier | Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous la protection de Saint-Mittre, un saint provençal fort honoré dans la contrée. Les vieux de Plassans, en 1851, se souvenaient encore d'avoir vu debout les murs de ce cimetière, qui était resté fermé pendant des années. La terre, que l'on gorgeait de cadavres depuis plus d'un siècle, suait la mort, et l'on avait dû ouvrir un nouveau champ de sépultures à l'autre bout de la ville. Abandonné, l'ancien cimetière s'était épuré à chaque printemps, en se couvrant d'une végétation noire et drue. Ce sol gras, dans lequel les fossoyeurs ne pouvaient plus donner un coup de bêche sans arracher quelque lambeau humain, eut une fertilité formidable. De la route, après les pluies de mai et les soleils de juin, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs ; en dedans, c'était une mer d'un vert sombre, profonde, piquée de fleurs larges, d'un éclat singulier. On sentait en dessous, dans l'ombre des tiges pressées, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève. | Nous étions, le soir tombé, ces promeneurs et c'est là que nous avions pris l'habitude, cet été de canicule, de nous retrouver le soir, à la fraîche, disions-nous, pour deviser gravement de l'état de la ville et du pays, du gouvernement lointain dans ses effets et si proche dans dans son oppressante surdité. Tes yeux brillaient et attrapaient des rayons de lune. Ta barbe jeune, douce encore et jamais rasée répondait à la mousse des murs qui semblaient murmurer des serments réprobateurs. Ta voix m'était une source et je m'enivrais de l'éclat de tes dents, à ton sourire sacré. Nous parcourions sans cesse l'Europe dans tes récits de bataille, de places à prendre, de monarques à renverser. Tu étais de toutes les nations et je t'écoutais. Nous ne craignions certainement rien alors, sinon, vaguement, le désir qui pouvait naître de notre exaltation commune, et que je réfrénais. | |
2 janvier | Une
des
curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus, aux
nœuds monstrueux, dont pas une
ménagère de Plassans n'aurait voulu cueillir les fruits énormes. Dans la ville, on parlait de ces fruits avec des grimaces de dégoût ; mais les gamins du faubourg n'avaient pas de ces délicatesses, et ils escaladaient la muraille, par bandes, le soir, au crépuscule, pour aller voler les poires, avant même qu'elles fussent mûres. La vie ardente des herbes et des arbres eut bientôt dévoré toute la mort de l'ancien cimetière Saint-Mittre ; la pourriture humaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu'on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées sauvages. Ce fut l'affaire de quelques étés. |
Nous nous étions promis d'y entrer de nuit, pour rien, pour se faire peur, pour rejouer à l'enfance et aux gamineries excitantes. Quels fantômes aurions-nous trouvés dans ce cimetière d'antan, sinon des fantômes de pauvres gens, malhabiles et discrets, encombrés de soucis sans grande importance ni grande cruauté. Nous aurions croisé peut-être un jeune fusillé de 1848 et certainement aussi un ou deux prêtres réfractaires, même si Plassans n'a jamais été un haut lieu des révolutions, ni même des révoltes. La ville aime les dévotions et se soucie peu du clergé qui les lui propose. Elle a ses cercles et ses loges, ses messes et ses rites laïcs et proclamés. Elle entretient la componction plutôt que la ferveur, quels que soient les temps, les modes et les régimes. Paris est loin, comme le sont Madrid ou même Nice. Dans le cimetière, il était certain que les morts parlaient provençal et dansaient les danses de chez nous. Nous entendions parfois des gémissements, que nous attribuions un peu rapidement au vent se glissant dans les frondaisons bruissantes. | |
3 janvier | |
Ce sont ces mêmes étés qui ont mangé notre enfance, nous modifiant aussi rapidement la voix, le corps et le sentiment. Hier, nous avions l'âge encore de suivre les gamins dans l'antique cimetière et celui de nous jeter aux bras des poiriers maléfiques. Puis nous regardions rieurs les bandes affairées de la hauteur de nos seize ans, la brume s'emmêlant dans le duvet soudain dru de nos mentons. C'en était fait. Nous étions hommes. Les odeurs musquées de l'aire Saint-Mittre pouvaient nous laisser songeurs et nos souffles croisés dans le soir accentuaient le rauque de nos voix. Nous regardions le cimetière qui semblait nous rappeler que notre vie ne serait l'affaire que de quelques étés. La conversation repartait au galop vers le monde, avide, elle aussi, de notre jeunesse et ne laissant rien au silence, pas même notre trouble. | |
4 janvier | Vers
ce temps, la ville songea à tirer parti de ce bien
communal, qui dormait inutile. On abattit les murs longeant la route et
l'impasse, on arracha les herbes et les poiriers. Puis on déménagea le
cimetière. Le sol fut fouillé à plusieurs mètres, et l'on amoncela,
dans un
coin, les ossements que la terre voulut bien rendre. Pendant près d'un
mois,
les gamins, qui pleuraient les poiriers, jouèrent aux boules avec des
crânes ; de mauvais plaisants pendirent, une nuit, des fémurs et
des
tibias à tous les cordons de sonnette de la ville. Ce scandale, dont
Plassans
garde encore le souvenir, ne cessa que le jour où l'on se décida à
aller jeter
le tas d'os au fond d'un trou creusé dans le nouveau cimetière. Mais,
en
province, les travaux se font avec une sage lenteur, et les habitants,
durant une
grande semaine, virent, de loin en loin, un seul tombereau transportant
des
débris humains, comme il aurait transporté des plâtras. Le pis était
que ce
tombereau devait traverser Plassans dans toute sa longueur, et que le
mauvais
pavé des rues lui faisait semer, à chaque cahot, des fragments d'os et
des
poignées de terre grasse. Pas la moindre cérémonie religieuse ; un
charroi
lent et brutal. Jamais ville ne fut plus écœurée. |
Il
en allait de cet écœurement qui prépare les révoltes. Chacun
connaissait parfaitement, sur plusieurs générations, les ouvriers, les
contremaîtres, tous ceux qui, de loin, de près, avaient participé à la
macabre procession, et chacun les connaissait comme étant de Plassans.
De les connaître et de connaître leurs pères et leurs grands-pères les
faisait regarder comme des profanateurs insultant leurs propres morts,
et cela faisait naître une sourde colère. La ville mesurait confusément
les engrenages d'incurie huilés de paresse qui avaient permis et fourni
ce cortège. Les femmes se signaient au passage de ce char de la mort. D'autres se
croyaient maudites ou envoutées. Les esprits se moquaient bien pourtant
des
os qui les avaient abrités. Ils continuaient leur sarabande provençale
sur l'aire Saint Mittre et ne la quitteraient pas avant longtemps. Nous, nous voulions quitter Plassans, rejoindre Paris dans un espoir de barricades, de harangues et de serments. Nous pensions même à Londres, à Rome, à Berlin, dans un grand tour révolutionnaire du siècle passé. Nous n'avions rien lu, encore, mais ces ouvriers mortuaires nous apparaissaient comme le comble de ce que nous considérions déjà comme une aliénation. |
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5 janvier | Pendant plusieurs années, le terrain de l'ancien cimetière Saint-Mittre resta un objet d'épouvante. Ouvert à tout venant sur le bord d'une grande route, il demeura désert, en proie de nouveau aux herbes folles. La ville, qui comptait sans doute le vendre et y voir bâtir des maisons, ne dut pas trouver d'acquéreur ; peut-être le souvenir d'un tas d'os et ce tombereau allant et venant par les rues, seul, avec le lourd entêtement d'un cauchemar, fit-il reculer les gens ; peut-être faut-il plutôt expliquer le fait par les paresses de la province, par cette répugnance qu'elle éprouve à détruire et à reconstruire. La vérité est que la ville garda le terrain et qu'elle finit même par oublier son désir de le vendre. Elle ne l'entoura seulement pas d'une palissade ; entra qui voulut. | Puis, nous reprîmes nos promenades. D'autres jeunes gens venaient se souvenir de leurs chapardages d'enfance. On croisait des ombres parfois. On s'éloignait alors par pudeur et par discrétion et on ne distinguait pas, alors, dans la semi obscurité, le rouge au front des jeunes filles lorsque des gémissements se laissaient parfois entendre. Nos conversations se faisaient plus sérieuses encore et chacun gardait pour soi les rêves et l'agitation nocturnes que la vie secrète de l'aire Saint-Mittre pouvait provoquer sur ces sangs jeunes et abstinents. Parfois, une main cherchait une main. Parfois, à la faveur d'un cercle qui se formait, du passage d'un nuage, de l'absence de la lune, un genou rencontrait un autre genou. Personne ne saurait dire si ces approches s'étaient poursuivies. C'est aussi un fait de la province que de garder longtemps le secret de ses premiers émois. | |
6 janvier | Et, peu à peu, les années aidant, on s'habitua à ce coin vide ; on s'assit sur l'herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. Quand les pieds des promeneurs eurent usé le tapis d'herbe et que la terre battue fut devenue grise et dure, l'ancien cimetière eut quelque ressemblance avec une place publique mal nivelée. Pour mieux effacer tout souvenir répugnant, les habitants furent, à leur insu, conduits lentement à changer l'appellation du terrain ; on se contenta de garder le nom du saint dont on baptisa également le cul-de-sac qui se creuse dans un coin du champ : il y eut l'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre. | Le cimetière était oublié. Mais il ne l'était qu'en apparence car non plus que les saints, les lieux ne ressuscitent. Les cimetières demeurent cimetières dans la mémoire des familles. Il en va de même des champs de bataille qui, longtemps après, paraissent encore étouffer le bruit de la mitraille et le cri des blessés, et l'on n'y va jamais, en sortie de famille, qu'en sorte d'ambulance, avec un air d'urgence et un sentiment de péril. L'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre faisaient peur et demeuraient en conséquence le lieu de toutes les affaires. Parfois, une dame à chapeau, passant à proximité par hasard, rougissait à l'idée qu'elle y avait peut-être conçu l'un de ses enfants. | |
7 janvier | Ces faits datent de loin. Depuis plus de trente ans, l'aire Saint-Mittre a une physionomie particulière. La ville, bien trop insouciante et endormie pour en tirer un bon parti, l'a louée, moyennant une faible somme, à des charrons du faubourg qui en ont fait un chantier de bois. Elle est encore aujourd'hui encombrée de poutres énormes, de dix à quinze mètres de longueur, gisant çà et là, par tas, pareilles à des faisceaux de hautes colonnes renversées sur le sol. Ces tas de poutres, ces sortes de mâts posés parallèlement et qui vont d'un bout du champ à l'autre, sont une continuelle joie pour les gamins. Des pièces de bois ayant glissé, le terrain se trouve, à certains endroits, complètement recouvert par une espèce de parquet, aux feuilles arrondies, sur lequel on n'arrive à marcher qu'avec des miracles d'équilibre. Tout le jour, des bandes d'enfants se livrent à cet exercice. On les voit sautant les gros madriers, suivant à la file les arêtes étroites, se traînant à califourchon, jeux variés qui se terminent généralement par des bousculades et des larmes ; ou bien ils s'assoient une douzaine, serrés les uns contre les autres, sur le bout mince d'une poutre élevée de quelques pieds au-dessus du sol, et ils se balancent pendant des heures. L'aire Saint-Mittre est ainsi devenue le lieu de récréation où tous les fonds de culotte des galopins du faubourg viennent s'user depuis plus d'un quart de siècle. | Les enfants ont ainsi donné une vie diurne à ce lieu qui n'était auparavant fréquenté que la nuit. Les mères qui surveillent de loin leur marmaille en devisant du temps qui a bien passé n'ignorent le plus souvent rien de l'autre usage de l'aire Saint-Mittre et de son impasse dès que le soir est tombé. Les poutres et les madriers forment des sièges confortables. Des arènes ont été ménagées un soir à bras d'hommes pour une réunion d'un des nombreux groupes factieux. Elle est le théâtre de joutes verbales qui sont oubliées dès que prononcées. Avec ces poutres, l'aire vit ainsi son âge industriel mais son usage ne change pas. Allégorie du temps, elle est le matin réservée aux enfants, le soir à la jeunesse qui bouillonne et la nuit aux amants clandestins ou trop désargentés pour louer une couche et qui trouvent là des baldaquins improvisés. On y a même envoyé la maréchaussée mais son tintamarre avait dispersé longtemps avant son arrivée les quelques couples qui, séparément, s'en étaient allés, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, comme dans les toilettes des gares, sans même l'air gêné. La province connait la débauche tout autant que la capitale mais n'en laisse rien paraître. Elle ne se raconte guère et ces choses-là se savent comme on sait que l'été succède au printemps. | |
8 janvier | Ce
qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère
étrange, c'est l'élection de domicile que, par un usage traditionnel, y
font
les bohémiens de passage. Dès qu'une de ces maisons roulantes, qui
contiennent
une tribu entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de
l'aire
Saint-Mittre. Aussi la place n'est-elle jamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d'hommes fauves et de femmes horriblement séchées parmi lesquels on voit se rouler à terre des groupes de beaux enfants. Ce monde vit sans honte, en plein air, devant tous, faisant bouillir leur marmite, mangeant des choses sans nom, étalant leurs nippes trouées, dormant, se battant, s'embrassant, puant la saleté et la misère. |
Toutes ces bandes cohabitent sans encombre. Les enfants, parfois, font semblant de craindre les enfants des bohémiens car ils redoutent leur habileté dans les jeux, habileté gagnée au cours de leurs voyages. Les hommes et les femmes de l'une ou de l'autre bande échangent parfois un regard furtif, souligné par des yeux qui brillent, une allure altière. Mais les yeux se détournent vite. Les mondes demeurent séparés, comme l'étaient dans l'antique cimetière Saint-Mittre les morts et les vivants. Jamais les bohémiens ne se sont mêlés aux jeux nocturnes, aux débats politiques. Seuls les enfants, le plus souvent, parvenaient à trouver autour d'une cabane ou d'un jeu de balle leur appartenance à une humanité commune. | |
9 janvier | Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaient seuls autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant du soleil, est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et les cris aigus des jeunes vauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans un coin les poutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continue aux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la pièce de bois est posée sur deux tréteaux élevés, et deux scieurs de long, l'un en haut monté sur la poutre même, l'autre en bas aveuglé par la sciure qui tombe, impriment à une large et forte lame de scie un continuel mouvement de va-et-vient. Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avec une régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu'ils débitent est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hauts de deux ou trois mètres et méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait. Ces sortes de meules carrées, qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées d'herbes au ras du sol, sont un des charmes de l'aire Saint-Mittre. Elles ménagent des sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à une allée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C'est un désert, une bande de verdure d'où l'on ne voit que des morceaux de ciel. Dans cette allée, dont les murs sont tendus de mousse et dont le sol semble couvert d'un tapis de haute laine, règnent encore la végétation puissante et le silence frissonnant de l'ancien cimetière. | Il n'y a d'allée et il n'y a de chemin sans destination. Quand la scierie s'est depuis plusieurs heures arrêtée, quand les gamins du faubourg ont rejoint leurs foyers et que les bohémiens, lassés par leurs chants, fatigués de leurs danses, s'endorment dans la proximité du feu de camp, des visiteurs, furtifs et mystérieux rejoignent l'allée qui les conduit tout à la fois en enfer comme au paradis. Ils l'ont nommée l'allée du bout ou parfois seulement même "au bout". L'appellation est curieuse quand on aurait attendu plutôt "l'allée du fond" ou "au fond" qui auraient mieux convenu. Mais il s'agissait bien pour celles et pour ceux qui s'y rendaient d'aller "au bout" de quelque chose d'inassouvi, secrètement public, intimement partagé avec d'autres stigmatisés par leurs désirs. Alors, la nuit, les morceaux de ciel se faisaient lucarnes et la mousse de haute laine accueillait le frisson des corps. Un peintre ou un sculpteur qui s'y serait égaré y aurait vu très certainement le tableau vivant d'une représentation de l'enfer comme on le faisait au Moyen-Âge ou encore une allégorie de la luxure sinon de la vie des démons. Il n'y avait nul observateur de ces bacchanales cependant. Et qui aurait essayé se serait promptement fait rosser. Le lieu et sa réputation provoquaient tant de crainte qu'il en était devenu légendaire. L'ancien cimetière pouvait bien faire croire que dans l'allée du bout, vivants et morts se rejoignaient pour des commerces incroyables. | |
10 janvier | On y
sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés
de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands
soleils. Il
n'y a pas, dans la campagne de Plassans, un endroit plus ému, plus
vibrant de
tiédeur, de solitude et d'amour. C'est là où il est exquis d'aimer.
Lorsqu'on
vida le cimetière, on dut entasser les ossements dans ce coin, car il
n'est pas
rare, encore aujourd'hui, en fouillant du pied l'herbe humide, d'y
déterrer des
fragments de crâne. Personne, d'ailleurs, ne songe plus aux morts qui ont dormi sous cette herbe. Dans le jour, les enfants seuls vont derrière les tas de bois lorsqu'ils jouent à cache-cache. |
Mais
il n'est pas nécessaire de penser aux morts pour que
ceux-ci participent aux sarabandes. On a pu trimballer leurs os à
travers la ville dans sa torpeur épuisée, les morts sont restés sur
l'aire Saint-Mittre et partagent avec les vivants, le soleil, le vent
et le bruit du vent entre les madriers les jours de tempête, les herbes
tendues vers le ciel et le ciel lui-même, vaste panneau sans cesse
renouvelé. Et il semble alors au promeneur que les fragments de crânes
ont été apportés en fétiches par les morts eux-mêmes en promenade. Ainsi va la vie sans heurts de l'aire Saint-Mittre et de son impasse, faisant se côtoyer sans encombre véritable morts et vivants, enfants et grandes personnes, petit recoin d'humanité de l'éternelle province. |
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11 janvier | L'allée
verte reste vierge et ignorée. On ne voit que le
chantier encombré de poutres et gris de poussière. Le matin et
l'après-midi,
quand le soleil est tiède, le terrain entier grouille et, au-dessus de
toute
cette turbulence, au-dessus des galopins jouant parmi les pièces de
bois et des
bohémiens attisant le feu sous leur marmite, la silhouette sèche du
scieur de
long monté sur sa poutre se détache en plein ciel, allant et venant
avec un
mouvement régulier de balancier, comme pour régler la vie ardente et
nouvelle
qui a poussé dans cet ancien champ d'éternel repos. Il n'y a que les
vieux,
assis sur les poutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois
parlent
encore entre eux des os qu'ils ont vu jadis charrier dans les rues de
Plassans,
par le tombereau légendaire. Lorsque la nuit tombe, l'aire Saint-Mittre se vide, se creuse, pareille à un grand trou noir. Au fond, on n'aperçoit plus que la lueur mourante du feu des bohémiens. Par moments, des ombres disparaissent silencieusement dans la masse épaisse des ténèbres. L'hiver surtout, le lieu devient sinistre. |
Il n'y a pas d'aire Saint-Mittre dans toutes les villes et même pas dans toutes les villes de Provence et les cimetières sont, par nature, celles des œuvres humaines qui perdurent le plus longtemps. On ne déplace pas très souvent les morts et s'est même construite tout au long du temps une législation qui protège les morts mieux que les vivants. C'est certainement aussi que l'on prête aux morts un esprit de vengeance que les vivants craignent parfois autant que leur propre mort. Mais à mieux y réfléchir, quelle raison y aurait-il à ce que les morts se vengent quand la plupart des motivations des mauvaises actions humaines, sinon toutes, ont disparu. Ils ne possèdent rien, et même pas leurs tombes qui sont demeurées la propriété perpétuelle des vivants. Ils n'aiment pas et n'ont pas de désirs et n'ont ainsi aucune jalousie.Les morts demeurés par habitude sur le lieu ni ne s'ennuient ni ne se distraient , et ne portent sur la vie nocturne de l'aire Saint-Mittre aucune forme de jugement. Ils n'en tirent non plus aucune curiosité. Ce serait donc bien étonnant que des esprits, détachés de leur enveloppe corporelle et désormais de leur squelette même, aient le goût de venir chercher noise à des humains auxquels ils ne peuvent bien trouver qu'un peu de vanité. | |
12 janvier | Un
dimanche soir, vers sept heures, un jeune homme sortit
doucement de l'impasse Saint-Mittre et, rasant les murs, s'engagea
parmi les
poutres du chantier. On était dans les premiers jours de décembre 1851.
Il
faisait un froid sec. La lune, pleine en ce moment, avait ces clartés
aiguës
particulières aux lunes d'hiver. Le chantier, cette nuit-là, ne se
creusait pas
sinistrement comme par les nuits pluvieuses, éclairé de larges nappes
de
lumière blanche ; il s'étendait dans le silence et l'immobilité du
froid
avec une mélancolie douce. Le jeune homme s'arrêta quelques secondes sur le bord du champ, regardant devant lui d'un air de défiance. Il tenait, cachée sous sa veste, la crosse d'un long fusil dont le canon, baissé vers la terre, luisait au clair de lune. Serrant l'arme contre sa poitrine, il scruta attentivement du regard les carrés de ténèbres que les tas de planches jetaient au fond du terrain. Il y avait là comme un damier blanc et noir de lumière et d'ombre, aux cases nettement coupées. Au milieu de l'aire, sur un morceau du sol gris et nu, les tréteaux des scieurs de long se dessinaient, allongés, étroits, bizarres, pareils à une monstrueuse figure géométrique tracée à l'encre sur du papier. Le reste du chantier, le parquet de poutres, n'était qu'un vaste lit où la clarté dormait, à peine striée de minces raies noires par les lignes d'ombres qui coulaient le long des gros madriers. Sous cette lune d'hiver, dans le silence glacé, ce flot de mâts couchés, immobiles, comme raidis de sommeil et de froid, rappelait les morts du vieux cimetière. Le jeune homme ne jeta sur cet espace vide qu'un rapide coup d'œil ; pas un être, pas un souffle, aucun péril d'être vu ni entendu. Les taches sombres du fond l'inquiétaient davantage. Cependant, après un court examen, il se hasarda, il traversa rapidement le chantier. |
Les
morts de l'aire Saint-Mittre le regardaient passer
pourtant, mais il ne les pas vus, ni même senti leur présence inquiète.
Car ils avaient déjà vu, ces morts du cimetière antique, de jeunes gens
furtifs et déterminés, des comploteurs, des bandits, des amoureux
trompés, et même des révolutionnaires. Ils en avaient vu de jeunes
morts
les rejoindre et qui, dès lors, n'avaient eu de cesse que de réclamer
d'autres jeunes morts pour demeurer en bande. Alors, ce jeune homme
encore bien vivant qui
passait au milieu d'eux avec un fusil sans souci de leurs craintes
vénérables les inquiétait.
Ils ne savaient dire quelles étaient ses intentions véritables car,
contrairement à ce que l'on croit souvent, les morts n'en savent pas
plus que les vivants. Ces taches sombres, qui l'inquiétaient et qui semblaient trahir la limpidité de la lumière de la lune n'étaient que les traces plus sombres de quelques esprits plus noirs qui avaient péri par la violence des temps d'alors. Demeuraient encore près du mur, "au bout", quelques-uns des vingt et cinq royalistes assassinés dans leur prison, deux ou trois courageux tombés sur les champs de bataille improvisés du centre-ville. Et il y avait même le cadet, un tout jeune mort des barricades parisiennes de 1848, qui n'avait pas voulu rester loin de son pays et était revenu là, parler provençal avec ses ancêtres. Alors ils le regardaient et quand les morts regardent le souffle du vent cesse soudain, les animaux se figent, les plantes arrêtent un court instant leur lent et patient travail de vie. Alors, le promeneur frissonne, la chouette oublie son cri, les chats et les chiens détournent leur errance. |
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13 janvier | Dés qu'il se sentit à couvert, il ralentit sa marche. Il était alors dans l'allée verte qui longe la muraille, derrière les planches. Là, il n'entendit même plus le bruit de ses pas ; l'herbe gelée craquait à peine sous ses pieds. Un sentiment de bien-être parut s'emparer de lui. Il devait aimer ce lieu, n'y craindre aucun danger, n'y rien venir chercher que de doux et de bon. Il cessa de cacher son fusil. L'allée s'allongeait, pareille à une tranchée d'ombre ; de loin en loin, la lune, glissant entre deux tas de planches, coupait l'herbe d'une raie de lumière. Tout dormait, les ténèbres et les clartés, d'un sommeil profond, doux et triste. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme le suivit dans toute sa longueur. Au bout, à l'endroit où les murailles du Jas-Meiffren font un angle, il s'arrêta, prêtant l'oreille comme pour écouter si quelque bruit ne venait pas de la propriété voisine. Puis, n'entendant rien, il se baissa, écarta une planche et cacha son fusil dans un tas de bois. | Peu à peu, les morts surpris reprirent leur pose immobile et silencieuse et les rares animaux encore éveillés sortirent dans le froid. On entendit un cri d'oiseau assourdi par le bois et par le givre. La lune elle-même, rassurée par la quiétude des lieux put songer à disparaître et sembla accélérer sa course. Les quelques bohémiens, de l'autre côté de l'aire avaient laissé leur feu s'éteindre. Le jeune homme ne paraissait pas avoir froid et le but qu'il poursuivait pouvait bien le protéger des frimas. Il faisait pourtant bien froid en ces premiers jours de décembre 1851 et tout laissait croire que le temps s'était mis au diapason inverse de la politique, se rafraîchissant à mesure que les esprits s'échauffaient. Il était bien imprudent, ce jeune homme qui se promenait ainsi la nuit, au-delà des faubourgs de Plassans, comme un conspirateur, semblant ignorer cependant que les conspirateurs sont plusieurs. Lui était seul, au bout de l'allée, n'ayant que la lune avec qui comploter. | |
14 janvier | Il y
avait là, dans l'angle, une vieille pierre tombale
oubliée lors du déménagement de l'ancien cimetière et qui, posée sur un
champ
et un peu de biais, faisait une sorte de banc élevé. La pluie en avait
émietté
les bords, la mousse la rongeait lentement. On eût cependant pu lire
encore, au
clair de lune, ce fragment d'épitaphe gravé sur la face qui entrait en
terre : Cy-gist… Marie… morte… Le temps avait effacé le reste. Quand il eut caché son fusil, le jeune homme, écoutant de nouveau et n'entendant toujours rien, se décida à monter sur la pierre. Le mur était bas ; il posa les coudes sur le chaperon. Mais au-delà de la rangée de mûriers qui longe la muraille, il ne vit qu'une plaine de lumière ; les terres du Jas-Meiffren, plates et sans arbres, s'étendaient sous la lune comme une immense pièce de linge écru ; à une centaine de mètres, l'habitation et les communs habités par le méger faisaient des taches d'un blanc plus éclatant. Le jeune homme regardait de ce côté avec inquiétude, lorsqu'une horloge de la ville se mit à sonner sept heures, à coups graves et lents. Il compta les coups, puis il descendit de la pierre comme surpris et soulagé. |
La
nuit pouvait commencer. Certes, le soleil avait disparu
depuis longtemps et l'obscurité avait pris l'aire Saint-Mittre et
semblait ne plus devoir la quitter. Mais, la nuit obéit davantage aux
sonneries des hommes qu'au soleil et à la lune. Cette nuit commença à
sept heures. Les bêtes étaient nourries. On avait mangé. La lumière
dans les maisons pauvres était éteinte. Les morts du cimetière ne
bougeaient toujours pas et cette Marie, morte jeune ou pas, était
embarrassée de garder le fusil du jeune homme enfiévré qui attendait là
sur sa couche funéraire. Tout cela ne lui disait rien qui vaille car on
ne sort pas la nuit tombée avec un fusil pour sans raison violente.
Elle se demandait quelles étaient les bataille de ce jeune homme
inquiet, tout à la fois impatient et patient. Le temps s'était allongé près de lui jusqu'à ne plus bouger ou presque. Dans le silence de sa présence nocturne et armée, le temps s'était figé, comme glacé par le froid qui montait vers le ciel. Le temps espérait encore qu'il s'agissait là d'un rendez-vous amoureux et que le fusil marquait seulement la crainte d'un amant jaloux. Le temps se fait parfois complice des criminels et des amoureux. |
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15 janvier | Il
s'assit sur le banc en homme qui consent à une longue
attente. Il ne semblait même pas sentir le froid. Pendant près d'une
demi-heure, il demeura immobile, les yeux fixés sur une masse d'ombre,
songeur.
Il s'était placé dans un coin noir ; mais, peu à peu, la lune qui
montait
le gagna et sa tête se trouva en pleine clarté. C'était un garçon à l'air vigoureux, dont la bouche fine et la peau encore délicate annonçaient la jeunesse. Il devait avoir dix-sept ans. Il était beau, d'une beauté caractéristique. Sa face maigre et allongée semblait creusée par le coup de pouce d'un sculpteur puissant ; le front montueux, les arcades sourcilières proéminentes, le nez en bec d'aigle, le menton fait d'un large méplat, les joues accusant les pommettes et coupées de plans fuyants, donnaient à la tête un relief d'une vigueur singulière. Avec l'âge, cette tête devait prendre un caractère osseux trop prononcé, une maigreur de chevalier errant. Mais, à cette heure de puberté, à peine couverte aux joues et au menton de poils follets, elle était corrigée dans sa rudesse par certaines mollesses charmantes, par certains coins de la physionomie restés vagues et enfantins. Les yeux, d'un noir tendre, encore noyés d'adolescence, mettaient aussi de la douceur dans ce masque énergique. |
Certains
visages portent ainsi tous les âges et l'on peut
distinguer une vieillesse décharnée chez celui-là qui n'a pas vingt
ans, un embonpoint assuré chez tel autre qui paraît maigre. Ce joli
visage, sinon cette frimousse, va devenir ce visage alourdi par des
chairs épaisses, quand celui-là, qui paraît grossier et presque
disgracieux, va prendre avec l'âge une force séduisante. Car un visage
est animé. Et c'est pourquoi tous les morts ont presque le même visage,
sauf quand ils sont soumis au talent du croque-mort qui saura leur
donner presque toute l'apparence de la vie. Les jeunes muscles de son corps tendaient à ses mouvements la toile de ses vêtements épaissis par l'hiver, laissant deviner plus que dévoilant une musculature fine et nerveuse qui, nu, devait le laisser ressembler à l'écorché des salles de classe. Tout était dessiné à l'extrême chez ce jeune homme et, dès lors, son immobilité faisait figure d'affut pour une proie absente mais qui pouvait surgir. Ce corps aurait alors bondi comme le font les chats et nulle crainte que la proie aurait succombé à la jeune force animale de l'ombre immobilisée dans le faisceau de la lune montante. Sa bouche seule, ourlée d'un duvet malhabile, pouvait trahir la tendresse. |
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16 janvier | Toutes
les femmes n'auraient point aimé cet enfant,
car il était loin d'être ce qu'on nomme un joli garçon, mais l'ensemble
de ses
traits avait une vie si ardente et si sympathique, une telle beauté
d'enthousiasme et de force, que les filles de sa province, ces filles
brûlées
du Midi, devaient rêver de lui, lorsqu'il venait à passer devant leur
porte,
par les chaudes soirées de juillet. Il songeait toujours, assis sur la pierre tombale, ne sentant pas les clartés de la lune qui coulaient maintenant le long de sa poitrine et de ses jambes. Il était de taille moyenne, légèrement trapu. Au bout de ses bras trop développés, des mains d'ouvrier, que le travail avait durcies, s'emmanchaient solidement ; ses pieds, chaussés de gros souliers lacés, paraissaient forts, carrés du bout. Par les attaches et les extrémités, par l'attitude alourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait en lui, dans le redressement du cou et dans les lueurs pensantes des yeux, comme une révolte sourde contre l'abrutissement du métier manuel qui commençait à le courber vers la terre. Ce devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur épaisse enveloppe. Aussi, dans sa force, paraissait-il timide et inquiet, ayant honte à son insu de se sentir incomplet et de ne savoir comment se compléter. Brave enfant, dont les ignorances étaient devenues des enthousiasmes, cœur d'homme servi par une raison de petit garçon, capable d'abandons comme une femme et de courage comme un héros. Ce soir-là, il était vêtu d'un pantalon et d'une veste de velours de coton verdâtre à petites côtes. Un chapeau de feutre mou, posé légèrement en arrière, lui jetait au front une raie d'ombre. |
Il y
avait là dans sa mise quelque chose d'un gamin de Paris, quelque chose
d'un Gavroche au Père Hugo. On ne saura jamais mesurer avec exactitude
l'influence que ce jeune mort a pu avoir sur la jeunesse de province.
Pour cette jeunesse accablée par les tâches et tenue dans l'ignorance,
Paris est devenue depuis la révolution la place des grandes gestes
émancipatrices. Gavroche est devenu leur emblème, quand bien-même ils
ne savent pas lire. Le grand brassage des armées napoléoniennes a donné
à leurs pères le sentiment commun de la patrie sans cesse menacée et à
leurs fils le souvenir que Paris pouvait se soulever.
Ce chapeau de feutre mou était le signe d'appartenance à
cette jeunesse malhabile qui, depuis plus de quatre-vingts ans, fait
en France les révoltes et les révolutions, trouvant dans les cris, les
échauffourées et les coups de main l'emploi d'une vigueur que le
bourgeois aurait voulu voir demeurer au travail. Alors qu'il était voué
par sa condition à l'épaississement continu de son corps, son esprit
tout entier voulait s'aiguiser dans la lutte. Il demeurait là, sur la pierre tombale à l'épitaphe abrasée, comme un amant lassé par le chagrin, comme un jeune père veillant son premier né emporté par l'absence de soins, comme un fils venant chercher sur sa tombe l'amour de sa mère défunte, comme un mari éperdu et résigné à la mort de son épouse emportée par les couches, comme tous ceux que l'on voit le dimanche sur les tombes, abasourdis du chagrin de demeurer en vie et frappés au même instant par la force de leur vie. La lune continuait son chemin, allongeant ou raccourcissant les ombres, dans cette absence de compassion pour les hommes qui leur fait penser à l'amour. |
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17 janvier | Lorsque
la demie sonna à l'horloge voisine, il fut tiré en
sursaut de sa rêverie. En se voyant blanc de lumière, il regarda devant
lui
avec inquiétude. D'un mouvement brusque, il rentra dans le noir, mais
il ne put
retrouver le fil de sa rêverie. Il sentit alors que ses pieds et ses
mains se
glaçaient, et l'impatience le reprit. Il monta de nouveau jeter un coup
d'œil
dans le Jas-Meiffren, toujours silencieux et vide. Puis, ne sachant plus comment tuer le temps, il redescendit, prit son fusil dans le tas de planches où il l'avait caché et s'amusa à en faire jouer la batterie. Cette arme était une longue et lourde carabine qui avait sans doute appartenu à quelque contrebandier ; à l'épaisseur de la crosse et à la culasse puissante du canon, on reconnaissait un ancien fusil à pierre qu'un armurier du pays avait transformé en fusil à piston. On voit de ces carabines-là accrochées dans les fermes, au-dessus des cheminées. Le jeune homme caressait son arme avec amour ; il rabattit le chien à plus de vingt reprises, introduisit son petit doigt dans le canon, examina attentivement la crosse. Peu à peu, il s'anima d'un jeune enthousiasme auquel se mêlait quelque enfantillage. Il finit par mettre la carabine en joue, visant dans le vide comme un conscrit qui fait l'exercice. |
Il
dessina ainsi une bataille qui le mettait en scène seul, lui, contre
tous les autres, ses ennemis indistincts,
hors du rayon de lune. Ce n'étaient pas les morts du cimetière
Saint-Mittre qu'ils visait, mais des figures imaginaires, surgies de
l'avenir, et de son propre avenir comme de l'avenir des peuples, et
qu'il s'agissait bien de tenir en respect ou d'abattre dans la joie
grave de la révolte. Et les anciens morts du cimetière, ces morts
d'autres batailles oubliées, regardaient la pantomime avec curiosité et
parfois même du respect. Certains avaient connu des scènes qui
s'approchaient du jeu de ce jeune homme, des fusillades, des coups de
main et même quelques barricades. Les femmes, elles,
s'effrayaient du bruit du chien sur l'amorce de la cheminée du fusil ,
qui ne leur disait rien de bon et elles prévoyaient pleurs et malheurs
renouvelés. Cependant, son exercice improvisé et mimé avait éveillé les sangs du jeune homme. Ses mains et ses joues s'étaient rougis, si bien qu'il apparaissait moins blanc dans le rayon de lune joueur, et même bien vivant, à rendre jaloux les fantômes qui l'avoisinaient. Alors il recommença son jeu un instant, et tenta de retrouver l'impression de puissance qu'il avait ressentie un court instant. Mais l'esprit du jeu avait fui. |
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18 janvier | Huit
heures ne devaient pas tarder à sonner. Il gardait son
arme en joue depuis une grande minute, lorsqu'une voix, légère comme un
souffle, basse et haletante, vint du Jas-Meiffren. « Es-tu là, Silvère ? » demanda la voix. Silvère laissa tomber son fusil et, d'un bond, se trouva sur la pierre tombale. « Oui, oui, répondit-il, en étouffant également sa voix… Attends, je vais t'aider. » Il n'avait pas encore tendu les bras, qu'une tête de jeune fille apparut au-dessus de la muraille. L'enfant, avec une agilité singulière, s'était aidée du tronc d'un mûrier et avait grimpé comme une jeune chatte. A la certitude et à l'aisance de ses mouvements, on voyait que cet étrange chemin devait lui être familier. En un clin d'œil, elle se trouva assise sur le chaperon du mur. Alors Silvère la prit dans ses bras et la posa sur le banc. Mais elle se débattit. |
Elle
se débattait comme les enfants qui veulent prouver qu'ils sont
désormais assez grands pour conduire leur vie et s'asseoir en
conséquence sur une chaise plutôt que sur les genoux de leurs parents.
Mais dans le même temps, elle se débattait déjà comme une jeune femme
qui feint, dans un jeu amoureux, de vouloir échapper aux bras de son
amant. C'est que le peuple produit des filles précoces et que le soleil
du Midi les fait mûrir encore plus rapidement. Cette toute jeune fille
était déjà une femme et entendait que Silvère s'en souvînt. « Tu n'as pas froid ? » Elle détourna la tête comme si elle n'avait pas entendu la question murmurée de son compagnon. Elle soupira longuement et essuya sur son front une perle de sueur que sa course avait fait naître. |
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19 janvier | « Laisse
donc, disait-elle avec un rire de gamine qui
joue, laisse donc… Je sais bien descendre toute seule. » Puis, quand elle fut sur la pierre : « Tu m'attends depuis longtemps ?… J'ai couru, je suis tout essoufflée. » Silvère ne répondit pas. Il ne paraissait guère en train de rire, il regardait l'enfant d'un air chagrin. Il s'assit à côté d'elle, en disant : « Je voulais te voir, Miette. Je t'aurais attendu toute la nuit… Je pars demain matin, au jour. » Miette venait d'apercevoir le fusil couché sur l'herbe. Elle devint grave, elle murmura : « Ah !… c'est décidé… voilà ton fusil… » Il y eut un silence. « Oui, répondit Silvère d'une voix plus mal assurée encore, c'est mon fusil… J'ai préféré le sortir ce soir de la maison ; demain matin, tante Dide aurait pu me le voir prendre, et cela l'aurait inquiétée… Je vais le cacher, je viendrai le chercher au moment de partir. » Et, comme Miette semblait ne pouvoir détacher les yeux de cette arme qu'il avait si sottement laissée sur l'herbe, il se leva et la glissa de nouveau dans le tas de planches. |
Silvère
aurait attendu toute la nuit, non seulement par fidélité envers Miette,
mais
aussi par cette forme de superstition qui veut que l'on ne commence pas
une aventure qui demandera de la bravoure par un acte de faiblesse, par
une impatience, une lâcheté. Car, qu'est-ce qu'attendre en fin de compte
? Ce serait espérer. Mais, est-ce vraiment espérer
? Celui qui attend, au fond de son âme, n'espère rien, n'est sûr de
rien, ne veut rien, sinon faire coïncider un peu de sa vie avec le
récit qu'il s'en est fait. L'attente est ainsi un récit d'anticipation.
Elle va venir, elle va rire doucement. Elle sera tout essoufflée. Je
lui dirai que je partirai demain, au jour. Elle deviendra grave. Je lui
dirai que c'est décidé. Mais les faits viennent ensuite déjouer toujours
l'attente.
Dans le récit que le jeune homme s'était raconté sur la pierre tombale
oubliée, Miette n'apercevait pas le fusil, car le fusil était caché. Il
n'était pas prévu qu'il s'amusât avec l'arme et ce jeu-là relevait d'un
autre récit plus enfantin et presque puéril, qui le voulait soldat de
la Grande Armée, encerclé mais vaillant, au pont d'Arcole ou à
Austerlitz. Sa voix mal assurée trahissait ainsi tout autant
l'improvisation de celui qui doit soudainement faire coïncider deux
récits qui ne s'abouchent pas, que l'émotion de devoir annoncer à
Miette qu'il allait jouer au jeu dangereux de l'émeute. |
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20 janvier | Nous
avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant,
que les insurgés de la Palud
et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient en marche, et qu'ils avaient passé
la nuit
dernière à Alboise. Il a été décidé que nous nous joindrions à eux. Cet après midi, une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ; demain, ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères. » Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile. Puis, s'animant, d'une voix plus vibrante : « La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté, nous triompherons. » |
Silvère
puisait son enthousiasme dans sa jeunesse plus que dans
l'histoire ou même dans les récits de batailles racontés par les
grognards de la Grande Armée. Certes, il savait manier le fusil, mais
c'est parce qu'il n'était pas de la ville, mais il ne pouvait pas même
imaginer ce que c'était que de viser un homme en plein cœur, à
quelques pieds de lui, en pouvant distinguer dans ses yeux le courage
et la peur. Ainsi, les comploteurs de l'aire Saint-Mittre, qui dérangeaient les amants certains soirs, s'étaient suffisamment pris au jeu et s'étaient assez organisés pour pouvoir décider de rejoindre des insurgés en bande, qui venaient de ces villes voisines et donc toujours rivales. Ainsi, des mots prononcés pour la première fois par leurs grands-pères, ces mots forts et rudes de république et de liberté, avaient assez pris racine en eux, jusqu'à leur donner un savoir de révolte sans qu'ils en aient encore vécu aucune. |
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21 janvier | Miette
écoutait Silvère, regardant devant elle fixement sans
voir. Quand il se tut : « C'est bien », dit-elle simplement. Et, au bout d'un silence : « Tu m'avais avertie… cependant j'espérais encore… Enfin, c'est décidé. » Ils ne purent trouver d'autres paroles. Le coin désert du chantier, la ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. Le groupe formé par les deux jeunes gens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet, dans la clarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille de Miette, et celle-ci s'était laissée aller contre son épaule. Ils n'échangèrent pas de baisers, rien qu'une étreinte où l'amour avait l'innocence attendrie d'une tendresse fraternelle. |
C'est
peu de dire que
Silvère l'avait avertie. De l'aventure qui se préparait, elle en était
tout autant la cause que l'inspiratrice. Ce, non de manière active par
on ne sait quel endoctrinement, mais bien par son être tout entier.
Miette était de ces jeunes âmes entièrement prises dès l'enfance par
l'amour de la justice et de la liberté. Cette grâce ne lui avait été
donnée par aucun baptême et aucune cérémonie et il n'est pas certain
qu'une puissance divine se soit mêlée de la chose. On ne saurait
accuser non plus des récits engrangés par quelque aïeul plein de
bravoure. Miette était ainsi. Si bien que Silvère, abasourdi de mots et
nourri des grandes gestes révolutionnaires n'aurait pu faire autrement
que de rejoindre la première insurrection qui se présenterait à lui. Il
n'aurait pu, s'il ne l'avait pas fait, soutenir le regard de la jeune
fille. |
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22 janvier | Miette était couverte d'une grande mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête et ses mains. Les femmes du peuple, les paysannes et les ouvrières portent encore, en Provence, ces larges mantes, que l'on nomme pelisses dans le pays, et dont la mode doit remonter fort loin. En arrivant, Miette avait rejeté le capuchon en arrière. Vivant en plein air, de sang brûlant, elle ne portait jamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement sur la muraille blanchie par la lune. C'était une enfant, mais une enfant qui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise et adorable où la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, chez toute adolescente, une délicatesse de bouton naissant, une hésitation de formes d'un charme exquis ; les lignes pleines et voluptueuses de la puberté s'indiquent dans les innocentes maigreurs de l'enfance ; la femme se dégage avec ses premiers embarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l'aveu de son sexe. Pour certaines filles, cette heure est mauvaise ; celles-là croissent brusquement, enlaidissent, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives. Pour Miette, pour toutes celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air, c'est une heure de grâce pénétrante qu'elles ne retrouvent jamais. | Les
parents de ces jeunes filles à peine écloses veillent avec précaution à
ce que ces jeunes êtres pleins de vie bouillonnante ne tournent pas
mal. Ils sont alors à ce moment critique où le sculpteur réussit ou
manque à tout jamais son œuvre car la veine du bois tendre ou celle du
marbre dur
et cassant peut aller ou non dans le bon sens. Alors, le sculpteur
compose et parfois ruse, lit dans la forme qui naît sous ses doigts
l'histoire même de la plante dont est née la branche, et dans le
marbre, les antiques sédimentations. Ici, un hiver rigoureux et parfois
une encoche faite par accident. Là, un défaut irrémédiable qui fera que
la pierre, rendue trop friable, se fera impropre à toute sculpture. Les
artistes les plus habiles connaissent ces tours de la nature et savent
qu'ils peuvent mettre autant de soin qu'ils le peuvent au choix d'une
branche ou d'une pierre, qu'ils ne parviendront cependant pas à prévoir
entièrement les creux et les plis de la matière. Ils réduisent ou
poussent alors, selon les cas, les ambitions de leurs gestes. Dans les
campagnes, les parents, les grands-parents, les oncles et les tantes se
contentent d'entourer ces jeunes filles de préceptes protecteurs et de
menaces franches. |
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23 janvier | Miette avait treize ans. Bien qu'elle fut forte déjà, on ne lui en eût pas donné davantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d'un rire clair et naïf. D'ailleurs, elle devait être nubile, la femme s'épanouissait rapidement en elle grâce au climat et à la vie rude qu'elle menait. Elle était presque aussi grande que Silvère, grasse et toute frémissante de vie. Comme son ami, elle n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits sur le front, ils se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu'une vague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et de caprices, d'un noir d'encre. Ils étaient si épais qu'elle ne savait qu'en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs brins, de la grosseur d'un poignet d'enfant, le plus fortement qu'elle pouvait, pour qu'ils tinssent moins de place, puis elle les massait derrière sa tête. Elle n'avait guère le temps de songer à sa coiffure, et il arrivait toujours que ce chignon énorme, fait sans glace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce puissante. À la voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisés qui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête, on comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais se soucier des pluies ni des gelées. | Ainsi,
Miette n'avait pas d'âge,
sa coiffe la haussant au rang des plus grandes figures mythologiques.
Miette était
l'Athéna de Plassans, et personne ne se demande jamais quel âge a
Athéna quand elle nait de Jupiter, armée, le casque sur la tête.
Miette, comme la déesse, semblait devoir rester toujours jeune, et
vierge. Et ce soir-là, si elle en avait connu le récit, Miette
aurait
certainement souhaité faire de Silvère son Zagreus, à qui la déesse
insufflé la vie et donné l'immortalité après qu'il fut tué par les
Titans. Descendue du mur du Jas Meiffren, dans le fond de l'allée
sourde de l'ancien cimetière Saint Mittre, Miette était cette déesse
crétoise qui descend toujours d'un nuage, Athéna la conseillère des
guerriers. Et ce soir-là, en cette veille de bataille, dans l'inquiétude de son jeune âge et d'un amour dont elle ne discernait pas bien encore les contours ni le devenir, Miette aurait pu même hésiter entre plusieurs figures mythologiques. Elle aurait sans doute préféré se muer en Aphrodite et des deux Aphrodite elle aurait choisi celle qui n'a point de mère et est fille du ciel. À moins que sa chevelure en épis ne l'eût envoyée figurer Déméter, déesse des moissons. Silvère ne savait pas alors qu'il parlait doucement avec la part féminine la plus attachante du Panthéon des Grecs. La jeunesse ignore toujours qu'elle peut accéder aux dieux. |
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24 janvier | Sous la ligne sombre des cheveux, le front, très bas, avait la forme et la couleur dorée d'un mince croissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, trop fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs si on les eût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d'une étrange et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme celles d'un enfant, ses larges dents blanches, ses torsades de cheveux crépus que les éclats de sa joie agitaient sur sa nuque, ainsi qu'une couronne de pampres. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voir combien il y avait d'innocence dans ses rires gras et souples de femme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encore enfantine du menton et la pureté molle des tempes. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait, sous certains jours, des reflets d'ambre jaune. Un fin duvet noir mettait déjà au-dessus de sa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, en restant paresseuses, d'adorables mains potelées de bourgeoise. | Athéna
ou Bacchante, il s'en fallait seulement d'un peu de soleil et de
quelques fruits de maraude. Il suffisait d'un rire ou d'un mouvement
délié et elle quittait alors le masque de la déesse pour prendre celui
de la femme, celui dans lequel un esprit enfiévré par la crainte
atavique de l'utérus fécond finit toujours par voir une sorcière. C'est
de cette hésitation ancestrale entre la fille et la femme, entre
la vierge et la rouée, entre la mère et la maîtresse que se nourrissent
les récits des hommes. Il suffit ensuite de quelques batailles et d'un
peu de temps qui passe pour que ces récits, répétés et transmis de
générations en générations fassent les mythes des nations. Silvère regardait Miette, ignorant de tout cela, et ne sachant rien dire de plus que ce qu'il avait dit déjà. Lui aussi prenait une figure mythologique, celle maintes fois répétée à travers tous les temps de l'homme qui part vers une guerre incertaine et qui vient l'annoncer à celle, mère ou épouse et parfois promise, qui sera, parfois à jamais, le témoin de son destin naissant. Il ne se dit rien, ou presque, dans ces scènes que les temps affectionnent, où la femme, déjà mère ou pas encore nubile, vit ou revit le chagrin nécessaire de la délivrance. « Il faut y aller maintenant », murmure-t-elle enfin, parfois dans un sanglot, et les embrassades qui s'en suivent signent le soulagement que la scène de la séparation glorieuse, mais jouée et rejouée, soit enfin terminée. |
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25 janvier | Miette
et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dans leurs pensées
inquiètes. Et, à mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte et
l'inconnu du lendemain, ils se serraient d’une étreinte plus étroite.
Ils s’entendaient jusqu'au cœur, ils sentaient l'inutilité et la
cruauté de toute plainte faite à voix haute. La jeune fille ne put
cependant se contenir davantage ; elle étouffait, elle dit en une
phrase leur inquiétude à tous deux. « Tu reviendras, n'est-ce pas ? » balbutia-t-elle en se pendant au cou de Silvère. Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurer comme elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pas d’autre consolation. Ils se séparèrent, ils retombèrent dans leur silence. |
Leur
inquiétude se nourrissait du sentiment diffus mais pour
autant clairement imprégné en eux de connaître leur destin, de n'avoir
aucun doute sur l'issue de leur idylle ni du combat auquel Silvère
allait participer. Ils étaient ainsi comme de jeunes martyrs attendant
l'heure édifiante de leur gloire dans la tristesse voilée de leur
enfance déjà déchue. Ce jeune sang qui coulait dans leurs veines
n'était pas fait pour féconder l'histoire mais pour se mêler l'un à
l'autre dans la promesse d'alliance de ces cœurs aux alliages purs. Silvère ne reviendrait pas et Miette aussi pourrait bien mourir. Tel est le sort de ceux que l'époque a choisi pour nourrir les mythes et la mémoire ensanglantée des siècles. |
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26 janvier | Au
bout d'un instant, Miette frissonna. Elle ne s'appuyait
plus contre l'épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. La
veille,
elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée déserte,
sur cette
pierre tombale où, depuis plusieurs saisons, ils vivaient si
heureusement leurs
tendresses dans la paix des vieux morts. « J'ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sa pelisse. – Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeune homme. Il n'est pas neuf heures, nous pouvons faire un bout de promenade sur la route. » Miette pensait qu'elle n'aurait peut-être pas de longtemps la joie d'un rendez-vous, d'une de ces causeries du soir pour lesquelles elle vivait les journées. |
Ces deux enfants qui s'aimaient et se retrouvaient dans l'allée sombre de l'aire Saint Mittre n'avaient pas grands sujets de négociation ni de décisions communes. Il s'agissait seulement de savoir si l'on se promènerait ou non et jusqu'où l'on irait. La mention du moulin où coulait la Viorne signifiait dans leur langue d'amoureux que ce serait une promenade d'habitude, ni plus longue, ni plus courte. Il fallait en effet qu'elle soit d'habitude pour ne pas défier le sort et pour tenter de faire en sorte qu'elle ne ressemble en rien à une promenade d'adieux. Ainsi font tous ceux qui s'aiment à la veille d'une séparation, même anodine. Rien ne doit déranger la marche des jours passés et, bien au contraire, doit sembler la prolonger. Aller jusqu'au moulin était cependant une promenade que l'on faisait plus volontiers l'été, et ce début froid d'un mois de décembre qui le serait encore davantage semblait peu propice à contempler l'eau froide de la rivière. Miette proposait, pour conjurer la peine et la mort, de ressusciter les jours passés. | |
27 janvier | Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l'ombre d'un tas de planches. Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petits losanges et doublée d'une indienne rouge sang ; puis elle jeta un pan de ce chaud et large manteau sur les épaules de Silvère, l'enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec elle, serré contre elle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement un bras autour de leur taille pour ne faire qu'un. Quand ils furent ainsi confondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans les plis de la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils se mirent à marcher à petits pas, se dirigeant vers la route, traversant sans crainte les espaces nus du chantier, blancs de lune. Miette avait enveloppé Silvère et celui-ci s'était prêté à cette opération d'une façon toute naturelle, comme si la pelisse leur eût, chaque soir, rendu le même service. | Ainsi,
la Provence tout
entière les couvrait et les protégeait par cette pelisse ancestrale.
Plus que la Provence, le Midi les recouvrait. À travers l'espace, à
travers le temps, leur amour uni par cette pelisse qui les liait en une
masse indistincte, rejoignait l'amour de tous ceux qui, avant eux,
avaient cheminé par le froid sur des routes la nuit. Joseph et Marie
devaient avoir eux aussi une pelisse protectrice dans laquelle la jeune
vierge a pu coucher l'enfant-roi dans la mangeoire de la crèche. Et
c'est cette même pelisse que les femmes consacrées ont ensuite adoptée
pour se protéger des regards des hommes et de la tentation des hommes.
Rugueuse en son extérieur, douce et soyeuse en son intérieur, la
pelisse s'est faite métaphore de ces peuples du Sud, comme métaphore
aussi de la fécondité, du foyer, de l'amour, de ces amours de jeunesse
qui n'ont d'autre permis que celui de la vie. |
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28 janvier | La
route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti
le faubourg, était bordée, en 1851, d'ormes séculaires, vieux géants,
ruines
grandioses et pleines encore de puissance, que la municipalité
proprette de la
ville a remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes.
Lorsque
Silvère et Miette se trouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait
le long
du trottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux ou
trois
reprises, des masses noires qui se mouvaient silencieusement au ras des
maisons. C'étaient, comme eux, des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant au fond de l'ombre leur tendresse discrète. |
Avec l'habitude, les amoureux, seuls, comme une confrérie ou une société secrète, se reconnaissaient et allaient même parfois jusqu'à se saluer. Ils n'auraient pourtant su dire qui se trouvait sous la pelisse, mais au fil des soirées, de promenades en promenades, de nuits de lune en nuits de lune, chaque couple avait acquis une forme d'identité subtile indiquée par une démarche, une taille, la qualité particulière d'une étoffe. Parfois, un couple disparaissait à jamais. C'est qu'il y avait eu un mariage et que la condition d'époux installés ne permettait plus ces escapades nocturnes. Parfois, le couple avait été séparé par la vie et l'on avait même connu des faits divers que seuls les promeneurs nocturnes avaient pu décrypter. | |
29 janvier | Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour et qui ne sont pas fâchés de s'embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l'aise sans trop s'exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s'ils louaient une chambre, s'ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d'autre part, ils n'ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de se rendre méconnaissables en s'enfouissant dans une de ces grandes mantes qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît pas s'en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s'arrêtent jamais dans les coins ni ne s'assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s'embrasser en marchant. Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis. | «
Tourner mal
». Voilà ce que craignent et doivent craindre les filles de province et
voilà la menace que leur font, pères, mères, grands parents et
nourrices, depuis leur plus jeune âge. La fille qui
« tourne mal
» est celle, bien sûr, qui aura fauté avant son mariage et, pire, qui
en portera le fruit avec l'ostentation lente des femmes engrossées.
Cependant, les signes avant-coureurs de cette disgrâce sont divers et
souvent inattendus et consistent principalement en un défaut
d'obéissance dans les plus petites choses de la vie. Ce lien qui est
fait entre la soumission et la pudeur n'a jamais vraiment été explicité
et semble procéder de la condition subalterne faite aux femmes dans ces
sociétés fermées.
« Tourner mal », certes, s'emploie aussi pour les
garçons. Cela prend évidemment un tout autre sens,
les garçons ne portant pas en eux le fruit de leurs amours. Mais
surtout, leurs aventures précoces sont toujours considérées par leur
père, leurs frères, leurs oncles et leurs cousins, comme une preuve
ultime de la puissance virile de la lignée. Ainsi, les garçons tournent
mal, non pas avec leurs amoureuses, mais quand ils sont paresseux et
qu'ils ne se préparent pas avec suffisamment d'ardeur à jouer
pleinement le rôle qui leur a été transmis et qui consiste en
permanence à réaffirmer la prééminence de l'homme sur la femme. |
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30 janvier | Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d'amour. L'imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C'est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs et à la portée des misérables. L'amoureuse n'a qu'à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ; il se mange en plein air, au milieu des indifférents, le long des routes. Et ce qu'il y a d'exquis, ce qui donne une volupté pénétrante aux baisers échangés, ce doit être la certitude de pouvoir s'embrasser impunément devant le monde, de rester des soirées en public aux bras l'un de l'autre, sans courir le danger d'être reconnus et montrés au doigt. Un couple n'est plus qu'une masse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneur attardé qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c'est l'amour qui passe, rien de plus ; l'amour sans nom, l'amour qu'on devine et qu'on ignore. Les amants se savent bien cachés ; ils causent à voix basse, ils sont chez eux ; le plus souvent ils ne disent rien, ils marchent pendant des heures, au hasard, heureux de se sentir serrés ensemble dans le même bout d'indienne. Cela est très voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grand coupable ; lui seul a dû d'abord inviter les amants à prendre les coins des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d'été, on ne peut faire le tour de Plassans sans découvrir, dans l'ombre de chaque pan de mur, un couple encapuchonné ; certains endroits, l'aire de Saint-Mittre par exemple, sont peuplés de ces dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu des tiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d'un bal mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens. Quand il fait trop chaud et que les jeunes filles n'ont plus leur pelisse, elles se contentent de retrousser leur première jupe. L'hiver, les plus amoureux se moquent des gelées. | Nul
père, nulle mère ne songerait à s'inquiéter de l'escapade de ces filles
qui se débrouillent pour disparaître comme par enchantement et
pour retrouver aussi le logis familial avant que l'absence ne soit
découverte. À moins, et c'est fort possible, que les mères, qui
elles-mêmes ont emmitouflé dans leur pelisse, aux temps passés, un
jeune gredin devenu leur mari, ne laissent faire leurs filles devenues
grandes, se disant que jeunesse passe et doit passer. On trouve
d'ailleurs, à bien y regarder, parmi les couples enlacés, des épouses
et des époux qui, laissant la maisonnée à la garde des enfants les plus
âgés, viennent goûter là, les nuits de pleine lune, les saveurs d'un
temps passé qu'ils savent pourtant révolu. Parfois, une ombre plus fine
se glisse.
Ils ne sont pas deux. Elle est seule. C'est une femme qui vient marcher
avec son deuil, celui d'un amant mort ou qui l'a quittée. Et les autres
ombres
s'écartent alors à son passage par crainte du mauvais œil qui détruit
les amours. L'ombre esseulée erre quelques soirs et disparaît à jamais.
L'amoureux est revenu. Un autre a pris sa place. Personne ne pourrait
le dire. Les ombres ne parlent pas. Miette et Silvère faisaient partie de ces amoureux que le froid ne parvenait pas à saisir, parmi les plus jeunes et déjà les plus endurcis. L'amour les liait mais les liait aussi le sentiment enraciné en eux de s'appartenir, et d'avoir destin commun. C'est ce que leur avaient dit les très anciens morts du vieux cimetière Saint Mittre qui avaient vu défiler devant eux de très nombreux amoureux. Parmi tous ces morts, témoins de leurs rencontres depuis quelques mois, il y avait quelques victimes d'un amour qui avait tourné vinaigre et certainement aussi, au grand dam de l'Église, quelque suicidé retrouvé pendu, et dont la mort avait été déguisée en accident, voire en mort naturelle, afin que l'âme du malheureux puisse trouver refuge en terre chrétienne. Il y avait aussi une ou deux jeunes défuntes de jadis, mortes de leur amour déçu, et que l'on avait couchées dans le froid de la terre seulement vécue de leur pelisse devenue ainsi leur linceul après avoir été un sanctuaire. |
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31 janvier | Tandis
qu'ils descendaient la route de Nice, Silvère et
Miette ne songeaient guère à se plaindre de la froide nuit de décembre. Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échanger une parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tiède de leur étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu'ils goûtaient à se serrer l'un contre l'autre avait l'émotion douloureuse d'un adieu, et il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence qui berçait lentement leur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares, ils arrivèrent à l'extrémité du faubourg. Là, s'ouvre le portail du Jas-Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille qui laisse voir, entre ses barreaux, une longue allée de mûriers. En passant, Silvère et Miette jetèrent instinctivement un regard dans la propriété. |
Ils
auraient pu pousser le portail, entrer, suivre l'allée et
marcher doucement jusqu'à la demeure. C'est à cela que tous deux, dans
un bel ensemble, ont pensé tout en continuant de marcher. Il
s'imaginaient, dans le triomphe d'une nouvelle jeunesse, débarrassés de
la nuit et de la pelisse du secret, entourés d'enfants jouant dans le
soleil, s'amusant de ses rayons à travers la parure des mûriers. Ils
étaient les habitants et les propriétaires du Jas-Meiffren à cet
instant et ne craignaient plus rien que la vieillesse qui viendrait et
les arracherait l'un à l'autre. Mais le charme ne dura qu'un court instant et le froid de décembre les reprit soudainement. Dans un frisson à peine réprimé, ils continuèrent leur marche, bronchant à peine comme des chevaux qui croisent une ombre imprévue, et s'étonnant en secret de leur curieux émoi. |
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1er février | À partir du Jas-Meiffren, la grande route descend, par une pente douce, jusqu'au fond d'une vallée qui sert de lit à une petite rivière, la Viorne, ruisseau l'été et torrent l'hiver. Les deux rangées d'ormes continuaient, à cette époque, et faisaient de la route une magnifique avenue coupant la côte, plantée de blé et de vignes maigres, d'un large ruban d'arbres gigantesques. Par cette nuit de décembre, sous la lune claire et froide, les champs fraîchement labourés s'étendaient aux deux abords du chemin, pareils à de vastes couches d'ouate grisâtre, qui auraient amorti tous les bruits de l'air. Au loin, la voix sourde de la Viorne mettait seule un frisson dans l'immense paix de la campagne. | La Viorne est une petite rivière que l'on dirait dessinée par les habitants de Plassans. Elle naît à l'est de la Ville sur un plateau de vignes et de buissons puis se jette dans l'Arc qu'elle abreuve. Elle est en tout domestiquée et tranquille, accompagnant les promenades et laissant les femmes laver leur linge sans tumultes. Certains étés, elle disparait presque pour renaître aux orages. On a essayé un temps de lui prêter des vertus miraculeuses et même d'organiser des processions sur ses berges. Cela n'a duré que quelques saisons. Les miracles n'ont pas été au rendez-vous et les dévots et les dévotes sont retournés à leurs prosternations habituelles au creux des églises de la ville. | |
2 février | Quand
les jeunes gens eurent commencé à descendre l'avenue, la pensée de
Miette
retourna au Jas-Meiffren, qu'ils venaient de laisser derrière eux.
« J'ai
eu grand-peine à m'échapper ce soir, dit-elle… Mon oncle ne se décidait
pas à me congédier. Il s'était enfermé dans un
cellier, et je crois qu'il y enterrait son argent, car il a paru très
effrayé,
ce matin, des événements qui se préparent. » Silvère eut une étreinte plus douce. « Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps où nous nous verrons librement toute la journée... Il ne faut pas se chagriner. – Oh ! reprit la jeune fille en secouant la tête, tu as de l'espérance, toi… Il y a des jours où je suis bien triste. Ce ne sont pas les gros travaux qui me désolent ; au contraire ; je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et des besognes qu'il m'impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ; j'aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y a des moments où je me crois maudite… Alors je voudrais être morte… Je pense à celui que tu sais… » En prononçant ces dernières paroles, la voix de l'enfant se brisa dans un sanglot. Silvère l'interrompit d'un ton presque rude. « Tais-toi, dit-il. Tu m'avais promis de moins songer à cela. Ce n'est pas ton crime. » Puis il ajouta d'un accent plus doux : « Nous nous aimons bien, n'est-ce pas ? Quand nous serons mariés, tu n'auras plus de mauvaises heures. » |
Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation tout à la fois douloureuse et joyeuse. Il y avait là toute la douleur du passé, d'enfants qui avaient vu leur entourage détruit, brisé, arraché à leur tendresse. Il y avait là toute la joie de la promesse de la vie, de cette promesse qui se veut vaincre la mort par l'amour. Chaque fois, c'était comme s'ils échangeaient ces propos pour la première fois. Ils ne feignaient pas pourtant. Mais il y avait en eux cette affection particulière des amoureux qui fait qu'ils ne se souviennent plus, au moment de le dire, qu'ils se sont déjà dit cela, quelques jours auparavant, sans doute parce que la redite fait partie des rites amoureux et qu'en cela, elle ne répète ni ne lasse. Le sanglot lui-même, réprimé ou non, tout petit sanglot ou larmes abondantes, participe à la liturgie amoureuse. Certains couples ont ainsi besoin de pleurer pour aimer et ne sauraient se témoigner aucune tendresse sans avoir consommé d'abord une bonne dispute. Tel n'était pas le cas de Miette et de Silvère qui, bien au contraire, ne se lassaient jamais de leurs rires et de leurs jeux encore enfantins, et il fallait bien cette circonstance terrible pour que les larmes viennent s'imposer à leur babil. Il est faux de croire que les pleurs calment les enfants, comme il est faux de penser qu'ils pleurent pour que leurs parents les caressent. Les pleurs des enfants ne demandent qu'un peu d'amour comme remède ultime et leurs pleurs résonnent dans l'univers comme les cornes de tempête. | |
3 février | « Je
sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que
veux-tu ? j'ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. Il
me
semble qu'on m'a fait tort, et alors j'ai des envies d'être méchante.
Je
t'ouvre mon cœur, à toi.
Chaque fois qu'on me jette le nom de mon père au visage, j'éprouve une
brûlure par
tout le corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh !
la
Chantegreil ! Cela me met hors de moi ; je voudrais les tenir
pour
les battre. » Et, après un silence farouche, elle reprit : « Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusil… Tu es bien heureux. » Silvère l'avait laissée parler. Au bout de quelques pas, il dit d'une voix triste : « Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il ne faut pas se révolter contre la justice. Moi je vais me battre pour notre droit à tous ; je n'ai aucune vengeance à satisfaire. » |
Silvère s'évertuait ainsi depuis des mois à faire l'éducation de la gamine. Il n'était pas très savant lui-même mais avait en lui le sens du droit et de la justice que les tenants des Lumières ne lui auraient pas contesté. Certains parleurs des cercles parisiens auraient même eu à envier à ce petit jeune homme de province, assoiffé de justice et nourri jusqu'au cœur des gestes révolutionnaires. Ses convictions s'étaient ainsi forgées de quelques livres et pamphlets, mais surtout de causeries et de conversations, de celles qui se sont multipliées après le rétablissement de la liberté de réunion en 1848. Mais c'est la Constitution du 4 novembre 1848 qui l'a le plus marqué, celle dont le préambule affirme que la république s'est donnée pour but de « faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l'action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être. » | |
4 février | « N'importe,
continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des
coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » Et,
comme
Silvère gardait le silence, elle vit qu'elle l'avait mécontenté. Toute
sa
fièvre tomba. Elle balbutia d'une voix suppliante : « Tu
ne m'en veux pas ? C'est ton départ qui me chagrine et qui me
jette à ces
idées-là. Je sais bien que tu as raison, que je dois être
humble… » Elle se mit à pleurer. Silvère, ému, prit ses mains qu'il baisa. |
C'était
l'enfant privée d'amour
qui, en elle, pleurait quand la jeune femme qui naissait encore à la
vie gardait entières sa rage et son envie de participer pleinement aux
batailles qui s'annonçaient pour la liberté. Trois années avaient suffi
pour que les récits de bravoure des femmes sur les barricades de Paris
parviennent jusqu'à Plassans. Déjà, Miette avait entendu, le soir chez
son oncle, les moqueries des hommes et leur crainte atavique, et
parfois même quelques propos salaces. Elle avait appris à serrer les
poings. |
|
5 février | « Voyons,
dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il
faut
être raisonnable. Je ne te gronde pas… Je voudrais simplement te voir
plus
heureuse, et cela dépend beaucoup de toi. » Le drame dont Miette
venait
d'évoquer si douloureusement le souvenir, laissa les amoureux tout
attristés
pendant quelques minutes. Ils continuèrent à marcher, la tête basse,
troublés
par leurs pensées. Au bout d'un instant : « Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demanda Silvère, revenant malgré lui à la conversation. Si ma grand mère ne m'avait pas recueilli et élevé, que serais-je devenu ? À part l'oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi et qui m'a appris à aimer la République, tous mes autres parents ont l'air de craindre que je ne les salisse quand je passe à côté d'eux. » Il s'animait en parlant ; il s'était arrêté, retenant Miette au milieu de la route. |
La
conversation et les pensées cheminent avec ceux qui marchent, elle
marque les pas comme elle marque la pause
et les promeneurs amoureux s'arrêtent parfois pour se faire face, comme
pour arrêter celles des pensées qui pourraient les éloigner l'un de
l'autre. Ces deux enfants amoureux au milieu de la route, recouverts
d'une mantille, sans le savoir, sans même le soupçonner, donnaient là,
à celui ou à celle qui aurait pu les observer, une image immémoriale de
deux jeunes vies qui s'enlacent par la parole. Car leur conversation,
qui tentait vainement d'apaiser leur angoisse, dessinait aussi les
voies humaines qui les avaient jetés l'un contre l'autre et leur
volonté de se battre était celle d'en découdre avec leur destin. En
cela ils étaient bien ces enfants de 1848, les enfants de ce peuple qui
saigné par l'Empire après avoir été écorché par la terreur
révolutionnaire s'était ébroué intensément pour tâcher d'alléger le
poids des siècles et celui de leur misère. |
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6 février | « Dieu
m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et que je ne déteste
personne.
Mais, si nous triomphons, il faudra que je leur dise leur fait, à ces
beaux
messieurs. C'est l'oncle Antoine qui en sait long là-dessus. Tu verras
à notre
retour. Nous vivrons tous libres et heureux. » Miette l'entraîna doucement. Ils se remirent à marcher. « Tu l'aimes bien, ta République, dit l'enfant en essayant de plaisanter. M'aimes-tu autant qu'elle ? » Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de son rire. Peut-être se disait-elle que Silvère la quittait bien facilement pour courir les campagnes. Le jeune homme répondit d'un ton grave : « Toi, tu es ma femme. Je t'ai donné tout mon cœur. » |
Sa
réponse était
cependant ambiguë, car cette République que le garçon aimait tant,
était aussi cette femme puissante, cette Marianne aux pieds d'airain,
dont le nom avait commencé à circuler dans les cercles révolutionnaires
au début de l'été 1848. Silvère, alors plus jeune encore qu'en ce mois
de décembre, avait conçu sans détour une fascination pour cette
République altière et protectrice qui, subrepticement, prenait la place
dans son âme encore fertile d'une mère cruellement absente. Il était
donc sincère dans sa réponse à celle qui l'accompagnait sur la route de
Nice. L'amour de la République, amour essentiellement filial, ne
pouvait entrer en concurrence avec leur amour de jeunesse. Et Silvère
sentait les bras charnus de la déesse laïque les entourer et les serrer
plus fortement encore que ne le faisait la mantille de Miette. |
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7 février | J'aime
la République, vois-tu, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés,
il nous
faudra beaucoup de bonheur, et c'est pour une part de ce bonheur que je
m'éloignerai demain matin… Tu ne me conseilles pas de rester chez
moi ? – Oh ! non, s'écria vivement la jeune fille. Un homme doit être fort. C'est beau, le courage !… Il faut me pardonner d'être jalouse. Je voudrais bien être aussi forte que toi. Tu m'aimerais encore davantage, n'est-ce pas ? » Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec une vivacité et une naïveté charmantes : « Ah ! comme je t'embrasserai volontiers, quand tu reviendras. » Ce cri d'un cœur aimant et courageux toucha profondément Silvère. Il prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baisers sur les joues. L'enfant se défendit un peu en riant. Et elle avait des larmes d'émotion plein les yeux. |
C'est
ainsi que les pauvres en amour s'inventent des familles. On aime la
République quand on n'a plus personne à aimer. Auparavant, on avait,
des siècles durant, proposé la famille régnante à l'amour public et
cela avait fait le bonheur de la monarchie. Ainsi, les stériles
prenaient pour enfants dauphins et dauphines et les esseulés trouvaient
en la famille royale un succédané. La révolution, en réservant le sort
qu'elle a réservé à la famille royale, a atteint au cœur le principe
même de doter le peuple d'une famille de substitution, mère de toutes
les familles et devant, comme telle, être respectée sinon vénérée.
Robespierre resta célibataire. Mais l'Empire s'est empressé, avec
l'hésitation brusque de Napoléon, à rétablir derechef le culte
familial, introduisant la variante cruelle de la répudiation. Il y a
fort à parier que les puissants et les gouvernements imposeront encore
pendant des siècles le spectacle niais de leurs conjoints et de leur
progéniture. |
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8 février | Autour
des amoureux, la campagne continuait à dormir dans l'immense paix du
froid. Ils
étaient arrivés au milieu de la côte. Là, à gauche, se trouvait un
monticule
assez élevé, au sommet duquel la lune blanchissait les ruines d'un
moulin à
vent ; la tour seule restait, tout écroulée d'un côté. C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le faubourg, ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d'œil aux champs qu'ils traversaient. Quand il eut baisé Miette sur les joues, Silvère leva la tête. Il aperçut le moulin. « Comme nous avons marché ! s'écria-t-il. Voici le moulin. Il doit être près de neuf heures et demie, il faut rentrer. » Miette fit la moue. |
Les moulins à vent font toujours signe aux promeneurs. Et les moulins en ruine leur disent que le temps passe autrement que ce qu'en disent les horloges. Le temps des moulins est celui de l'imaginaire. Leurs ailes en mouvement brassent le passé comme elles brassent l'avenir. Et les moulins sans ailes ont encore des ailes qui comptent le temps de l'histoire et celui des histoires. Celui-là est un vieux moulin provençal accolé à une tour de guet transformée au fil des siècles en obscur pigeonnier. Le mur écroulé servait alors encore de carrière aux maisons pauvres du faubourg qui laissaient parfois apparaître à leurs angles le fruit du larcin de leurs propriétaires. Oiseaux et chauves-souris nichaient dans les creux des murs restés debout, faisant au soir tombé un tourbillon à son faîte dans lequel les anciens lisaient la pluie, la tempête ou l'orage et d'autres augures qu'eux seuls connaissaient. | |
9 février | « Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques pas seulement, jusqu'à la petite traverse… Vrai, rien que jusque-là. » Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent de nouveau à descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regards des curieux ; depuis les dernières maisons, ils n'avaient pas rencontré âme qui vive. Ils n'en restèrent pas moins enveloppés dans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement commun, était comme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés pendant tant de soirées heureuses ! S'ils s'étaient promenés côte à côte, ils se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vaste campagne. Cela les rassurait, les grandissait, de ne former qu'un être. Ils regardaient, à travers les plis de la pelisse, les champs qui s'étendaient aux deux bords de la route, sans éprouver cet écrasement que les larges horizons indifférents font peser sur les tendresses humaines. Il leur semblait qu'ils avaient emporté leur maison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumière dormante, ces bouts de nature, vagues sous le linceul de l'hiver et de la nuit, cette vallée entière qui, en les charmant, n'était cependant pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs serrés l'un contre l'autre. | La vallée de la Torse est pourtant forte de ses sortilèges. Elle rassemble toute la vie de Plassans et son cours charrie secrets et espérances. Les habitants ont cette habitude de venir lui confier leurs espoirs et leurs peines, depuis des siècles, et sans doute depuis que les premiers hommes se sont arrêtés aux pieds des collines et se sont abreuvés à son flot bruissant. On dit que la rivière garde la mémoire de tout ce qu'elle entend et que ceux qui savent écouter le bruit chantant et curieusement discontinu de son cours peuvent alors connaître certains des secrets les mieux gardés de la ville. Une vieille en a d'ailleurs fait profession. Elle reste tout le jour assise au bord de la rivière, ne faisant rien en apparence et les yeux dans le vague, contrariant seulement le courant, parfois, avec une baguette de coudrier, comme si elle traçait des signes en réponse aux messages qu'elle percevait. Le soir venu, elle reçoit dans sa masure hommes et femmes de toutes conditions qui lui livrent leurs craintes et leurs doutes. Elle rassure toujours les maris trompés et les femmes bafouées. Et si l'affaire vient un jour à être dévoilée, elle prétend alors que la rivière lui avait donné l'ordre de ne rien en dire. Personne ne saura combien elle a évité ainsi de crimes passionnels, de duels et de drames. Et personne ne croit que sa seule science vient très certainement d'écouter ceux qui, cherchant des certitudes, lui dévoilent leur cœur. | |
10 février | D'ailleurs,
ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient
plus des
autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes ; ils étaient à la
seule
minute présente, échangeant un serrement de mains, poussant une
exclamation à
la vue d'un coin de paysage, prononçant de rares paroles, sans trop
s'entendre,
comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvère oubliait ses
enthousiasmes républicains ; Miette ne songeait plus que son
amoureux devait
la quitter dans une heure, pour longtemps, pour toujours peut-être. Ainsi qu'aux jours ordinaires, lorsque aucun adieu ne troublait la paix de leurs rendez-vous, ils s'endormaient dans le ravissement de leurs tendresses. |
C'est
ainsi qu'un soir d'automne, un de ces soirs d'automne du midi, de ceux
qui font douter qu'il y ait jamais un hiver, ils avaient tant marché
que leurs pas enamourés les avaient conduits beaucoup trop loin qu'il
le fallait pour pouvoir rentrer à temps. C'est que passée une certaine
heure, au moindre bruit, l'oncle tirait volontiers son fusil, persuadé
qu'on en voulait à son argent ou à ses bêtes. Ils avaient alors choisi
de rester l'un près de l'autre sur la pierre tombale de l'aire Saint
Mittre jusqu'à ce qu'un matin bleu leur donne le signal. Elle s'était
levée tôt, croyant qu'une agnelle avait mis bas, expliqua-t-elle sans
chercher à savoir si elle la croyait. L'oncle la crut peut-être, ou
peut-être pas. Dans ce monde de province, les apparences valent autant
que la vérité. |
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11 février | Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petite traverse dont Miette avait parlé, bout de ruelle qui s'enfonce dans la campagne, menant à un village bâti au bord de la Viorne. Mais ils ne s'arrêtèrent pas, ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvère murmura : « Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer. – Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeune fille. Je marcherais bien comme cela pendant des lieues. » Puis elle ajouta d'une voix câline : « Veux-tu ? nous allons descendre jusqu'aux prés Sainte-Claire… Là, ce sera fini pour tout de bon, nous rebrousserons chemin. » | Ils connaissaient ces chemins par cœur et feignaient d'ignorer leur destination, qui n'était autre que leur destin. Il en va ainsi des amoureux en promenade, pour qui la flânerie n'est que d'apparence, quand ils vont sur les chemins de leur histoire. C'est pourquoi, subrepticement, les arbres s'inclinent légèrement à leur passage, les animaux cessent tout bruit et tout mouvement et l'air même de la campagne se fait plus léger comme si le monde retenait le souffle de la vie. Ils n'ignoraient rien des conséquences de leur marche, non pas des conséquences possibles de leur retour tardif, mais bien des conséquences ultimes sur leurs vies encore débutantes d'une marche qui effarouchait le temps. | |
12 février | Silvère,
que la marche cadencée de l'enfant berçait, et qui sommeillait
doucement, les
yeux ouverts, ne fit aucune objection. Ils reprirent leur extase. Ils
avançaient d'un pas ralenti, par crainte du moment où il leur faudrait
remonter
la côte ; tant qu'ils allaient devant eux, il leur semblait
marcher à
l'éternité de cette étreinte qui les liait l'un à l'autre ; le
retour,
c'était la séparation, l'adieu cruel. Peu à peu, la pente de la route devenait moins rapide. Le fond de la vallée est occupé par des prairies qui s'étendent jusqu'à la Viorne, coulant à l'autre bout, le long d'une suite de collines basses. Ces prairies, que des haies vives séparent du grand chemin, sont les prés Sainte-Claire. « Bah ! s'écria Silvère à son tour, en apercevant les premières nappes d'herbe, nous irons bien jusqu'au pont. » Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme par le cou et l'embrassa bruyamment. |
Ils n'étaient jamais allés plus loin, car dépasser les prés Sainte-Claire aurait changé la nature de leur promenade. Ils auraient alors commencé un voyage, une fugue, une fuite. Au-delà de ces prés commençait une autre histoire où Nice rejoignait Rome et Jérusalem dans une même image dans laquelle s'affrontaient des dômes et des clochers. Plus loin que ces prés, commençait une vie d'aventures et de risques, de guerres et de batailles. En cette époque où les voyages étaient rares comme les images, l'exotisme commençait à quelques kilomètres et les filles de Plassans regardaient un Niçois comme elles auraient considéré un Napolitain ou un Basque. Les distances n'avaient pas vraiment cours. Il y avait les lieux que l'on pouvait rejoindre en promenade. Les lieux qui marquaient la vie et la mort, l'hospice et le cimetière, et puis le monde. Puis il y avait Paris, qui était le pouvoir, la ville dont venaient les récits, les tempêtes et les colifichets. | |
13 février | À
l'endroit où commencent les haies, la longue avenue d'arbres se
terminait alors
par deux ormes, deux colosses plus gigantesques encore que les autres.
Les
terrains s'étendent au ras de la route, nus, pareils à une large bande
de laine
verte, jusqu'aux saules et aux bouleaux de la rivière. Des derniers ormes au pont, il y avait, d'ailleurs, à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. Enfin, malgré toutes leurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ils s'arrêtèrent. |
Tous
les ponts peuvent avoir le pouvoir magique des grands ponts de la
mythologie et de l'histoire, de ces ponts que l'on franchit sans retour
pour la gloire ou pour le désespoir. Et les rivières qu'ils surplombent
jouent le jeu. Ce soir-là, la Viorne, ce petit affluent domestique et
apaisé, se donnait des airs impétueux. Et le pont qui avait porté tant
de charrettes de foin et de campagnards affairés s'était fait solennel.
Les ormes veillaient sur eux, comme des titans rescapés de guerres
insensées, postés là comme des gardiens qui les conduirait vers leur
destin. |
|
14 février | Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de la vallée ; mais ils ne pouvaient en voir qu'un bout assez court, car elle fait un coude brusque, à un demi-kilomètre du pont, et se perd entre des coteaux boisés. En se retournant, ils aperçurent l'autre bout de la route, celui qu'ils venaient de parcourir et qui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clair de lune d'hiver, on eût dit un long ruban d'argent que les rangées d'ormes bordaient de deux lisérés sombres. À droite et à gauche, les terres labourées de la côte faisaient de larges mers grises et vagues, coupées par ce ruban, par cette route blanche et gelée, d'un éclat métallique. Tout en haut brillaient, au ras de l'horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtres encore éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas, s'étaient éloignés d'une grande lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'une muette admiration par cet immense amphithéâtre qui montait jusqu'au bord du ciel, et sur lequel des nappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les degrés d'une cascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale se dressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rien n'était d'une plus souveraine grandeur. | Ils
étaient à ce moment étrange où le paysage ne montre plus
l'espace mais le temps. Chaque jour, chaque instant, l'homme feint
d'oublier l'inéluctable passage du temps et l'interdiction absolue qui
lui est faite de remonter son cours. Puis, soudainement, au détour
d'une rivière, d'une vallée, d'une route, le paysage change de nature.
Il n'y a plus de monts, de crêtes ni de vallons, il n'y a plus que le
temps. Il ne s'agit plus de ce temps métaphorique qui n'est que le
récit du temps qui passe et qui provoque cette douleur sourde que l'on
nomme nostalgie. Il ne s'agit plus du temps personnalisé qui raconte
une enfance, une jeunesse, des souvenirs clairs ou indistincts. Il
s'agit alors du temps perçu comme une dimension de l'expérience
ontologique de l'homme. Mais l'impression est fugitive. Très vite, l'esprit, incapable de soutenir ainsi la confrontation avec le mystère, divague et va se réfugier dans les couches molles et confortables de fables ou de chansonnettes. Il guette le mouvement, un animal qui traverse un toit, une fumée qui volette et qui pourrait le faire échapper à la contemplation décillée du temps. C'est qu'il a été confronté soudain, et sans aucune préparation particulière, à ce qu'il savait sans jamais le savoir vraiment. |
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15 février | Puis les jeunes gens, qui venaient de s'appuyer contre un parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d'eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l'eau une traînée d'étain fondu qui luisait et s'agitait comme un reflet de jour sur les écailles d'une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d'une vie étrange tout un peuple d'ombres et de clartés. | C'étaient sans doute les morts de l'antique cimetière Saint-Mittre qui les avaient suivis tout au long de la promenade car, les morts aiment bien les jeunes gens qui s'aiment. Ce sont les lueurs de leurs âmes défuntes que l'on voit luire parfois dans les yeux des amoureux, ces petites étoiles que l'on ne sait bien définir. La Viorne essayait bien de détourner de ces deux jeunes vies les forces d'un destin qui s'annonçait funeste. Les morts auraient bien tenté d'enlever le fusil de Silvère, demeuré caché sous le tas de bois du cimetière. Mais les morts, même les plus aguerris, ne savent pas faire ce genre de choses. Et le fusil gisait là-bas, attendant que son heure vienne et que le temps reprenne. Tous ces fantômes bienveillants les entouraient en vain. | |
16 février | Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l'endroit où les près Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu'au bord de l'eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d'herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive droite du torrent. | Pour les promeneurs des bords d'une rivière, l'autre rive paraît toujours plus accueillante et plus enviable que celle sur laquelle ils se trouvent. Lorsque les amoureux se promènent, l'autre rive est ainsi le symbole de l'avenir. Les fiancés s'y voient mariés. Les jeunes mariés y promènent leurs enfants, puis, avec l'âge leurs petits enfants et toute leur maisonnée. Plus âgés, ils s'y voient l'un ou l'autre, seuls, nouvellement veuve ou veuf et éplorés. Puis, une fois veufs, ils s'y retrouvent avec le défunt pour d'ultimes promenades vespérales avant, tous deux, de rejoindre enfin pour toujours l'autre rive. | |
17 février | « S'il
faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous
reposer un
peu, avant de remonter la côte… » Puis, après un silence, les yeux
toujours fixés sur les bords de la Viorne : « Regarde
donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là bas, avant l'écluse…
Te
rappelles-tu ?… C'est la broussaille dans laquelle nous nous
sommes assis,
à la Fête-Dieu dernière. – Oui, c'est la broussaille », répondit Silvère à voix basse. C'était là qu'ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce souvenir que l'enfant venait d'évoquer leur causa à tous deux une sensation délicieuse, émotion dans laquelle se mêlaient les joies de la veille et les espoirs du lendemain. Ils virent, comme à la lueur d'un éclair, les bonnes soirées qu'ils avaient vécues ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu dont ils se rappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais des saules de la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir, se voir au bras l'un de l'autre, ayant réalisé leur rêve et se promenant dans la vie comme ils venaient de le faire sur la grande route, chaudement couverts d'une même pelisse. Alors, le ravissement les reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieu des muettes clartés. |
Les
villes et les campagnes forment ainsi des géographies amoureuses qui se
donnent selon les cas plus ou moins de publicité. Tel couple marié
indiquera volontiers
à ses enfants la place où ils ont, à l'occasion d'un bal, échangé leur
premier regard. Il est plus rare qu'il désigne un bosquet, un buisson
ou une broussaille pour avouer le lieu de leurs premiers ébats.
Pourtant, si l'on dessinait les cartes amoureuses des contrées, on
serait surpris d'en constater, à travers les temps, la permanence. Et
il faut bien un tremblement de terre ou la construction d'une ville
pour que les pas des promeneurs amoureux se détournent de leurs
itinéraires séculaires. En cela, l'homme ne diffère pas de l'animal.
Tous les observateurs de la vie animale savent qu'ils aiment à
retrouver, inlassablement, sans que l'on comprenne comment ils s'en
transmettent la trace, les mêmes lieux de reproduction. Et l'oiseau
migrateur revient, génération après génération, nicher dans la même
soupente. Les chemins de la Viorne étaient ainsi de ces chemins
amoureux après les faubourgs des grandes villes. Les jours d'été et de
printemps, on y procédait comme en procession et seuls les fiancés,
dument chaperonnés, osaient s'y montrer, au milieu des familles, bras
dessus et bras dessous. Le soir était une autre affaire. Des couples
s'aventuraient et passaient parfois les bornes de la morale, renaissant
ainsi à la force animale qui n'avait cessé de les habiter. |
|
18 février | Brusquement,
Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis de la pelisse, il prêta
l'oreille. Miette, surprise, l'imita, sans comprendre pourquoi il se
séparait
d'elle d'un geste si prompt. Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière les coteaux, au milieu desquels se perd la route de Nice. C'étaient comme les cahots éloignés d'un convoi de charrettes. La Viorne, d'ailleurs, couvrait de son grondement ces bruits encore indistincts. Mais peu à peu ils s'accentuèrent, ils devinrent pareils aux piétinements d'une armée en marche. Puis on distingua, dans ce roulement continu et croissant, des brouhahas de foule, d'étranges souffles d'ouragan cadencés et rythmiques ; on aurait dit les coups de foudre d'un orage qui s'avançait rapidement, troublant déjà de son approche l'air endormi. Silvère écoutait, ne pouvant saisir ces voix de tempête que les coteaux empêchaient d'arriver nettement jusqu'à lui. Et, tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route ; la Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata, formidable. « Ce sont eux ! » s'écria Silvère dans un élan de joie et d'enthousiasme. |
La
foule faisait chant, le chant faisait foule, et il aurait été
impossible de distinguer la foule du chant, le chant de la foule. La
force de l'apparition était bien celle que l'on donne aux événements du
climat, aux crues vengeresses, aux tempêtes dévastatrices, aux grandes
pluies orageuses qui libèrent soudainement de la touffeur de l'été. La
foule marchait. Car la Marseillaise est un chant de marche. On l'a trop
souvent entendue assénée à des assemblées figées dans la commémoration,
le deuil ou la solennité pour toujours s'en souvenir. Ces «
enfants de la Patrie
» que le chant harangue sont des soldats, comme ils sont aussi des
insurgés. Il y a toujours de l'étonnement à entendre sur une place de
village ou de ville le chant de la Révolution appeler à une marche qui
semble dès lors figer ceux qui en reçoivent l'ardente instruction. Mais
là, la Marseillaise avait entièrement repris sa forme originale, qui
est celle d'habiter une foule qui marche au combat, soudée par un
esprit de liberté frondeur, entretenant par ses couplets l'exaltation
des combattants. Sur cette route des collines, en cette nuit froide et
pourtant enfiévrée, le chant révolutionnaire reprenait sang, débarrassé
de la gangue compassée que lui avaient assénée les notables. |
|
19 février | Il
se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il y avait, à
gauche de la
route, un talus planté de chênes verts, sur lequel il grimpa avec la
jeune
fille, pour ne pas être emportés tous deux par le flot hurlant de la
foule. Quand ils furent sur le talus, dans l'ombre des broussailles, l'enfant, un peu pâle, regarda tristement ces hommes dont les chants lointains avaient suffi pour arracher Silvère de ses bras. Il lui sembla que la bande entière venait se mettre entre elle et lui. Ils étaient si heureux, quelques minutes auparavant, si étroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et les clartés discrètes de la lune. Et maintenant Silvère, la tête tournée, ne paraissant même plus savoir qu'elle était là, n'avait de regards que pour ces inconnus qu'il appelait du nom de frères. La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible. |
C'est
ainsi que se sont faites pendant des siècles les guerres, les révoltes
et les révolutions, par ce déplacement brusque de la polarité du désir.
Au couple, charnel et sentimental, se substitue soudainement la
fraternité guerrière. On trouvera certainement, dans l'étude
approfondie des humeurs humaines, le principe initial qui régit à la
racine et la bataille et l'amour, et ce qui fait qu'il y a bien, ici et
là, une forme d'excitation qui ne saurait tromper. Miette, cependant,
avait tort de craindre d'avoir été remplacée par les frères combattants
de Silvère. Il n'y a pas de substitution dans le désir, mais bien
ajout, accumulation et empilement. Il était à cet instant tout autant
avec elle qu'il l'était quelques minutes auparavant sur le pont,
regardant les eaux tourmentées de la Viorne en hiver. Il l'était tout
autant que sous la pelisse, en promenade sur la route, comme pour
l'éternité. |
|
20 février | Rien de plus terriblement grandiose que l'irruption de ces quelques milliers d'hommes dans la paix morte et glacée de l'horizon. La route, devenue torrent, roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s'épuiser ; toujours, au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand les derniers bataillons apparurent, il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s'éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu'un tambour que frappent les baguettes ; elle retentit jusqu'aux entrailles, répétant par tous ses échos les notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande qui chanta ; des bouts de l'horizon, des rochers lointains, des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d'arbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les bleuâtres clartés de la lune, étaient comme couverts par un peuple invisible et innombrable acclamant les insurgés ; et, au fond des creux de la Viorne, le long des eaux rayées de mystérieux reflets d'étain fondu, il n'y avait pas un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l'ébranlement de l'air et du sol, criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit la côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de brusques éclats, secouant jusqu'aux pierres du chemin. | Même
les morts de Saint-Mittre, les vieux morts brinquebalés dans leur
carriole infernale se sont mis à chanter. Et ceux qui étaient déjà
morts avant la Révolution apprenaient les paroles du
chant glorieux avec leurs descendance. Il y avait ceux qui avaient vécu
les grandes émeutes de décembre 1790, et pour certains, qui y avaient
participé. Il s'agissait alors de sauver la Constitution des ardeurs
monarchistes et provençales. Les quelques pendus monarchistes de ces
jours enflammés regardaient passer le cortège avec crainte, méditant
sur l'histoire qui semblait recommencer. Il y avait aussi quelques
morts, tout jeunes morts encore, de 1848, désolés de ne pouvoir se
joindre en chair et en os à la troupe hurlante. Il y avait enfin tous
ces morts que l'on ne connaît pas, ces morts paysans, serfs des siècles
passés, ces métayers vaincus, ces enfants affamés, tous les hommes et
toutes les femmes et tous les enfants aussi qui, par les siècles, ont
péri d'injustice. Et ceux-là, qui n'avaient jamais chanté de chants
révolutionnaires, ceux-là qui avaient vécu des époques sans révolte,
sans émeute et sans coups de fusils, ceux-là qui avaient servi de chair
à des guerres qui leur étaient étrangères et qui avaient été contraints
de faire de leur vie la cible de querelles qui ne les concernaient pas,
tous ceux-là, innombrables et dispersés à travers la vallée, massés sur
les coteaux, faisaient vibrer l'air de la nuit comme des frelons
gigantesques. Depuis ces événements et ces nuits de décembre 1851, ces esprits coléreux de l'injustice se sont endormis, fléchissant sous l'Empire et l'ordre bourgeois revenu. Mais il n'y a pas à craindre qu'ils le soient pour toujours et quelques cœurs vaillants sauront toujours réveiller la colère ancestrale des humiliés. |
|
21 février | Silvère,
blanc d'émotion, écoutait et regardait toujours. Les insurgés qui marchaient en tête, traînant derrière eux cette longue coulée grouillante et mugissante, monstrueusement indistincte dans l'ombre, approchaient du pont à pas rapides. « Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pas traverser Plassans ? – On aura modifié le plan de campagne, répondit Silvère ; nous devions, en effet, nous porter sur le chef-lieu par la route de Toulon, en prenant à gauche de Plassans et d'Orchères, Ils seront partis d'Alboise cet après-midi et auront passé aux Tulettes dans la soirée. » La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens. |
C'est
ainsi que soudainement l'histoire en marche, celle que l'on raconte et
que l'on transmet de génération en génération, donne de la gloire aux
toponymes les plus communs. C'est aussi en cela que les campagnes
diffèrent des villes. Les campagnes semblent toujours enrôlées malgré
elles dans la bataille, quand les villes sont mises en scène pour faire
la guerre. Cette ferme innocente, devant laquelle on est passé tant de
fois, et dont on saluait l'ancêtre assis au pas de la porte, est
devenue le nom d'une bataille féroce qui a duré plusieurs jours et qui
fait trembler encore les mémoires. Mais cette place d'armes, au cœur de
la ville, en son plein centre, par son nom même et sa configuration, a
bien été dessinée d'emblée pour accueillir les batailles rangées, la
troupe et la rébellion. |
|
22 février | Il
régnait, dans la petite armée, plus d'ordre qu'on n'en aurait pu
attendre d'une
bande d'hommes indisciplinés. Les contingents de chaque ville, de
chaque bourg,
formaient des bataillons distincts qui marchaient à quelques pas les
uns des
autres. Ces bataillons paraissaient obéir à des chefs. D'ailleurs, l'élan qui les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse compacte, solide, d'une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ trois mille hommes unis et emportés d'un bloc par un vent de colère. On distinguait mal, dans l'ombre que les hauts talus jetaient le long de la route, les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s'étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s'abaissait pour laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par cette trouée, rayait la route d'une large bande lumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d'une clarté dont les blancheurs aiguës découpaient, avec une netteté singulière, les moindres arêtes des visages et des costumes. À mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d'eux, farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres. |
Les
militaires souvent sont
fiers de leur science militaire et s'abritent derrière de nombreux
traités et récits de batailles pour organiser les troupes et définir
leur stratégie. Les légendes courent sur les chefs de guerre et chacun
connaît les batailles de neige du jeune Bonaparte à Brienne. Mais cette
science militaire n'est rien face à la ferveur d'un peuple qui trouve
alors en son âme les ressources instinctives de l'organisation et de la
guerre. Le menuisier, habile à fournir les salons en sièges et en
commodes, se fait en un instant spécialiste de fortifications et de
sapes. Le contremaître de la fabrique mécanique se découvre lieutenant,
et son autorité par nul n'est contestée. Et cette femme opulente,
prompte à rassembler les enfants, vient entourer la troupe et lui donne
le courage qui sans elle lui aurait manqué. C'est ainsi que le peuple
en révolution devient un peuple révolutionnaire, que des destins voués
à la tranquillité rencontrent la misère ou la gloire. Il aurait fallu
pouvoir peindre comme en instantané les visages qui défilaient devant
Miette et Silvère, tendus par la colère et le chant entonné avec force.
Puis il aurait fallu faire de tous ces dessins une frise comme ces
frises antiques gravées sur les monuments de Rome ou de l'ancienne
Grèce. Les peuples savent toujours fabriquer des héros. |
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23 février | Aux
premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d'un mouvement
instinctif, se serra contre Silvère, bien qu'elle se sentît en sûreté,
à l'abri
même des regards. Elle passa le bras au cou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise. Silvère, qu'elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu'ils se présentaient. |
Les
deux enfants ne pouvaient en rien relier la fresque mouvante qui se
déroulait sous leurs yeux avec d'autres images qu'ils auraient vues
auparavant. Ils n'étaient jamais allés au musée de la ville, ouvert
quelques dix années plus tôt, et qui aurait pu les éclairer sur les
figures mythologiques qui défilaient ainsi devant eux. Ils ne pouvaient
donc reconnaître ni Achille, ni Patrocle, ni Ajax ni Diomède. Car les
guerriers grecs, paysans, artisans, bergers, devaient bien ressembler à
cette troupe exaltée qui défilait dans la nuit. La Viorne s'était faite
Styx, à moins que ce ne fût le Rubicon, et les enfants n'en savaient
rien, seulement impressionnés par la force expressive des faces
hurlantes qu'ils reconnaissaient sans les connaître. Seul les nommer
une à une pouvait calmer leur angoisse et leur excitation. |
|
24 février | La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l'épaule de grandes haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune. | Ces combattants des forêts, et cependant amis des arbres, semblaient envoyés là par Gaïa elle-même, voulant lutter une nouvelle fois contre les mauvais présages. Car la terre sait engendrer, dans toutes les campagnes, ces géants que l'on voit dans les luttes des foires, les guerres étrangères et qui vendent leur force sur les marchés aux bêtes. Sous la lune, aux avants postes de la colonne, ils étaient terribles. | |
25 février | « Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps de sapeurs. Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les vieux chênes lièges de la montagne… » Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères. | C'est
que les chênes-liège sont des arbres solides, si solides qu'ils en
deviendraient féroces. Il y a près de Bellegarde un arbre auquel on
compte près de quatre mètres de circonférence et quatorze mètres de
haut. Seuls les bûcherons les plus forts et les plus aguerris peuvent
s'attaquer à ces montagnes. Ceux-là forment l'élite de leur profession
et leur réputation dépasse les frontières. |
|
26 février | Il
continua, en voyant arriver, derrière
les
bûcherons, une bande d'ouvriers et d'hommes aux barbes rudes, brûlés
par le
soleil : « Le
contingent de la Palud. C'est le premier bourg qui s'est mis en
insurrection.
Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les
chênes-lièges ;
les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être des
chasseurs et des
charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont
connu ton
père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu'ils manient avec adresse.
Ah ! si
tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent. Vois, les
ouvriers
n'ont que des bâtons. » Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les chasseurs d'un air de colère et d'étrange sympathie. À partir de ce moment, elle parut peu à peu s'animer aux frissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient. |
Si
l'on ne trouve pas de lien avec une foule en colère qui défile devant
soi, si l'on ne peut faire aucun lien, si la revendication chantée à
tue-tête est complètement étrangère à soi, aux siens, à son cœur, il
est alors impossible de frémir à l'unisson et l'incompréhension, sinon
la peur, prédominent. Que l'on puisse en revanche reconnaître en un
seul homme d'un défilé, en une seule femme exaltée, un frère, une sœur,
alors le cœur s'emballe, l'âme s'échauffe et le corps part en
cavalcade. C'est en cela que les chants révolutionnaires sont des
élixirs puissants, en ce qu'ils parlent à la fibre humaine,
en ce qu'ils la remuent, la bouleversent et l'animent. Miette, jusque
là dans l'angoisse de perdre son amoureux, après avoir reconnu dans la
foule des compagnons de son père, des semblables et ayant ainsi pu
recoudre son histoire avec celle de ces hommes qui passaient en
chantant, d'amoureuse par avance éplorée devenait peu à peu une fille
de la Révolution. |
|
27 février | La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé une autre troupe d'ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot. | On
reconnaît les bourgeois à ce qu'ils portent, à tout âge, des vêtements
qui ne leur permettent pas de faire usage facilement de leurs mains.
Personne n'imaginerait pouvoir travailler la pierre ou la terre, le
bois ou le métal, affublé d'un paletot trop long et qui engonce à
chaque mouvement. |
|
28 février | « Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg s'est soulevé presque en même temps que la Palud… les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude gauche un brassard d'étoffe rouge ? Ce sont les chefs. » Mais Silvère s'attardait. Les contingents descendaient la côte, plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route. | Les hommes marchaient plus vite que Silvère ne pouvait les décrire. C'est ce qui différencie la guerre civile de la guerre étrangère. Pourrait-on décrire avec précision la vie quotidienne, sur plusieurs générations, de l'ennemi, que les guerres se termineraient plus vite, voire qu'elles ne commenceraient pas. Dans la guerre étrangère, les soldats doivent inventer l'ennemi comme étranger et ne pouvant en aucun cas aimer femme et enfants, vivre une vie commune, ressentir peine et douleur, avoir père et mère et aïeux au cimetière. le récit de Silvère traînait sur les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx car il les connaissait sans les connaître vraiment. Ils en prenaient le tour d'alliés lointains parés de toutes les forces. | |
1er mars | « Tu
as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d'Alboise et des Tulettes
viennent de passer. J'ai reconnu Burgat, le forgeron… Ils se seront
joints à la
bande aujourd'hui même… Comme
ils courent ! » Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps du regard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s'emparait d'elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. À ce moment parut un bataillon plus nombreux et plus discipliné que les autres. Les insurgés qui en faisaient partie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient la taille serrée d'une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d'un uniforme. Au milieu d'eux marchait un homme à cheval, ayant un sabre au côté. Le plus grand nombre de ces soldats improvisés avaient des fusils, des carabines ou d'anciens mousquets de la garde nationale. « Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L'homme à cheval doit être le chef dont on m'a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fût équipée de la sorte. » |
C'était
encore le temps où l'on pouvait reconnaître à leurs vêtements les
habitants d'un village, de ces villages du midi qui se ressemblent sans
se ressembler. Et, de la même façon que les plus anciens savent
reconnaître au goût la provenance d'une huile d'olive ou d'un fromage.
La ceinture rouge des insurgés de Faverolles était tout autant un signe
distinctif que de ralliement. Si l'un d'eux venait à être en
difficulté, et de quelqu'ordre elle pût être, nul doute que tous les
autres, comme un seul corps, lui viendraient en aide. N'est-ce pas là
d'ailleurs le rôle essentiel des uniformes, de reconnaître les siens
dans la bataille ? Mais ici encore, les militaires n'ont fait qu'imiter
les civils. Les paysans des campagnes avaient inventé l'uniforme bien
avant que les villes vinssent à penser la nécessité d'enrôler des
hommes pour en faire des soldats, commençant ainsi ces saignées de la
jeunesse qui n'ont jamais cessé depuis la nuit des temps. Miette frissonnait encore, entraînant en cela Silvère collé à elle. Aucun des deux enfants ne frissonnait de peur ni de froid. La nuit de décembre était échauffée. |
|
2 mars | Il
n'eut pas le temps de reprendre haleine. « Ah !
voici les campagnes ! » cria-t-il. Derrière les gens de Faverolles, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient la veste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ; quelques-uns même n'avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides. |
Au sein de chaque groupe, chacun pouvait se héler par le nom de la famille et invoquer ainsi les mannes de la tribu entière, accrochée depuis la nuit des temps au versant abrupt des collines. Ces hommes-là circulaient peu. Les éleveurs se rendaient au foirail. Quelques agriculteurs fréquentaient les marchés de la ville. Mais les paysans et les terrassiers gardaient leur vie entière le même paysage, en connaissant chaque inflexion, chaque ravine et chaque creux de pêche ou de braconne. | |
3 mars | Silvère,
qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d'une voix
fiévreuse. « Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n'y là que huit hommes, mais ils sont solides ; l'oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pas un n'a manqué à l'appel… Valqueyras ! Tiens, M, le curé est de la partie ; on m'a parlé de lui ; c'est un bon républicain. » Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou. « Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tu vas voir… Ils n'ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rasé que l'herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous. » |
Et
c'est bien tout le pays qui défilait devant eux. L'énumération de
Silvère en dessinait la carte. « Comment connais-tu tous ces bourgs et tous ces villages ? demanda Miette. Y es-tu jamais allé ? Je n'en connais pour ma part pas la moitié. Et comment en reconnais-tu les hommes ? Vous êtes-vous entraînés sur un champ de manœuvre en secret ? » L'enfant entendait les noms de toutes les collines comme si on lui avait narré le voyage des rois mages. Le nom de chaque village sonnait à ses oreilles comme paré du charme ordinairement attribué aux contrées lointaines. « C'est que j'y ai accompagné mon oncle, continua le jeune homme. Et j'avais déjà ma raison en 1848. Ceux-là étaient déjà faits et surtout, déjà républicains. Ils ont été de tous les votes depuis que le suffrage a été instauré et je les ai alors vus descendre de leurs collines, solennels et empesés pour aller voter » Il y avait aussi les cercles et les sociétés républicaines mais Silvère avait promis de ne rien en dire. |
|
4 mars |
Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! les Roches Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran ! » Et il acheva, d'une voix étranglée par l'émotion, le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu'il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d'un geste nerveux. | Il s'agissait bien du soulèvement du pays, tant les noms de ses hameaux en étaient l'émanation-même. Ces vieux noms rabâchés, transmis de générations en générations, et dont plusieurs n'avaient pas encore d'orthographe certaine, prenaient ainsi vie devant les yeux ébahis des jeunes gens. Les hommes qui passaient devant eux en devenaient magiques, sublimés par leur colère et leur enthousiasme, animés par l'esprit de la guerre noué avec celui des collines en un sarment intense et vibrant. Haussés au rang de figures mythologiques, ils inscrivaient ainsi cependant leur destinée tragique. | |
5 mars | Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d'un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu'à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l'heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d'énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. À certains moments, il lui semblait qu'ils ne marchaient plus, qu'ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n'entendait qu'un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu'on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d'élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir. | Au
fur et à mesure que le défilé passait devant eux, l'impression qui leur
était donnée était celle que l'on peut avoir à regarder passer un train
lancé à grande vitesse. C'est d'abord le bruit que l'on perçoit, sourd
mais auquel se mêlent des stridences inattendues. Puis, suivant le
bruit de quelques secondes à peine, c'est le souffle qui arrive,
contrarié, toujours, par la brise ou le vent, et l'air cingle le visage
par vagues successives et rapprochées. Vient enfin la machine,
vibrante, tendue vers sa destination, semblant vouloir se détacher de
ses wagons pour bondir plus vite encore, s'évader, s'enfuir en hurlant
tout en lâchant un long jet de vapeur sifflante. Mais les wagons
suivent, dans leur fracassant roulis, rythmant le paysage de saccades
intrépides. Alors, parmi les images qui se succèdent, filées par
l'impression d'optique, on peut apercevoir, à travers une vitre close,
un visage qui passe et que l'on ne reverra plus. Il s'agit d'une femme,
d'un homme ou de quelques enfants qui grimacent d'ennui. Un vieillard
qui fume, une vieille qui coud. L'apparition se grave dans la mémoire
comme s'il s'agissait d'un signe ou d'un augure. L'imagination se
débride et, en quelques secondes, invente le récit entier de la vie de
ces inconnus, leurs peines et leurs amours, les raisons les plus
intimes de leur voyage. Et le train a passé. Le vent se calme et le
bruit décroit aussi soudainement qu'il était apparu, et l'on s'aperçoit
encore que le train a tout autant fendu le temps que le paysage. On ne
sait plus bien ce que l'on faisait avant. On reprend pourtant sa
marche, indécis, en proie au doute de qui a cru voir un fantôme. |
|
6 mars | Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l'approche de la bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l'enthousiasme exaltait aisément. Aussi, l'émotion qui l'avait peu à peu gagnée la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers, elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d'un jeune loup qui aurait des envies de mordre. | Le corps de la jeune femme se tendait vers la colonne et ce n'était plus un corps de jeune fille, encore en bouton, mais le corps d'une combattante. Miette était à peine plus jeune que Jeanne d'Arc écoutant les voix lui intimant l'ordre de libérer la France, à peine plus jeune encore que Jeanne Hachette entraînant à la lutte les femmes de Beauvais. L'histoire de France aime les figures de femmes combattantes. Elle les dessine et les efface au gré de ses convenances, qui sont des convenances masculines et bien souvent bourgeoises. Miette était de ces révoltées-là. | |
7 mars | Et, lorsqu'elle entendit Silvère dénombrer d'une voix de plus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui sembla que l'élan de la colonne s'accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d'hommes balayée par une tempête. Tout se mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils. | À ces deux enfants du malheur et de la solitude, la foule qui défilait offrait non pas une famille mais bien un corps nourricier dans lequel ils pouvaient trouver la force de lutter contre l'adversité qu'ils connaissaient depuis leur plus jeune âge. Ceux que Silvère appelait, la voix vibrante, ses frères étaient bien ses frères. Ils n'étaient pas seulement des frères d'armes mais des frères de sang. Ils avaient en commun le sang de l'humiliation que l'on fait aux pauvres. | |
8 mars | « Je
ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cet après-midi »,
murmura-t-il. Il
tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore
dans
l'ombre. Puis il cria avec une joie triomphante : « Ah !
les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le
drapeau ! »
Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses
compagnons ;
mais, à ce moment, les insurgés s'arrêtèrent. Des
ordres coururent le long de la colonne. La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement, et l'on n'entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se transmettaient et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la bande. Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route pour laisser passer le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus. |
Il
faut imaginer une rivière arrêtée, ce qui; certes, est difficilement
concevable. Telle était la colonne des insurgés, armes de fortune au
pied, et s'échappait le mouvement de brume de l'haleine des
hommes dans la nuit froide. Après avoir chanté à tue-tête, les hommes parlaient bas, comme s'ils étaient passés de la révolte au complot ou comme si soudain, il fallait faire attention à ne pas réveiller quelqu'esprit adverse. Le nom de Plassans revenait le plus souvent dans les conversations improvisées qui se tenaient en français mais surtout en provençal. Porté par les hommes de Plassans, le drapeau semblait avancer par lui-même, doué d'une force mystérieuse qui le faisait flotter au dessus de la colonne humaine et beaucoup d'insurgés, à son passage, baissaient la tête en signe de respect comme ils le faisaient à la messe au passage du saint sacrement. Les deux enfants couraient. |
|
9 mars | « Viens,
lui dit-il, nous serons avant eux de l'autre côté du pont. » Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu'à un moulin dont l'écluse barre la rivière. Là, ils traversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les près Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu'ils suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous. |
Ils
étaient hors d'haleine comme savent l'être les enfants, car les enfants
qui courent ne sont pas essoufflés, ne ressentent pas ce manque d'air
des adultes, mais bien au contraire semblent entièrement gavés
d'oxygène, comme si leur course n'avait eu que cet objectif. Ainsi, la
vie affleure à la surface de la peau de leurs joues, de
leurs bras, de leurs jambes et cette vie provoque
leur rire comme elle peut provoquer leurs pleurs. Tous leurs sens sont
en alertes, car, les enfants courent toujours pour quelque chose de
grave et de sérieux, même quand il s'agit d'un jeu. Le jeu, ici, était
la liberté et la République. |
|
10 mars | Malgré le détour qu'ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ; on dut penser qu'il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu'il était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement. | C'était que dans toute cette colonne, il n'y avait pas une seule femme. Cela pouvait sembler curieux car les femmes n'étaient pas étrangères aux insurgés et on les avait déjà vues en 1830, puis en 1848, partir au combat. Mais, cette nuit-là, elles étaient restées chez elles. C'est que c'était la nuit et qu'il demeure aux femmes une certaine gêne à sortir la nuit avec des hommes. | |
11 mars | « Eh !
c'est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de Rébufat, le
méger
du Jas-Meiffren. – D'où sors-tu donc, coureuse ! » cria une autre voix. Silvère, gris d'enthousiasme, n'avait pas songé à la singulière figure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours. Mais, avant même qu'il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s'éleva du groupe, disant avec brutalité : « Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d'un voleur et d'un assassin. » Miette pâlit affreusement. « Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n'a pas volé. » |
Le nom de Chantegreil avait jadis été un nom doux à l'oreille, évoquant l'été et le chant incessant des cigales. Il était depuis une dizaine d'années, à Plassans et à ses abords, synonyme de malheur et de honte. La gamine le savait et en souffrait affreusement. Son oncle Rébufat en tirait profit car, pour ne pas entendre se faire rappeler sa disgrâce, la petite filait doux et ne rechignait à aucun labeur. De tous les hommes qui étaient là et qui dévisageaient son ombre dans l'obscurité, aucun n'avait tué. Tous en avaient certainement un jour eu envie, au détour du chemin, croisant sans le vouloir un ennemi de leur famille, un huissier ou même la maréchaussée. Entre le père de Miette et ceux-là, il n'y avait rien ou presque qu'un coup de fusil qui n'avait pas manqué sa cible. Ils le savaient et cela suffisait à les faire dénoncer violemment le crime, comme on jure en forme de talisman. | |
12 mars | Et
comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant
qu'elle : « Laisse,
reprit-elle, ceci me regarde… » Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat : « Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. Vous le savez bien. Pourquoi l'insultez-vous quand il ne peut être là ? » Elle s'était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l'accusation de meurtre ; mais l'accusation de vol l'exaspérait. On le savait, et c'est pourquoi la foule lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête. |
« Et d'ailleurs, vous ne le connaissez pas et vous ne savez pas ce qu'il vaut. Vous mentez ! » continua-t-elle dans un rayon de lune compatissant qui montrait aux hommes d'abord goguenards puis silencieux, vaguement embarrassés, son visage de gamine empourpré devenu soudain la face allégorique de la colère et de la vengeance. Les hommes sont ainsi qu'une femme qui les gronde les fait retomber, comme par magie, en enfance plus sûrement que par un sort de magie noire. Ils se turent et plusieurs baissèrent la tête. La troupe échauffée, portée par son insurrection, restait pourtant ce groupe d'hommes prompts à reconnaître dans la sincérité d'un cri la marque de l'injustice. | |
13 mars | L'homme
qui venait d'appeler son père voleur n'avait, d'ailleurs, répété que ce
qu'il
entendait dire depuis des années. Devant l'attitude violente de
l'enfant, les
ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings. La chose allait mal tourner, lorsqu'un chasseur de la Seille, qui s'était assis sur un tas de pierres, au bord de la route, en attendant qu'on se remît en marche, vint au secours de la jeune fille. « La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres. Je l'ai connu. Jamais on n'a bien vu clair dans son affaire. Moi, j'ai toujours cru à la vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu'il a descendu, à la chasse, d'un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa carabine. On se défend, que voulez-vous! Mais Chantegreil était un honnête homme, Chantegreil n'a pas volé. » Comme il arrive en pareil cas, l'attestation de ce braconnier suffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir également connu Chantegreil. « Oui, oui, c'est vrai, dirent-ils. Ce n'était pas un voleur. Il y a, à Plassans, des canailles qu'il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi, petite. » |
Car
la foule peut avoir, comme une seule personne, des mouvements d'âme qui
la font virer et revirer. L'instant d'avant, ces hommes étaient prêts à
se battre pour salir la mémoire d'un homme qu'ils n'avaient pas connu.
Ils étaient désormais prêts tout autant à
se battre pour rétablir l'honneur de ce même inconnu. Ce sont ces
mouvements individuels et collectifs qui rendent les révoltes et les
révolutions incertaines. Peu de choses suffisent à provoquer et à
justifier cette inconstance. Il y a bien sûr la crainte d'être en reste
et parfois un peu de lâcheté et même de bêtise. Mais au fond, il y a
surtout le sentiment de sécurité qui étreint chacun de ceux qui sont
engagés dans une action collective. S'opposer aux changements de pied
intempestifs de la foule, ce serait la quitter et se priver en
conséquence de sa protection maternelle. Et c'est ainsi que Chantegreil de paria devint un héros, le symbole-même de l'injustice de l'ordre de la ville et de la répression de ses forces. Cela doit inciter, très certainement, à relire d'une autre façon les histoires qui nous présentent ces héros issus du rang. Nul doute que certains ont été poussés vers le devant, que d'autres ont été sauvés de la vindicte par le hasard d'un cri ou d'un chant opportuns. Tous ont bénéficié de ces mouvements de groupe qui, l'instant d'après, leur auraient été contraires. |
|
14 mars | Jamais
Miette n'avait entendu dire du bien de son père. On
le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà
qu'elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de
pardon
et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes,
elle
retrouva l'émotion que La Marseillaise avait fait monter à sa gorge,
elle
chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux.
Un
moment, il lui vint l'idée de leur serrer la main à tous, comme un
garçon. Mais
son cœur trouva mieux. À côté d'elle se tenait debout l'insurgé qui
portait le
drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau et, pour tout remerciement,
elle dit
d'une voix suppliante : « Donnez-le-moi, je le
porterai. » Les ouvriers, simples d'esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement. « C'est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau. » Un bûcheron fit remarquer qu'elle se fatiguerait vite, qu'elle ne pourrait aller loin. « Oh ! je suis forte », dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d'une femme faite. Et comme on lui tendait le drapeau : « Attendez », reprit-elle. Elle retira vivement sa pelisse, qu'elle remit ensuite, après l'avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d'un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu'aux pieds. |
Sans
le savoir, Miette réconciliait ainsi le drapeau tricolore et le drapeau
rouge. À quelques années de distance, elle contredisait Lamartine qui
les avait opposés en 1848. « Le drapeau rouge que vous nous
rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le
sang du peuple en 91 et en 93 ; et le drapeau tricolore a fait le
tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie »
avait alors dit le poète. De la même façon, Miette ne pouvait avoir vu,
même en gravure, le tableau de Delacroix présenté au salon de 1831 et
figurant la liberté guidant le peuple, dépoitraillée et portant haut le
drapeau tricolore. Miette était devenue en un instant l'emblème de ces révoltés. Un peintre eût été présent qu'il aurait immortalisé la scène et le tableau aurait rejoint l'un des plus grands musées de France, tant la scène était forte et propre à édifier les esprits. Mais il n'y avait là pas de peintre. Il n'y avait que ces hommes, pauvres pour la plupart d'entre-eux, animés par leur espoir et par leur colère, et qui voyaient, eux qui n'avaient pas vu de peintures et presque pas d'images, qui ne connaissaient aucune allégorie, le symbole même de la France en lutte contre ses ennemis. L'artiste ne fait que reprendre des généalogies invisibles qui remontent dans le temps plus loin qu'il ne sait le déceler. Miette était soudainement entrée dans cette lignée immémoriale de femmes combattantes qui conduisent des hommes à elles dévoués. |
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15 mars | Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d'une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d'enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d'énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté. | Les hommes qui la voyaient pouvaient penser qu'elle allait rejoindre les cieux et prendre la place d'une comète dans le ciel, ou d'une étoile filante, de celles que l'on observe dans la campagne les nuits d'été. Elle était à la fois l'aube et le crépuscule, ce moment étrange où l'obscurité dispute la lumière. Elle était tout cela et pourtant une enfant, dans la fragilité de son âge. Elle allait conduire la troupe, tenir le drapeau. Elle allait accomplir le destin des vierges combattantes. | |
16 mars | Les
insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à
l'imagination vive,
étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette
grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur
son sein. Des
cris partirent du groupe. « Bravo, la Chantegreil ! Vive la
Chantegreil ! Elle restera avec
nous, elle nous portera bonheur ! » On l'eût acclamée longtemps si l'ordre de se remettre en marche n'était arrivé. Et, pendant que la colonne s'ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l'oreille : « Tu entends ! je resterai avec toi. Tu veux bien ? » Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait. Profondément ému, il était d'ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même enthousiasme que ses compagnons. Miette lui était apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autre maîtresse adorée, la République. |
Nul
doute que les artistes qui, en mars 1848, avaient répondu à
« l'appel aux artistes pour la composition de la figure symbolique
de la République française » auraient
trouvé en elle leur modèle et leur inspiration et
l'auraient ainsi à jamais immortalisée. Les enfants des écoles auraient
alors sous son buste récité des poèmes avec application. Mais la foule s'ébranlait maintenant, quelques-uns grommelant qu'il fallait aller plus vite, que la troupe allait venir et que le terrain n'était pas propice à la bataille. Il fallait investir la ville. Ces hommes des campagnes avaient pour la grande ville des sentiments ambigus. Elle était le lieu des affaires et des plaisirs comme elle était aussi le lieu du pouvoir et celui de l'oppression. On y trouvait le tribunal et la maréchaussée et c'est sur la grande place que la guillotine avait un jour été dressée. Mais ils savaient aussi par instinct que ses ruelles et ses recoins leur seraient plus propices que tout autre champ de bataille et ils savaient même où trouver des charrois pour dresser des barricades. |
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17 mars | Il
aurait voulu être arrivé, avoir son fusil sur l'épaule. Mais les
insurgés
montaient lentement. L'ordre était donné de faire le moins de bruit
possible.
La colonne s'avançait entre les deux rangées d'offres, pareille à un
serpent
gigantesque dont chaque anneau aurait eu d'étranges frémissements. La
nuit
glacée de décembre avait repris son silence, et seule la Viorne
paraissait
gronder d'une voix plus haute. Dés les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil à l'aire Saint-Mittre, qu'il retrouva endormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome. Miette se pencha et lui dit avec son sourire d'enfant : « Il me semble que je suis à la procession de la Fête Dieu, et que je porte la bannière de la Vierge. » |
Elle
chuchotait, craignant d'enfreindre les ordres et de s'en trouver
séparée de son amoureux. La porte de Rome, à cette époque, ne présentait encore aucun décor urbain digne d'une grande ville. Si certains avaient pensé, après la révolution et pendant le premier Empire, dresser un arc de triomphe à la gloire des héros de la liberté, le coût les en avait dissuadés. C'est que les habitants de Plassans aiment peu dépenser pour la chose publique. Ils s'enferment tôt dans la soirée dans leurs hôtels particuliers austères et qui sont leur seul luxe. Plassans est une ville où il n'est pas de bon ton d'exposer son argent et les trésors que détiennent les familles sont serrés dans la dernière pièce des appartements, celle dont les domestiques n'ont pas la clé. |
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II |
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18 mars | Plassans
est une sous-préfecture d'environ dix mille âmes. Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d'un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes : la route de Nice, qui descend à l'est, et la route de Lyon, qui monte à l'ouest, l'une continuant l'autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd'hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d'heure avant d'atteindre ces maisons. |
La
ville ressemble à beaucoup de ces villes méridionales qui se sont
perchées sur un pic ou, plus modestement, sur la colline la plus
escarpée. Elles jouent savamment avec le soleil et serrent leurs
maisons les unes contre les autres pour garder la fraîcheur en leur
cœur, les étés de canicule, mais aussi pour épargner le peu de terre
arable des alentours. Elles gardent des murailles ou des vestiges de
murailles et se veulent militaires, même quand elles n'abritent aucune
garnison. Parmi ces villes, Plassans n'a rien de si particulier si ce
n'est un air bourgeois et compassé qui ressemble à ceux qui veulent
faire oublier leurs ascendances paysannes. Elle accueille le marché et
même des bestiaux mais se pince le nez et repousse peu à peu les
pauvres à l'extérieur des murailles. C'est ainsi que se sont formés les
faubourgs, avalant peu à peu jusqu'aux cimetières. |
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19 mars | Il y a une vingtaine d'années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n'avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d'ailleurs encore aujourd'hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d'églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons. | Qui n'appartient pas à l'un de ces quartiers, n'y est pas né, ne s'y est pas marié et n'y a pas élevé ses enfants sera durablement un étranger. Il sera reçu si l'on y voit une possibilité d'alliance et s'il a bonne réputation. Sinon, il demeurera sa vie durant, dût-il la passer à Plassans, un paria. On pratique volontiers à Plassans l'hospitalité et l'aumône du pas de porte et l'on n'entre dans les maisons qu'avec parcimonie. Seuls les nobles, en cela imités par les bourgeois, reçoivent selon des rites qu'ils maîtrisent parfaitement. La vie de la campagne ne ressemble en rien à ces manières d'ancien régime qui nourrissent le ressentiment contre les gens de la ville, hautains et prévaricateurs. | |
20 mars | Le quartier des nobles, qu'on nomme quartier Saint-Marc, du nom d'une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d'herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s'étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d'où l'on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans le pays. Le vieux quartier, l'ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d'un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu'embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s'agrandir. | Plassans,
comme beaucoup de villes, s'agrandit ainsi comme un corps dont un seul
membre pourrait croître, et, ce qui est frappant, dans cette ville
millénaire, c'est que la société semble avoir dessiné son destin par la
topologie des lieux. Ainsi, la noblesse domine la plaine, mais, tout
aussi bien, se trouve au bord du gouffre et ne peut connaître aucune
évolution de l'espace qu'elle s'est octroyée. Le peuple vit
misérablement dans des maisons noircies, mais il est rassemblé,
industrieux et, d'une certaine façon, solidaire. Quant à la
bourgeoisie, elle fait ce que fait toute bourgeoisie : elle
s'étale, tout en imposant à tous un goût douteux pour les choses
voyantes, aidé en cela par l'État toujours prompt à collaborer avec
l'argent. Les rues sont droites, car il faut pouvoir y circuler
rapidement sans y être arrêté par les charrois des livraisons. Elles
sont droites, aussi, car les bâtisseurs manquent d'imagination. Enfin,
ces rues indiquent une forme d'économie rationalisée qui impose ses
modes de production. Elles disent la nécessité de laisser chacun chez
soi. Les rues de la bourgeoisie sont les rues de la limite, de la
clôture, du cadastre et de la propriété privée signalée à chaque coin
de rue. L'espace public tend à s'y restreindre comme ce tissu qui, au
lavage, rétrécit. |
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21 mars | Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c'est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la porte de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l'ouest à l'est, de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l'extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C'est là, vers le milieu de la rue, au fond d'une petite place plantée d'arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très fiers. | C'est
que leurs pères ont déployé toute leur habileté afin d'obtenir cette
sous-préfecture, sans ménager leur entregent, ni même leur argent pour
quelques cadeaux savamment distribués. Ils ne l'ont d'ailleurs pas fait
pour le seul plaisir d'avoir un sous-préfet à table. Leurs affaires en
dépendaient en partie. Si la sous-préfecture était allée dans quelque
ville concurrente, le marché aurait périclité, le tribunal aussi serait
parti. Pire encore, la caserne et ses soldats auraient rejoint la
sous-préfecture triomphante, laissant leurs biens à la merci des
révoltes et des pillards de tout acabit. Ils s'étaient donc battus,
allant en délégation jusqu'à Paris afin de rencontrer les nouveaux
maîtres de la France. Il n'y avait alors pas eu dans tout le pays
meilleurs républicains. Ils s'étaient ensuite faits soutiens de
l'Empire puis royalistes puis républicains. En 1851, ils étaient prêts
à retrouver l'Empire. |
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22 mars | Comme pour s'isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d'une ceinture d'anciens remparts qui ne servent aujourd'hui qu'à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d'un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand-Porte, s'ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l'autre bout de la ville. | Si
les bourgeois de Plassans avaient eu le goût de se faire accueillants,
ils auraient rebaptisé chacune des deux portes. La porte de Rome serait
devenue la porte des fleurs, ou bien encore celle des mimosas, quand la
Grand-Porte aurait pris le nom de porte de la soie. Mais les bourgeois
de Plassans ne connaissent pas de ces délicatesses, d'ailleurs les noms
donnés à ces deux portes ne sont écrits que sur de rares cartes
d'État-Major. Aucune plaque ne vient graver dans la mémoire du voyageur
ces noms quasi d'évidence. |
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23 mars | Jusqu'en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d'énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d'ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n'introduisait les gens qu'après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d'un judas ; pour peu qu'on lui déplût, on couchait dehors. Tout l'esprit de la ville, fait de poltronnerie, d'égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d'une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s'était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d'un bourgeois dévot qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n'être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n'y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s'enfermer comme une nonne. | Il
faut ajouter qu'au fil du temps, les gardiens de chaque porte avaient
prospéré. Ils avaient mis en place un commerce assez lucratif qui
voulait que l'ouverture des portes après l'heure de leur fermeture ne
pouvait s'effectuer que si le voyageur imprudent ou retardé payait son
écot. Bien sûr, cela ne pouvait fonctionner que si les deux gardiens
des deux portes, pratiquaient cet impôt spontané qui n'entrait pas dans
les caisses de la collectivité mais restait dans leurs poches. En
effet, il aurait suffi qu'un seul des deux gardiens baisse ses tarifs
pour que les voyageurs, se donnant le mot, privilégient, en faisant le
tour des remparts, la porte la moins chère. Les gardiens et leurs
familles avaient donc fixé, eux qui ne savaient pas lire, un barème
très précis qui tenait compte de l'équipage qui se présentait, de la
provenance du voyageur et du nombre de personnes. Les habitants de
Plassans, connus des gardiens, payaient beaucoup moins cher, voire ne
payaient pas du tout s'ils pouvaient se prévaloir d'un lien de famille
ou de voisinage avec l'un des deux gardiens. Ce lien valait d'ailleurs
pour les deux portes. Un étranger en grand équipage payait quant à lui
rançon et ne revenait jamais. |
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24 mars | La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d'eux-mêmes dans une des sociétés de la ville. | Seul l'amour permet parfois que ces sociétés se rencontrent et se mêlent. Et encore cela n'est-il possible qu'au prix de risques insensés. Pour autant, toutes les transgressions ne se valent pas. S'il est admis que les jeunes gens des quartiers nobles et bourgeois viennent puiser de la jouvencelle dans les quartiers populaires, il ne saurait en être de même si, par malheur, un jeune ouvrier vient à s'éprendre d'une fille de bonne famille. Si celle-ci cède à ses avances, elles est alors bannie, honnie, et plusieurs générations de probité ne suffisent pas à laver l'affront fait aux bonnes mœurs. | |
25 mars | Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L'été, ils habitent les châteaux qu'ils possèdent aux environs ; l'hiver, ils restent au coin de leur feu. | Il serait bien difficile de déterminer ce que craignaient les nobles de Plassans. Pendant la révolution, il ne leur était rien arrivé ou presque et l'Empire les avait laissé en paix, épargnant leurs fils de toute corvée militaire d'importance. Il y avait bien eu quelque velléité de confiscation de biens, qui avaient rapidement été arrêtées par le jeu des allégeances séculaires. Ils étaient alors demeurés royalistes comme on demeure fidèle au cœur de l'été à de vieilles chausses que l'on aimait porter l'hiver. | |
26 mars | Ce sont des morts s'ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d'un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l'entrebâillement d'une porte. | C'est
que l'abbé est allé livrer la communion à une vieille fille qui ne sort
plus de chez elle, ou bien même l'extrême onction. Il est d'ailleurs le
seul fournisseur qui passe par la porte de devant quand les autres,
quand ils entrent, passent par la porte de derrière. Parfois une ombre, l'été, traverse la rue ou la longe. On ne voit rien. C'est un oiseau qui cache le soleil. C'est un fantôme. Nul ne le sait. |
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27 mars | La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l'endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l'édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d'un autre âge ». D'ailleurs, les plus sceptiques d'entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu'un marquis ou un comte veut bien les honorer d'un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d'être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c'est ce qui leur fait crier très haut qu'ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l'autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple. | Voilà
bien la veulerie de la bourgeoisie et ce qui fait qu'il est impossible
de s'appuyer sur elle pour changer la cité. Les
mêmes qui se gaussent des remparts de la ville ont en leur esprit et en
leurs manières des remparts plus hauts et défendus que les vieux murs
croulants qui ne gênent personne. On se prendrait presque à comprendre
et à encourager la noblesse de ne pas céder à la mode et de continuer à
refuser de les recevoir. Pis, à n'y même pas penser. Ce qu'ils
appellent la modernité n'est que la recherche de l'organisation des
choses et du monde qui sera le plus favorable à leurs affaires
et à leur orgueil. Ils ont participé à la Révolution pour mieux guigner
les places laissées vides par la noblesse, ont accueilli l'Empire avec
soulagement et satisfaction. En 1851, ils étaient prêts à accueillir à
nouveau un homme providentiel, ou supposé tel car il leur serait
favorable. La démolition des remparts valait surtout, d'ailleurs, par
la valeur des terrains qu'elle laisserait vacants et leurs pierres
serviraient utilement de carrière à quelque immeuble de rapport qu'ils
ne manqueraient pas d'édifier. Le sous-préfet ferait semblant de ne
rien voir et de ne rien comprendre. |
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28 mars | Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n'est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d'être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays : les huiles, les vins, les amandes. Quant à l'industrie, elle n'y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s'il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l'ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D'ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays. | Il
est plus difficile de connaître ce que les gens du vieux quartier
veulent, sinon pouvoir continuer à travailler
et prospérer doucement sur de nombreuses générations. Ils forment un
groupe qui se reconnaît l'honneur comme valeur première et si leurs
rites ne s'expriment pas principalement, comme pour les deux autres
groupes, par la façon de se tenir à table ou en société, ils n'en sont
pas moins sourcilleux sur les convenances qui veulent que l'on salue
comme ceci ou comme cela, que l'on porte selon les cas, bonnet ou
casquette et jamais de chapeau. Si l'un d'entre-eux s'avisait de se
vêtir comme un bourgeois, il serait dans chaque rue moqué comme à
carnaval. Et une femme qui ferait la bourgeoise se verrait mise au ban
car soupçonnée d'être une demi-mondaine, sinon une cocotte. Ce sens de
l'honneur perdure jusqu'au cimetière. Il est de bon ton de regrouper
ses tombes par corporation. Les ouvriers de la tannerie et ceux de la
savonnerie y sont séparés, même dans la mort, par le petit peuple
indistinct de la vieille ville. |
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29 mars | Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s'établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite, l'avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu'à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d'un siècle, la noblesse a choisi l'allée placée au sud, qui est bordée d'une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l'autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l'après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d'avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant plus se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville. | Il
est arrivé dans l'histoire de la ville qu'un être étrange, et dont la
différence se remarquait d'abord à ses vêtements, s'aventurât à
traverser la frontière invisible qui sépare le cours Sauvaire. Si l'on
y regardait mieux, il portait sous le bras un chevalet maculé de
couleurs et tenait une valise,
tout aussi colorée, de la main laissée libre. Ses cheveux en bourrasque
et sa barbe non taillée achevait de le caractériser comme artiste, ou
comme fou, ou encore comme artiste fou, ou comme un fou qui faisait
l'artiste. Ceux que l'on nomme les braves gens, qu'ils soient du
peuple, de la noblesse et surtout de la bourgeoisie, ne comprenant
d'ordinaire rien à la folie ni à l'art, ne se risquaient pas à essayer
de faire la distinction. Seules les filles, et surtout les très jeunes
filles, le regardaient en douce, lui trouvant les yeux doux comme les
manières douces. Il était arrivé là il y a quelques années et vivait en
ménage avec une servante. Il regardait le ciel avec des yeux pâles et
se déplaçait au rythme de la lumière. Il consommait beaucoup de
couleurs et aussi de l'alcool, ce qui lui avait attiré les bonnes
grâces du marchand de vin et du marchand de couleurs. Personne dans la
ville ne comprenait ce qu'il faisait et les passants ne prenaient même
plus la peine de regarder des toiles où jamais ils ne se
reconnaissaient. Ils devenaient des ombres en mouvement, légèrement
colorées, qui s'estompaient ensuite à la nuit pleine. Il peignait la
ville avant de disparaître. |
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30 mars | Ce fut dans ce milieu particulier que végéta, jusqu'en 1848, une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances. | Car, ce siècle a commencé vraiment en 1848 et tout ce qui s'est passé avant, l'Empire tout entier, n'était que le dernier soubresaut de la Révolution, de cette Révolution qui n'en finissait pas de terminer le Siècle des Lumières. | |
31 mars | Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère, les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l'ancien cimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s'éteignit quelques années avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l'âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d'une singularité d'allures qu'on put prendre pour de la sauvagerie tant qu'elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu'elle avait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d'un bien qui faisait d'elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque qui l'avait loué pour une saison, était resté au service de la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l'opinion ; personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu'on voyait rôder autour d'elle depuis longtemps. Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le mariage était devenu une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais les faits démentirent ces médisances. | Personne
ne savait précisément ce qui liait ce Rougon, dont on ne savait même
s'il avait un prénom, à la riche orpheline. Il n'y avait peut-être
aucun mystère. Il était là lors des derniers jours du Père Fouque et il
avait aidé, alors, la jeune femme à supporter la folie de son père.
C'était une de ces folies bizarres qui prennent parfois les vieillards.
Il ne reconnaissait plus personne et surtout pas sa fille. Il se
perdait et un soir, un voisin l'avait ramené, alors qu'il errait l'âme
en peine à quelques centaines de mètres de chez lui. Rougon était alors
apparu pour Adélaïde comme le repère vivant d'une vie qui était soudain
devenue instable. C'était en effet une grande
angoisse pour une enfant,
qui aurait dû encore pouvoir compter sur la protection de son père, de
le voir ainsi réduit lui-même à cette grande incapacité. Quelques jours
avant sa mort, elle avait raconté dans le Faubourg que le vieil homme
était devenu agressif et que Rougon avait dû lui retirer de force le
fusil des mains. On ne sut jamais ce qu'il voulait en faire et si le
coup de fusil qu'il préparait était pour Rougon, pour sa fille ou pour
lui-même. Rougon avait sans grande peine maîtrisé le vieillard affaibli
mais cette courte lutte avait accéléré la fin. Fouque était resté
ensuite prostré, refusant obstinément de s'alimenter et s'affaiblissant
d'heure en heure. C'est ainsi qu'il était mort sans avoir prononcé un
seul mot, sans avoir échangé un seul regard avec sa fille. Rougon
l'avait ensuite aidée à replacer le vieux sur le lit. Il l'avait
habillé et rendu présentable pour les rares condoléances que le
voisinage avait apportées à la famille. Il n'y avait aucune raison
particulière qu'il disparût ensuite. Avait-il seulement où aller ?
Ce qui fit que plus tard ils se marièrent et que de cette union naquit
un fils qu'ils nommèrent Pierre n'était sans doute que la suite de cet
implacable enchaînement qui, de la mort, fait naître une nouvelle vie
qui hérite dès lors de l'histoire entière de ses parents. |
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1er avril | Adélaïde eut un fils au bout de douze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu'il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionner les Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière de bavardages. | On
comprend mieux ce qui motive vraiment la presse quand on regarde la
province. Les habitants des faubourg n'ont d'autres informations sur le
monde que celles que l'on colporte et on ne les colporte que parce
qu'elles provoquent l'excitation du peuple. Tout le reste n'est que
manipulation. |
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2 avril | Rougon mourut presque subitement, quinze mois après son mariage, d'un coup de soleil qu'il reçut, un après-midi, en sarclant un plant de carottes. Une année s'était à peine écoulée que la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sut d'une façon certaine qu'elle avait un amant ; elle ne paraissait pas s'en cacher ; plusieurs personnes affirmaient l'avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareil oubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l'étrange choix d'Adélaïde. Alors demeurait, au fond de l'impasse Saint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l'on désignait d'habitude sous cette locution : « Ce gueux de Macquart. » Cet homme disparaissait pendant des semaines entières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, les bras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait, il semblait revenir d'une petite promenade. Et les femmes, assises sur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer : « Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché ses ballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » La vérité était que Macquart n'avait pas de rentes, et qu'il mangeait et buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à la ville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul à une table, au fond d'un cabaret, il s'oubliait chaque soir, les yeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter ni regarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait sa porte, il se retirait d'un pas ferme, la tête plus haute, comme redressé par l'ivresse. « Macquart marche bien droit, il est ivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D'ordinaire, lorsqu'il n'avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant les regards des curieux avec une sorte de timidité sauvage. | Mais
à mieux y réfléchir, les braves gens auraient tout aussi bien pu louer
le pragmatisme d'Adélaïde. Elle avait en effet choisi l'homme
disponible le plus près du Jas Meiffren, là où elle habitait. Qu'il
fût un gueux mangé par l'alcool, de même que son apparence physique, ou
son caractère n'avaient rien à voir à l'affaire. Adélaïde ne
pouvait rester seule. Certes, pour s'aliéner cet homme, qui, de fait,
était n'importe quel homme, elle avait dû consentir à devenir sa
maîtresse. Mais cela n'était pour elle ni un outrage ni un plaisir,
mais
une forme de nécessité telle qu'elle avait pu l'observer chez les
bêtes. Elle ne se posait sur cela pas davantage de questions, comme, de
manière générale, elle ne se posait pas de question sur le monde, sur
les gens ni sur le cours des choses. Savait-elle au moins si l'on était
en république, sous l'empire ou encore en monarchie ? Rien n'était
moins certain. Comment l'aurait-elle su, d'ailleurs, elle qui ne
parlait pas avec le voisinage et qui ne lisait pas ? Adélaïde et
Macquart n'avaient aucune part à la société de Plassans et ne
participaient pas aux promenades du dimanche sur le cours Sauvaire.
Leur vie était en dehors de l'époque. Ils auraient tout aussi pu bien
vivre au temps des croisades et de la chevalerie. Les enfants les
auraient moqués comme ils les moquaient encore et on aurait fini par
prendre leurs pauvres terres pour manque d'allégeance au seigneur.
Adélaïde Fouque et Macquart sont de ces gueux, de ces manants, qui
n'ont jamais fait l'histoire tout en peuplant le monde de leur
descendance prolifique. L'alcool et la folie semblent avoir été créés
d'ailleurs pour limiter leur capacité à se reproduire. La rencontre de
ces deux êtres perdus ici-bas comme ils l'étaient pour le Ciel ne
pouvait se traduire rapidement que par quelques malheurs et par des
tragédies. Car chaque époque sait apporter ses tragédies aux plus
pauvres, aux plus oubliés et aux plus nécessiteux de ses contemporains. |
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3 avril | Depuis la mort de son père, un ouvrier tanneur qui lui avait laissé pour tout héritage la masure de l'impasse Saint-Mittre, on ne lui connaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières, et le voisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux et singulier garçon un contrebandier doublé d'un braconnier, un de ces êtres à figure louche dont les passants disent : « Je ne voudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d'un bois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l'accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé de trente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussailles de sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient le visage, pareilles aux touffes de poils d'un caniche, on ne distinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif et triste d'un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie de paria ont rendu mauvais. Bien qu'on ne pût préciser aucun de ses crimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans le pays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c'était cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu'Adélaïde avait choisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants : un garçon, puis une fille. De mariage entre eux, il n'en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n'avait vu une pareille audace dans l'inconduite. La stupéfaction fut si grande, l'idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à tel point les croyances des commères, qu'elles furent presque douces pour Adélaïde. | C'est
que l'attirance des êtres pour les êtres parvient parfois, et contre
toute attente, contre toute convenance-même, à briser les barrières qui
sont faites par la société pour empêcher les êtres de se
rencontrer.Rien d'autre que cette attraction universelle et cependant
étrange n'aurait pu expliquer
la rencontre féconde de ces deux êtres-là. Leur relégation aux confins
de la ville ne pouvait à elle-seule expliquer leur couple et la famille
qu'ils allaient constituer. Même si le terme de famille
n'était pas celui qui venait en premier lieu à l'esprit quand on les
croisait à la proximité du Jas Meiffren. Quand ils étaient ensemble,
ils ne changeaient en rien. Ils n'étaient pas de ces couples qui
s'apprêtent pour sortir et qui
montrent au monde une image apaisée. Ils étaient dans la vie comme ils
étaient certainement dans leur intérieur et jusque dans leur chambre à
coucher. Au premier abord, on les trouvait hagards et curieusement
fagotés et parfois même dépenaillés. Mais à mieux y regarder, ils
étaient négligés. Il n'y avait jamais aucune coquetterie chez eux, ni
dans leurs vêtements, ni dans leur mise, ni dans leur allure. Il
émanait ainsi de cette famille, qui avait tout de la meute animale, une
impression de sauvagerie puissante qui les faisait craindre, mais qui,
chez les commères du faubourg, suscitait une sorte de fascination. Au
lavoir, à voix basse ou plus fort, comme pour être entendues, elles
faisaient mine de s'étonner de la situation. Mais dans le creux de leur
âme, certaines recueillaient de secrets et curieux désirs où Macquart
était ce loup sauvage qui pouvait les engrosser. |
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4 avril | « La pauvret elle est devenue complètement folle, disaient-elles ; si elle avait une famille, il y a longtemps qu'elle serait enfermée. » Et, comme on ignora toujours l'histoire de ces amours étranges, ce fut encore cette canaille de Macquart qui fut accusé d'avoir abusé du cerveau faible d'Adélaïde pour lui voler son argent. | Il
n'en était peut-être rien, car la folie d'Adélaïde, tout aussi bien,
n'était que supposée. On aurait pu considérer, ailleurs qu'à Plassans,
et dans d'autres temps, qu'elle exerçait une forme de liberté de mœurs.
Elle était la seule à se montrer ainsi au plein jour quand les autres
jouaient les ombres la nuit sur l'aire Saint-Mittre. |
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5 avril | Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d'elle ces derniers, Antoine et Ursule, les louveteaux, comme on les nommait dans le quartier, sans d'ailleurs les traiter ni plus ni moins tendrement que son enfant du premier lit. Elle paraissait n'avoir pas une conscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces deux pauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titre que son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d'une main et Antoine de l'autre, ne s'apercevant pas de la façon déjà profondément différente dont on regardait les chers petits. | Ainsi, alors qu'ils se ressemblaient petits, et qu'ils se ressemblaient même beaucoup, ayant pris des traits de leur mère, assez vite, ils prirent le parti, comme s'ils s'étaient en cela concertés, de ne se ressembler en rien. Ils accentuèrent tant à dessein les marques de leur caractère que cela finit par modifier leur allure d'abord, puis leur complexion-même. Pierre se tenait droit et regardait droit. Antoine et Ursule préféraient regarder en coin et les cachettes où ils se maintenaient courbés tout le jour eurent mauvais effet sur leur colonne vertébrale. Si bien que l'on n'aurait su dire s'ils ressemblaient à leur physique ou si leur physique leur ressemblait. | |
6 avril | Ce
fut une singulière maison. Pendant près d'une vingtaine d'années, chacun y vécut à son caprice, les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. En devenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange qui passait à quinze ans pour une sauvage ; non pas qu'elle fut folle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il y avait en elle un manque d'équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. Elle semblait vouloir s'afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis, lorsqu'elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament. |
Adélaïde, en fait, n'aurait pas dû naître à Plassans mais au milieu d'une vaste steppe, où elle aurait vécu sans les contraintes imposées par des croyances qui ne convenaient pas à son mode de pensée. On l'aurait imaginée facilement pionnière du Grand Ouest des Amériques, mais elle aurait certainement alors trouvé le moyen de devenir la squaw d'un Indien lunatique au grand dam de sa communauté. On la voyait aussi tout au Nord près du pôle, vivant de poisson dans une maison de glace et ne s'embarrassant pas de distractions inventées par des sociétés oisives et bien pensantes. Innocente, elle aurait pu tout aussi bien pu se faire la fondatrice d'un culte païen qui aurait célébré les champs, les forêts et les rivières et la vie naturelle. Mais le faubourg n'était pas assez reculé pour que toute sa fantaisie puisse se déployer. Elle demeurait alors avec son amant famélique et sa marmaille disparate à la marge de Plassans, sans s'en soucier davantage. | |
7 avril | Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crises nerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Ces crises revenaient périodiquement tous les deux ou trois mois. Les médecins qui furent consultés répondirent qu'il n'y avait rien à faire, que l'âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régime des viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secousses répétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour, comme une enfant, comme une bête caressante qui cède à ses instincts. Quand Macquart était en tournée, elle passait ses journées, oisive, songeuse, ne s'occupant de ses enfants que pour les embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de son amant, elle disparaissait. | Si Adélaïde avait vécu en ville, on aurait certainement dit d'elle qu'elle vivait une passion si forte que rien, et pas même ses enfants, ne pouvait l'en éloigner. On lui aurait imaginé des attentes et des soupirs éperdus, des regards jetés au loin, vers des paysages embrumés. on aurait fait d'elle une histoire et les artistes l'auraient peinte devant de grands rochers noirs sous un ciel orageux. Mais Adélaïde ne vivait pas en ville et Plassans ne goutait pas les histoires d'amour, et encore moins les histoires passionnelles qui ne pouvaient relever que d'une folie douce ou même, d'une folie furieuse. Adélaïde vivait ainsi sans récit, sinon celui de la réprobation publique colportée par les commères du faubourg, dont elle était le principal sujet de conversation. | |
8 avril | Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite cour qu'une muraille séparait du terrain des Fouque. Un matin, les voisins furent très surpris en voyant cette muraille percée d'une porte qui, la veille au soir, n'était pas là. En une heure, le faubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants avaient dû travailler toute la nuit pour creuser l'ouverture et pour poser la porte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l'un chez l'autre. Le scandale recommença ; on fut moins doux pour Adélaïde, qui décidément était la honte du faubourg ; cette porte, cet aveu tranquille et brutal de vie commune lui fut plus violemment reproché que ses deux enfants. « On sauve au moins les apparences », disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde ignorait ce qu'on appelle « sauver les apparences » ; elle était très heureuse, très fière de sa porte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres du mur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allât plus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joie d'enfant, regarder son œuvre en plein jour, ce qui parut le comble du dévergondage à trois commères qui l'aperçurent contemplant la maçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque apparition de Macquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu'elle allait vivre avec lui dans la masure de l'impasse Saint-Mittre. | Personne n'avait même remarqué, dans l'aveuglement propre aux commérages et à la malveillance, que la porte existait depuis longtemps, sinon depuis toujours, et qu'elle avait été murée en des temps lointains pour des raisons qui étaient désormais oubliées. Il avait donc été assez aisé de la réouvrir et de redonner ainsi de la continuité à ce que l'histoire avait séparé. La masure avait un temps appartenu au domaine et dévolue à un gardien. La porte avait peut-être déjà servi à consommer un adultère et un mari jaloux l'avait peut-être fermée, laissant la petite maison, désormais peu accessible pour qui travaillait au Jas Meiffren. Macquart l'avait un jour occupée mais il n'est pas certain qu'il en eût pour cela le titre.Personne n'aurait d'ailleurs songé à lui disputer ce tas de pierres blotti contre la muraille moussue , cette cabane aux fenêtres de guingois, laissant passer le froid de l'hiver et les insectes de l'été, aux murs noircis pas la fumée de l'âtre, ni surtout les quelques meubles effroyablement laids qui l'avaient toujours meublée. C'était encore le temps où les villes en leur périphérie laissaient aux pauvres et aux marginaux des lieux qui pouvaient les accueillir sans qu'ils risquassent l'expulsion. La masure de Macquart était l'une de ces maisons communes que les pauvres se passaient de générations en générations. | |
9 avril | Le
contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à
l'improviste.
Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants, pendant les
deux ou
trois jours qu'il passait à la ville, de loin en loin. Ils
s'enfermaient, le
petit logis paraissait inhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart
avait
séduit Adélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s'étonna, à
la longue,
de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse par monts et par
vaux,
aussi mal équipé qu'auparavant. Peut-être la jeune femme l'aimait-elle
d'autant
plus qu'elle le voyait à de plus longs intervalles ; peut-être
avait-il
résisté à ses supplications, éprouvant l'impérieux besoin d'une
existence
aventureuse. On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s'était nouée et se prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l'impasse Saint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets. |
Mais il y a une hypothèse que personne n'avait formée, parmi celles, et même les plus osées, qui circulaient. Personne n'avait imaginé que Macquart était seulement un remarquable conteur et qu'à Adélaïde, ces jours et ces nuits, il racontait des histoires. De ses marches incessantes à travers le pays pour ses activités de contrebandier, Macquart rapportait des histoires colorées qu'il savait mettre en valeur, et surtout faire durer. Bien sûr, ce n'était pas ainsi qu'étaient venus leurs enfants, mais l'acte qui les avait engendrés était en quelque sorte la continuation incarnée des histoires de Macquart. On aurait pu en faire un livre, et il aurait certainement eu du succès. Personne ne savait non plus, pas même Adélaïde, s'il entretenait ou non, avec d'autres femmes, dans d'autres villes ou d'autres villages, des relations amoureuses et romanesques. Macquart, qui paraissait parfois se confondre avec les rochers et même avec les arbres des sentiers qu'il empruntait pour traverser les frontières, pouvait tout aussi bien avoir ici et là plusieurs femmes et toute une marmaille parmi lesquels il picorait comme un coq de basse-cour lassé de ses conquêtes. Personne ne savait rien de Macquart et n'en saurait jamais rien. Pas même Adélaïde. Ses enfants encore moins. | |
10 avril | On
devina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien que jamais
le bruit
d'une querelle ne sortît de la maison. À plusieurs reprises, elle
reparut, la
face meurtrie, les cheveux arrachés. D'ailleurs, pas le moindre
accablement de
souffrance ni même de tristesse, pas le moindre souci de cacher ses
meurtrissures. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle
se
laissait assommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cette
existence dura. Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison au pillage, sans s'émouvoir le moins du monde. Elle manquait absolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l'ordre lui échappaient. |
On
ne lui connaissait pas non plus de religion. Jamais on ne la voyait à
l'église en ces terres pourtant très catholiques.
Elle n'avait donc pas de confesseur qui aurait pu, outre l'absolution
de péchés semblables à ceux de la Samaritaine et de la femme adultère,
aurait pu l'accompagner dans les méandres de son âme. Un vieux prêtre
expérimenté aurait même pu ne pas se laisser impressionner par le mode
de vie bizarre d'Adélaïde, et lui trouver des innocences de fille de
Dieu. Elle aurait peut-être alors fini dans un couvent. Il n'en fut
rien et Adélaïde continua cette vie qui, dans l'ignorance des
convenances n'était donc pas dissolue. |
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11 avril | Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussent le long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ils portèrent leurs fruits naturels en sauvageons que la serpe n'a point greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée, jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dans le sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans les plants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à se battre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis, ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l'enclos, ils étaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrange maison de la folie lucide ; quand leur mère disparaissait pendant des journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaient des inventions si diaboliques pour molester les gens, que les voisins devaient les menacer d'aller leur donner le fouet. Adélaïde, d'ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu'elle était là, s'ils devenaient moins insupportables aux autres, c'est qu'ils la prenaient pour victime, manquant l'école régulièrement cinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s'attirer une correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Mais jamais elle ne les frappait, ni même ne s'emportait ; elle vivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l'esprit perdu. À la longue même, l'affreux tapage de ces garnements lui devint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriait doucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants la battront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allure indifférente semblait répondre : « Qu'importe ! » Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. L'enclos des Fouque, pendant les longues années que dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague si la jeune femme n'avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment, ce dont elle ne s'aperçut jamais. D'ailleurs, cela eut un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur. | Adélaïde avait peut-être lu L'Émile de Rousseau, mais n'en aurait retenu alors que des bribes et c'étaient ces bribes qui l'avaient conduite à adopter ce curieux mode d'éducation sans aucune contrainte. Il est plus probable, cependant, qu'elle ne voyait pas comment, ni pourquoi, elle pouvait appliquer sa volonté sur un autre être, fut-ce son enfant. Elle ne savait d'ailleurs peut-être pas que ces garnements étaient ses enfants. Peut-être avait-elle oublié ses grossesses, et même ses accouchements. Elle était ainsi avec eux comme ces princesses au sang épuisé le sont parfois avec les chiots qu'on leur a donnés. Ils étaient là, seulement là, tout à la fois comme s'ils l'avaient toujours été mais pouvaient aussi bien disparaître un jour sans que cela pût l'émouvoir. Elle ne les connaissait pas et ne cherchaient, en aucune manière, à les connaître. Ils lui rendaient la pareille. Ils avaient d'ailleurs développé entre eux, et pour eux seulement, leur propre langage, qu'elle ne cherchait pas à comprendre et qu'ils ne cherchaient pas à lui enseigner. Sans vergogne et surtout quand ils préparaient quelques bêtise des plus saugrenues, ils conversaient ou s'interpellaient dans cet idiome, qui leur était propre, et qui, avec les années, était devenu assez élaboré. Un jour, un des trois enfants, encore jeune, grimpa au sommet d'un arbre, au risque de se rompre le cou. Il monta si haut qu'il lui devin impossible de descendre sans risquer de tomber et de se blesser. Il commença à appeler à l'aide, d'abord en français, puis, personne ne venant, dans le langage étrange commun aux enfants. C'était un spectacle curieux que de voir ce mioche, la peau noircie par le soleil et la crasse, crier dans une langue inconnue au sommet d'un arbre. Pour autant, personne de la maisonnée ne parut s'en émouvoir. Le voisinage ne s'étonnait plus depuis longtemps des bizarreries qui pouvaient, à toute heure, advenir dans l'étrange demeure. On le laissa donc au sommet de son arbre. Il finit par en descendre, après plus de vingt-quatre heures, assoiffé et affamé, comme si l'arbre avait laissé choir un de ces papillons qui nichent dans l'écorce. Le lendemain, il recommençait. | |
12 avril | Soit
qu'il fut averti par un instinct secret, soit qu'il eût déjà
conscience de la façon différente dont l'accueillaient les gens du
dehors, Pierre, l'enfant légitime, domina dès le bas âge son frère
et sa sœur. Dans leurs querelles, bien qu'il fût beaucoup plus
faible qu'Antoine, il le battait en maître. Quant à Ursule, pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée aussi rudement par l'un que par l'autre. D'ailleurs, jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans s'expliquer leur haine vague, sans comprendre d'une manière nette combien ils étaient étrangers. Ce fut seulement à cet âge qu'ils se trouvèrent face à face, avec leur personnalité consciente et arrêtée. |
Leur
mère n'intervenait jamais dans leurs querelles, ce qui les
obligeait à prendre soin de ne pas se blesser, voire se tuer. Livrés à
eux-mêmes, l'instinct naturel de survie les guidait. Ils se frappaient
sans cependant aller jusqu'au sang. Ils n'utilisaient jamais d'armes,
ni les couteaux qui servaient à écorcher les bêtes et le gibier, ni,
lorsqu'ils furent grandi, les masses et massues laissées dans la grange
par les ouvriers. Ainsi, leurs batailles incessantes semblaient faire aussi partie de l'étrange éducation que leur donnait leur mère. Et force est de constater qu'ils entrèrent dans la vie le corps délié et l'âme vernie, prêts à affronter les situations les plus délicates et à donner en retour les coups que leur permettait leur condition. Car, dans le choix des armes non plus, les hommes ne sont pas égaux. |
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13 avril | À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts de Macquart et d'Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à l'ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sous l'influence nerveuse d'Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils, une sournoiserie pleine d'hypocrisie et de lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n'importe quel lit d'infamie, pourvu qu'il s'y vautrât à l'aise et qu'il y dormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! le brigand ! il n'a même pas, comme Macquart, le courage de sa gueuserie ; s'il assassine jamais, ce sera à coups d'épingle. » Au physique, Antoine n'avait que les lèvres charnues d'Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux du contrebandier, mais adoucis, rendus fuyants et mobiles. | Il
est toujours curieux de pouvoir ainsi déceler dans un visage jeune
l'alliage des traits qui l'ont constitué. Parfois, on peut même
distinguer certains traits posés là par les aïeux. C'est sans doute une
des raisons pour lesquelles les hommes ont inventé les dynasties, et
ont fait en sorte que les rois et les princes se fassent faire le
portrait. Et il est vrai que l'on peut pointer facilement chez toutes
les familles régnantes de France l'assemblage des lignées. Cependant,
cela n'est possible que lorsque les visages sont jeunes. Le temps, les
vices, l'alcool, la fatigue du travail ou de la rapine détruisent ce
que la nature a donné aussi sûrement que le bûcheron abat les arbres
dans la futaie. On pouvait ainsi voir chez ce jeune homme par où son
visage, puis son corps en entier, allaient partir. C'est ainsi que
l'alcool, de père en fils, ajoute une autre hérédité à celle de la
nature, pochant les yeux, donnant aux joues de la couperose, avec la
force implacable d'une autre gestation. |
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14 avril | Chez
Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune
femme l'emportait ; c'était toujours un mélange intime ;
seulement, la pauvre petite, née la seconde, à l'heure où les
tendresses d'Adélaïde dominaient l'amour déjà plus calme de
Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe l'empreinte plus
profonde du tempérament de sa mère. D'ailleurs, il n'y avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une soudure, singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des sauvageries, des tristesses, des emportements de paria ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d'Adélaïde, étaient d'une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent mourir d'étisie. |
Ursule
promenait ainsi tout le jour sa silhouette diaphane comme
si le vent, la pluie ou tout autre élément allait faire procéder
incessamment à sa disparition. On aurait pu la trouver jolie dans
quelques salons parisiens où sa transparence aurait échauffé l'esprit
de poètes embrumés par l'alcool et le cigare. À Plassans, on la
trouvait en mauvaise santé. Les animaux, seuls, reconnaissaient sa tendresse et sa déréliction. Ils s'approchaient facilement d'elle, et même les petits oiseaux quand elle reposait dans le jardin. Aucun d'entre-eux n'éprouvait nulle frayeur. Ils semblaient savoir qu'elle demeurerait longtemps incapable de faire intentionnellement le mal à quiconque. Elle était venue en vie, à peine et restait en vie par cette sorte d'habitude qui font que les corps vivent. |
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15 avril | En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d'eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l'avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi le père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l'amélioration ou la déchéance d'une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n'était toujours qu'un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l'intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés l'un par l'autre. Si la nature d'Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d'une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s'était opposée à ce que l'enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme. | Il n'est cependant pas possible de bien connaître ce qui, de l'hérédité du sang ou des circonstances de sa jeune vie, avait décidé de son caractère, voire même de sa complexion. On a ainsi vu des enfants, enlevés tôt à leurs parents pour être élevés par une institution ou par des relations éloignées perdre rapidement des traits que l'on croyait issus de leur race. Les marques physiques, elles-mêmes, selon la vie menée, s'accentuent ou s'estompent. Un visage disgracieux le devient par la vie, par l'alcool, par de mauvaises pensées, par le milieu hostile de la fabrique ou de la mine, quand il s'adoucirait jusqu'à l'aimable s'il était conservé dans la douceur d'un hôtel particulier de centre ville. Pierre Rougon se tenait à distance de Macquart et n'avait pas connu son père. Il lui avait fallu endosser dès son plus jeune âge la figure paternelle et n'en jamais rien démentir, sachant confusément que c'était cela que sa mère attendait de lui, et le faubourg aussi. Son rôle, qu'il ne pouvait discuter, était de rétablir un semblant d'ordre et de norme au sein du fantasque de sa famille. | |
16 avril | Pierre ne connaissait ni les emportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart. Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librement dans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l'empêcher de commettre une folie improductive. Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance n'avaient pas l'élan instinctif des vices d'Antoine ; il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sa personne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visage d'Adélaïde, on lisait déjà l'ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d'assouvissement, le cœur sec et l'envie haineuse d'un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ont fait un bourgeois. | Dans
toutes les religions, les nouveaux convertis sont les plus observants
et aussi les moins tolérants aux relâchements du dogme et des rites. Il
en va de même pour cette religion particulière que l'on nomme la
bourgeoisie, qui a ses rites et ses catéchismes, et qui se réserve à
cet effet des écoles et des cours. Alors que le fils et petit-fils de
bourgeois, assuré de sa pratique et de sa foi dans l'argent et dans
l'ordre pourra s'autoriser, ça et là, quelques dérogations mineures,
celui qui accède, par ce hasard de la vie qu'il qualifiera ensuite de
travail et de courage, aux plaisirs
et aux contraintes de la bourgeoisie, ne cessera, sa vie durant, de
multiplier les gages à son égard. Tout écart le plongera dans les
affres et il sera le plus prompt à réprimer tout mouvement qui
viendrait de ceux dont son père était issu. |
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17 avril | Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre les désordres d'Adélaïde et la singulière situation d'Antoine et d'Ursule, il ne parut ni triste ni indigné, mais simplement très préoccupé du parti que ses intérêts lui conseillaient de prendre. Des trois enfants, lui seul avait suivi l'école avec une certaine assiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité de l'instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Ce fut à l'école que ses camarades, par leurs huées et la façon insultante dont ils traitaient son frère, lui donnèrent les premiers soupçons. Plus tard, il s'expliqua bien des regards, bien des paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dès lors, Antoine et Ursule firent pour lui des parasites éhontés, des bouches qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda du même œil que le faubourg, comme une femme bonne à enfermer, qui finirait par manger son argent, s'il n'y mettait ordre. Ce qui acheva de le navrer, ce furent les vols du maraîcher. L'enfant tapageur se transforma, du jour au lendemain, en un garçon économe et égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts par l'étrange vie de gaspillage qu'il ne pouvait voir maintenant autour de lui sans en avoir le cœur crevé. C'était à lui, ces légumes sur la vente desquels le maraîcher prélevait les plus gros bénéfices ; c'était à lui, ce vin bu, ce pain mangé par les bâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune étaient à lui. Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter. Et comme les biens périclitaient, comme tout le monde mordait avidement à sa fortune future, il chercha le moyen de jeter ces gens à la porte, mère, frère, sœur, domestiques, et d'hériter immédiatement. | Le
paysan est maître en deux choses pour le moins : il connaît
l'importance de faire ce qu'il faut faire à temps, d'une part ; les
règles mathématiques de la croissance et de la ruine, d'autre part. Une
récolte ne peut attendre et celui qui, pour faire mûrir encore un peu
se blé dans l'espoir de l'alourdir, mais qui ne voit pas que la saison
des orages est déjà bien avancée, prend le risque de tout perdre et que
cette perte s'en ressente pour lui-même, sa famille et toute sa
descendance. De même, cette petite tache sur une feuille, qui ne dit
rien de grave, qui n'alarme pas le promeneur qui vient de la ville, va
attirer l'attention de son œil aguerri et averti et, dès lors qu'il
l'aura aperçue, ne le quittera plus. Il enverra toute sa maisonnée
chercher dans ses champs et jusque dans ceux de ses voisins traces de
ce petit point de corruption qui, pour ténu qu'il soit, est pour lui
l'annonce de ravages. Car cette tache est le signe d'une maladie de ses
plantes, qu'il doit éradiquer dès son commencement s'il ne veut pas
être contraint très vite de tout arracher. Pierre Rougon avait ces marques et ces connaissances ataviques. Cela était curieux car nul père ni oncle ni même serviteur n'avait pu les lui transmettre et il fallait concéder qu'il les avait acquises par le sang. Cela serait sans compter sur le regard de l'entourage, du faubourg tout entier qui, le considérant depuis son enfance comme paysan fils de paysan l'avait ainsi configuré tel plus sûrement que toute son hérédité; C'est aussi ce qui fait que les fils de voleurs de viennent des voleurs et que les banquiers gardent leur capital au sein de leur famille. |
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18 avril | La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu'il devait avant tout frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patience tenace, un plan dont il avait longtemps mûri chaque détail. Sa tactique fut de se dresser devant Adélaïde comme un reproche vivant ; non pas qu'il s'emportât ni qu'il lui adressât des paroles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé une certaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait. Lorsqu'elle reparaissait, après un court séjour au logis de Macquart, elle ne levait plus les yeux sur son fils qu'en frissonnant ; elle sentait ses regards, froids et aigus comme des lames d'acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié. L'attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d'un homme qu'elle avait si vite oublié, troublait étrangement son pauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pour la punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elle était prise d'une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ; on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, elle rattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent, elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains, acceptant les blessures de Pierre comme les coups d'un dieu vengeur. | Personne ne savait comment ce jeune homme mal dégrossi avait pu apprendre seul, et aussi rapidement, les pratiques d'une torture aussi sophistiquée. Aurait-il battu sa mère qu'un des hommes du faubourg aurait pu se laisser attendrir et venir au secours de la pauvre femme. L'aurait-il mise à la porte que la justice et la maréchaussée l'auraient rappelé à ses devoirs de fils légitime. Or, ne faisant rien de cela, mais exerçant sur elle un ascendant aussi violent qu'invisible, il ne courait aucun risque sinon celui que sa conscience, un jour pourrait lui faire courir. Cependant, la conscience de Pierre Rougon était tout entière attachée à sa fortune. Son montant valait-il qu'il en sacrifiât sa mère ? Rien n'est moins certain. Il le fit pourtant, porté en cela par l'indifférence de son entourage sinon la bienveillance coupable des bonnes gens qui voulaient voir en la dégradation de la santé d'Adélaïde une forme de punition divine. Pierre continuait donc, sans répit, certain de son fait comme peut l'être le chasseur qui va se saisir de sa proie. Avait-il parfois quelque tendresse filiale ? Rien n'est moins certain. Adélaïde ne s'était jamais vraiment occupé de lui. Elle ne l'avait jamais choyé ni consolé de ses malheurs d'enfant. Si bien qu'il serait difficile d'imaginer le simple petit élément de tendresse entre ces deux êtres. | |
19 avril | D'autres fois, elle le reniait ; elle ne reconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais, dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieux aimé mille fois être battue que d'être ainsi regardée en face. Ces regards implacables qui la suivaient partout, finirent par la secouer d'une façon si insupportable, qu'elle forma, à plusieurs reprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elle était devant lui comme une petite fille qui n'est pas certaine de sa sagesse et qui craint toujours d'avoir mérité le fouet. Pierre, en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s'en était fait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dans des explications difficiles et compromettantes. | C'est ainsi que le silence parle avec éloquence. Si Pierre était entré en conversation avec sa mère, les quelques phrases simples qu'il lui aurait fallu dire auraient été mêlées à tant de ressentiment qu'elles auraient été, à coup sûr, moins audibles. Aurait-il cherché des explications que sa piètre maîtrise de la langue confrontée à l'esprit fantasque de sa mère auraient rendu vaine toute tentative de raisonnement logique. Enfin, qu'avait-il à reprocher vraiment à sa mère sinon son impéritie financière et sa totale absence de considération pour les choses matérielles ? Lui aurait-il reproché d'avoir un amant ? Ce n'était pas qu'elle avait un amant qui l'inquiétait. N'ayant jamais connu d'autre situation, il la considérait presque comme naturelle. Ce qu'il lui reprochait surtout, c'était d'avoir pris, elle riche, un amant pauvre et de lui avoir donné deux enfants avec qui, sa vie durant, il devrait compter. | |
20 avril | Quand
le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu'il put la traiter en
esclave, il commença à exploiter dans son intérêt les faiblesses de son
cerveau et la terreur folle qu'un seul de ses regards lui inspirait.
Son premier soin, dès qu'il fut maître au logis, fut de congédier le
maraîcher et de le remplacer par une créature à lui. Il prit la haute
direction de la maison, vendant, achetant, tenant la caisse. Il ne chercha, d'ailleurs, ni à régler la conduite d'Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de ces gens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le pain et l'eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, il attendit un événement qui lui permît d'en disposer à son gré. |
Il y
avait chez Pierre Rougon de l'animal chef de meute que la
civilisation aurait perverti. L'animal se soucie de sa pitance,
conquiert les femelles et les défend, protège ses petits le temps de
leur apprentissage de la chasse pour que sa race se perpétue. La seule
épargne qui lui soit autorisée, et seulement chez certaines espèces,
est celle que l'hiver impose. Il est ainsi particulièrement frappant de
voir ces petits rongeurs amasser des provisions qui leur permettront de
survivre aux frimas s'ils ne deviennent pas la proie d'animaux moins
prévoyants mais aussi moins sensibles au froid. Il n'y a jamais que
l'homme pour entasser ce dont il n'a pas besoin, et même, ce dont il
n'aura jamais besoin quand toute une vie ne suffirait pas à jouir des
économies qui sont faites. Est-ce un souvenir enfoui dans l'âme du
déluge des temps anciens ? Ou la crainte de l'apocalypse à
venir ? |
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21 avril | Les
circonstances le servirent
singulièrement. Il échappa à
la conscription, à titre de fils aîné d'une femme veuve. Mais, deux ans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le toucha peu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme. Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenait l'argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère était un heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mère lui parla de cette affaire, il la regarda d'une telle façon qu'elle n'osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulez donc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonna Antoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et de liberté. Pierre, qui n'était pas pour les moyens violents, et qui se réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sans querelle, joua alors le rôle d'un homme désespéré : l'année avait été mauvaise, l'argent manquait à la maison, il faudrait vendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine. Puis il donna sa parole à Antoine qu'il le rachèterait l'année suivante, bien décidé à n'en rien faire. Antoine partit, dupé, à demi content. |
Dans
ces affaires, l'espoir vaut tout. Antoine serait-il parti faire
ses classes sans autre avenir que de passer six années sous les
drapeaux qu'il aurait eu le cœur lourd. Avec la promesse de son frère,
qu'il ne croyait pourtant qu'à moitié, il était presque rasséréné. Et
puis, l'esprit d'aventure des Macquart avait vite pris le dessus et la
perspective de voir du pays l'avait emporté sur les inconvénients de la
vie militaire, surtout que l'on était en temps de paix et qu'Antoine
n'était pas assez instruit ni éveillé pour pouvoir connaître des bruits
de guerre. Pierre l'avait dupé comme les maquignons savent vendre une
mauvaise bête. Il y a toujours dans leur mensonge une part de vérité et
c'est celle-ci qui emporte la conviction de celui qui les écoute.
Antoine avait cru qu'il serait racheté tout en prévoyant bien que
jamais les récoltes ne seraient assez bonnes pour valoir le prix de son
remplacement. De cette histoire, Antoine ne tira même aucune leçon et prit plaisir à raconter à ses camarades de régiment qu'il serait racheté avant la fin de ses classes, si bien que cela en était devenu une plaisanterie. |
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22 avril | Pierre
se débarrassa d'Ursule d'une façon encore plus
inattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se prit
d'une belle
tendresse pour la jeune fille, qu'il trouvait frêle et blanche comme
une
demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l'épousa. Ce fut de sa part un
mariage
d'amour, un véritable coup de tête, sans calcul aucun. Quant à Ursule,
elle
accepta ce mariage pour fuir une maison où son frère aîné lui rendait
la vie
intolérable. Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses
dernières
énergies à se défendre elle-même, en était arrivée a une indifférence
complète ;
elle fut même heureuse de son départ, espérant que Pierre, n'ayant plus
aucun
sujet de mécontentement, la laisserait vivre en paix, à sa guise. Dès
que les
jeunes gens furent mariés, Mouret comprit qu'il devait quitter
Plassans, s'il
ne voulait pas entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur sa
femme et
sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule à Marseille où il
travailla de
son état. D'ailleurs, il n'avait pas demandé un sou de dot. Comme Pierre, surpris de ce désintéressement, s'était mis à balbutier, cherchant à lui donner des explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu'il préférait gagner le pain de sa femme. Le digne fils du paysan Rougon demeura inquiet ; cette façon d'agir lui sembla cacher un piège. |
Il
chercha cependant en vain ce que Mouret pouvait bien lui demander en
retour. Dans cette affaire aussi l'esprit maquignon de Pierre
l'aveuglait. Il était comme ces marchands de bestiaux qui ont vendu une
bête malade sans le dire et qui, dès lors, à chaque foire et à chaque
marché, craignent de voir revenir leur acheteur en colère et prompt à
ruiner leur réputation. Car, d'une certaine façon, il avait vendu sa
sœur, la pauvrette, la laissant sans le sou alors qu'il aurait pu la
doter, elle la bâtarde. Il ne pouvait certes imaginer que les
sentiments de Mouret l'avaient rendu insensible à la condition de la
jeune fille. Rougon était incapable de concevoir même que les
sentiments puissent conduire au désintéressement. Il se tenait
résolument à l'écart de l'un et de l'autre. Ces choses-là n'existaient
que dans les livres et Rougon n'en lisait pas. En aurait-il lu, qu'il
n'y aurait pas cru et que cela n'aurait en rien éveillé son imagination
racornie. Il finit donc par accepter qu'il en fût ainsi, et ne demanda
pas de nouvelles du couple nouvellement marseillais. Mais au fond de lui subsistait le doute. Si Mouret ne demandait pas de dot pour Ursule, c'est qu'il avait un plan et si ce plan n'était pas immédiat, c'est qu'il était à long terme. Rougon se persuada ainsi qu'il fallait surveiller tout ce qui pouvait provenir des Mouret, dût-il exercer sa vigilance pendant des générations. |
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23 avril | Restait
Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre
ne voulait
continuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait. C'était par elle qu'il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte, s'attacher au pied un boulet qui arrêterait l'élan de son ambition ; la chasser, et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu'il allait avoir besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui d'amener Adélaïde à s'en aller d'elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé de ses duretés par l'inconduite de sa mère. Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d'épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères, espérant qu'elle s'enfuirait, le jour où elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la place plutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter dans |
Avec
Macquart s'était envolée toute chance de connaître et de
comprendre un jour ce qui liait ces deux êtres si dissemblables.
Personne n'avait jamais entendu l'une de leurs conversations. Macquart
partait avec sa connaissance des montagnes et de leurs chemins,
l'émerveillement des matins et des soirs quand les paysages se
révèlent. Adélaïde ne verrait jamais avec son amant les pourpres du
soir et le voile bleuté du matin. La contrebande n'est pas une affaire
de femme, disait son amant et elle était bien trop fragile. Elle
n'avait jamais insisté suffisamment pour le faire changer d'avis et
n'avait surtout pas mis assez de conviction à sa supplique. Elle était
pour cela comme pour tout demeurée dans un désir vague, jamais abouti
où les fantasmagories de son esprit enfiévré disputaient une forme
certaine de paresse. Personne ne comprit jamais non plus pourquoi elle
aimait temps le séjour de la masure de l'impasse Saint Mittre. La
maison était noire, sombre et exiguë et ne disposait d'aucune
commodité. La raison en était peut-être simple. Il y avait chez
Adélaïde de l'animal apeuré qui ne peut trouver le repos qu'en se
nichant dans un endroit reculé. La maison de l'enclos des Fouque lui
semblait trop grande, trop claire, trop exposée aux regards du
faubourg. La masure de Macquart, outre qu'elle lui rappelait très
certainement les jours de son amant, garantissait à sa pauvre âme le
secret qu'elle désirait. Elle veillait sur l'arme de Macquart, ou bien
était-ce l'arme qui veillait sur elle. On ne lui connut plus dès lors
d'autre compagnie. S'il avait fallu encore des preuves du stratagème de son fils dont l'unique objet était de la voir quitter sa demeure, il aurait suffi de l'observer quand Adélaïde enleva ses quelques guenilles de la maison pour les transporter de l'autre côté du mur. Jamais on ne vit fils plus prévenant. Il s'offrit pour l'aider, lui porta ses paquets, le tout plus promptement que le messager le plus zélé. Si la pauvre femme avait eu encore un peu de sens commun, cette serviabilité soudaine aurait éveillé ses soupçons. Toute au soulagement d'échapper enfin à son bourreau, elle ne ressentit qu'un peu de gratitude, non pas pour avoir porté ses frusques, mais plutôt de lui avoir épargné plusieurs voyages sous le regard de son fils. Ce n'est d'ailleurs pas qu'il eût voulu l'aider par un sursaut de miséricorde que de la voir quitter les lieux plus rapidement tout en effaçant la crainte de la voir changer d'avis. Pendant plusieurs jours, à chaque fois que le pauvre femme passait le porche de la maison, il sursautait, la scrutait d'un œil interrogateur et furieux, s'assurait qu'elle ne volait rien et la voyait repartir avec un soulagement qui n'était même pas dissimulé. Jamais les liens du sang, entre deux êtres, n'avaient été aussi distendus. Jamais on ne fit mentir autant les mots de mère, de fils et de famille. |
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24 avril | Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L'enclos des Fouque lui appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n'avait compté s'y établir. C'était un champ trop étroit pour son ambition. Travailler à la terre, soigner des légumes, lui semblait grossier, indigne de ses facultés. Il avait hâte de n'être plus un paysan. Sa nature, affinée par le tempérament nerveux de sa mère, éprouvait des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi, dans chacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente de l'enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains une somme assez ronde, devait lui permettre d'épouser la fille de quelque négociant qui le prendrait comme associé. En ce temps-là, les guerres de l'Empire éclaircissaient singulièrement les rangs des jeunes hommes à marier. | C'est même à se demander si, dans un ordre supérieur, ces cohortes de jeunes morts laissés sur les champs de bataille de l'Europe entière par les armées de Napoléon n'avaient pour autre rôle que d'effectuer un grand brassage des familles pour renouveler le sang de la noblesse, de la bourgeoisie et même celui des familles paysannes. Les pères qui, autrefois, n'auraient pas regardé le fils d'un métayer comme un parti possible considérait désormais la chose d'un autre œil et les filles elles-mêmes s'enhardissaient à regarder les hommes bien au-delà de ce que les convenances sociales auraient dû les y autoriser. Et l'on pourrait considérer l'histoire de France comme une longue suite, par la guerre étrangère et aussi la guerre civile de mouvements destinés à contrarier le lent abrutissement des villes et des campagnes par des mariages consanguins. | |
25 avril | Les
parents se montraient moins difficiles dans le choix
d'un gendre. Pierre se disait que l'argent arrangerait tout, et qu'on
passerait
aisément sur les commérages du faubourg ; il entendait se poser en
victime, en brave cœur qui souffre des hontes de sa famille, qui les
déplore,
sans en être atteint et sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il
avait jeté
ses vues sur la fille d'un marchand d'huile, Félicité Puech. La maison
Puech et
Lacamp, dont les magasins se trouvaient dans une des ruelles les plus
noires du
vieux quartier, était loin de prospérer. Elle avait un crédit douteux
sur la
place, on parlait vaguement de faillite. Ce fut justement à cause de
ces
mauvais bruits que Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais un
commerçant
à son aise ne lui eût donné sa fille. Il comptait arriver lorsque le
vieux
Puech ne saurait plus par où passer, lui acheter Félicité et relever
ensuite la
maison par son intelligence et son énergie. C'était une façon habile de
gravir
un échelon, de s'élever d'un cran au-dessus de sa classe. Il voulait,
avant
tout, fuir cet affreux faubourg où l'on clabaudait sur sa famille,
faire
oublier les sales légendes, en effaçant jusqu'au nom de l'enclos des
Fouque. Aussi les rues puantes du vieux quartier lui semblaient-elles un paradis. Là seulement, il devait faire peau neuve. |
Ces
rues n'égalaient pourtant en rien, à mieux y considérer,
l'enclos des Fouque, dont l'histoire s'était perdue au fil des temps.
Tracé sur les cartes et tous les cadastres depuis que l'on en
dessinait, il avait nourri Plassans de légumes par les plus
mauvais
jours. Son rendement faisait les envieux des autres maraîchers. Sa
situation, son sol, sa parfaite irrigation lui donnait des qualités
rares dans cette région où l'aridité disputait le sol à la stérilité de
l'acide. On aurait même pu croire qu'il avait été transporté,, comme
par magie, de plaines plus grasses et plus au nord. Mais Rougon avait
déjà ce regard impitoyable de ceux qui ne voient au prétexte de progrès
que l'éloignement, jugé salutaire, de la terre et de ses travaux; Il
avait oublié que jadis; la maraîcher avait un droit de cité plus
important que le marchand, fût-il prospère. Les ancêtres des Rougon,
pauvres et qui vendaient leur force à des propriétaires presqu'aussi
pauvres qu'eux, auraient tenu leur descendant pour fou, de préférer
abandonner un enclos aussi prospère pour un commerce qui connaissait
une mauvaise passe. Félicité n'était pas jolie au point de pouvoir
maquiller cette manœuvre intéressée sous les traits d'une passion. Ainsi Rougon ferait peau neuve dans le vieux quartier, au prix du reniement de l'honneur de ses ancêtres. Et telle serait désormais sa malédiction. |
|
26 avril | Bientôt
le moment qu'il guettait arriva. La maison Puech et
Lacamp râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec une
adresse
prudente. Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, du moins comme un
expédient
nécessaire et acceptable. Le mariage arrêté, il s'occupa activement de
la vente
de l'enclos. Le propriétaire du Jas Meiffren, désirant arrondir ses
terres, lui
avait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un mur mitoyen,
bas et
mince, séparait les deux propriétés. Pierre spécula sur les désirs de
son
voisin, homme fort riche qui, pour contenter un caprice, alla jusqu'à
donner
cinquante mille francs de l'enclos. C'était le payer deux fois sa valeur. D'ailleurs, Pierre se faisait tirer l'oreille avec une sournoiserie de paysan, disant qu'il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais à se défaire d'un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles, avaient vécu de père en fils. Tout en paraissant hésiter, il préparait la vente. Des inquiétudes lui étaient venues. Selon sa logique brutale, l'enclos lui appartenait, il avait le droit d'en disposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance, s'agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il se décida à consulter indirectement un huissier du faubourg. |
C'est
là le propre de la loi, de ne pas se conformer vraiment à
la supposée sagesse populaire et à ce qui semble juste aux gens. Seul
fils légitime il hériterait seul du bien de sa mère ? C'est ce que le
faubourg, interrogé à ce sujet, aurait très certainement décrété. C'est
peut-être même ce qu'auraient dit aussi la plupart des quartiers de
Plassans. Mais la loi veut des choses que le peuple ne veut pas et
c'est d'ailleurs pour cela que les tribunaux populaires, sans cesse, se
sont toujours trompés, prompts à prendre pour raison ce qui n'était que
sentiment sinon passion. On peut imaginer que c'est pour cela que l'on
a fini par écrire la loi, dès que les sages n'ont plus suffi à extraire
les justiciables des griffes de la populace, qui, en fait, n'aime que
le lynchage. Rougon savait au fond de lui ce que l'huissier pourrait lui dire. Ne l'aurait-il pas su qu'il ne l'aurait pas consulté. Au fond de son âme pourtant toute entière tournée vers le gain et la spéculation, excitée par l'envie de pouvoir et d'ascension sociale, il y avait une voix qui lui disait que la justice était ailleurs, qu'il valait bien un des bâtards de sa mère, nés de la même femme et de la même façon, que le sort l'avait favorisé mais qu'il ne différait en rien de ceux-là à qui il allait prendre ce qui leur revenait pourtant de droit. Le père Rougon n'avait eu que le mérite d'arriver le premier et d'épouser Adélaïde. Macquart, pour contrebandier qu'il fut, avait lui apporté une masure, en mauvais état, mais en pleine propriété. Dès que ces pensées l'assaillaient, il les repoussait prestement pour se concentrer sur son but. Il plissait alors un peu les yeux et le front, paraissait un instant préoccupé le temps de revenir à lui-même et son absence de scrupules. |
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27 avril | Il
en apprit de belles. D'après l'huissier,
il avait les
mains absolument liées. Sa mère seule pouvait aliéner l'enclos, ce dont
il se
doutait. Mais ce qu'il ignorait, ce qui fut pour lui un coup de massue,
c'était
qu'Ursule et Antoine, les bâtards, les louveteaux, eussent des droits
sur cette
propriété. Comment! ces canailles allaient le dépouiller, le voler,
lui,
l'enfant légitime ! Les explications de l'huissier étaient claires
et
précises : Adélaïde avait, il est vrai, épousé Rougon sous le
régime de la
communauté ; mais toute la fortune consistant en biens-fonds, la
jeune
femme, selon la loi, était rentrée en possession de cette fortune à la
mort de
son mari ; d'un autre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu
leurs
enfants qui, dès lors, devaient hériter de leur mère. Comme unique
consolation,
Pierre apprit que le Code rognait la part des bâtards au profit des
enfants légitimes. Cela ne le consola nullement. Il voulait tout. Il n'aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine. Cette échappée sur les complications du Code lui ouvrit de nouveaux horizons, qu'il sonda d'un air singulièrement songeur. Il comprit vite qu'un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté. |
C'est aussi à ce moment-là qu'il comprit qu'il faut, le cas échéant, trouver le moyen de pouvoir influer sur ceux qui font les lois et qu'il est plus sûr, et parfois plus rapide, de faire en sorte que les lois qui sont votées vous soient favorables que de tenter d'interpréter en sa faveur celles qui existent, voire de les enfreindre, ce qui demeure, malgré tout, toujours périlleux, surtout lorsque les conséquences peuvent se faire sentir sur plusieurs générations. On peut d'ailleurs relire toute l'histoire des changements de régime politique sous cet angle qui voudrait qu'un groupe, plus ou moins constitué, s'empare du pouvoir de faire des lois qui, sous couvert d'intérêt général, notion qui demeure floue malgré le travail des juristes, vont voter et appliquer des lois et des règlements conformes à leurs intérêts. Tout le droit de propriété est fondé sur ce principe et le droit de la famille n'oserait contredire ce droit premier de la propriété. Ces dispositions du Code en faveur des bâtards étaient moins le signe d'un souci de justice entre les êtres que la lointaine obligation de reconnaître quelques droits aux bâtards des nobles et des rois. La Révolution française, pourtant glorieuse, pour autant, ne trouve pas d'autres explications crédibles. La preuve, s'il en était besoin, est sa correction presque immédiate par le Premier Empire. | |
28 avril | Et
voici ce qu'il trouva, sans consulter
personne, pas même
l'huissier, auquel il craignait de donner l'éveil. Il savait pouvoir
disposer
de sa mère comme d'une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et
lui fit
signer un acte de vente. Pourvu qu'on lui laissât son taudis de l'impasse Saint-Mittre, Adélaïde aurait vendu Plassans. Pierre lui assurait, d'ailleurs, une rente annuelle de six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu'il veillerait sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à la bonne femme. Elle récita au notaire la leçon qu'il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d'un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l'enclos. Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère, étonnée d'avoir à signer un pareil reçu, lorsqu'elle n'avait pas vu un centime des cinquante mille francs, que c'était une simple formalité ne tirant pas à conséquence. En glissant le papier dans sa poche, il pensait : « Maintenant, les louveteaux peuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille a tout mangé. Ils n'oseront jamais me faire un procès. » Huit jours après, le mur mitoyen n'existait plus, la charrue avait retourné la terre des plants de légumes ; l'enclos des Fouque, selon le désir du jeune Rougon, allait devenir un souvenir légendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire du Jas-Meiffren fit même démolir l'ancien logis des maraîchers qui tombait en ruine. |
Cet enclos qui avait dessiné le faubourg, qui lui avait servi de repère, désormais n'existait que dans le souvenir. Et le souvenir vieillirait avec ceux qui le gardaient. Puis le souvenir disparaîtrait même. Qui allait garder la mémoire d'une famille éteinte, sans faits d'armes ou de négoces particuliers et qui n'avait rien inventé ? Et c'est ainsi que les histoires familiales qui, la veille, semblaient solides et pour toujours inscrites dans la configuration des villes s'effacent de la mémoire des hommes. Plus la ville est grande et plus cet effacement est rapide. À Plassans, cela prit quelques années et l'on trouvait encore après une décennie quelques vieux qui se rappelaient qu'il y avait eu là un enclos de maraîchers qui appartenait à une certaine famille Fouque et qui donnait les meilleurs légumes de la ville. Dans un village, il faut plusieurs décennies pour le même processus de disparition. Et encore, cela ne suffit-il pas parfois, l'enclos disparu laissant son nom à un chemin ou à une sente. Dans une grande ville, de celles qui sont en permanence transformées, démolies et reconstruites, cela ne prend parfois que quelques mois. Le grand travail d'oubli s'effectue sans encombre. Il n'y a que dans les villages à la périphérie de Paris que ces traditions demeurent et c'est sans doute pour cela qu'y naissent les révoltes et toutes les résistances au pouvoir central. À Montmartre, Belleville et Ménilmontant où les ouvriers se pressent, on connaît le prix d'un enclos de maraîchers qui assure les légumes pour tout un quartier. Si Rougon avait vécu là et tenté la même forfaiture, il aurait pu avoir à répondre de ses actes à plus fort que lui et le quartier entier n'aurait pas laissé un fils dépouiller ainsi sa mère, le privant dans le même temps de son approvisionnement. | |
29 avril | Quand
Pierre eut les cinquante mille francs
entre les mains,
il épousa Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires.
Félicité
était une petite femme noire, comme on en voit en Provence. On eût dit
une de
ces cigales brunes, sèches, stridentes, aux vols brusques, qui se
cognent la
tête dans les amandiers. Maigre, la gorge plate, les épaules pointues,
le
visage en museau de fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle
n'avait
pas d'âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bien
qu'elle en eût
en réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari. Il y avait une ruse
de
chatte au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de
vrille. Son
front bas et bombé ; son nez légèrement déprimé à la racine, et
dont les
narines s'évasaient ensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux
goûter les
odeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence de son
menton
qui se rattachait aux joues par des creux étranges ; toute cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l'intrigue, de l'ambition active et envieuse. Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendait séduisante. On disait d'elle qu'elle était jolie ou laide à volonté. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes ; mais cela dépendait plus encore du sourire triomphant qui illuminait son teint doré, lorsqu'elle croyait l'emporter sur quelqu'un. Née avec une sorte de mauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elle consentait le plus souvent à n'être qu'un laideron. D'ailleurs, elle n'abandonnait pas la lutte : elle s'était promis de faire un jour crever d'envie la ville entière par l'étalage d'un bonheur et d'un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie sur une scène plus vaste, où son esprit délié se fut développé à l'aise, elle aurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d'une intelligence fort supérieure à celle des filles de sa classe et de son instruction. Les méchantes langues prétendaient que sa mère, morte quelques années après sa naissance, avait, dans les premiers temps de son mariage, été intimement liée avec le marquis de Carnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc. La vérité était que Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et qui semblaient ne pas devoir appartenir à la race des travailleurs dont elle descendait. |
C'est
ainsi que certains êtres, sans déployer en cela aucun
moyen particulier, font mentir les catégories de la société qui veulent
que l'on reconnaisse un ouvrier parce qu'il aura le physique d'un
ouvrier, un bourgeois pas son embonpoint et une princesse par la
finesse de ses attaches. Les contes et les légendes raffolent de ces
histoires de princesses abandonnées en bas âge, dissimulées des années
durant sous des guenilles et qui sont enfin reconnues pour leur
véritable identité par tel ou tel détail de leur port. La vérité
est
certainement toute autre et ce que l'on prend parfois pour un signe
d'ascendance noble chez le plus vil des gueux est le dernier élément de
son corps sauvé de sa prime enfance. Chaque nouveau né a des grâces de
prince et c'est la condition qui lui est faite, dès sa naissance, et
dans les jours et les années qui suivent, qui vont peu à peu, et
parfois très rapidement, déformer son corps et lui donner telle ou
telle mise. Les nobles l'ont bien compris, qui entretiennent leurs
enfants dans la soie et la broderie et qui savent au mieux cacher leurs
traits disgracieux par de multiples artifices. Le bourgeois, de même,
va forcer l'ampleur de son ventre car il sait que ce ventre peut être
le gage de la bonne santé de ses affaires plus que de la sienne-même.
Quant au paysan qui n'a que la force de ses bras à vendre au
propriétaire, il avancera le dos voûté pour bien montrer qu'il ne
rechignera pas à se courber vers la terre. Félicité était de ces femmes de Provence, que l'on trouve aussi en Orient, qui peuvent à la demande et au besoin prendre ou non l'air modeste. C'est qu'il y a dans leur vie des moments où il ne fait pas se faire remarquer afin de ne susciter aucune mauvaise jalousie et des moments, au contraire, où il faut pouvoir exciter l'envie d'un quartier, sinon de toute une ville. La jeune fille à marier sera modeste pour ne pas ruiner son père qui devrait, sans cela, la doter lourdement pour qu'un mari accepte le risque de prendre pour femme une trop jolie fille qui pourrait le ridiculiser. La femme établie pourra laisser paraître ses formes généreuses, prouvant ainsi qu'elle aura fait un bon mariage et que son mari comme elle-même sont prospères. Félicité avait ce don de pouvoir en une seule journée jouer tous les rôles selon qui elle rencontrait. Ses capacités à changer d'âge et de rang en aurait fait, en temps de guerre, une redoutable espionne. |
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30 avril | Le vieux quartier s'étonna, un mois durant, de lui voir épouser Pierre Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourg dont la famille n'était guère en odeur de sainteté. Elle laissa clabauder, accueillant par de singuliers sourires les félicitations contraintes de ses amies. Ses calculs étaient faits, elle choisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on prend un complice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait que l'apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de la faillite. Mais Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait au loin dans l'avenir, et elle se sentait le besoin d'un homme bien portant, un peu rustre même, derrière lequel elle pût se cacher, et dont elle fit aller à son gré les bras et les jambes. Elle avait une haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour ce peuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats qui grelottent dans l'espérance d'une clientèle. Sans la moindre dot, désespérant d'épouser le fils d'un gros négociant, elle préférait mille fois un paysan qu'elle comptait employer comme un instrument passif, à quelque maigre bachelier qui l'écraserait de sa supériorité de collégien et la traînerait misérablement toute la vie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femme doit faire l'homme. Elle se croyait de force à tailler un ministre dans un vacher. Ce qui l'avait séduite chez Rougon, c'était la carrure de la poitrine, le torse trapu et ne manquant pas d'une certaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait porter avec aisance et gaillardise le monde d'intrigues qu'elle rêvait de lui mettre sur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de son mari, elle avait d'ailleurs su deviner qu'il était loin d'être un imbécile ; sous la chair épaisse, elle avait flairé les souplesses de l'esprit ; mais elle était loin de connaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu'il n'était. Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasard dans le tiroir d'un secrétaire, elle trouva le reçu des cinquante mille francs signé par Adélaïde. Elle comprit et fut effrayée : sa nature, d'une honnêteté moyenne, répugnait à ces sortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l'admiration. Rougon devint à ses yeux un homme très fort. | Dès
lors, elle ne l'appela plus que "mon Rougon" et cela ne
laissait pas d'étonner ses amies du vieux quartier qui ne s'attendaient
pas à ce que Félicité témoignât, et même en public, aucune marque de
tendresse à ce mari venu du Faubourg "par les femmes". Elles en
conçurent une curiosité qui les faisait jaser à voix basse à deux ou à
trois pendant les promenades du dimanche ou dans se secret de leurs
salons quand elles se rendaient visite les unes les autres. Il n'y
avait qu'un seul mystère qui pouvait avoir attendri le cœur sec de
cette fille noiraude
et les jeunes vierges en rougissaient en poussant de petits cris
effrayés et envieux. Car on pourrait croire que ces choses de la vie
qui ne devraient pas quitter l'obscurité des alcôves ne jouent en
société que par les récits d'amours contrariées et les passions
malencontreuses qui jadis se terminaient par des duels. Il n'en est
rien. Un homme qui dans une sous-préfecture comme Plassans se donne la
réputation de contenter sa femme, voire même de la combler, en acquiert
un prestige qui le fait regarder par les autres femmes et lui attire le
respect de la gent masculine. C'est sans doute que sous leurs oripeaux
et leurs coutumes langagières qui leur permettent le mensonge, les
sociétés des humains demeurent des hordes animales au sein desquelles
les mâles dominants ne craignent une fois vieillis que l'avènement des
plus jeunes. Et c'est aussi pourquoi ces mâles de la meute assurent le
plus souvent la promotion de régimes où les chefs se donnent les plus
beaux rôles et s'entourent d'une cour féminine où le droit de cuissage
n'est pas entièrement aboli. L'histoire de France continue ainsi de
faire la part belle à ces histoires de coucheries qui voudraient
témoigner de la puissance des rois , des princes et des empereurs. En
1848, sur les barricades parisiennes, c'est aussi cela que les femmes
de Belleville, de Ménilmontant et du faubourg Saint-Antoine avaient
combattu montrant le sein dénudé leur courage et leur vaillance comme
la maturité de leur combat. Les mâles leur avaient alors prêté des
mœurs saphiques, ce dont elles s'étaient moqué. Elles avaient pris
l'allure de la République. |
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1er mai | Le
jeune
ménage se mit bravement à la conquête de
la fortune. La maison Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que
Pierre
ne le pensait. Le chiffre des dettes était faible, l'argent seul
manquait. En
province, le commerce a des allures prudentes qui le sauvent des grands
désastres. Les Puech et Lacamp étaient sages parmi les plus sages ; ils risquaient un millier d'écus en tremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n'avait-elle que très peu d'importance. Les cinquante mille francs que Pierre apporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerce une plus large extension. Les commencements furent heureux. Pendant trois années consécutives, la récolte des oliviers donna abondamment. Félicité, par un coup d'audace qui effraya singulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit acheter une quantité considérable d'huile qu'ils amassèrent et gardèrent en magasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de la jeune femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable, ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leur provision. Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp se retirèrent de l'association, contents des quelques sous qu'ils venaient de gagner, mordus par l'ambition de mourir rentiers. |
C'est
aussi qu'en province, les vieux savent se retirer et n'encombrent pas
inconsidérément les affaires de leurs enfants. On pourrait croire que
c'est pour les laisser, eux jeunes, s'occuper d'un monde qui change. Il
n'en est rien. C'est qu'ils ont justement l'illusion que le monde ne
change pas et qu'ainsi, parce que leurs rues et leurs maisons n'ont en
rien été modifiées depuis leurs aïeux, ils pensent qu'il en est ainsi
du pays entier sinon de la terre entière. C'est ce qui fait le charme
des sous-préfectures, confites dans un temps qui semble arrêté et qui
s'émeuvent des nouvelles d'un monde qui leur paraît lointain dans la
distance et dans le temps. Le plus souvent, c'est Paris qui concentre
leurs craintes et, de façon paradoxale, leurs envies. En ces temps-là,
aller à Paris, c'était voyager dans le temps d'idées nouvelles et de
procédés nouveaux. Certains se risquaient à tenter de les importer dans
les provinces lointaines et jugées arriérées. Peu y réussissaient. Ceux
qui échouaient étaient regardés comme des fous dangereux quand ceux qui
parvenaient à vaincre la malédiction de l'immobilisme provincial
étaient jalousés mais considérés comme traitres. Le jeune ménage Rougon avait l'intention de commettre cette traitrise et de ne pas se contenter longtemps d'un obscur commerce d'huile dans une mauvaise rue de Plassans, à la merci de la perte des récoltes. |
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2 mai | Le
jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu'il avait enfin
fixé la fortune. « Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicité à son mari. Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s'apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en os qui chercherait à vous étrangler. Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l'abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci. « Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile », disait amèrement Félicité. |
Sa
mauvaise étoile, à bien y considérer, était sa cupidité et sa soif de
pouvoir et de puissance. Se serait-elle adoucie, jouissant de la vie,
de sa situation qui n'était pas si mauvaise que la chance lui aurait
souri. Mais, le destin, quand il se voit forcé trop fortement et mené à
force de coups de menton et de calculs mesquins, souvent se dérobe et
se plait ainsi à faire croire aux avaricieux qu'ils n'ont pas de
chance. C'est ainsi, de la même façon, que les hommes ont inventé la
grâce, qui touche ceux qui, sans effort particulier, du moins en
apparence, reçoivent de nombreux bienfaits. On dit que tout leur sourit
mais, le plus souvent, c'est que ce sont eux qui sourient au monde et
qu'ainsi souriant, ils s'en attirent la bienveillance. Mais la
ténacité, parfois, réussit à vaincre la malchance et des destins mal
tournés se laissent parfois convaincre au bout de quelques années. Le
plus triste, sans doute, et ce qui est vécu comme la plus grande
injustice, c'est la chance qui vient trop tard pour être dégustée. Ce
vieillard n'a pas besoin de cet héritage soudain qui lui vient d'un
cousin éloigné qui n'avait que deux ou trois années de plus que lui.
Cet homme à qui l'on offre une maison en haut de la colline est
désormais trop essoufflé pour pouvoir s'y rendre. La vie est ainsi
faite qu'il est préférable de ne pas tenter la chance, ni le guignon. |
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3 mai | Et
elle s'acharnait cependant, furieuse, ne
comprenant pas
pourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une première
spéculation,
ne donnait plus à son mari que des conseils déplorables. Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sans l'attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait être riche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur la fortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son mari à un poste important, elle gouvernerait. Ce n'était pas la conquête des honneurs qui l'inquiétait ; elle se sentait merveilleusement armée pour cette lutte. Mais elle restait sans force devant les premiers sacs d'écus à gagner. Si le maniement des hommes ne l'effrayait pas, elle éprouvait une sorte de rage impuissante en face de ces pièces de cent sous, inertes, blanches et froides, sur lesquelles son esprit d'intrigue n'avait pas de prise, et qui se refusaient stupidement à elle. |
Elle
sentait confusément que le calcul, qui semble implacable et qui égrène
les nombres jusqu'à l'infini, ajoutant une unité au nombre précédent,
avait des secrets qui lui échappaient. On peut avoir un aperçu de ces
mystères arithmétiques qui, de tout temps, ont fasciné les hommes, en
observant fonctionne cette petite fonction banale mais redoutable que
l'on appelle le pourcentage. Voilà des chiffres bien ordinaires, que
chacun manie facilement et que l'on apprend à l'école dès les petites
classes. C'est pourtant une martingale d'une puissance telle qu'elle
fait parfois vaciller les trônes. Il peut ainsi rester fixe et faire
varier les fortunes. Trois pour cent de rien ou de presque rien feront
toujours rien ou presque rien quand trois pour cent de milliards d'écus
atteindront des sommes considérables. La moindre variation peut avoir
une grande importance ou un importance minime et si le taux augmente de
un pour cent, pour le petit rentier, cela ne changera rien quand, pour
le spéculateur qui possède la moitié d'une ville, cela vaudra perte,
ruine, ou richesse. Rougon, lui, ne savait pas tout cela. Il croyait
encore aux valeurs nominales des pièces et des billets. Il demeurait
paysan. |
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4 mai | Pendant plus de trente ans, la bataille dura. Lorsque Puech mourut, ce fut un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptait hériter d'une quarantaine de mille francs, apprit que le vieil égoïste, pour mieux dorloter ses vieux jours, avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. Elle s'aigrissait peu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voir tourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d'huile, on eût dit qu'elle croyait activer la vente par ces vols continuels de mouche inquiète. Son mari, au contraire, s'appesantissait ; le guignon l'engraissait, le rendait plus épais et plus mou. Ces trente années de lutte ne les menèrent cependant pas à la ruine. À chaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deux bouts ; s'ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ils les réparaient à la saison suivante. C'était cette vie au jour le jour qui exaspérait Félicité. Elle eût préféré une belle et bonne faillite. Peut-être auraient-ils pu alors recommencer leur vie, au lieu de s'entêter dans l'infiniment petit, de se brûler le sang pour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle, ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté. | D'autres
qu'eux auraient été heureux, mais l'alliance du petit commerçant avec
le petit paysan, quand ils sont chacun en quête d'un changement de
condition dans la société, que celui-ci, d'ailleurs, réussisse ou ne
réussisse pas, conduit toujours à la rancœur. Que l'on se maintienne,
gagnant honnêtement sa vie et faisant vivre sa famille et on a
l'impression de stagner, de perdre son temps, de s'ankyloser. Que l'on
réussisse enfin, et voilà que l'on est dans cette nouvelle maison si
richement décorée comme celui ou celle qui trouve ses vêtements trop
grands et aux broderies trop lourdes. La pesanteur de la pauvreté
passée ne s'effacera pas avant de nombreuses générations. Il n'y a bien
que chez les très anciennes familles aristocratiques demeurées dans
leur château, qui n'est autre qu'une grosse ferme fortifiée, hobereaux
proches de leurs terres, connaissant chacun par son nom et par celui de
ses pères, et pouvant arpenter les yeux fermés chaque are de leur
domaine, que l'on trouve la parfaite assurance de ceux qui n'ont rien à
envier. Le roi de France les faisait venir à la cour pour tenter de les
mater. La plupart d'entre-eux, tout en courbant l'échine aspirait à se
retirer chez soi. |
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5 mai | Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, il poussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue une très lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eut une fécondité qu'on n'aurait jamais supposée, à voir la structure chétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle eut trois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieux pousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province. Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ; les filles, quand les dots manquent, deviennent de terribles embarras. Rougon déclara à qui voulut l'entendre que c'était assez, que le diable serait bien fin s'il lui envoyait un sixième enfant. Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quel chiffre elle se serait arrêtée. | Rougon
ne dit à personne comment il s'y prenait pour éviter d'agrandir sa
famille. Les méthodes ne manquent pas dans les campagnes, qui
permettent d'éviter d'avoir recours à la pratique qui demeure la
meilleure garantie contre les grossesses : l'abstinence. Il y a
les remèdes de grands-mères qui veulent par exemple que l'on éternue
après l'acte en parcourant la chambre à grands pas pour expulser la
semence. Il y a celles qui, plus aléatoires et moins démonstratives, se
fondent sur le cycle des menstrues. Enfin, à Plassans, certaines femmes
avaient recours aux sorciers et aux sorcières qui vivaient isolés près
de la Viorne mais à la clientèle nombreuse. On murmurait même qu'il y
avait des avorteuses, mais le fait ne fut jamais prouvé. Ainsi, les
méthodes abondaient pour limiter la taille des familles mais il faut
croire que Félicité avait choisi de ne pas y avoir recours. |
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6 mai | D'ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille comme une cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, qui s'écroulait entre ses mains. Ils n'avaient pas dix ans, qu'elle escomptait déjà en rêve leur avenir. Doutant de jamais réussir par elle même, elle se mit à espérer en eux pour vaincre l'acharnement du sort. Ils satisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cette position riche et enviée qu'elle poursuivait en vain. Dès lors, sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elle eut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts de domination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, il n'y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Elle sentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec une ferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendresses d'usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme un capital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts. | Elle
appliquait sans le savoir ce que les bourgeois de Plassans, de Paris et
de partout allaient bientôt appliquer avec la plus grande constance. Le
Premier Empire, encore tout proche, avait vu en effet le triomphe des
stratégies éducatives de la petite bourgeoisie provinciale. Après tout,
une famille d'importance moyenne, de cette province corse, éloignée de
la capitale, insulaire et à peine française, avait gagné la France et
une grande partie de l'Europe. L'épopée impériale n'aurait pas été
possible sans l'éducation des écoles des Jésuites et de la subtile
hiérarchie des écoles militaires. C'est certainement en souvenir des
efforts de sa famille pour l'établir grâce à l'éducation que Napoléon
prendra dès le Consulat des lois sur l'éducation. Pour Pierre et
Félicité, tout cela, cependant, était alors très récent et encore
étranger aux mœurs provinciales qui voulaient que les enfants de
commerçants commercent tôt. En cela, Félicité Rougon était une
pionnière. Elle serait suivie plus tard par toute la bourgeoisie de
France. |
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7 mai | « Laisse
donc ! criait Pierre, tous les enfants sont des
ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. » Quand Félicité parla
d'envoyer
les petits au collège, il se fâcha. Le latin était un luxe inutile, il
suffirait de leur faire suivre les classes d'une petite pension
voisine. Mais
la jeune femme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui
lui
faisaient mettre un grand orgueil à se parer d'enfants instruits ;
d'ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaient rester aussi
illettrés que
son mari, si elle voulait les voir un jour des hommes supérieurs. Elle
les
rêvait tous trois à Paris, dans de hautes positions qu'elle ne
précisait pas.
Lorsque Rougon eut cédé et que les trois gamins furent entrés en
huitième,
Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu'elle eût encore
ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entre eux de
leurs
professeurs et de leurs études. Le jour où l'aîné fit devant elle décliner rosa, la rose, à un de ses cadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le dire à sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul. |
C'était
comme si Félicité voyait ses enfants apprendre une langue nouvelle,
celle d'un eldorado inouï qui ne pouvait être atteint que par des
prouesses langagières. Cet apprentissage forcené du latin par toute une
jeunesse dont la plus grande part n'en ferait jamais rien consiste donc
en un rite équivalent en bien des points aux rites d'initiation des
sociétés anciennes. Il ne s'agit en fait pas d'un apprentissage d'une
histoire qui aurait vu des langues primitives, ravalées au patois,
disparaître au profit de la langue du conquérant. Il ne s'agit pas non
plus de s'initier aux racines de la langue française afin d'en mieux
maîtriser l'orthographe chantournée. Il s'agit d'une initiation au
pouvoir et ce n'est pas pour rien que les maîtres privilégient «
La Guerre des Gaules
» de Jules César où l'on apprend tout autant la cruauté et la fatuité
des chefs de guerre de l'ancien empire que les déclinaisons. Tout cet
enseignement du latin, en ce temps-là encore davantage, était
entièrement tourné vers la gloire impériale. En enseignant la langue
d'ancêtres qui n'en étaient pas, on préparait la jeunesse à se
soumettre à un régime autoritaire. |
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8 mai | Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderie qui s'établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus gros bonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petits tutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux ou trois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daigné mettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir trop payer un tel honneur. L'instruction des trois gamins greva terriblement le budget de la maison Rougon. | Félicité
voyait dans ces dépenses un investissement moins risqué que la
spéculation à l'année qu'elle faisait désormais sans grand succès sur
le commerce d'huile. Rougon y voyait un manque à gagner comme l'est une
terre laissée trop longtemps en jachère et qui pourrait rapporter.
Chacun restait donc avec les réflexes de sa condition et cela ne
pouvait avoir que des conséquences funestes. Pour que l'entreprise
réussisse, il aurait fallu que le père et la mère adoptent eux-mêmes
tous les dehors de la bourgeoisie. Les ignorant, ils en éloignaient
leurs fils malgré eux. |
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9 mai | Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, qui les maintenaient au collège, grâce à d'énormes sacrifices, vécurent dans l'espérance de leur succès. Et même, lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décida son mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit, le troisième suivit les cours de l'École de médecine. Puis, quand ils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout de ressources et qu'ils se virent obligés de revenir se fixer en province, le désenchantement commença pour les pauvres parents. La province sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. Toute l'aigreur de sa malchance remonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute. Ils l'avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts du capital qu'ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée lui fut d'autant plus sensible qu'il l'atteignait à la fois dans ses ambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je te l'avais bien dit ! » ce qui l'exaspéra encore davantage. | C'est aussi que ni Félicité ni Pierre ne connaissaient rien à Paris et qu'ils ne pouvaient, en conséquence, pas mesurer ce que cela représente, pendant toutes les années d'études, d'y être désigné, reconnu, montré parfois, comme provincial. Il y a d'abord l'accent. Les fils Rougon avaient celui de la Provence et mêlaient parfois, même après leurs années de collège, leur français à quelques mots de patois. Ce seul accent, que l'émotion ou la colère faisaient parfois éclater dans toute sa sonorité, les faisait reconnaître. Il y a ensuite la mise. Savoir comment s'habiller et quoi mettre selon les circonstances relève à Plassans de la tradition et de sa condition dans la société. Un boucher s'habille en boucher, un clerc de notaire en clerc de notaire. Les femmes qui s'autorisent des fantaisies en dehors des fêtes sont regardées comme volages. S'habiller en dehors de sa classe relève du sacrilège. Rien de cela à Paris. Des hommes habillés en princes sont des brigands de grand chemin quand de pauvres hères en guenilles sont héritiers de fortunes considérables. Celui-là avec une pelisse râpée est un écrivain célèbre quand cette belle dame en calèche est une demi-mondaine dont les frasques ne nuisent en rien à sa célébrité.La fille Puech n'avait en rien préparé ses fils à affronter ces bouleversements de la société. | |
10 mai | Un
jour, comme elle reprochait amèrement à
son aîné les
sommes d'argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec
non
moins d'amertume : Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, elle cessa d'accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu'à la fin », elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j'eusse encore de l'argent à leur donner. S'ils végètent, les pauvres garçons, c'est qu'ils n'ont pas le sou. » Au commencement de l'année 1848, à la veille de la révolution de février, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positions fort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougon devait s'épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus. |
On aurait pu dessiner sur leur visage et l'ensemble de leur corps ce qui revenait à Adélaïde et à Félicité comme se dessinent sur les pierres les veines des sédiments compressés lors du processus de pétrification. Adélaïde et Félicité étaient toutes deux filles de Plassans, de cette Provence qui chante en travaillant et qui connaît la valeur des couleurs. Si Félicité n'avait pas la folie d'Adélaïde, elle avait aussi une forme ténue de fantaisie qu'elle réfrénait avec ardeur. N'aurait-elle pas eu ce goût forcené de l'argent et du pouvoir qu'elle aurait pu tenter de s'élever autrement de sa condition et sa vaillance sinon son intrépidité auraient pu la jeter sur les routes en quête d'une aventure marchande. Si Plassans avait été plus proche de la mer, elle se serait embarquée vers les Amériques pour tenter la fortune du nouveau monde. Elle en rêvait parfois mais son rêve la ramenait toujours aux remparts de Plassans. Félicité ne réussissait pas car elle n'avait pas la force mentale d'abolir les remparts de Plassans et ses rêves de puissance se bornaient à la sous-préfecture. C'est aussi en cela que ses fils échouaient et semblaient toujours arrimés à la terre de l'enclos des Fouque pourtant désormais disparu. Le manque d'argent était ainsi une conséquence de la disposition d'esprit qu'elle avait léguée à ses fils et non la cause première de la façon dont ils végétaient frileusement. Aurait-on déplacé cette famille dans une ville sans rempart que l'imagination de Félicité aurait pu s'envoler. | |
11 mai | À cette époque, l'aîné, Eugène, avait près de quarante ans. C'était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l'obésité. Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse qui amollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheur jaunâtre de cire. Mais si l'on sentait encore le paysan dans la structure massive et carrée de la tête, la physionomie se transfigurait, s'éclairait en dedans, lorsque le regard s'éveillait, en soulevant les paupières appesanties. Chez le fils, la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce gros garçon avait d'ordinaire une attitude de sommeil puissant ; à certains gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui se détirait les membres en attendant l'action. Par un de ces prétendus caprices de la nature où la science commence à distinguer des lois, si la ressemblance physique de Pierre était complète chez Eugène, Félicité semblait avoir contribué à fournir la matière pensante. | C'était
ainsi un spectacle étonnant de voir cette masse que l'on aurait cru
volontiers inerte s'animer soudain et sembler vouloir prendre à
l'imiter la vivacité de sa mère. Eugène, certes, ne pouvait suivre plus
de quelques minutes Félicité qui virevoltait toute la journée et qui
fourbissait des plans de vengeance contre le sort qui lui était fait.
Mais, il la suivait en pensée et sous ses paupières fermées naissaient
de grands desseins. Il les gardait cependant pour lui, n'ayant aucune
intention de rembourser à ses parents le coût de ses études. Semblable
en cela à son père et à sa mère; il lui paraissait bien que les
attachements familiaux, en rien, ne devaient contrarier ses intérêts
propres. Eugène voulait le pouvoir pour lui-même, pas pour le céder à
sa famille. Ainsi, Eugène Rougon faisait-il l'effet de ce héros de la
fable qui prend le parti, après y avoir beaucoup songé, d'attendre la
fortune en restant dans son lit. Et il fallait bien que la fortune vînt
à lui, son manque d'agilité l'empêchant de la poursuivre. |
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12 mai | Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de son père. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, un mépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Il était la preuve que Plassans ne se trompait peut-être pas en soupçonnant que Félicité avait dans les veines quelques gouttes de sang noble. Les appétits de jouissance qui se développaient furieusement chez les Rougon, et qui étaient comme la caractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leurs faces les plus élevées ; il voulait jouir, mais par les voluptés de l'esprit, en satisfaisant ses besoins de domination. Un tel homme n'était pas fait pour réussir en province. Il y végéta quinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les occasions. Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain de ses parents, il s'était fait inscrire au tableau des avocats. Il plaida de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraître s'élever au-dessus d'une honnête médiocrité. À Plassans, on lui trouvait la voix pâteuse, les gestes lourds. Il était rare qu'il réussît à gagner la cause d'un client ; il sortait le plus souvent de la question, il divaguait, selon l'expression des fortes têtes de l'endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire de dommages et intérêts, il s'oublia, il s'égara dans des considérations politiques, à ce point que le président lui coupa la parole. Il s'assit immédiatement en souriant d'un singulier sourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable, ce qui ne parut pas lui faire regretter ses digressions le moins du monde, Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simples exercices qui lui serviraient plus tard. C'était là ce que ne comprenait pas et ce qui désespérait Félicité ; elle aurait voulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de Plassans. Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son fils aîné ; selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi qui serait la gloire de la famille. Pierre, au contraire, avait en lui une confiance absolue, non qu'il eût des yeux plus pénétrants que sa femme, mais parce qu'il s'en tenait à la surface, et qu'il se flattait lui-même en croyant au génie d'un fils qui était son vivant portrait. | C'est
ainsi que les parents regardent leurs enfants devenus adultes autrement
que ne les voient les gens. Quand tout Plassans voyait en Eugène un
homme grossi, un peu fat et malin comme un paysan, Félicité le voyait
alourdi et pesant comme son mari à qui elle n'avait jamais concédé
aucune finesse. Ce qui retenait Eugène à Plassans, dans sa médiocrité
de déclassé, était tout autant, sinon davantage, l'ambition de sa mère
que la graisse qu'il avait accumulée comme pour prouver au monde que
son argent provenait du commerce de l'huile. Elle le retenait dans les
rets de sa propre ambition, voulant qu'il réussisse et l'exigeant même,
non pour lui ni même pour son nom mais pour elle. Ce qui arrimait
Eugène au miteux tribunal civil de Plassans, c'était sa mère.
Aurait-elle disparu qu'il se serait envolé. Il y avait là, entre la
mère et le fils, une guerre tout aussi cruelle que celle que Pierre
avait menée contre la vieille Adélaïde. Elle était plus insidieuse,
mais non moins violente et l'issue n'en était pas donnée. Un jour
qu'elle lui reprochait ce qui, certes, pouvait s'assimiler à de la
paresse, il lui fit le reproche, comme s'il plaidait devant le juge, de
l'empêcher de réussir à le suivre du regard, lui rappelant ainsi sans
cesse qu'il était le fils d'un paysan et d'une marchande d'huile. La
charge était violente et assez inusitée. Lui faire ce reproche, Eugène
le savait, pouvait tuer la pauvre femme plus sûrement que la morsure du
serpent le plus venimeux. Elle regarda son fils, devenue blême sous
l'offense, brulant de lui dévoiler la source vive de son ambition. Elle
était à cet instant comme ces personnages de l'Odyssée qui ne peuvent
dévoiler leur véritable identité sous peine de courroucer les dieux encore
davantage.
Elle vit défiler les jours et entendit de nouveau les cris de cet
enfant qui l'appelait. Pour rien au monde elle n'aurait essuyé une
larme devant ce fils ingrat. Alors, elle se contenta d'aller chercher
en elle tout ce qu'elle pouvait concentrer de morgue et d'arrogance.
Elle le regarda sans mot dire, comme quelqu'un qui sous l'affront
promet la revanche. Elle vit les jours qui viendraient défiler devant
elle, et avec ces jours toute l'histoire de sa descendance. Un
sourire lui vint. Elle savait alors qu'Eugène n'était que la maillon
provisoire de son histoire à elle. |
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13 mai | Un
mois avant les journées de février, Eugène devint
inquiet ; un flair particulier lui fit deviner la crise. Dès lors, le pavé de Plassans lui brûla les pieds. On le vit rôder sur les promenades comme une âme en peine. Puis il se décida brusquement, il partit pour Paris. Il n'avait pas cinq cents francs dans sa poche. |
C'est
que le destin ne compte pas en jours, ni même en mois ou en années.
Le destin ne compte pas le temps. Il advient quand il doit advenir et
fabrique alors l'histoire avec plus d'assurance que le tisseur ou le
cordonnier. Il jette sans un sou sur les routes les plus prévoyants. Il
engage les riches vers la ruine et les pauvres encore davantage dans la
parcimonie. |
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14 mai | Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène, géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère et des avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires, où les instincts de son père dominaient. | Cette opposition de l'esprit entrainait une opposition du physique et ceux qui ignoraient leurs liens de parenté ne pouvaient pas deviner qu'Eugène et Aristide étaient frères tant ils étaient en tout dissemblables. Ce qui prévalait chez Aristide semblait bien une agilité mauvaise. | |
15 mai | La nature a souvent des besoins de symétrie. Petit, la mine chafouine, pareille à une pomme de canne curieusement taillée en tête de polichinelle, Aristide furetait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de jouir. Il aimait l'argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandis qu'Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s'enivrait de sa toute-puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire, logé dans une demeure princière, mangeant et buvant bien, savourant la vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Il voulait surtout une fortune rapide. Lorsqu'il bâtissait un château en Espagne, ce château s'élevait magiquement dans son esprit ; il avait des tonneaux d'or du soir au lendemain ; cela plaisait à ses paresses, d'autant plus qu'il ne s'inquiétait jamais des moyens et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs. La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits de brute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissance matérielle s'épanouissaient chez Aristide, triplés par une éducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu'ils devenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme, Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combien Eugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottises et les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu'il serait l'homme supérieur de la famille, et qu'un homme supérieur a le droit de mener une vie débraillée, jusqu'au jour où la puissance de ses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence à l'épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut un de ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans les brasseries du Quartier latin. D'ailleurs, il n'y resta que deux années ; son père, effrayé, voyant qu'il n'avait pas encore passé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercher une femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un homme rangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pas clairement dans ses ambitions ; la vie de province ne lui déplaisait pas ; il se trouvait à l'engrais dans sa petite ville, mangeant, dormant, flânant. | La
chose était paradoxale, car, il y a rarement de fortunes rapides dans
les petites villes de province. Les raisons de cela sont assez
évidentes. Il est difficile d'y spéculer. La spéculation repose sur la
confidentialité sinon le secret. Le spéculateur sait ce que ses dupes
ne savent pas. À Plassans comme dans toutes les petites villes
provinciales, tout se sait et le moindre mouvement suspect est analysé,
commenté, éventé. Il y a aussi que la spéculation s'épanouit quand la
taille des opérations permet de faire la culbute. Spéculer sur un
arpent de terre à Plassans, fût-il habilement situé sur le tracé d'une
avenue nouvelle ne permettra jamais de devenir riche aisément et
rapidement. Il faudra attendre des siècles. Et encore, la chose ne
rapportera jamais que quelques sous propres seulement à ravir des
ambitions modestes. Devenir riche, en somme, suppose que la société
vous accepte comme tel. En province, tout est fait au demeurant pour
que les riches demeurent riches, mais pas trop riches et que les
pauvres ne se plaignent pas d'être pauvres, pas trop. La société, par
mille moyens, leur assure la subsistance, fût-ce par l'aumône. On a
ses pauvres comme on a ses bêtes ou ses domestiques. Dans les grandes
villes, les pauvres sont laissés à eux-mêmes et cela, rapidement,
tourne mal. Enfin, il est facilement observable que les richesses
rapides font les jouissances rapides et ostentatoires. Rien n'est plus
mal aisé que de faire montre de son argent dans une ville de province,
où il est de bon ton de n'en jamais rien montrer. Ainsi, celui qui,
malgré tous les obstacles, serait parvenu à amasser en moins d'une
génération, par un coup du sort presque magique, une fortune
considérable, ne saurait rien en faire. Se ferait-il construire un
palais, que ce serait une attraction de foire. Rachèterait-il un
quartier que ses voisins continueraient de lui préférer la
sous-préfecture. Aristide était pourtant dans cette forme d'aporie, de
vouloir jouir à Plassans comme il l'aurait fait à Paris d'une fortune
imaginaire que toute la province ne laissait de lui refuser. |
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16 mai | Félicité plaida sa cause avec tant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger le ménage, à la condition que le jeune homme s'occuperait activement de la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier une belle existence de fainéantise ; il passa au cercle ses journées et la plus grande partie de ses nuits, s'échappant du bureau de son père comme un collégien, allant jouer les quelques louis que sa mère lui donnait en cachette. Il faut avoir vécu au fond d'un département, pour bien comprendre quelles furent les quatre années d'abrutissement que ce garçon passa de la sorte. Il y a ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d'individus vivant aux crochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, mais cultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion. Aristide fut le type de ces flâneurs incorrigibles que l'on voit se traîner voluptueusement dans le vide de la province, Il joua à l'écarté pendant quatre ans. Tandis qu'il vivait au cercle, sa femme, une blonde molle et placide, aidait à la ruine de la maison Rougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes et par un appétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle. | Parfois,
rarement, on les voyait ensemble marcher le long de la promenade dans
un silence ennuyé. Rien ne les portait à la conversation. Elle pensait
au dîner qui allait venir et à la sauce qu'elle pourrait avoir préparée
si elle avait été moins lasse. Il pensait qu'il soustrayait tout ce
temps au jeu et à ses camarades de jeu et échafaudait des martingales
complexes et sans doute trop élaborées pour le jeu si sommaire de
l'écarté. Leur ennui venait certainement qu'ils n'avaient l'un pour
l'autre aucun attrait. Leur mariage arrangé comme tant de mariages de
province provoquait chez ces êtres mornes une forme particulière de
catalepsie. En présence l'un de l'autre, ils semblaient se figer. S'ils
restaient au salon, fussent-ils avec leurs parents, qu'ils
s'endormaient aussitôt et ne se réveillaient qu'avec l'extinction de la
lampe. En revanche, dès qu'ils étaient séparés, ils reprenaient vie,
s'ébrouaient et pouvaient même être de compagnie accorte. Chez la
couturière, Angèle était la cliente la plus appréciée, pleine de rires
et de plaisanteries. Au cercle, Aristide était bon camarade, à la
plaisanterie facile, bon perdant et friand d'anecdotes volontiers
un peu salaces. Ils vivaient chacun dans leur monde et n'eurent
d'enfants qu'après quelques années de mariage. |
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17 mai | Angèle
adorait les rubans bleu ciel et le filet de bœuf
rôti. Elle était fille d'un capitaine retraité, qu'on nommait le commandant Sicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs, toutes ses économies. Aussi Pierre, en choisissant Angèle pour son fils, avait-il pensé conclure une affaire inespérée, tant il estimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille francs, qui le décida, devint justement par la suite un pavé attaché à son cou. Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dix mille francs, en s'associant avec lui, ne voulant pas garder un sou, affichant le plus grand dévouement. |
Aristide,
d'ores et déjà, et sur une matière qui d'ordinaire ne s'y prêtait pas,
exerçait ses talents de spéculateur, sinon de prévaricateur. L'astuce
est bien connue et ce, depuis la nuit des temps, qui veut que l'on
tienne autrui par la dette qu'il encourt. C'est même un des ressorts
principaux de la religion, qui invente un péché originel, source d'une
dette inextinguible, qui dès lors tiendra le pénitent dans une
génuflexion permanente. Le plus souvent, les parents maintiennent leurs
enfants dans cette idée qu'ils leur doivent quelque chose, espérant par
là même que leur progéniture prendra soin d'eux l'âge venu. L'inverse,
cependant, est plus rare. |
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18 mai | « Nous
n'avons besoin de rien, disait-il ; vous
nous entretiendrez, ma femme et moi, et nous compterons plus
tard. »
Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet du désintéressement
d'Aristide.
Celui-ci se disait que de longtemps peut-être son père n'aurait pas dix
mille
francs liquides à lui rendre, et que lui et sa femme vivraient
largement à ses
dépens, tant que l'association ne pourrait être rompue. C'était là quelques billets de banque admirablement placés. Quand le marchand d'huile comprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était plus permis de se débarrasser d'Aristide ; la dot d'Angèle se trouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. Vingt fois, s'il avait pu les désintéresser, il aurait mis à la porte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergique expression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeune homme, qui avait pénétré ses rêves d'ambition, lui exposait chaque soir d'admirables plans de fortune qu'il devait prochainement réaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sa bru ; il faut dire qu'Angèle n'avait pas une volonté et qu'on pouvait disposer d'elle comme d'un meuble. Pierre s'emportait, quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur fils cadet : il l'accusait plutôt de devoir être un jour la ruine de leur maison. |
Aristide
était un conteur d'une grande efficacité. Il savait exactement ce
qu'espérait sa mère et quels étaient ses rêves. Il ne faisait en
conséquence que commencer à leur donner un peu dé réalité ; et la bonne
femme, en entendant de la bouche de son fils ce qu'elle ne faisait
qu'entrevoir le soir avant de s'endormir avait l'impression que ses
chimères étaient devenues réalité. Ce genre de récit est connu depuis l'antiquité. C'est celui du bonimenteur qui promet des fortunes mais c'est aussi celui des poètes qui chantent la gloire des puissants et qui leur annoncent la victoire dans la bataille et des lendemains d'abondance. Ce sont aussi les récits qui décrivent, et parfois par le menu, le paradis d'après la mort et qui envoient, pour le gagner, des cohortes de gamins sur des sentiers glorieux. C'est enfin la forme de tous les chants guerriers et de tous les hymnes. On ne dira jamais assez la puissance du verbe qui peut donner aux inventions de l'esprit plus de réalité que ce que chacun voit chaque jour devant ses yeux et plus de réalité-même que ce qui s'est passé dans les temps historiques. L'histoire, d'ailleurs, sous son apparence d'objectivité, n'échappe pas à cette contamination lyrique. Tant de batailles embourbées sont devenues avec le temps et le talent des conteurs des chevauchées dans des champs fleuris. Tant de héros transis et sans doute angoissés devinrent sous le charme du récit intrépides et superbes. |
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19 mai | Pendant les quatre années que le ménage resta chez lui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sans qu'Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de leur calme souriant. Ils s'étaient posés là, ils y restaient, comme des masses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendre à son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui, Aristide chercha tant de chicanes, qu'il dut le laisser partir sans lui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Le ménage alla s'établir à quelques pas, sur une petite place du vieux quartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furent vite mangés. Il fallut s'établir. Aristide, d'ailleurs, ne changea rien à sa vie tant qu'il y eut de l'argent à la maison. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. On le vit rôder dans la ville d'un air louche ; il ne prit plus sa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement, sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu'il n'était. | Quelque
chose en lui l'empêchait de travailler, et même davantage, de consentir
au travail. Il en parlait parfois le soir avec Angèle et échafaudait
pour elle des contes dans lesquels cette aversion profonde pour le
salariat venait d'une lointaine ascendance noble. Il s'agissait alors
cependant d'une noblesse de cour et il lui fallait aller dans son récit
jusqu'à Versailles et jusqu'au roi pour pouvoir imaginer des
aristocrates aussi paresseux que lui. Angèle, confit au milieu de ses
rubans, affamée comme à son habitude, écoutait, acquiesçait et parfois
même participait et ils n'étaient pas rares les soirs où un récit
précis d'un banquet à la cour leur tenait de repas dès qu'ils avaient
mangé une mauvaise soupe confectionnée avec des restes. Il emmenait
parfois Félicité dans ses chimères, flattée, mais sans le dire, que son
fils pût croire à son ascendance secrète. Aristide et Angèle, dans leur
pauvreté lyrique, étaient ridicules et comme toutes les personnes
ridicules, n'en savaient rien. |
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20 mai | Longtemps,
il tint le coup, il s'entêta à ne
rien faire. Il
eut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicité fit
heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètement la
pension.
C'était une bouche de moins chez Aristide ; mais la pauvre Angèle
mourait
de faim, le mari dut enfin chercher une place. Il réussit à entrer à la
sous-préfecture. Il y resta près de dix années, et n'arriva qu'aux
appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux, amassant le
fiel, il
vécut dans l'appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Sa
position
infime l'exaspérait ; les misérables cent cinquante francs qu'on
lui
mettait dans la main, lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais
pareille
soif d'assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il
contait ses
souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que
la
misère fouetterait ses paresses. L'oreille au guet, en embuscade, il se
mit à
regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un bon coup à
faire. Au
commencement de l'année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il
eut un
instant l'idée de le suivre. Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme, Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue. |
On
rencontre ainsi parfois dans les administrations et jusque dans les
sous-préfectures les plus reculées des hommes qui pensent avoir manqué
la rencontre avec leur destin. Il y a ceux qui cultivent un talent
artistique et qui sitôt leurs tâches terminées et souvent bâclées
filent vers le motif leur chevalet sous le bras ou 'emparent d'un
instrument de musique au grand dam de leur voisinage. Il y a ceux qui
perdent une grand part de la journée en conversations incessantes avec
les autres employés de bureau et qui échafaudent des plans de fortune
qu'ils sont les seuls à croire encore. Certains deviennent même la
risée de leurs congénères qui s'amusent avant de s'agacer de ces
rodomontades répétées. Il y a encore ceux qui font des rêves de voyages
et de pays lointains. Enfin, ceux qui s'absorbent dans les sociétés
savantes et l'histoire locale sont les plus curieux. Dès qu'ils sont
sortis de leurs fiches et des nomenclatures qu'ils tiennent pour
l'État, pour le Département ou pour la municipalité, ils plongent, dans
le secret de leur cabinet, dans d'autres tas de fiches et tiennent
consciencieux des registres ornementés. Certains voient ainsi dans la
tenue du cadastre une forme de distraction ultime qui leur procurent
les plus grandes joies. Veut-on les déplacer et leur donner un autre
emploi qu'ils tombent malades rapidement et vont jusqu'à en mourir. |
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21 mai | L'autre
fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène
et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C'était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l'hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d'une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, le visage doux et sévère, il avait une droiture d'esprit, un amour de l'étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrement avec les fièvres d'ambition et les menées peu scrupuleuses de sa famille. Après avoir fait à Paris d'excellentes études médicales, il s'était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de ses professeurs. Il aimait la vie calme de la province ; il soutenait que cette vie est préférable pour un savant au tapage parisien. Même à Plassans, il ne s'inquiéta nullement de grossir sa clientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sut se contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya. Tout son luxe consista dans une petite maison claire de la ville neuve, où il s'enfermait religieusement, s'occupant avec amour d'histoire naturelle. Il se prit surtout d'une belle passion pour la physiologie. On sut dans la ville qu'il achetait souvent des cadavres au fossoyeur de l'hospice, ce qui le fit prendre en horreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. On n'alla pas heureusement jusqu'à le traiter de sorcier ; mais sa clientèle se restreignit encore, on le regarda comme un original auquel les personnes de la bonne société ne devaient pas confier le bout de leur petit doigt, sous peine de se compromettre. On entendit la femme du maire dire un jour : « J'aimerais mieux mourir que de me faire soigner par ce monsieur. Il sent le mort. » Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peur sourde qu'il inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvait s'occuper de ses chères sciences. Comme il avait mis ses visites à un prix très modique, le peuple lui demeurait fidèle. Il gagnait juste de quoi vivre, et vivait satisfait, à mille lieues des gens du pays, dans la joie pure de ses recherches et de ses découvertes. De temps à autre, il envoyait un mémoire à l'Académie des sciences de Paris. |
Le
médecin avait raison car la province ne réserve pas que de
l'ennui, et ne serait-ce l'étroitesse d'esprit de ses habitants, elle
offre de nombreux avantages à ceux qui savent les saisir. L'un de ces
avantages, principalement, est la façon dont la nature côtoie la ville.
Il est ainsi possible à celui qui connaît les plantes de les trouver
toutes à sa main, en quelques pas bien dirigés. C'est d'ailleurs un
autre de ses bienfaits que de pouvoir connaître parfaitement un paysage
et de
ne le voir se modifier que sous l'effet des saisons et de la pousse des
arbres. Parfois, un événement surgit : la foudre tombe sur le chêne le
plus haut d'un bosquet d'arbres centenaires ou la tempête abat quelques
sujets comme l'aurait fait une faux gigantesque. L'observateur patient
peut alors noter, jour après jour et mois après mois comment la nature
panse les plaies de la nature et répare le paysage. Très vite, la
meilleure mémoire a oublié entièrement comment était le paysage avant
la catastrophe et tout semble là depuis l'éternité. C'est ainsi qu'en
une génération une friche peut retourner à la forêt ou devenir un champ
propret qui jaunit à l'été sans qu'à aucun moment cela paraisse nouveau
au passant inattentif. La ville, au contraire, affiche avec morgue et
arrogance ses changements incessants et en fait même de la publicité.
Il faut sans cesse construire et reconstruire, plus haut, plus vaste,
pour satisfaire le besoin d'agglutination de la population. C'est aussi
qu'il faut que les profits s'investissent et que la ville est une
machine à investissements. C'est aussi pourquoi le sage Prosper Mérimée
a demandé en 1837 aux préfets de faire la liste des monuments qui
devaient être
protégés. Plassans fit inscrire la cathédrale et une église pour faire
plaisir aux fidèles et parce que le sous-préfet d'alors aimait les
vieilles pierres. Dès lors, le sous-préfet se mit à vérifier tout ce
que
l'on faisait de constructions et d'ajouts autour de la cathédrale,
figeant ainsi la sarabande des échoppes et des appentis qui n'avait
jamais cessé depuis le moyen-âge. Les peintres allaient pouvoir
commencer à peindre les cathédrales comme on peint les paysages. Les amoureux des vieilles pierres étaient les seuls citoyens de Plassans que le docteur Pascal consentait parfois à fréquenter. Ils avaient comme lui le goût des nomenclatures et épinglaient les monuments comme dans un herbier. |
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22 mai | Plassans ignorait absolument que cet original, ce monsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et très écouté du monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partir pour une excursion dans les collines des Garrigues, une boîte de botaniste pendue au cou et un marteau de géologue à la main, on haussait les épaules, on le comparait à tel autre docteur de la ville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames et dont les vêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette. Pascal n'était pas davantage compris par ses parents. Lorsque Félicité lui vit arranger sa vie d'une façon si étrange et si mesquine, elle fut stupéfaite et lui reprocha de tromper ses espérances. Elle qui tolérait les paresses d'Aristide, qu'elle croyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre de Pascal, son amour de l'ombre, son dédain de la richesse, sa ferme résolution de rester à l'écart. Certes, ce ne serait pas cet enfant qui contenterait jamais ses vanités ! « Mais d'où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n'es pas à nous. Vois tes frères, ils cherchent, ils tâchent de tirer profit de l'instruction que nous leur avons donnée. Toi, tu ne fais que des sottises. Tu nous récompenses bien mal, nous qui nous sommes ruinés pour t'élever. Non, tu n'es pas à nous. » Pascal, qui préférait rire chaque fois qu'il avait à se fâcher, répondait gaiement, avec une fine ironie : « Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faire entièrement banqueroute : je vous soignerai tous pour rien, quand vous serez malades. » D'ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher la moindre répugnance, obéissant malgré lui à ses instincts particuliers. Avant qu'Aristide fût entré à la sous-préfecture, il vint plusieurs fois à son secours. Il était resté garçon. Il ne se douta seulement pas des graves événements qui se préparaient. Depuis deux ou trois ans, il s'occupait du grand problème de l'hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et il s'absorbait dans les curieux résultats qu'il obtenait. Les observations qu'il avait faites sur lui et sur sa famille avaient été comme le point de départ de ses études. Le peuple comprenait si bien, avec son intuition inconsciente, à quel point il différait des Rougon, qu'il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouter son nom de famille. | Sans
doute, cependant, la personnalité originale du docteur Pascal
n'échappait-elle pas entièrement aux lois de l'hérédité que celui-ci
essayait de découvrir et de décrire.C'était seulement qu'il avait pu
transformer
les foucades de sa grand-mère Adélaïde, sa rêverie stérile et ses
emportements, en méthode de travail, de classification, en réflexion et
en pensée. Elle aimait les récits de son amant contrebandier, qui
connaissait tous les chemins de la garrigue. Il en connaissait lui
chaque plante et chaque pierre et écrivait patiemment un récit plus
vaste encore, celui de la vie. Qu'il fût brocardé par sa mère ne le
chagrinait pas et même, ne l'étonnait pas. Il avait seulement inscrit
dans son grand livre imaginaire cette caractéristique, comme il
inscrivait les variations de couleur des ailes des libellules. Il
déplorait seulement en secret de ne pas avoir davantage de sujets à
observer et espérait bien vivre assez longtemps pour pouvoir continuer
à noter l'évolution de sa famille sur plusieurs générations. Qu'en
serait-il des enfants d'Aristide ? Qu'auront-ils hérité de leurs
parents ? Comment auront-ils agencé les lâchetés cupides de leur père
aux appétits frivoles de leur mère ? Telles étaient les questions qui
le nourrissaient et le maintenaient dans la meilleure santé qui soit.
C'était aussi que ces observations lui avaient enseigné la tempérance.
Les bêtes trop grasses, avait-il remarqué, deviennent rapidement
les proies de leurs congénères quand celles qui sont trop maigres ne
tiennent pas l'hiver. Peu à peu, le docteur Pascal était devenu une
part du grand livre qu'il écrivait et si le récit de cet écrivain
particulier était bien le récit de la création toute entière, il en
était le personnage le plus assidu mais discret. Pascal était comme ces
peintres qui se peignent dans le tableau et qui, dédaignant toute
tentative d'auto-portrait se contentent de se dessiner dans un coin
sous la forme d'une silhouette que l'on distingue à peine. Il avait
compris très tôt que l'homme n'était pas au centre de la création, pas
plus que les abeilles ou les coquelicots. Il avait aussi saisi que son
existence était passagère, issue de vies fragiles et soumises au chaos
des éléments. Et c'est certainement aussi pourquoi il avait choisi de
ne pas perpétuer cette farce en se mariant et en procréant. |
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23 mai | Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent leur maison de commerce. L'âge venait, ils avaient tous deux dépassé la cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devant leur peu de chance, ils eurent peur de se mettre absolument sur la paille, s'ils s'entêtaient. Leurs fils, en trompant leurs espérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant qu'ils doutaient d'être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins se garder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraient avec une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leur constituait une rente de deux mille francs, juste de quoi vivre la vie mesquine de province. Heureusement, ils restaient seuls, ayant réussi à marier leurs filles, Marthe et Sidonie, dont l'une était fixée à Marseille et l'autre à Paris. | Il
est certain qu'il n'était pas question de malchance ni de guigne ou de
guignon. Sur un aussi long terme, sur toute une vie, la chance ne joue
jamais le rôle que l'on voudrait lui faire jouer. On accuse d'ordinaire
la malchance pour se rassurer sinon pour se consoler et cela agit comme
une sorte de potion anesthésiant les nuées de l'âme. Ce qui avait
entravé le succès en affaires de Pierre et de Félicité était
curieusement cet appât du gain qui, les faisant ignorer la générosité,
même dans les plus petites choses, les éloignait de la chance, de la
bonne affaire, de ce que la gratitude d'un pauvre bénéficiaire d'une
bonne action peut apporter de richesse à celui qui les prodigue.
Confits dans leur pingrerie et leur ressentiment, les Rougon passaient
à côté de ce qui s'offrait pourtant à eux sans qu'ils le voient jamais.
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24 mai | En
liquidant,
ils auraient bien voulu aller habiter
la ville neuve, le quartier des commerçants retirés ; mais ils
n'osèrent.
Leurs rentes étaient trop modiques ; ils craignirent d'y faire
mauvaise
figure. Par une sorte de compromis, ils louèrent un logement rue de |
Ils étaient donc au purgatoire, ou, si l'on préfère, dans les limbes et ne sachant pas ce qu'ils devaient faire pour atteindre leur paradis. S'ils avaient eu pour leurs fils les plus grandes espérances, osant tout et même au-delà du raisonnable avant d'en rabattre, pour eux-mêmes, somme toute, ils avaient gardé des ambitions modestes qui ne dérangeaient en aucune manière l'ordre social. La ville neuve les regardait autant qu'ils la regardaient, avec ses façades bien alignées aux décors symétriques quand la vieille ville ne cessait de se transformer au gré des ajouts imbéciles de la populace. | |
25 mai | Leur
logement, situé au deuxième étage, se
composait de
trois grandes pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, un
salon et
une chambre à coucher. Au premier, demeurait le propriétaire, un
marchand de
cannes et de parapluies, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée.
La
maison, étroite et peu profonde, n'avait que deux étages. Quand
Félicité
emménagea, elle eut un affreux serrement de cœur. Demeurer chez les autres, en province, est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée à Plassans a sa maison, les immeubles s'y vendant à très bas prix. Pierre tint serrés les cordons de sa bourse ; il ne voulut pas entendre parler d'embellissements ; l'ancien mobilier, fané, usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité, qui sentait vivement, d'ailleurs, les raisons de cette ladrerie, s'ingénia pour donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ; elle recloua elle-même certains meubles plus endommagés que les autres ; elle reprisa le velours éraillé des fauteuils. |
Cet
intérieur reprisé était celui d'une pâle déchéance. Il était
l'intérieur de l'échec. Félicité ne pouvait s'empêcher de croire que
tous les sourires des commères qu'elle croisait sur le marché étaient
des sourires de moqueries envers celle qui avait envoyé ses fils à la
ville pour n'en rien rapporter. Elle ne pouvait voir deux ou trois
femmes parler en cercle à voix basse sans croire qu'elles parlaient
d'elle et de sa famille. Un jour, elle crut même entendre le nom de son
mari. Les femmes, interpellées, lui jurèrent qu'il n'en était rien. La
langue française connaît nombre de mots qui, attrapés à la volée;
peuvent ressembler à celui de Rougon. Félicité ne baissait pour autant pas la garde et son énergie avait à peine décliné. Elle demeurait droite, sèche comme les sarments abandonnés des vieilles vignes du coteau. Rougon, lui, s'était encore épaissi, heurtant les meubles rafistolés à chacun de ses passages dans la salle à manger, semblable à ces bûches déracinées qu'on laisse en plein champ et que la charrue contourne des générations durant. |
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26 mai | La
salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que la cuisine,
resta presque vide ; une table et une douzaine de chaises se perdirent
dans l'ombre de cette vaste pièce, dont la fenêtre s'ouvrait sur le mur
gris d'une maison voisine. Comme jamais personne n'entrait dans la chambre à coucher, Félicité y avait caché les meubles hors de service ; outre le lit, une armoire, un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceaux mis l'un sur l'autre, un buffet dont les portes manquaient, et une bibliothèque entièrement vide, ruines respectables que la vieille femme n'avait pu se décider à jeter. Mais tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable. Il était garni d'un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées. Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; des consoles, surmontées de glaces, s'appuyaient aux deux bouts de la pièce. Il y avait même un tapis qui ne couvrait que le milieu du parquet, et un lustre garni d'un étui de mousseline blanche que les mouches avaient piqué de chiures noires. |
Peu
sont ceux qui connaissent tous ces salons de province. Il y a les
prêtres, qui se rendent pour porter, selon les cas, la communion,
l'absolution ou bien l'extrême-onction. C'est
alors, d'ailleurs, qu'ils sont suivis de près par les croque-morts,
appelés, par nécessité absolue, à connaître un jour ou l'autre toutes
les maisons de la ville. Les médecins séjournent aussi dans ces salons
vieillis aux odeurs incertaines. Ils s'y asseyent pour rédiger leurs
ordonnances après avoir ausculté le malade dans la chambre à coucher.
Il n'y a guère que ces trois corps de métier qui pourraient faire
l'inventaire de ces tentatives de décors si médiocres qu'ils en
deviennent touchants. Pour les salons des petits commerçants et de la
petite bourgeoisie, dont les propriétaires ne sont jamais sortis dans
le monde, il n'y a qu'un seul modèle, celui des salons de la
sous-préfecture qu'ils ont entraperçus ou qu'on leur a décrits. Comme
la république, en cette matière comme dans d'autres, a singé la
monarchie, les salons bourgeois en sont devenus les copies éloignées
des salons aristocratiques d'antan. |
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27 mai | Aux murs étaient pendues six lithographies représentant les grandes batailles de Napoléon. Cet ameublement datait des premières années de l'Empire. Pour tout embellissement, Félicité obtint qu'on tapissât la pièce d'un papier orange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrange couleur jaune qui l'emplissait d'un jour faux et aveuglant ; le meuble, le papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ; le tapis et jusqu'aux marbres du guéridon et des consoles tiraient eux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux étaient fermés, les teintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salon paraissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe. Elle voyait avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée. D'habitude, elle se tenait dans le salon, la plus belle pièce du logis. Une de ses distractions les plus douces et les plus amères à la fois était de se mettre à l'une des fenêtres de cette pièce, qui donnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait de biais la place de la Sous-Préfecture. C'était là son paradis rêvé. Cette petite place, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden. | La couleur jaune de la tapisserie du salon des Rougon était intimement liée à la place de la Sous-Préfecture, donnant à la pièce la lumière d'un soleil qui ne parvenait jamais directement à pénétrer les fenêtres donnant sur cette petite rue ancienne et donc étroite. Quand Félicité se retournait brusquement après avoir longtemps laissé sa rêverie s'abîmer vers la place, elle avait l'illusion, un infime espace de temps, que la maison s'était transportée des quelques dizaines de mètres qui la séparaient du paradis et qu'elle retrouvait son salon baigné de lumière, impeccablement lustré, dont on pouvait entendre certains soirs les bruits des bals du sous-préfet. Elle cherchait alors à reproduire plusieurs fois cette impression délicieuse bien que fugace, mais n'y parvenait pas, son esprit se refusant à lui donner en abondance un plaisir aussi grand. Le plaisir revenait, après quelques jours ou quelques semaines, comme si l'impression qu'il provoquait sur son âme devait s'effacer d'abord avant de pouvoir retrouver son intensité première. Parois, subrepticement, ce jeu secret l'emportait entièrement. | |
28 mai | Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison qui formait le coin de gauche, et dans laquelle logeait le receveur particulier, la tentait surtout furieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme grosse. Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes, elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxe qui lui tournaient le sang. | Elle
se figurait le soir, dans le secret de son lit, tout ce qu'elle ne
pouvait pas voir : la vaisselle et la cristallerie qui
s'entassaient dans les placards, le linge fin et brodé des armoires de
la chambre à coucher. Certains soirs d'hiver, les fenêtres aux rideaux
tirés du receveur particulier s'illuminaient. On recevait. De chez
elle, Félicité se sentait abandonnée de ces fêtes qu'elle imaginait
somptueuses. |
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29 mai | À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise de vanité et d'appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentiments s'aigrissaient. Ils se posaient en victimes du guignon, sans résignation aucune, plus âpres et plus décidés à ne pas mourir avant de s'être contentés. Au fond, ils n'abandonnaient aucune de leurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendait avoir le pressentiment qu'elle mourrait riche. Mais chaque jour de misère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leurs efforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années de lutte, la défection de leurs enfants, et qu'ils voyaient leurs châteaux en Espagne aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirer les rideaux pour en cacher la laideur, ils étaient pris de rages sourdes. Et alors, pour se consoler, ils bâtissaient des plans de fortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ; Félicité rêvait qu'elle gagnait à une loterie le gros lot de cent mille francs ; Pierre s'imaginait qu'il allait inventer quelque spéculation merveilleuse. Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fut-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ils comptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsme particulier des parents qui ne peuvent s'habituer à la pensée d'avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun bénéfice personnel. | Les
Rougon démentaient ainsi l'adage qui voudrait que l'on devînt sage avec
l'âge. À l'évidence, ils n'avaient plus l'âge de prendre leurs rêves
pour la réalité et ils étaient même assez avancés pour devoir se
consacrer au renoncement. Ils n'auraient même pas eu à abandonner leur
aigreur, ni leurs regrets. Mais il n'en était rien. Ils continuaient à
souffrir de leur pauvreté et entretenaient cette souffrance comme s'ils
ne pouvaient s'en défaire. C'est d'ailleurs une des curiosités de cette
race humaine qui, de la création, est certainement la seule à choyer ce
qui la fait souffrir. Il faudra certainement qu'un jour, un savant
comme le Docteur Pascal, mais qui serait un savant de l'âme, étudie
cette bizarrerie qui fait que l'homme amoureux souffre et prolonge sa
souffrance et ne souhaite même que son éternité. Il faudrait étudier le
cas de ces pauvres femmes, dont était Adélaïde, qui aiment leurs
bourreaux et paraissent ne pas pouvoir se passer des volées qu'elles
reçoivent. Il en va aussi des hommes qui se livrent parfois chez les
filles de joie à des pratiques curieuses de coups et d'entraves qui
dépassent très largement les limites de la bienséance. Les Rougon
avaient avec l'argent ce genre de rapports paradoxaux. Depuis plus de
trente années, rien sinon l'argent ne les faisait souffrir. Pourtant,
ils lui restaient désespérément fidèles. Une des preuves s'il en
fallait de cette folie était que soudainement couverts d'or, ils
n'auraient su qu'en faire. |
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30 mai | Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c'était toujours la même petite femme noire, ne pouvant rester en place, bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l'eût vue de dos, sur un trottoir, l'eût prise pour une fillette de quinze ans, à sa marche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Son visage lui-même n'avait guère changé, il s'était seulement creusé davantage, se rapprochant de plus en plus du museau de la fouine ; on aurait dit la tête d'une petite fille qui se serait parcheminée sans changer de traits. | Rares sont les visages qui demeurent ainsi semblables à travers les décennies. C'est le signe d'une constance dans la mollesse et la paresse quand le corps s'étale, dans l'âpreté quand le corps demeure sec, sinon décharné. Qui sait observer peut voir dans un visage adolescent celui d'un vieillard et dans le regard usé d'une aïeule la fragilité d'une enfant. Car, le temps et l'âge ne sont rien face à la conscience, qui est donnée dès le premier souffle et ne s'évanouit qu'avec le dernier. Cela laisse accroire en conséquence que l'on ne change pas, que l'on ne peut pas changer et c'est, selon les cas, un secours ou un grand tourment. | |
31 mai | Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l'argent. Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait pas : « C'est quelque richard, ce gros-là ; allez, il n'est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui l'avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moquerie d'être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et la gravité satisfaite d'un millionnaire. Lorsqu'il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à l'espagnolette d'une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachant ses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits, avait en effet l'air nul et solennel, la carrure imbécile qui pose un homme dans un salon officiel. | Pierre Rougon semblait destiné à faire la preuve que l'adage ancestral qui voudrait que « l'habit ne fait pas le moine » est un mensonge social qui fait des ravages. L'observateur assidu de la vie parisienne ou provinciale sait pertinemment que l'habit finit toujours par faire le moine. On a vu par le passé, et on le verra certainement encore, des stratégies incroyables rencontrer le succès. Tel homme politique n'aurait-il pas commencé, dès la fin de l'enfance à tout faire pour ressembler à un homme politique ? L'histoire est bonne fille et parfois récompense les efforts insensés fournis par ceux qui veulent la séduire. Celui-là, qui était sans qualité propre pour diriger la Nation, se trouve propulsé au perchoir. Il bredouille et bafouille, assourdit l'assemblée de sornettes. Mais il ressemble tant à un chef sur ses portraits qu'on l'a cru. C'est bien là le malheur. Après avoir cherché la fortune par les moyens à sa portée et avoir constaté qu'elle l'avait soigneusement évité, Rougon n'avait plus comme stratégie que de singer l'opulence et d'attendre que la réalité rejoignît son apparence. | |