Diégèse | |||||||||
jeudi 13 novembre 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
En rentrant à la mairie, Rougon et l'inséparable Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ils n'étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. |
Émile Zola 1870
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L'hôtel de ville leur apparaissait tel qu'il n'avait en fait jamais cessé d'être : sinistre et dépeuplé. Il avait fallu l'enthousiasme des premières heures pour qu'ils imaginent que l'édifice austère était un palais qui allait enfin leur fournir les joies de la gloire et de la célébrité. L'esprit n'y avait jamais vraiment soufflé. Les pas des rescapés de la commission y résonnaient, lugubres. |
Daniel Diégèse 2014
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Rougon déclara gravement que,
l'état des choses demeurant le même, il
n'y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d'avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand-Porte, avec conviction. |
Émile Zola 1870
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Il y a peu de l'exercice du pouvoir à l'apparence de son exercice et l'on a vu bien des régimes, qu'ils soient nationaux ou bien municipaux, passer insensiblement de l'un à l'autre et de continuer ainsi à édicter, interdire, permettre, décréter sans que cela fût suivi et appliqué en aucune manière par la population qui avait décidé qu'il n'en serait pas ainsi. Mais on avait rarement vu pouvoir se désagréger aussi rapidement. Il n'avait fallu que quelques heures pour le processus s'accomplît. |
Daniel Diégèse 2014
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Pierre rentra l'oreille
basse, se coulant dans l'ombre des maisons. Il
sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu'il monta l'escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d'hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n'avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n'avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si, le lendemain, la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d'Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo. |
Émile Zola 1870
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Mais Rougon n'avait rien ou presque de Napoléon, quand Félicité, bien que plus fine que son époux, ne pouvait apparaître et n'avait pas de fils pour lui servir de bras armé. Pascal se cantonnait dans une neutralité et obéissait à Hippocrate quand Aristide avait inventé l'empêchement d'écrire comme forme aboutie d'auto censure, et ne pouvait donc être pour ses parents qu'un allié versatile. Il lui suffisait d'appeler à sa mémoire le demi frère de son mari, l'affreux Macquart, qui déshonorait jusqu'aux idéaux qu'il proclamait servir, pour avoir des frissons. Il n'y avait que le jeune Silvère, qui était un peu son neveu, dont la jeunesse pouvait encore, parfois pouvait provoquer son indulgence. Mais en cette heure indécise, elle le haïssait tout autant que Macquart et que tous ces insurgés, réels ou imaginaires qui menaçaient son pouvoir à peine établi. Que l'on soit grand et puissant, ou petit notable d'une sous-préfecture, toute défaite est une grande défaite, car, l'investissement démesuré dans un enjeu dérisoire donne à sa perte un sentiment de désastre tout autant démesuré. |
Daniel Diégèse 2014
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Puis, comme son mari
ne disait rien, elle alla machinalement à la
fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l'encens de
toute une sous-préfecture. Elle aperçut des
groupes nombreux en bas,
sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se
tourner
vers leur maison, et craignant d'être huée. On parlait d'eux ;
elle en
eut le pressentiment. Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d'un plaideur qui triomphe. « Je l'avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu'ils étaient au moins deux cents. – Mais non, dit un gros négociant, marchand d'huile et grand politique, ils n'étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang, le matin. Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main. » Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta : « Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n'était pas même fermée. » Des rires accueillirent cette phrase, et l'ouvrier, se voyant encouragé, reprit : « Les Rougon, c'est connu, c'est des pas grand-chose. » Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L'ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari. ; elle voulut qu'il prît une leçon sur l'instabilité des foules. « C'est comme leur glace, continua l'avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d'avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille. » Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu'à prétendre qu'il n'avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s'effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n'était pas au bout de son calvaire. Les groupes s'acharnaient aussi vertement qu'ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d'une mémoire qui se perd, de l'enclos des Fouque, d'Adélaïde, de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d'intrigants éhontés, montaient jusqu'à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd'hui Rougon n'était plus qu'un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère, et s'en servait comme d'un marchepied pour monter à la fortune. « Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d'une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent. ; jamais nous ne nous en relèverons. » Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait : « Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d'où vient le coup. La ville neuve nous en veut. » Elle devinait juste. L'impopularité brusque des Rougon était l'œuvre d'un groupe d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand d'huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort. |
Émile Zola 1870
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C'est en effet que la
fortune a plus de prétendants qu'elle ne saurait en accueillir.
La noblesse, qui avait bénéficié de ses largesses pendant des siècles,
et bien qu'elle fût rétablie dans certains de ses anciens privilèges un
temps abolis par la Révolution française, n'exprimait plus vraiment à
son endroit de revendication précise. Il lui suffisait presque de
garder ce qu'elle avait pu conserver, de maîtriser les registres des
quartiers de noblesse et de les tenir scrupuleusement et de pouvoir
prétendre sans crainte avoir contribué à la gloire de la Nation.
En ce
sens, elle se résignerait au coup d'État bonapartiste comme elle
s'était résignée au Premier Empire. Elle savait que cette nouvelle
noblesse d'empire avait besoin de l'ancienne pour l'adouber et lui
apprendre les usages et faisait le pari que, même après plus d'un
siècle, on garderait dans ce pays français, révolutionnaire mais
conservateur, le souvenir de qui relevait de l'une et qui relevait de
l'autre. Ainsi, la noblesse s'était-elle résigné à vivre sur ses
terres, à se renflouer de temps à autres en épousant les filles de
banquiers et à recevoir aussi peu que possible mais suffisamment pour
servir ses intérêts les nouveaux riches, tout en riant sous cape de
leurs mauvaises manières. Mais, pour les autres prétendants à la fortune, la lutte était féroce entre les marchands anciens, de denrées dont on faisait commerce depuis des lustres, les marchands nouveaux de produits manufacturés et tous les professionnels du verbe que sont les avocats, les huissiers, les propriétaires de journaux, les banquiers et les spéculateurs de toute sorte pour qui savoir acheter à perte et revendre à profit, fût-ce du vent, était leur principale compétence. Ceux-là étaient favorables au coup d'État, qu'ils avaient encouragé et favorisé autant que faire se pouvait. Ils flairaient la bonne affaire sous les airs bonasses du prince-président, et sous sa volonté affichée de lutter contre le paupérisme. Les manipulations de cette sorte sont coutumières et l'on trouve beaucoup dans l'histoire récente ou plus ancienne, de régimes arrivés par le peuple et qui, une fois installés, n'ont eu de cesse que de le trahir. Les vendeurs de rêves et les prometteurs de vent chaud l'hiver voyaient mal qu'un marchand d'huile sans talent pût devenir le maître de Plassans sur un coup de dés qui fleurait bon l'escroquerie. Ils s'y connaissaient suffisamment en escroquerie pour avoir éventé celle-ci sans qu'on eût besoin de les en affranchir. Peu leur importait en réalité que le coup d'État réussît ou échouât. Ils savaient que le grand mouvement qui ferait d'eux le maître du monde et qui avait commencé depuis longtemps déjà par la dématérialisation de la monnaie, était engagé. Quel que fût le régime qui sortirait des épreuves qui étaient alors en cours, ils en sortiraient gagnants. Ils gagneraient leurs quartiers de noblesse sur d'autres fronts que ceux de la guerre étrangère. Ils règneraient sur d'autres serfs qui ne cultiveraient plus la terre. Ils savaient qu'ils feraient les lois et les déferaient et que leur empire s'étendrait au-delà des mers vers toutes les contrées découvertes ou qui restaient encore à découvrir. Ils exploiteraient des richesses insoupçonnées. Il fallait seulement qu'ils veillassent au respect des équilibres. Si Rougon perdait, ils devaient jouer un rôle dans sa chute. S'il gagnait, ils devaient l'affaiblir pour qu'il eût besoin d'eux. Dans les deux cas, ils devaient se faire voir et se faire valoir, non pas en aidant, mais en monnayant le plus chèrement possible leurs capacités de nuisance. C'était aussi cela qui se jouait dans cette sous-préfecture un peu rance, à l'écart des grands mouvements qui secouaient le monde et qui parvenaient sous la forme d'échos atténués dans cette ville barricadée derrière ses remparts antiques. Cette histoire-là ne faisait que commencer. |
Daniel Diégèse 2014
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13 novembre | |||||||||
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