Diégèse | samedi 15 novembre 2014 | ||
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La Fortune des Rougon2 |
Félicité, avec sa netteté
d'esprit, comprit vite cela. S'ils avaient pu
connaître le résultat du coup d'État, ils auraient payé d'audace et
continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de
faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne
savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs
froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine
ignorance des événements. « Et ce diable d'Eugène qui ne m'écrit pas ! » s'écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu'il livrait à sa femme le secret de sa correspondance. |
Émile Zola 1870
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Il en est souvent ainsi quand l'heure est grave : les secrets de famille, qui en fait n'en sont pas, et qui sont même connus de toute la famille et ne sont secrets que parce qu'ils sont tus, viennent à briser la chape de silence et sortent au grand jour. Rougon, dans un coin de son esprit, et bien qu'il cachât les lettre des son fils depuis des années, devait savoir que Félicité les avait trouvées et les lisait en cachette. Sans doute, un matin ou un soir, dans ce demi sommeil où l'esprit divague mais où les sens sont en alerte, avait-il entendu sa femme ouvrir le cabinet où il les cachait. L'un et l'autre avaient seulement trouvé plus commode de maintenir la fable. |
Daniel Diégèse 2014
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Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l'avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, il aurait dû s'empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S'il se taisait, c'était que la République victorieuse l'avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances. |
Émile Zola 1870
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Les moments d'incertitude peuvent ainsi basculer dans le désespoir le plus profond. Tout devient noir. Félicité imaginait son fils Eugène guillotiné sur la place de Grève et son autre fils Aristide reniant publiquement son frère dans une livraison de l'Indépendant. Elle s'imaginait jetée sur les routes de Provence avec son vieux mari trop gras, suant la peur et l'amertume, recueillis dans quelque hospice où ils subsisteraient tant bien que mal sur des grabats avant d'en être tirés pour être à leur tour assassinés par une république cruelle et insatiable. |
Daniel Diégèse 2014
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À ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche. « Comment ! dit Pierre très surpris, Vuillet a fait paraître son journal ? » Il déchira la bande, il lut l'article de tête et l'acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise. « Tiens, lis », reprit-il, en tendant le journal à Félicité. C'était un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures dévotes n'avaient coulé d'une plume. Vuillet commençait par faire le récit de l'entrée de la bande dans Plassans. Un pur chef d'œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes », envahissant la ville, « ivres d'eau-de-vie, de luxure et de pillage » ; puis il les montrait « étalant leur cynisme dans les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que le viol et l'assassinat ». Plus loin, la scène de l'hôtel de ville et l'arrestation des autorités devenaient tout un drame atroce : « Alors, ils ont pris à la gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d'épines par ces misérables, et ont reçu leurs crachats au visage. » L'alinéa consacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme. Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes : « Et qui n'a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes vêtues de rouge et qui devaient s'être roulées dans le sang des martyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes ! ? Elles brandissaient des drapeaux, elles s'abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière. » Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique : « La République ne marche jamais qu'entre la prostitution et le meurtre. » |
Émile Zola 1870
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Vuillet avait mis là tout son art, dévoilant dans le même temps les ressorts troubles de sa personne. N'était-il pas tout à la fois le rédacteur fidèle des heurs et malheurs de tout ce que Plassans comptait de dévots et de dévotes qui n'avaient rien à envier au Tartufe de Molière et celui qui, sous le manteau, vendait des ouvrages polissons à la même clientèle et jusqu'aux gamins du collège ? Car, que seraient-ce sinon ces « filles sanglantes », sinon le produit d'une imagination dévoyée ? Vuillet décrivait donc la scène que secrètement, il aurait souhaité voir, et certainement vivre aussi. C'est une des caractéristiques de la littérature réactionnaire que de dépeindre le peuple comme des cannibales, sauvages et sanguinaires, et les femmes du peuple comme des prostituées. La méthode n'était pas nouvelle, et elle perdurera très certainement au-delà du dix-neuvième siècle. Les dévots ont toujours l'esprit fertile quand il s'agit de fustiger les avancées sociales et la République sera toujours pour eux une catin. Une femme qui ne serait pas entièrement soumise à l'ordre et à son parti ne pourra jamais être pour eux qu'une femme perdue. Il est frappant de constater qu'en professant de telles inepties, ils contreviennent pour autant aux textes des évangiles qui veulent que le Christ ne condamne jamais aucune femme, fût-elle adultère ou mariée plusieurs fois telle la Samaritaine. Mais les suppôts de la réaction n'ont rien à faire en vérité des paroles du Christ, tant ils sont les lointains descendants de la caste qui l'a crucifié. Tous ces dévots confits dans l'observance d'une morale qu'ils ont eux-même inventée parce qu'elle sert leurs intérêts sont aussi éloignés de la charité chrétienne que peut l'être le loup affamé dans la bergerie. Et encore ! Le loup est quant à lui innocent de sa faim et de son instinct quand les dévots fielleux ne le sont pas tant ils auraient les moyens de ne pas persister dans leur haine qui n'est rien d'autre qu'une haine de la vie. Mais Vuillet continuait. |
Daniel Diégèse 2014
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Ce n'était
là que la première partie de
l'article ; le récit terminé, dans une péroraison virulente, le
libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps « la honte de
ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés ni les
personnes » ; il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en
disant qu'une
plus longue tolérance serait un encouragement, et qu'alors les insurgés
viendraient prendre « la fille dans les bras de la mère, l'épouse dans
les bras de l'époux » ; enfin, après une phrase dévote dans laquelle il
déclarait que Dieu voulait l'extermination des méchants, il terminait
par ce coup de trompette : « On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu'on les tue comme des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre d'une pareille vermine. » Cet article, ou la lourdeur du journalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque Félicité posa la Gazette sur la table : « Ah ! le malheureux ! il nous donne le dernier coup ; on croira que c'est moi qui ai inspiré cette diatribe. – Mais, dit sa femme, songeuse, ne m'as-tu pas annoncé ce matin qu'il refusait absolument d'attaquer les républicains ? Les nouvelles l'avaient terrifié, et tu prétendais qu'il était pâle comme un mort. – Eh ! oui, je n'y comprends rien. Comme j'insistais, il est allé jusqu'à me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés… C'était hier qu'il aurait dû écrire son article ; aujourd'hui, il va nous faire massacrer. » Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué Vuillet ? L'image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus bouffonnes qu'on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement si voisine des portes de la ville. |
Émile Zola 1870
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Félicité
avait tort en une chose au moins : que Vuillet et tous les Vuillet de
Plassans avec lui ne pussent faire le coup de feu sur les remparts de
Plassans. La Révolution française a accoutumé les Français à l'idée que
l'insurrection ne pouvait venir que des classes populaires endoctrinées
par des progressistes. Il n'en est cependant rien et les partisans de
l'ordre établi peuvent soudainement se sentir des ailes, prendre arme
et sortir dans les rues. L'insurrection réactionnaire serait plus
dangereuse que l'insurrection républicaine. Elle serait tout d'abord
revancharde et l'on sait que la revanche est bien mauvaise conseillère.
Elle serait ensuite inexpérimentée et donc encore plus dangereuse.
Toute l'excitation rentrée, ces postures compassées, ce maintien
inculqué à coups de taloches dès l'enfance, puis dans des pensionnats
sévères, tout cela serait en un instant balayé. Que l'on donne un jour
l'occasion à la bourgeoisie de défiler et l'on verra bientôt qu'elle se
transformera en une horde échevelée, car c'est ainsi qu'elle imagine
depuis longtemps que doit être un défilé et une insurrection. Elle
prendra modèle sur ce qu'elle a elle-même inventé, détruisant tout sur
son passage et risquant même des jurons qui pourraient pourtant lui
valoir l'excommunication. Rien ne serait plus dangereux pour la Nation
que les tenants de l'ordre se manifestant pour le maintien d'un ordre
dont ils sont les seuls bénéficiaires. Alors, on pouvait bien imaginer Vuillet, avec ses mains moites et son teint cireux, muni d'un fusil sur les remparts de Plassans. Mais il faudrait alors être prévenu qu'un Vuillet ne tirera jamais que s'il se considère à l'abri et qu'il n'hésitera pas ensuite à tuer qui il tiendra en joue, moins par haine que par crainte des représailles. Mais pour qu'un Vuillet se révélât insurgé et que tous les réactionnaires de France se révélassent tels, il fallait que la République fût devenue bien faible. Et, en cet hiver de 1851, la République était dans un état de faiblesse si abouti que le moindre aventurier qui portait un nom célèbre pouvait la trousser et la détrousser. Sans doute que cela aura permis que Vuillet et ses semblables se contentassent de leurs diatribes et renonçassent à descendre dans la rue. |
Daniel Diégèse 2014
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