Diégèse | |||||||||
mardi 18 novembre 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l'aise avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l'action, gardait, depuis l'annonce du coup d'État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l'Empire était fait, il attendait l'heure de reprendre, dans une direction nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile, n'avait plus qu'une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu'au bout de leur rôle. |
Émile Zola 1870
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Il est parfois décevant d'avoir raison, et surtout d'avoir eu raison très tôt. Un régime s'installe. On conduit une analyse qui pousse au scepticisme. On n'y croit pas. On ne parvient pas à croire à la capacité de diriger de ceux qui arrivent et qui se mettent en place. On parie qu'ils vont prendre les mauvais décisions et que celles-ci vont produire des désastres. On établit que les personnalités sont faibles, versatiles, indécises. On écrit même ce qui va se passer en se donnant des airs de prophète. Tout se passe comme on a prévu. On devrait plastronner ! Il n'en est rien. Ce qui persiste, c'est l'amertume d'avoir eu raison, car, en fin de compte, il aurait été tellement plus joyeux d'avoir eu tort. |
Daniel Diégèse 2014
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« C'est
toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller
te voir. Tes affaires s'embrouillent. – Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée. – Tant mieux, tu me conteras cela, n'est-ce pas ? Ah ! je dois me confesser, j'ai fait une peur affreuse, l'autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisais voir une bande d'insurgés dans chaque bouquet de la vallée !… Tu me pardonnes ? – Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venez donc un de ces matins, lorsque je serai seule. » |
Émile Zola 1870
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À cet instant précis, Félicité n'était que revanche. Ce qui l'a révoltait, c'était certes son mari, épais, qui avait la prétention de mener seul ses affaires alors qu'il n'avait ni habileté ni courage, et surtout qu'il la tînt en dehors des petits secrets qu'il entretenait avec leur fils Eugène pour la raison principale qu'elle était une femme et qu'il était un homme. Cette sujétion fait à sa propre intelligence par ce lourdaud qui ne pouvait rivaliser avec elle en sagacité ni en vivacité de pensée la mit hors d'elle. Il verrait ce dont était capable une pauvre femme. Il verrait bien et serait obligé de convenir qu'il lui devait tout, et plus encore. Elle le sauverait malgré lui. Mais, avant cela, il fallait qu'il comprenne la gravité de sa situation pour qu'une fois sorti d'affaire, la reconnaissance en fût plus grande. |
Daniel Diégèse 2014
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Elle s'échappa,
marchant à pas
rapides, comme décidée par la rencontre du marquis. Toute sa petite
personne exprimait une volonté implacable. Elle allait enfin se venger
des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses
pieds, assurer pour
jamais sa toute-puissance au logis. C'était un coup de scène
nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l'avance les railleries
profondes, et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de
femme blessée. Elle trouva Pierre couché, dormant d'un sommeil lourd ; elle approcha un instant la bougie, et regarda, d'un air de pitié, son visage épais, où couraient par moments de légers frissons ; puis elle s'assit au chevet du lit, ôta son bonnet, s'échevela, se donna la mine d'une personne désespérée, et se mit à sangloter très haut. |
Émile Zola 1870
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Contrairement à Vuillet, qui ne savait pas jouer la comédie, justement parce qu'il était foncièrement menteur et dissimulateur et qu'ayant l'air faux quand il était sincère, il ne parvenait pas à cacher ses mensonges, Félicité, qui était une personne franche n'avait, elle, aucun mal à jouer des rôles. C'est ainsi l'apanage des personnes qui ne mentent jamais, ou si peu que l'on ne s'en souvient pas et qui, rendues insoupçonnables par une longue pratique de la vérité, se mettent sans obstacle à jouer la comédie. Distinguer qu'elles sont dans un rôle devient alors très difficile. Il suffit alors pour elles de jouer ce que leur interlocuteur espère le plus entendre, ou craint le plus devoir entendre, ce qui revient au même. Leur longue pratique de la vérité les guide. Elles sont crédibles. Le tour est joué. |
Daniel Diégèse 2014
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« Hein ! qu'est-ce
que tu as, pourquoi pleures-tu ? » demanda Pierre
brusquement réveillé. Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement. « Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait. Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ? » Elle fit signe que non ; puis, d'une voix éteinte : « Je viens de l'hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander conseil à M. de Carnavant. Ah ! mon pauvre ami, tout est perdu. » Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau que montrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et, au milieu du lit défait, il s'affaissait comme un magot chinois, blême et pleurard. « Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ; nous sommes ruinés, nous n'aurons jamais un sou. » Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s'emporta. C'était la faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute sa famille. Est-ce qu'il pensait à la politique, lui, quand M. de Carnavant et Félicité l'avaient jeté dans ces bêtises-là ! « Moi, je m'en lave les mains, cria-t-il. C'est vous deux qui avez fait la sottise. Est-ce qu'il n'était pas plus sage de manger tranquillement nos petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits. » Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu'il s'était montré aussi âpre que sa femme. Il n'éprouvait qu'un immense désir, celui de soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite. « Et, d'ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des enfants comme les nôtres ! Eugène nous lâche à l'instant décisif ; Aristide nous a traînés dans la boue, et il n'y a pas jusqu'à ce grand innocent de Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des insurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire faire leurs humanités ! » Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n'usait jamais. Félicité, voyant qu'il reprenait haleine, lui dit doucement : « Tu oublies Macquart. – Ah ! oui, je l'oublie ! reprit-il avec plus de violence, en voilà encore un dont la pensée me met hors de moi !… Mais ce n'est pas tout ; tu sais, le petit Silvère, je l'ai vu chez ma mère, l'autre soir, les mains pleines de sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t'en ai pas parlé, pour ne point t'effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d'assises ? Ah ! quelle famille !… Quant à Macquart, il nous a gênés, au point que j'ai eu l'envie de lui casser la tête, l'autre jour, quand j'avais un fusil. Oui, j'ai eu cette envie… » Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reproches de son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme une coupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle l'affolait. Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant le repentir ; puis elle répéta d'une voix désolée : « Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! qu'allons-nous faire !… Nous sommes criblés de dettes. – C'est ta faute ! » cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces. |
Émile Zola 1870
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La
colère des faibles a ceci de terrible qu'elle pousse à la sincérité la
plus totale. Pierre, d'une certaine façon, avait dit la vérité, toute
la vérité et rien que la vérité. Bien sûr, cette vérité était la
sienne, elle venait de son point de vue, formée et conformée par des
années de rancœur et de craintes. Mais, à cet instant, ce gros homme à
qui l'on n'aurait pas donné un seul ennemi valable, se révélait pour ce
ce qu'il était : Une décoction de haines rances. Face à l'adversité, il
y a ceux qui font face, qui reconnaissent leurs propres erreurs et qui,
ayant assez de force pour se les pardonner, non par complaisance mais
par une absolution vigoureuse, repartent d'un autre pied. Mais il y a a
ceux qui accusent les autres, leurs proches, le Ciel et tous les Saints
et pourraient même s'en prendre à cet enfant de cinq ans, qui parle à
peine et qui devient soudainement la cause de tous les malheurs de la
terre. Cette colère des faibles est souvent spectaculaire, et d'autant
plus spectaculaire que son auteur est faible. Pour être telle, elle
n'en est pas moins dangereuse. Dans ces instants de colère, le faible,
poussé à bout et devenu sans aucune limite de morale, peut même tuer.
On a vu ainsi des drames familiaux, de ces drames dont raffolent les
gazettes et les canards sanglants, où un forcené extermine toute sa
famille avant que de se pendre ou de se rendre à la maréchaussée. Les
voisins témoignent que c'était un homme tranquille, sans histoire, qui
n'aurait pas fait de mal à une mouche. Personne ne comprend et tout le
monde crie au coup de folie, au coup de sang, à la malédiction subite.
Le plus souvent, le coupable principal, l'auteur de ces crimes
inexpiables est la faiblesse. Mais qu'un faible colérique vienne au
pouvoir, le risque est alors immense que sa colère se tourne contre le
peuple, nécessairement pour lui responsable des malheurs du pays, et
c'est alors la guerre civile ; ou contre les pays voisins, qui ne
cessent de comploter contre lui et contre son régime, et c'est alors la
guerre étrangère. Il n'y a rien de plus dangereux pour un pays que
d'avoir un dirigeant faible et colérique. Cette engeance fait les pires
tyrans et les dictateurs les plus féroces. Les historiens, volontiers
hagiographes, auront beau les peindre comme des grands hommes et leur
inventer un culte pour les générations futures, ils n'en demeurent pas
moins ce qu'ils sont en vérité. Rougon était de ceux-là et s'il avait
eu entre les mains le fusil d'Adélaïde, ce fusil hérité de l'amant de
sa mère, il aurait pu tout aussi bien attenter à la vie de Félicité
avant de mettre fin à ses jours. Son esprit, parti en cavalcade, lui
faisait soudainement voir l'avenir sous un jour si noir qu'il ne lui
paraissait pas possible de le supporter. Il était ruiné, perdu, montré
du doigt par toute la ville. Les enfants couraient après lui en le
raillant. Les chiens aboyaient sur son passage et le poursuivaient en
montrant les crocs. Tous les journaux faisaient leur une avec son nom
pour mieux le moquer et le traîner dans la boue. Il devait quitter sa
maison, vendre pièce par pièce le mobilier défraichi du salon jaune.
Personne ne le saluait plus. Il partait sur la route. retournait chez
sa mère qui le chassait tout autant, pointant sur lui le fusil de
Macquart, comme une ultime insulte. Félicité, sous ses airs désolés, était presque prise de fou rire. Son lourdaud de mari avait l'air si effondré, sa scène avait si bien marché, qu'elle en était presque confuse. Elle avait presqu'envie de l'interrompre, de lui dire que tout cela était une blague, qu'elle ne recommencerait plus, que la victoire était à portée de main, que c'était une question d'heures. Elle pouvait être magnanime car, elle, elle était forte. |
Daniel Diégèse 2014
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18 novembre | |||||||||
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